Essai sur la nature du commerce en général/Partie I/Chapitre 11




Du pair ou rapport de la valeur de la Terre à la valeur du travail



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Il ne paroît pas que la Providence ait donné le droit de la possession des Terres à un Homme plutôt qu’à un autre. Les Titres les plus anciens sont fondés sur la violence & les conquêtes. Les Terres du Mexique appartiennent aujourd’hui à des Espagnols, & celles de Jerusalem à des Turcs. Mais de quelque maniere qu’on parvienne à la proprieté & possession des Terres, nous avons déja remarqué qu’elles échéent toujours à un petit nombre de personnes par rapport à tous les habitans.

Si un Propriétaire d’une grande Terre entreprend de la faire. valoir lui-même, il emploiera des Esclaves, ou des Gens libres, pour y travailler : s’il y emploie plusieurs Esclaves, il faut qu’il ait des Inspecteurs pour les faire travailler ; il faut qu’il ait aussi des Esclaves Artisans, pour se procurer toutes les commodités & agrémens de la vie, & à ceux qu’il emploie ; il faut qu’il fasse apprendre des métiers à d’autres pour la continuation du travail.

Dans cette œconomie, il faut qu’il donne une simple subsistance à ses Laboureurs esclaves & de quoi élever leurs Enfans. Il faut qu’il donne à leurs Inspecteurs des avantages proportionnés à la confiance & à l’autorité qu’ils ont ; il faut qu’il maintienne les Esclaves, auxquels il fait apprendre des Métiers, pendant le tems de leur Aprentissage sans fruit, & qu’il accorde aux Esclaves artisans qui travaillent, & à leurs Inspecteurs, qui doivent être entendus dans les Métiers, une subsistance plus forte à proportion que celle des Esclaves laboureurs, &c. à cause que la perte d’un Artisan seroit plus grande que celle d’un Laboureur, & qu’on en doit avoir plus de soin, attendu qu’il en coute toujours pour faire apprendre un métier pour les remplacer.

Dans cette supposition, le travail du plus vil Esclave adulte, vaut au moins & correspond à la quantité de terre que le Propriétaire est obligé d’emploïer pour sa nourriture & ses commodités nécessaires, & encore au double de la quantité de terre qu’il faut pour élever un Enfant jusqu’à l’âge du travail, attendu que la moitié des Enfans qui naissent, meurent avant l’âge de dix-sept ans, suivant les calculs & observations du célebre Docteur Halley : ainsi il faut élever deux Enfans pour en conserver un dans l’âge de travail, & il sembleroit que ce compte ne suppléeroit pas assez pour la continuation du travail, parceque les Hommes adultes meurent à tout âge.

Il est vrai que la moitié des Enfans qui naissent & qui meurent avant l’âge de dix-sept ans, décedent bien plus vite dans les premieres années de leur vie que dans les suivantes, puisqu’il meurt un bon tiers de ceux qui naissent, dès la premiere année. Cette circonstance semble diminuer la dépense qu’il faut pour élever un Enfant jusqu’à l’âge du travail : mais comme les Meres perdent beaucoup de tems à soigner leurs Enfans dans leurs infirmités & enfance, & que les Filles mêmes adultes n’égalent pas le travail des Mâles, & gagnent à peine de quoi subsister ; il semble que pour conserver un de deux Enfans qu’on éleve jusqu’à l’âge de virilité ou du travail, il faut emploïer autant de produit de Terre que pour la subsistance d’un Esclave adulte, soit que le Propriétaire éleve lui-même dans sa maison ou y fasse élever ces Enfans, soit que le Pere esclave les éleve dans une Maison ou Hameau à part. Ainsi je conclus que le travail journalier du plus vil Esclave, correspond en valeur au double du produit de Terre dont il subsiste, soit que le Propriétaire le lui donne pour sa propre subsistance & celle de sa Famille ; soit qu’il le fasse subsister avec sa Famille dans sa Maison. C’est une matiere qui n’admet pas un calcul exact, & dans laquelle la précision n’est pas même fort nécessaire, il suffit qu’on ne s’y éloigne pas beaucoup de la réalité.

Si le Propriétaire emploie à son travail des Vassaux ou Païsans libres, il les entretiendra probablement un peu mieux qu’il ne feroit des Esclaves, & ce, suivant la coutume du lieu ; mais encore dans cette supposition, le travail du Laboureur libre doit correspondre en valeur au double du produit de terre qu’il faut pour son entretien ; mais il seroit toujours plus avantageux au Propriétaire d’entretenir des Esclaves, que des Païsans libres, attendu que lorsqu’il en aura élevé un trop grand nombre pour son travail, il pourra vendre les Surnumeraires comme ses bestiaux, & qu’il en pourra tirer un prix proportionné à la dépense qu’il aura faite pour les élever jusqu’à l’âge de virilité ou de travail ; hors des cas de la vieillesse & de l’infirmité.

On peut de même estimer le travail des Artisans esclaves au double du produit de terre qu’ils consument ; celui des Inspecteurs de travail, de même, suivant les douceurs & avantages qu’on leur donne au-dessus de ceux qui travaillent sous leur conduite.

Les Laboureurs ou Artisans, lorsqu’ils ont leur double portion dans leur propre disposition, s’ils sont mariés emploient une portion pour leur propre entretien, & l’autre pour celui de leurs Enfans.

S’ils sont Garçons, ils mettront à part une petite partie de leur double portion, pour se mettre en état de se marier, & faire un petit fond pour le ménage ; mais le plus grand nombre consumera la double portion pour leur propre entretien.

Par exemple, le Païsan marié se contentera de vivre de pain, de fromage, de légumes, &c. mangera rarement de la viande, boira peu de vin ou de biere, n’aura guere que des habits vieux & mauvais, qu’il portera le plus long-tems qu’il pourra : il emploiera le surplus de sa double portion à élever & entretenir ses Enfans ; au lieu que le Païsan garçon mangera le plus souvent qu’il pourra de la viande, & se donnera des habits neufs, &c. & par conséquent emploiera sa double portion pour son entretien ; ainsi il consumera deux fois plus de produit de terre sur sa personne que ne fera le Païsan marie.

Je ne considere pas ici la dépense de la Femme, je suppose que son travail suffit à peine pour son propre entretien, & lorsqu’on voit un grand nombre de petits Enfans dans un de ces pauvres ménages, je suppose que quelques personnes charitables contribuent quelque chose à leur subsistance, sans quoi il faut que le Mari & la Femme se privent d’une partie de leur nécessaire pour faire vivre leurs Enfans.

Pour mieux comprendre ceci, il faut savoir qu’un pauvre Païsan peut s’entretenir, au plus bas calcul, du produit d’un Arpent & demi de terre, en se nourrissant de pain & de légumes, en portant des habits de Chanvre & des sabots, &c. au lieu que s’il se peut donner du vin & de la viande, des habits de drap, &c. il pourra dépenser, sans ivrognerie ni gourmandise, & sans aucun excès, le produit de quatre jusqu’à dix Arpens de terre de moïenne bonté, comme sont la plûpart des terres en Europe, l’une portant l’autre ; j’ai fait faire des calculs qu’on trouvera au Supplément, pour constater la quantité de terre dont un Homme peut consommer le produit de chaque espece de nourriture, habillement, & autres choses nécessaires à la vie, dans une année, suivant les façons de vivre de notre Europe, où les Païsans des différens Païs sont souvent nourris & entretenus assez différemment.

C’est pourquoi je n’ai pas déterminé à combien de Terre le travail du plus vil Païsan ou Laboureur correspond en valeur, lorsque j’ai dit qu’il vaut le double du produit de la Terre qui sert à l’entretenir ; car cela varie suivant la façon de vivre dans les différens Païs. Dans quelques Provinces méridionales de France, le Païsan s’entretient du produit d’un arpent & demi de Terre, & on y peut estimer son travail, égal au produit de trois arpens. Mais dans le Comté de Middlesex, le Païsan dépense ordinairement le produit de 5 à 8 arpens de Terre, & ainsi on peut estimer son travail au double.

Dans le Païs des Iroquois, où les Habitans ne labourent pas la terre, & où on vit uniquement de la chasse, le plus vil Chasseur peut consommer le produit de 50 arpens de Terre, puisqu’il faut vraisemblablement ce nombre d’arpens pour nourrir les bêtes qu’il mange dans l’année, d’autant plus que ces Sauvages n’ont pas l’industrie de faire venir de l’herbe en abbattant quelque bois, & qu’ils laissent tout au gré de la nature.

On peut donc estimer le travail de ce Chasseur, comme égal en valeur au produit de cent arpens de Terre. Dans les Provinces méridionales de la Chine, la Terre produit du Ris jusqu’à trois fois l’année, & rapporte jusqu’à cent fois la semence, à chaque fois, par le grand soin qu’ils ont de l’Agriculture, & par la bonté de la terre qui ne se repose jamais. Les Païsans, qui y travaillent presque tout nus, ne vivent que de Ris, & ne boivent que de l’eau de Ris ; & il y a apparence qu’un arpent y entretient plus de dix Païsans : ainsi il n’est pas étonnant que les Habitans y soient dans un nombre prodigieux. Quoi qu’il en soit, il paroît par ces exemples, qu’il est très indifférent à la nature, que les Terres produisent de l’herbe, des bois ou des grains, & qu’elle entretienne un grand ou un petit nombre de Vegetaux, d’animaux, ou d’Hommes.

Les Fermiers en Europe semblent correspondre aux Inspecteurs des Esclaves laboureurs dans les autres Pais, & les Maîtres Artisans qui font travailler plusieurs Compagnons, aux Inspecteurs des Esclaves artisans.

Ces Maîtres Artisans savent à-peu-près combien d’ouvrage un Compagnon artisan peut faire par jour dans chaque Métier, & les paient souvent à proportion de l’ouvrage qu’ils font ; ainsi ces Compagnons travaillent autant qu’ils peuvent, pour leur propre intérêt, sans autre inspection.

Comme les Fermiers & Maîtres artisans en Europe sont tous Entrepreneurs & travaillent au hasard, les uns s’enrichissent & gagnent plus qu’une double subsistance, d’autres se ruinent & font banqueroute, comme on l’expliquera plus particulierement en traitant des Entrepreneurs ; mais le plus grand nombre s’entretiennent au jour la journée avec leurs Familles, & on pourroit estimer le travail ou inspection de ceux-ci, à-peu-près au triple du produit de Terre qui sert pour leur entretien.

Il est certain que ces Fermiers & Maîtres artisans, s’ils conduisent le travail de dix Laboureurs ou Compagnons, seroient également capables de conduire le travail de vingt, suivant la grandeur de leurs Fermes ou le nombre de leurs Chalans : ce qui rend incertain la valeur de leur travail ou inspection.

Par ces inductions, & autres qu’on pourroit faire dans le même goût, l’on voit que la valeur du travail journalier a un rapport au produit de la Terre, & que la valeur intrinseque d’une chose peut être mesurée par la quantité de Terre qui est emploïée pour sa production, & par la quantité du travail qui y entre, c’est-à-dire encore par la quantité de Terre dont on attribue le produit à ceux qui y ont travaillé ; & comme toutes ces Terres appartiennent au Prince & aux Propriétaires, toutes les choses qui ont cette valeur intrinseque, ne l’ont qu’à leurs dépens.

L’Argent ou la Monnoie, qui trouve dans le troc les proportions des valeurs, est la mesure la plus certaine pour juger du pair de la Terre & du travail, & du rapport que l’un a à l’autre dans les différens Païs ou ce Pair varie suivant le plus ou moins de produit de Terre qu’on attribue à ceux qui travaillent.

Par exemple, si un Homme gagne une once d’argent tous les jours par son travail, & si un autre n’en gagne qu’une demi-once dans le même lieu ; on peut déterminer que le premier a une fois plus de produit de Terre à dépenser que le second.

Monsieur le Chevalier Petty, dans un petit Manuscrit de l’année 1685, regarde ce pair, en Equation de le Terre & du travail, comme la considération la plus importante dans l’Arithmétique politique ; mais la recherche qu’il en a faite en passant, n’est bisarre & éloignée des regles de la nature, que parcequ’il ne s’est pas attaché aux causes & aux principes, mais seulement aux effets ; comme Messieurs Locke & d’avenant, & tous les autres Auteurs Anglois qui ont écrit quelque chose de cette matiere, ont fait après lui.