Essai sur la nationalité des philosophies

ESSAI

sur

LA NATIONALITÉ DES PHILOSOPHIES.


L’opuscule dont nous offrons ici la traduction, avec quelque modestie qu’il s’annonce, puisque ce n’est que la préface d’une autre préface occupera une place néanmoins et dans l’histoire de la philosophie allemande et dans l’histoire de la philosophie européenne.

Il sera cité dans la première comme ayant marqué la rentrée sur la scène de la publicité d’un penseur illustre qui, après un silence de vingt ans, a consenti enfin à le rompre et à ressaisir l’autorité qui appartient à son génie. Il sera cité dans la seconde comme ayant contribué à concilier ensemble la philosophie de l’Allemagne et la philosophie française, et à préparer par leur alliance une philosophie universelle.

C’est sous ce dernier rapport surtout qu’il nous soit permit d’en relever la haute importance. Nous ne dirons rien de la profonde sensation que ce petit ouvrage a produite chez nos voisins, sensation qu’attestent même les brochures hostiles qu’il a fait naître. La préface de M. de Schelling présente, à nos yeux, un autre intérêt que celui de cette vive polémique qu’elle a provoquée, et qui est plus animée qu’il ne semble convenir à des discussions purement philosophiques. Cet intérêt elle l’emprunte tout entier pour nous à la critique pleine de mesure et de gravité qu’elle renferme de la philosophie de M. Cousin, telle qu’il l’a récemment formulée ; ce qui caractérise cet écrit et lui donne une valeur toute particulière, ce n’est pas M. de Schelling jugeant M. Cousin, c’est la philosophie française examinée selon les vues de la philosophie allemande.

En. effet, M. de Schelling juge moins la doctrine de M. Cousin du point de vue de son propre système que du point de vue allemand ; c’est moins le système de M.de Schelling opposé au système de M. Cousin, que la méthode allemande comparée avec la méthode française ; c’est l’état de la pensée en France examiné en présence de la pensée de l’Allemagne ; c’est la philosophie la plus avancée de l’Europe qui cherche à se rallier celle qui la suit de plus près ; c’est le génie d’une nation qui veut comprendre et pénétrer le génie d’une autre nation : c’est enfin le successeur de Kant et de Fichte qui veut s’entendre avec le successeur de Descartes et de Condillac.

Nous disons qu’en jugeant la doctrine de M. Cousin, M. de Schelling a jugé la philosophie française actuelle : c’est dire que nous regardons M. Cousin comme le principal représentant de cette philosophie.

Pourquoi faut-il que cette proposition qui, il y a cinq ans, eût paru toute naturelle, et eût rencontré peu de contradicteurs, ait en quelque sorte besoin aujourd’hui de se justifier ? En 1830, l’école à la tête de laquelle se trouvait M. Cousin, était évidemment et de l’aveu public, l’expression du dernier progrès de la philosophie théorique en France. D’elle relevaient presque tous les jeunes talens qui écrivaient avec succès sur des matières philosophiques d’autres, plus avancés dans la carrière, abandonnèrent d’anciens drapeaux pour faire cause commune avec l’école nouvelle. Il y avait bien quelques dissidences qui n’étaient pas sans illustration. Deux partis, qui différaient d’ailleurs de principes, de tendance et de langage, formaient ensemble l’opposition dans l’intérêt du passé. L’un de ces partis, celui des sensualistes, fidèle à la vieille doctrine de Locke et de Condillac, conservateur des principes du dix-huitième siècle, parti stationnaire et par là même rétrograde, abandonné de ses plus habiles interprètes, ne représentait plus rien d’actuel. Le second, celui que M. Damiron a appelé l’école théologique, s’efforçait vainement de réhabiliter des dogmes depuis long-temps abolis ; réactionnaire et rétrograde dans un autre sens, il ne pouvait, malgré l’éloquence de ses organes et le retentissement de ses doctrines, espérer de rallier à lui la majorité des esprits.

Lorsque deux partis, divisés sur tout le reste, s’unissent de fait ; sinon d’intention, contre un troisième, c’est une preuve que c’est chez celui-ci que se trouvent le succès et la puissance. La philosophie française était là où était le progrès, c’est-à-dire, dans l’école qui reconnaissait M. Cousin pour son chef le plus actif, et qui d’ailleurs s’était approprié tout ce que les deux autres écoles renfermaient de plus vrai et de plus social.

Telle fut, il y a peu. d’années, l’opinion générale en France et à l’étranger telle est encore l’opinion de M. de Schelling. Et quelle philosophie nouvelle s’est donc élevée depuis 1830, qui prétendrait à remplacer celle qui, à tort peut-être, s’est intitulée l’éclectique, mais qui seule jusque-là représentait le progrès de l’esprit philosophique en France ? Ce n’est pas que nous la regardions comme infaillible ou comme immortelle ; nulle philosophie n’est définitive. Celle-ci aussi périra, ou plutôt elle se transformera au profit de la vérité, comme toutes celles qui l’ont précédée ; mais elle ne cédera qu’à une doctrine qui sera issue d’elle, qui la continuera et la remplacera sans l’abolir.

Déjà, il est vrai, de vives critiques ont été dirigées contre elle ; non plus seulement des critiques rétrogrades ou conservatrices, mais des critiques qui regardent en avant et se proposent le progrès. Nous ne disons rien de celles que d’autres passions que l’amour de la vérité ont inspirées, et pour lesquelles il ne s’agit que de renverser une statue. Mais les critiques même qui n’ont d’autre but que l’avancement de la science, et qui peuvent être justes en plus d’un point, qu’ont-elles produit jusqu’ici qui puisse se mettre à la place du système qu’elles tendent à ruiner ? Nous reconnaissons toute l’importance, toute la portée, toute la justesse partielle de ces objections ; nous y voyons l’esprit français en travail d’un nouvel avenir philosophique ; mais ce travail est encore loin de son terme, et jusqu’à ce jour il n’a rien enfanté qui ait une forme précise et déterminée, et que la France puisse saluer comme un avènement nouveau.

Dans tous les cas, et c’est là surtout ce qui doit appeler sur cet opuscule l’intérêt des penseurs français, c’est la méthode française, plus encore que le contenu même de la philosophie de M. Cousin, qui est ici jugée par M. de Schelling, c’est-à-dire par le plus puissant organe de la méthode allemande.

La méthode psychologique, fondée sur l’analyse des faits de la conscience, est bien celle qui depuis long-temps prédomine en France : ce fut celle de Descartes comme celle de Condillac, comme celle de M. Cousin ; comme celle de la plupart de ses adversaires. Or, c’est à cette méthode que M. de Schelling fait ici le procès, et l’on ne peut nier qu’il n’ait élevé contre elle des objections d’insuffisance qui sont d’un grand poids et auxquelles il faudra nécessairement répondre.

Nous laissons ce soin à des défenseurs plus habiles, pour nous occuper d’une autre question, dont l’ouvrage que nous traduisons nous fournit l’occasion, et qui nous paraît d’un grand intérêt. Nous voulons parler de ce qu’on a récemment appelé la nationalité de la philosophie, ou pour mieux dire des philosophies.

Cette question nous a paru d’une haute împortance dans un moment où la France savante et philosophique est plus que jamais disposée à puiser aux sources étrangères ; et elle nous est presque personnelle, puisque nous aussi nous tenons à honneur de contribuer, autant qu’il est en nous, à faciliter ces communications de la pensée nationale avec la pensée de nos voisins.

Avant d’aborder la question même, rappelons le plus succinctement qu’il nous sera possible, l’histoire de la philosophie moderne, considérée sous le rapport de la nationalité. Les faits prouveront, avant le raisonnement, d’une part que toute philosophie dominante est essentiellement nationale, et d’un autre côté que plus une philosophie est nationale, plus elle est étroite, incomplète et, par conséquent, loin de la vérité.

Pendant tout le moyen âge, tant que la langue latine était l’organe de la pensée savante, toute l’Europe lettrée eut à peu près les mêmes destinées philosophiques ; il n’y eut ni une philosophie française, ni une philosophie allemande, ni une philosophie britannique mais bien une philosophie européenne. Tous les philosophes se lisaient, se comprenaient réciproquement, tout en se combattant ; les termes dont ils se servaient avaient pour tous à peu près la même valeur, et la science, partout où elle était cultivée, marchait d’un pas égal. Si cette universalité du langage philosophique et cette communauté d’efforts ne firent pas faire à la philosophie de plus rapides progrès, les causes en furent ailleurs. Paris était le siège principal de la philosophie scolastique ; mais cette philosophie n’en était pas plus française pour cela, puisque les docteurs qui l’enseignaient dans cette illustre université appartenaient, presque dans une proportion égale, à toutes les principales nations de l’Europe.

Toutes ces nations, vues d’un peu loin, ne formaient, sous plusieurs rapports, qu’un seul et même peuple, divisé en un grand nombre de royaumes et de cités. Les différences politiques qui les séparaient ne détruisaient pas plus l’unité scientifique que l’unité religieuse. Nous voyons un Anglais aider Charlemagne à fonder les écoles de France, Charles le Chauve appeler dans ses États Jean Scot, l’Irlandais. Lanfranc de Pavie combattait Bérenger de Tours, et fut, ainsi que son disciple Anselme d’Aosta, archevêque de Cantorbéry et primat d’Angleterre. Le Français Abailard eut pour disciple l’Anglais Jean de Salisbury, et pour adversaire le Français Guillaume de Champeaux. La commune patrie d’Albert le Grand, de Thomas d’Aquin, de Duns Scotus, d’Occam, de Pierre d’Ailly, de tous les docteurs du moyen âge, était l’école, et l’école étais la même partout.

Il y avait des sectes, des rivalités, des dissidences ; mais les Nominalistes et les Réalistes, les Thomistes et les Scotistes se recrutaient presque également partout, en Italie, en Angleterre, en France, en Allemagne. On se faisait partisan de de Saint-Thomas, parce qu’on était Dominicain, et la plupart de ceux qui, parmi les enfants de Saint-François, s’occupaient de philosophie, se déclaraient pour Scot, parce que Scot avait été Franciscain.

Ce n’est pas que les nationalités ne se fissent sentir à mesure que les séparations politiques s’affermissaient ; mais, obligées de se mouler dans les mêmes formes et de se produire dans la même langue, elles étaient plutôt un élément de progrès relatif qu’un obstacle. Nous disons, un élément de progrès relatif : la diversité des caractères nationaux et leur rivalité donnaient aux études philosophiques plus de vie et de mouvement, sans en altérer l’esprit et l’unité, et, loin de détourner la philosophie de sa direction, la poussaient plus énergiquement vers le dernier terme de son développement.

Le mysticisme lui-même, qui fut le premier adversaire de la philosophie scolastique, et qui tendait à substituer le sentiment à la spéculation, la contemplation au raisonnement, et le christianisme pratique au christianisme de l’école, eut des partisans partout, en Italie, en Allemagne, en France, en Angleterre : c’était une tendance de l’esprit religieux, où n’entrait rien de national. Cela est pi vrai qu’on a pu attribuer, avec des probabilités presque égales, l’Imitation de Jésus-Christ au Français Gerson et à l’Allemand Thomas-a-Kempis.

A l’époque de la renaissance, au quinzième et au seizième siècle, alors que l’étude de l’antiquité classique vint retremper l’esprit européen, et que la philosophie se préparait à reprendre toute son indépendance, en se nourrissant des idées de Platon et du véritable Aristote, le mouvement commença géographiquement en Italie ; mais bientôt toute l’Europe occidentale et centrale y prit part, et la résistance, comme le progrès, fut de tous les pays. C’était dans l’intérêt de le même cause, sans presque aucune teinte de nationalité, que combattirent le Toscan Ange Politien, le Romain Laurent Valla l’Allemand Ulric de Hutten, Érasme de Rotterdam, son ami Louis Vivès de Valence, et l’infortuné Ramus.

Cependant, sans parler de la grande scission religieuse qui, au seizième siècle, partagea l’Europe, les divisions politiques, long-temps peu arrêtées, se consolidèrent de plus en plus, et les langues dites vulgaires, les langues véritables se formèrent. C’est alors seulement que le génie national put se montrer dans les œuvres de l’esprit et leur imprimer son cachet particulier. Le Dante et l’Arioste, Gamoëns et Cervantes, Rabelais et Montaigne, Luther et Hans Sachs, Shakspeare et Milton, profondément empreints, du caractère de leurs nations respectives, lui donnèrent plus de force et d’empire, et contribuèrent puissamment à le rendre plus productif et plus indélébile.

Toutefois, long-temps encore les productions de la philosophie se ressentirent peu de son influence, alors même qu’elle consentait à s’exprimer dans un idiome moderne. Au dix-septième siècle, Bacon et Campanella, Hobbès et Spinosa, Gassendi et Descartes, presque aussitôt après la publication de leurs ouvrages, étaient connus, compris, approuvés ou réfutés dans toute l’Europe savante, sans porter le moindre préjudice aux diverses nationalités et sans qu’aucune véritable originalité en souffrît. Plus tard encore Locke, Clarke, Leibnitz, Newton, Bayle se connaissaient, s’écrivaient, cherchaient à s’entendre, et en se combattant rendaient plus de service à la science, que si chacun s’était renfermé dans la solitude de sa pensée ou dans les limites étroites de son pays. Grâce à l’universalité de la langue française, qui avait heureusement remplacé le latin, et qui forçait les idées à se produire avec une universelle clarté, l’Europe philosophique, malgré une grande variété d’efforts et beaucoup d’originalité, put marcher d’un pas égal vers ses destinées futures.

Mais vers le milieu du dix-huitième siècle il se fit un grand changement à cet égard à dater de cette époque les diverses écoles nationales se séparèrent de plus en plus. La Grande-Bretagne, fière de l’empire qu’exerçaient au dehors les doctrines de Bacon, de Locke, de Newton, accoutumée désormais à imprimer le mouvement plutôt qu’à le recevoir, suivit une marche solitaire. L’Angleterre, tout occupée des sciences d’observation, de conquêtes, de commerce, de politique, laissa la philosophie proprement dite à l’Écosse, où elle fut cultivée avec zèle, mais dans un esprit exclusif et sans égard à la pensée étrangère. Le dernier grand représentant de l’école écossaise ignorait presque entièrement Kant et ses successeurs[1] ; et Mackintosh, dans son Histoire de la philosophie morale, ne juge plus dignes d’êtres cités, depuis le commencement du dix-huitième siècle, que des moralistes anglais et écossais.[2]

Que dirons-nous de l’Espagne, dont les universités conservèrent invariable, jusqu’à là résolution, l’enseignement de la philosophie scolastique, et que malgré la célébrité universelle de Cervantes et les imitations de Corneille et de Lesage, ses institutions et sa décadence séparaient du reste de l’Europe plus que les Pyrénées ?

Le Napolitain Vico, qui connaissait Bacon et Descartes, ne fut apprécié hors de l’Italie que depuis que Goethe appela sur lui l’attention du monde savant, et ses idées si originales, si fécondes, demeurèrent en dehors du mouvement des esprits au dix-huitième siècle.

Les Français, depuis qu’ils avaient abandonné Descartes et Port-Royal pour la philosophie de Bacon et de Locke, que Condillac simplifia encore, ne prirent plus nul souci d’étudier les systèmes étrangers. Le grand Leibnitz et le grand Frédéric n’avaient-ils pas écrit dans leur langue qui se parlait partout, à toutes les cours, dans toutes les villes, dans tous les châteaux ? Pourquoi se seraient-ils donné la peine d’apprendre les langues des autres nations ? D’ailleurs le sensualisme était si clair, si facile pour tous, si simple ajoutons si parfaitement exposé ; le système contraire offrait tant d’hypothèses, tant d’énigmes, tant d’obscurités, était si mal présenté, que le premier seul pouvait paraître vrai, et que toute métaphysique qui prétendait aller au-delà de la sensation dut être reléguée parmi les doctrines surannées et les tentatives chimériques.

La philosophie française au dix-huitième siècle, toute pratique dans ses intentions, toute de bon sens et terre à terre dans les pamphlets de Voltaire, toute politique et sociale dans Montesquieu et J. J. Rousseau, toute négative et démolissante dans Helvétius et le Système de la nature, dut mépriser la théorie, la recherche désintéressée de la vérité, les discussions qui ne présentaient pas un résultat immédiat ou une application directe.

C’est ainsi qu’il arriva que, jusqu’à la restauration, on ne tint presque aucun compte en France des tuyaux philosophiques de l’étranger. On fit peu d’attention à l’excellent ouvrage que Charles Villers publia sur Kant, en 1801 et quand, dans les dernières années de l’empire, M. Royer-Collard fît connaître à Paris la philosophie de Reid, au moment même où elle commençait à être attaquée à Édimbourg, ce fut presque une révélation pour la France.

L’Allemagne aussi, l’Allemagne si juste d’ailleurs envers l’étranger, elle qui a su s’approprier les trésors de toutes les littératures, s’isola, quant à la philosophie, comme la France, comme l’Écosse. Ses éclectiques, il est vrai, connaissaient et traduisaient tous les meilleurs ouvrages anglais ; le sensualisme français même y compta de nombreux partisans ; mais depuis Kant, qui pourtant s’était inspiré de Hume, la pensée nationale subit peu l’influence étrangère, s’abandonna de plus en plus exclusivement à ses propres inspirations, et à mesure qu’elle se livrait ainsi à son seul génie, l’Allemagne philosophique devint de plus en plus inintelligible aux autres nations. M. de Schelling le reconnaît hautement « Les Allemands, dit-il dans l’opuscule que nous traduisons, avaient depuis si long-temps philosophé uniquement entre eux, que leurs spéculations et leur langage s’éloignèrent toujours plus de la pensée et du langage universellement intelligibles. Plus, après quelques vains efforts pour répandre les idées de Kant au dehors, ils renoncèrent à se faire comprendre aux autres nations plus ils s’habituèrent à se regarder comme le peuple élu de la philosophie. »

Voici, en effet, comment en 1816 Hégel s’exprimait en ouvrant son cours d’histoire de la philosophie à Heidelberg : « Nous verrons que dans les autres contrées de l’Europe où les sciences sont cultivées avec zèle et autorité, il ne s’est plus conservé de la philosophie que le nom ; que tout souvenir, que l’idée même en a péri et qu’elle n’existe plus que chez la nation allemande. Nous avons reçu de la nature la mission d’être les conservateurs de ce feu sacré, comme aux Eumolpides d’Athènes avait été confiée la conservation des mystères d’Éleusis, aux habitans de Samothrace celle d’un culte plus pur et plus élevé ; de même que plus anciennement encore l’esprit universel avait donné au peuple juif la conscience que ce serait de lui qu’il sortirait renouvelé.[3] »

II résulte du coup d’œil rapide que nous avons jeté sur les dernières révolutions des sciences philosophiques, qu’à aucune autre époque la pensée européenne n’a présenté une aussi grande diversité que de nos jours ; que jamais elle n’a été aussi différente d’elle-même ; que plus elle s’est nationalisée, plus aussi elle a cessé d’être intelligible pour tous les esprits cultivés. L’Angleterre et l’Écosse ignorant la France et l’Allemagne, la France ne voyant guère dans Kant[4] et Fichte que des rêveurs, amis de l’obscurité ; l’Allemagne enfin refusant à tous les autres peuples le génie philosophique : tel est le spectacle qu’offraient naguères les nations les plus avancées de l’Europe. Jamais on n’a été plus loin de s’entendre, et jamais il n’y a eu moins une philosophie européenne.

Ne nous plaignons pas cependant que les nations se soient ainsi isolées pendant quelque temps, et que, se livrant sans réserve à la pente naturelle qui les entraînait, elles aient suivi jusqu’au bout la direction dans laquelle les a poussées leur génie.

Les nations ont leur individualité, leur esprit particulier, qui est le produit du climat d’abord, ensuite de la langue, de la religion, de l’histoire, et qui réagit sur ses propres causes et marque de son empreinte toutes les productions d’un peuple, toute sa vie morale et intellectuelle.

Les peuples de l’Europe, malgré leur commune origine et tous leurs rapports de religion, de mœurs, de lois, de commerce et de politique, sont néanmoins diversement doués et ont naturellement des tendances diverses. Cette diversité est, quant aux productions intellectuelles, surtout en raison de la diversité des langues, instrument de la pensée. Les langues, bien que le génie national ait une grande part à leur formation, ont été, quant à leur fond, fatalement imposées aux nations modernes, et ont ainsi à leur tour modifié leur caractère et prédéterminé en quelque sorte, en grande partie du moins, la nature et la direction de leur esprit philosophique.

Celles des tribus germaniques qui, lors de leur grande migration vers l’Ouest et le Midi, par suite de leur infériorité numérique et de leur grand éloignement de la mère-patrie, adoptèrent avec des modifications diverses la langue des vaincus, les Français, les Italiens, les Espagnol parlent des idiomes que leur construction, presque toujours analytique et directe, et la simplicité de leurs formes rendent d’une admirable clarté, mais qui, comme langues dérivées, manquent de liberté, de force, de richesse et d’originalité. Les idiomes romano-germaniques sont merveilleusement propres à conserver et à reproduire les idées acquises et consacrées mais ils se prêtent difficilement à l’expression des idées nouvelles et progressives, surtout au moment où celles-ci sont en travail et cherchent à naître, et en leur qualité de langues dérivées, ils ne sont plus le dépôt fidèle, l’image naïve et pour ainsi dire contemporaine des opérations de l’esprit, des actes de l’intelligence et des mouvements de l’ame. Ces langues, la française plus que toutes les autres, sont fixées et arrêtées au point qu’une idée nouvelle est presque toujours forcée, pour s’y exprimer, de recourir au néologisme, si ce n’est à celui qui emploie des mots entièrement nouveaux, du moins à celui qui donne à d’anciens mots un nouveau sens.

Les idiomes que parlent les peuples germaniques purs, ont les défauts et les qualités contraires ; la langue allemande surtout, qui en est la forme la plus parfaite, par la richesse de son vocabulaire, par la multiplicité de ses tours et de ses inversions, par la grande liberté de ses mouvements, est plus favorable à l’invention et rend sans effort les idées nouvelles et les idées étrangères ; et grâce à l’originalité de ses formations, elle est, plus qu’aucune langue moderne, l’expression immédiate et naïve des sentiments primitifs, des faits de la conscience. Mais d’un autre côté, à cause de son extrême ductilité et de cette liberté même qui lui est propre, elle se prête facilement à l’usage le plus arbitraire, et devient un instrument docile à toutes les licences de l’imagination et à toutes les aberrations de l’esprit spéculatif le plus excentrique. De là il est arrivé qu’il n’y a plus en Allemagne un langage philosophique commun et le même pour tous, et que tel philosophe non-seulement est intraduisible, mais encore inintelligible même aux esprits les plus cultivés de sa propre nation, tant qu’ils n’ont pas fait une étude spéciale de sa langue.

Il est inutile d’insister sur tant d’autres différences encore, comme celle de la religion, celle des mœurs, celle des institutions littéraires et politiques, pour faire sentir combien, après cinquante années de marche solitaire, les diverses philosophies de l’Europe, et surtout celle de la France et celle de l’Allemagne, ont dû se trouver en désaccord, et combien, lorsqu’elles ont voulu s’entendre, les difficultés ont dû paraître grandes, sinon insurmontables.

Le moment où ce besoin d’intelligence devait se faire sentir ne pouvait manquer d’arriver. Il arriva après que chacune des trois grandes nations philosophiques eut épuisé la direction particulière ou elles s’étaient respectivement engagées, et alors qu’une paix générale leur permit de s’approcher autrement que sur les champs de bataille.

En Angleterre, l’empirisme avait dégénéré en utilitarisme et en philosophie du sens commun et de l’instinct ; la philosophie proprement dite y était à recommencer, puisque c’est précisément au-dessus de l’expérience et du principe de l’utile qu’elle veut s’élever, et que c’est cette autorité même du sens commun qu’elle met en question.

En France, le sensualisme de Locke et de Condillac s’était traduit en matérialisme universel et en morale de l’intérêt, et la puissance logique même avec laquelle ce système fut exposé dans les Mémoires de Cabanis, dans le Catéchisme de Volney et dans l’Idéologie de M. Destutt de Tracy, fut un service rendu à la science et à l’humanité, puisque chacun pouvait y voir sans peine combien devait être absurde une philosophie qui faisait naître la pensée des sécrétions du cerveau et qui, en érigeant l’intérêt personnel en principe suprême de la morale, déclarait folie toute espèce de dévouement à la famille, à l’amitié, à la patrie, à l’humanité.

En même temps l’histoire s’était chargée de donner un éclatant démenti à ce système et par les crimes inouïs qui s’autorisaient de ses maximes, et par une foule d’actions héroïques et sublimes, qui attestaient dans l’homme une autre dignité et une autre origine que celles que la philosophie dominante lui reconnaissait. Après quelques vaines tentatives de corriger le système en y introduisant des éléments qu’il repoussait, ou de lui opposer une autre philosophie, qui avait vieilli et qui était trop peu analogue à l’esprit actuel de la nation, les hommes distingués placés à la tête de l’enseignement philosophique se tournèrent alors vers l’étranger, et lui empruntèrent des idées propres à raviver, en France l’étude de la philosophie et à lui imprimer une direction nouvelle. On s’adressa tour à tour aux sources pures et limpides, mais peu profondes, de la philosophie écossaise, et aux mines riches et fécondes, mais d’un abord difficile, de la philosophie allemande.

Cependant en Allemagne aussi, où le mouvement philosophique, commencé par Kant, allait se consommer sous la main puissante de Hegel, beaucoup de bons esprits éprouvèrent le besoin de se mettre en rapport avec la pensée des autres peuples. Ils sentirent la nécessité de se familiariser avec les travaux des philosophes anglais et français, et de se faire comprendre par eux, et M. de Schelling déclara sans détour qu’une philosophie qui ne savait se rendre intelligible à toutes les nations éclairées et s’exprimer convenablement en toute langue cultivée, ne pouvait être la philosophie vraie et universelle.

Cette tendance des meilleurs esprits de l’Allemagne et de la France, à se rapprocher et à s’entendre, est le fait le plus intéressant de l’histoire de la philosophie de ces derniers temps. Dans ce grand travail d’échange et de conciliation, ce sont les Français, M. Cousin à leur tête, qui montrèrent le plus d’ardeur et de méthode.

Mais voici qu’au milieu de toutes ces communications, de ces studieux efforts pour importer en France des idées étrangères, un cri a retenti : « Vous dénationalisez la philosophie ; il nous faut une philosophie toute nationale, toute française. »

À cette objection la première réponse qui se présente, c’est de dire que la philosophie est la connaissance réfléchie de la vérité, et que la vérité n’est ni française ni allemande, pas plus qu’il n’y a une géométrie allemande ou française. La réponse est bonne et frappante ; mais elle ne suffit point et a besoin d’être complétée. En effet, la philosophie n’est pas seulement la connaissance et l’exposé de la vérité pure et simple, de la vérité objective, comme disent les Allemands, mais encore une certaine manière de la saisir et de l’exposer. Les idées, les vérités particulières que renferme une philosophie, et qui, dépouillées de leur enveloppe, peuvent être aisément transmises, doivent être distinguées du système, de l’ensemble dont elles font partie, et qui ne peut convenir qu’à celui qui l’a construit. Tout système a quelque chose de subjectif, quelque chose qui vient de l’individu dans la tête duquel il s’est formé, de la nation et de l’époque auxquelles cet individu appartient. Il n’en est point ainsi de la géométrie ; là tout est objectif, et dans la forme et dans le contenu. Elle est la même dans Euclide et chez de Laplace : la différence n’est que dans l’étendue et la méthode.

Tout dépend donc ici du sens qu’on attache à l’objection, de la portée qu’on entend lui donner. On peut soutenir en même temps les propositions suivantes, toutes contradictoires qu’elles paraissent : une philosophie véritable est toujours nationale ; toute philosophie qui veut être utile doit être nationale, et il n’est pas bon qu’elle soit exclusivement nationale. Pour procéder avec plus de méthode, nous allons remonter un peu plus haut et entrer dans quelques détails sur la nature même des systèmes de philosophie.

Dans un certain sens, il n’y a qu’une seule philosophie. Quant à son but et quant au dernier terme de son développement, la philosophie est une. Mais cette philosophie une et seule, absolument vraie, personne n’y a attaché son nom, ni en Grèce, ni à Rome, ni en France, ni en Allemagne, ni en Angleterre. Elle n’existe mille part, mais les penseurs de tous les temps et de tous les pays y aspirent, y travaillent, y concourent. Platon et Aristote, Proclus et S. Augustin, S. Thomas et Abailard Bacon et Descartes Hume et Kant, tous les philosophes l’ont poursuivie sous une autre forme, et en ont possédé et exprimé une partie. La philosophie complète, objective, absolue est une ; mais il y a autant de philosophies particulières que de penseurs, d’époques et de pays indépendants. Il y en a d’individuelles, de nationales, de temporaires.

Il y a de la fatalité dans la direction que prend la pensée dans tel individu, chez telle nation, à telle époque. Nul système n’est entièrement le produit d’une libre activité ; mille circonstances concourent à le former et à le rendre tel qu’il est. Tout système se forme et se développe sous l’empire de la nécessité.

Il y a des sentiments et des idées qui sont de tous les temps, et de tous les degrés de latitude et de civilisation : ils constituent la conscience du genre humain et le fondement de la philosophie universelle.

Il y a des pensées, des opinions qui sont propres à tout un siècle, à plusieurs nations contemporaines et rivant d’une même vie morale et intellectuelle elles constituent la philosophie d’un âge, sont l’expression de ses besoins, le principe et la base de toutes ses institutions elles changent et passent avec les nécessités qui les avaient fait naître.

Il est ensuite des pensées et des sentiments qui appartiennent plus particulièrement à tout un peuple, qui sont le résultat et l’expression de son histoire et de son génie, et qui constituent une sorte dé philosophie nationale, ou, pour dire plus vrai, qui donnent à la philosophie parmi ce peuple un caractère de nationalité ; mais cette nationalité est toujours plus ou moins restreinte et neutralisée par le développement général de l’humanité et par l’esprit des nations contemporaines et circonvoisines.

Quant aux individus, enfin, il y a dans la manière dont se forme leur philosophie à la fois plus de liberté et plus de dépendance. Plus de liberté, en ce que l’individu seul est en possession du libre arbitre, et qu’il peut, malgré son point de départ, qui lui est imposé, diriger lui-même sa pensée, comparer les systèmes, essayer de les combiner et de les concilier, et, s’inspirere des idées et des sentiments purement humains, s’élever jusqu’à un certain point au-dessus des préjugés de nation et d’époque, rapprocher par l’étude les temps et les lieux les plus éloignés. Mais aussi plus de dépendance, en ce que l’individu dépend tout à la fois de l’esprit de son siècle et de l’esprit de sa nation et de sa propre constitution. Quoi qu’il fasse, de quelque puissance d’initiative et de création qu’il soit doué, il est toujours fils de son temps et de son peuple : il est de plus sous l’empire, si ce n’est l’esclave, de sa nature individuelle.

Tout système nouveau, quelque original qu’il paraisse, se ressent nécessairement de l’éducation qu’a reçue son auteur ; et par éducation nous entendons ici l’action qu’ont exercée sur lui toutes les circonstances au milieu desquelles son individualité s’est développée : les habitudes morales et intellectuelles, les leçons et les exemples de ceux qui ont cultivé son enfance et sa jeunesse ; ses études et ses propres destinées ; l’esprit de son temps et toute l’histoire politique littéraire, religieuse de sa nation ; tout cela pèse incessamment sur lui et influe sans cesse sur ses sentiments les plus, intimes, sur ses pensées les plus personnelles, sur tout son être et sur tout ce qu’il produit.

Après ces considérations il sera facile de dire à quelles conditions une philosophie quelconque est transmissible, et comment la transmission doit se faire pour devenir utile.

D’abord nul système individuel ne peut se transmettre comme tel à un autre individu, par la seule raison qu’il n’y a pas deux individualités identiques, et que nul ne peut verser son ame dans celle d’un autre. Un système pourra s’imposer intégralement à des disciples par l’ascendant du génie, du caractère et de l’éloquence ; mais ce sera alors l’œuvre de l’autorité, de la persuasion, et non celle de la puissance victorieuse de la raison s’adressant à la raison : il y aura foi et non conviction, Aristote ne sera jamais Platonicien, et Fichte ne se contentera point de la philosophie de Kant. Mais, dit-on, le principe une fois admis, toutes ses conséquences ne le seront-elles pas nécessairement et avec elles tout le système ? Sans doute, mais ou donc est le système qui repose tout entier sur des faits et sur des principes incontestés ? D’ailleurs, en dépit des lois de la logique, on peut par sentiment se refuser à de certaines conséquences, toutes rigoureusement déduites qu’elles paraissent.

Il résulte de tout cela que plus une philosophie est originale et mêlée d’éléments subjectifs, moins elle est transmissible, et qu’un système individuel ne peut se transmettre réellement à un autre individu qu’en raison de l’analogie qui existera entre le maître et le disciple.

Cette loi de l’analogie est générale.

On ne peut redonner la vie à un système ancien, qu’autant que l’époque actuelle a quelque rapport avec, le temps où il naquit. La philosophie grecque n’est plus qu’une étude, mais elle nous intéresse plus que la philosophie indoue ; la philosophie du dix-huitième siècle ne convient plus au dix-neuvième, mais elle a plus d’importance pour nous que celle du seizième ou du dix-septième siècle. « Chaque philosophie, comme expression d’un développement temporaire, appartient à son temps… Chacune est un anneau de la grande chaîne du développement intellectuel : elle ne peut satisfaire que les intérêts et les besoins du siècle où elle est née… « Les anciennes philosophies vivent encore dans leurs principes ; mais elles ne sont plus en tant que platonisme et aristotélisme, etc. L’esprit ne peut retourner sur ses pas… C’est en vain qu’on s’adresserait aujourd’hui à quelque philosophie de l’antiquité pour y trouver la réponse aux questions soulevées par les modernes.[5] » Les doctrines anciennes sont passées et abolies comme systèmes, bien que présentes et conservées dans leurs principes. La vérité ne vieillit point, mais bien la forme sous laquelle elle se produit ; les principes ne changent point, mais ils se complètent et s’élaborent autrement selon le progrès de l’esprit philosophique et les besoins des temps. Les systèmes anciens n’ont une valeur actuelle qu’autant que les circonstances temporaires y ont eu moins de part, et qu’il y a quelque analogie entre ces circonstances et celles de l’époque où l’on essaie de les reproduire.

De même enfin une philosophie ne pourra passer d’un pays dans un autre qu’en raison de l’analogie qui existera entre les deux peuples. C’est ainsi que la philosophie de Locke s’introiduisit aisément dans la France du dix-huitième siècle, tandis que, au commencement du dix-neuvième, elle refusa de s’assimiler les idées de Kant, qui pourtant ne, manquaient pas d’interprètes. Ce serait en vain qu’on tenterait d’imposer à une nation un système né sous l’influence prédominante d’une nationalité étrangère, et une telle entreprise serait, par impossible, couronnée d’un plein succès, que ce succès serait ou sans utilité réelle, ou même un danger.

Mais parce qu’un système individuel ne peut se transmettre intégralement aux autres, renoncera-t-on à l’enseignement de la philosophie, et chacun ne reconnaîtra-t-il que soi pour maître ? Certainement non. L’enseignement et l’étude n’en seront pas moins nécessaires. Le disciple accueillera avec empressement ce qui lui est analogue, et tout ce qui dans les leçons qu’il reçoit sera humain et vrai, retentira dans son cœur et dans son esprit, et hâtera son développement moral et intellectuel.

De même on ne cessera d’étudier les philosophies du passé, bien qu’aucune d’elles ne suffise plus à nos besoins, bien que dans toutes la vérité éternelle soit mêlée d’erreurs locales et temporaires, et revêtue de formes qui ont vieilli. Le temps présent est héritier de tous les temps passés, mais il n’accepte en quelque sorte cet héritage que sous bénéfice d’inventaire. Chaque nouvelle génération est l’élève de toutes celles qui l’ont précédée ; mais grandie par elles, elle modifie les idées qu’elle a reçues, en y ajoutant, et elle transmet aux races futures cette immense succession plus riche et sous une forme nouvelle.

De même encore, parce qu’une philosophie étrangère ne doit ni ne peut être introduite au milieu d’une nation parce que, telle qu’elle est, elle ne peut convenir qu’au peuple au sein duquel elle s’est formée, il ne s’ensuit point que l’on ne doive pas étudier les systèmes exotiques que l’on ne puisse leur emprunter les idées principales et les approprier au génie de son pays. Les nations peuvent apprendre les unes des autres sans porter atteinte à leur indépendance, comme les individus peuvent s’étudier réciproquement sans cesser d’être eux-mêmes, et comme le siècle actuel a recueilli l’héritage des siècles passés, sans que pour cela il soit destitué de toute originalité.

Il ne faut pas que l’orgueil national, qui peut être fort bien placé ailleurs, vienne mettre des entraves à cet échange des idées, et empêcher les conquêtes paisibles de l’intelligence. Il n’est pas à craindre que la nationalité y périsse, en ce qu’elle a de bon, puisque les idées, en franchissant les frontières, pour être, accueillies et se naturaliser, sont obligées de se dépouiller de leur air étranger et de parler la langue du pays où elles prétendent s’établir.

D’ailleurs, il ne s’agit pas ici d’institutions ou de vues politiques à arracher de leur sol, pour les transplanter dans un pays qui s’y refuse ou qui ne pourrait les recevoir sans les altérer ou sans s’altérer lui-même. Et ici encore, si l’imitation est ou une abdication de nationalité pu une source de désordre, l’étude ne peut qu’être d’une grande utilité. Il ne s’agit pas non plus d’ouvrir les portes à l’invasion d’une littérature étrangère, invasion qui peut être, comme la conquête par les armes, ou un moyen de régénération, ou la mort de la vie nationale.

Si c’est un malheur pour une nation que ses législateurs veuillent lui imposer des institutions anciennes ou étrangères, qui a jamais fait un crime à nos publicistes d’étudier et de comparer curieusement les lois de tous les temps et de tous les pays, et qui n’a pas applaudi à la création parmi nous d’une chaire de législation comparée ?

Au dix-huitième siècle, la nation allemande avait raison de se plaindre que l’imitation de la littérature française l’eût envahie et que le plus grand de ses rois écrivît lui-même en français, mais ensuite, quand elle eut reconquis son indépendance littéraire, elle put sans danger faire l’étude la plus assidue de toutes les littératures du monde.

Enfin il ne s’agit pas de jeter au milieu d’un peuple encore peu cultivé les idées d’une civilisation très-avancée ou corrompue[6]. Il n’y a point d’idées trop fortes que les Français ne puissent recevoir et s’assimiler sans danger.

Malgré la variété que présente la civilisation des peuples divers de l’Europe qui se livrent avec quelque succès aux études philosophiques, cette civilisation est néanmoins une ; elle a eu partout un même point de départ, les mêmes aliments, a parcouru les mêmes degrés et a revêtu partout à peu près les mêmes formes : il y a entre ces peuples beaucoup plus d’analogie que de différence. Nou savons vu que long-temps la philosophie fut presque la même en France, en Angleterre, en Allemagne que la réformation même et toutes les divisions politiques et religieuses qui s’ensuivirent, interrompirent peu cette marche commune. Il y eut ensuite séparation ; mais outre que cette séparation ne fut jamais absolue, elle tournera au profit même de la philosophie ; à la condition toutefois que, maintenant que tout ce qui avait été départi aux différentes nations d’originalité et de puissance intellectuelle, a pu s’employer à son service, et que toutes les langues lui ayant servi d’instruiment, l’ont par-là même enrichie, il s’établisse entre les philosophies diverses des communications suivies, qui préparent un grand travail de révision et de critique générale et mutuelle.

Les nations et la philosophie ne pourront que gagner à ces communications puisqu’elles se feront au profit de la vérité. La vérité, que tous aiment et poursuivent, en sortira plus pure et plus complète, et rien de ce qu’il y a dans les diverses nationalités de vraiment grand et de bon ne saurait s’effacer sous son bienfaisant empire.

Si c’est une chose naturelle, inévitable, que toute philosophie porte le cachet du caractère de la nation au sein de laquelle elle est née ; s’il est même vrai de dire que nulle philosophie ne peut exercer une utile influence sur la vie de tout un peuple qu’autant qu’elle est nationale, c’est-à dire qu’elle correspond à ses besoins et qu’elle s’adapte à son génie il est vrai aussi que plus une philosophie est empreinte de nationalité, plus elle est loin de la vérité. Hegel a insisté plus que personne sur l’espèce de fatalité qui préside aux destinées de la philosophie, et qui fait dépendre les systèmes et du caractère individuel des génies originaux, et surtout de l’esprit des temps et de l’esprit des peuples ; mais il a dit aussi que la philosophie en général est d’autant plus riche et plus complète qu’elle est plus récente et moins pénétrée de nationalité.

Que chaque nation poursuive sa route et s’abandonne son génie : cette variété d’existences nationales, d’institutions, de langue et de gouvernement est dans le plan de la Providence et dans l’intérêt de la liberté, de la prospérité, dé la vérité même. Mais aussi que partout les esprits élevés qui savent apprécier toute l’importance des études philosophiques, importance que toute l’histoire proclame en bien et en mal, ne craignent pas d’enrichir la pensée nationale des meilleures productions de la pensée étrangère. L’une et l’autre, en se combinant et se pénétrant, s’épureront et se compléteront, et grâce à cette heureuse alliance, bientôt la philosophie, sans cesser d’être allemande, française, anglaise, sera en même temps européenne, et d’autant plus près de la vérité qu’elle sera comprise partout et plus universellement intelligible.


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  1. Voir Dugald Stevvart, Histoire abrégée des sciences métaphysiques, etc., traduite par M. Buchon, 1820.
  2. Voir son Histoire de la philosophie morale, traduite en français par M. Poret, 1834.
  3. Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, t I, p.4.
  4. Une preuve de l’ignorance où l’on était en France dans ces derniers temps encore sur Kant, sont, entre autres, les articles idéalisme et réalistes dans le Dictionnaire, excellent d’ailleurs, de MM. Noël et Chapsal. Sous le premier on lit : Système de ceux qui, Comme Kant, adoptent les idées innées ; et sous le second : Ceux qui, d’après Kant, regardent les êtres abstraits comme des êtres réels.
  5. Hegel : Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, t. I, p. 59 — 62.
  6. Catherine II, que Voltaire eut tort le flatter, ayant convoqué à Moscou des députés de toutes les provinces de son vaste empire, leur mit entre les mains l’Esprit des Lois de Montesquieu. On sait ce qu’il en advint. Dans ce moment-ci les journaux annoncent, quelques-uns avec un air, de triomphe, qu’un Hetmann de Cosaques a traduit en langue russe les poésies de Parny, voire même la Guerre des dieux !