Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre premier/Chapitre II


CHAPITRE II.

Le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l’irréligion n’amènent pas nécessairement la chute des sociétés.

Il est nécessaire de bien expliquer d’abord ce que j’entends par une société. Ce n’est pas le cercle plus ou moins étendu dans lequel s’exerce, sous une forme ou sous une autre, une souveraineté distincte. La république d’Athènes n’est pas une société, non plus que le royaume de Magadha, l’empire du Pont ou le califat d’Égypte au temps des Fatimites. Ce sont des fragments de société qui se transforment sans doute, se rapprochent ou se subdivisent sous la pression des lois naturelles que je cherche, mais dont l’existence ou la mort ne constitue pas l’existence ou la mort d’une société. Leur formation n’est qu’un phénomène le plus souvent transitoire, et qui n’a qu’une action bornée ou même indirecte sur la civilisation au milieu de laquelle elle éclôt. Ce que j’entends par société, c’est une réunion, plus ou moins parfaite au point de vue politique, mais complète au point de vue social, d’hommes vivant sous la direction d’idées semblables et avec des instincts identiques. Ainsi l’Égypte, l’Assyrie, la Grèce, l’Inde, la Chine, ont été ou sont encore le théâtre où des sociétés distinctes ont déroulé leurs destinées, abstraction faite des perturbations survenues dans leurs constitutions politiques. Comme je ne parlerai des fractions que lorsque mon raisonnement pourra s’appliquer à l’ensemble, j’emploierai le mot de nation ou celui de peuple dans le sens général ou restreint, sans que nulle amphibologie puisse en résulter. Cette définition faite, je reviens à l’examen de la question, et je vais démontrer que le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l’irréligion ne sont pas des instruments de mort certaine pour les peuples.

Tous ces faits se sont rencontrés, quelquefois isolément, quelquefois simultanément et avec une très grande intensité, chez des nations qui ne s’en portaient que mieux, ou qui, tout au moins, n’en allaient pas plus mal.

C’était pour la plus grande gloire du fanatisme que l’empire américain des Aztèques semblait surtout exister. Je n’imagine rien de plus fanatique qu’un état social qui, comme celui-là, reposait sur une base religieuse, incessamment arrosé du sang des boucheries humaines[1]. On a nié récemment[2], et peut-être avec quelque apparence de raison, que les anciens peuples européens aient jamais pratiqué le meurtre religieux sur des victimes considérées comme innocentes, les prisonniers de guerre ou les naufragés n’étant pas compris dans cette catégorie ; mais, pour les Mexicains, toutes victimes leur étaient bonnes. Avec cette férocité qu’un physiologiste moderne reconnaît être le caractère général des races du nouveau monde[3], ils massacraient impitoyablement sur leurs autels des concitoyens, et sans hésitation comme sans choix, ce qui ne les empêchait pas d’être un peuple puissant, industrieux, riche, et qui certainement aurait encore longtemps duré, régné, égorgé, si le génie de Fernand Cortez et le courage de ses compagnons n’étaient venus mettre fin à la monstrueuse existence d’un tel empire. Le fanatisme ne fait donc pas mourir les États.

Le luxe et la mollesse ne sont pas des coupables plus avérés ; leurs effets se font sentir dans les hautes classes, et je doute que chez les Grecs, chez les Perses, chez les Romains, la mollesse et le luxe, pour avoir d’autres formes, aient eu plus d’intensité qu’on ne leur en voit aujourd’hui en France, en Allemagne, en Angleterre, en Russie, en Russie surtout et chez nos voisins d’outre-Manche ; et précisément ces deux derniers pays semblent doués d’une vitalité toute particulière parmi les États de l’Europe moderne. Et au moyen âge, les Vénitiens, les Génois, les Pisans, pour accumuler dans leurs magasins, étaler dans leurs Palais, promener dans leurs vaisseaux, sur toutes les mers, les trésors du monde entier, n’en étaient certainement pas plus faibles. La mollesse et le luxe ne sont donc pas pour un peuple des causes nécessaires d’affaiblissement et de mort.

La corruption des mœurs elle-même, le plus horrible des fléaux, ne joue pas inévitablement un rôle destructeur. Il faudrait, pour que cela fût, que la prospérité d’une nation, sa puissance et sa prépondérance se montrassent développées en raison directe de la pureté de ses coutumes ; et c’est ce qui n’est pas. On est assez généralement revenu de la fantaisie si bizarre qui attribuait tant de vertus aux premiers Romains[4]. On ne voit rien de bien édifiant, et on a raison, dans ces patriciens de l’ancienne roche qui traitaient leurs femmes en esclaves, leurs enfants comme du bétail, et leurs créanciers comme des bêtes fauves ; et, s’il restait à une si mauvaise cause des défenseurs qui voulussent arguer d’une prétendue variation dans le niveau moral aux diverses époques, il ne serait pas bien difficile de repousser l’argument et d’en démontrer le peu de solidité. Dans tous les temps, l’abus de la force a excité une indignation égale ; si les rois ne furent pas chassés pour le viol de Lucrèce, si le tribunat ne fut pas établi pour l’attentat d’Appius, du moins les causes plus profondes de ces deux grandes révolutions, en s’armant de tels prétextes, témoignaient assez des dispositions contemporaines de la morale publique. Non, ce n’est pas dans la vertu plus grande qu’il faut chercher la cause de la vigueur des premiers temps chez tous les peuples ; depuis le commencement des époques historiques, il n’est pas d’agrégation humaine, fût-elle aussi petite qu’on voudra se la figurer, chez qui toutes les tendances répréhensibles ne se soient trahies ; et cependant, ployant sous cet odieux bagage, les États ne s’en maintiennent pas moins, et souvent, au contraire, semblent redevables de leur splendeur à d’abominables institutions. Les Spartiates n’ont vécu et gagné l’admiration que par les effets d’une législation de bandits. Les Phéniciens ont-ils dû leur perte à la corruption qui les rongeait et qu’ils allaient semant partout ? Non ; tout au contraire, c’est cette corruption qui a été l’instrument principal de leur puissance et de leur gloire ; depuis le jour où, sur les rivages des îles grecques[5], ils allaient, trafiquants fripons, hôtes scélérats, séduisant les femmes pour en faire marchandise, et volant çà et là les denrées qu’ils couraient vendre, leur réputation fut, à coup sûr, bien et justement flétrissante ; ils n’en ont pas moins grandi et tenu dans les annales du monde un rang dont leur rapacité et leur mauvaise foi n’ont nullement contribué à les faire descendre.

Loin de découvrir dans les sociétés jeunes une supériorité de morale, je ne doute pas que les nations en vieillissant, et par conséquent en approchant de leur chute, ne présentent aux yeux du censeur un état beaucoup plus satisfaisant. Les usages s’adoucissent, les hommes s’accordent davantage, chacun trouve à vivre plus aisément, les droits réciproques ont eu le temps de se mieux définir et comprendre ; si bien que les théories sur le juste et l’injuste ont acquis peu à peu un plus haut degré de délicatesse. Il serait difficile de démontrer qu’au temps où les Grecs ont jeté bas l’empire de Darius, comme à l’époque où les Goths sont entrés dans Rome, il n’y avait pas à Athènes, à Babylone et dans la grande ville impériale beaucoup plus d’honnêtes gens qu’aux jours glorieux d’Harmodius, de Cyrus le Grand et de Publicola.

Sans remonter à ces époques éloignées, nous pouvons en juger par nous-mêmes. Un des points du globe où le siècle est le plus avancé, et présente un plus parfait contraste avec l’âge naïf, c’est bien certainement Paris ; et cependant grand nombre de personnes religieuses et savantes avouent que dans aucun lieu, dans aucun temps, on ne trouverait autant de vertus efficaces, de solide piété, de douce régularité, de finesse de conscience, qu’il s’en rencontre aujourd’hui dans cette grande ville. L’idéal que l’on s’y fait du bien est tout aussi élevé qu’il pouvait l’être dans l’âme des plus illustres modèles du dix-septième siècle, et encore a-t-il dépouillé cette amertume, cette sorte de roideur et de sauvagerie, oserais-je dire cette pédanterie, dont alors il n’était pas toujours exempt ; de sorte que, pour contre-balancer les épouvantables écarts de l’esprit moderne, on trouve, sur les lieux mêmes où cet esprit a établi le principal siège de sa puissance, des contrastes frappants, dont les siècles passés n’ont pas eu, à un aussi haut degré que nous, le consolant spectacle.

Je ne vois pas même que les grands hommes manquent aux périodes de corruption et de décadence, je dis les grands hommes les mieux caractérisés par l’énergie du caractère et les fortes vertus. Si je cherche dans le catalogue des empereurs romains, la plupart d’ailleurs supérieurs à leurs sujets par le mérite comme par le rang, je relève des noms comme ceux de Trajan, d’Antonin le Pieux, de Septime Sévère, de Jovien ; et au-dessous du trône, dans la foule même, j’admire tous les grands docteurs, les grands martyrs, les apôtres de la primitive Église, sans compter les vertueux païens. J’ajoute que les esprits actifs, fermes, valeureux, remplissaient les camps et les municipes de façon à faire douter qu’au temps de Cincinnatus, et proportion gardée, Rome ait possédé autant d’hommes éminents dans tous les genres d’activité. L’examen des faits est complètement concluant.

Ainsi, gens de vertu, gens d’énergie, gens de talent, loin de faire défaut aux périodes de décadence et de vieillesse des sociétés, s’y rencontrent au contraire avec plus d’abondance peut-être qu’au sein des empires qui viennent de naître, et, en outre, le niveau commun de la moralité y est supérieur. Il n’est donc pas généralement vrai de prétendre que, dans les États qui tombent, la corruption des mœurs soit plus intense que dans ceux qui naissent ; que cette même corruption détruise les peuples est également sujet à contestation, puisque certains États, loin de mourir de leur perversité, en ont vécu ; mais on peut aller même au delà, et démontrer que l’abaissement moral n’est pas nécessairement mortel, car, parmi les maladies qui affectent les sociétés, il a cet avantage de pouvoir se guérir, et quelquefois assez vite.

En effet, les mœurs particulières d’un peuple présentent de très fréquentes ondulations suivant les périodes que l’histoire de ce peuple traverse. Pour ne s’adresser qu’à nous, Français, constatons que les Gallo-Romains des cinquième et sixième siècles, race soumise, valaient certainement mieux que leurs héroïques vainqueurs, à tous les points de vue que la morale embrasse ; ils n’étaient même pas toujours, individuellement pris, leurs inférieurs en courage et en vertu militaire[6]. Il semblerait que, dans les âges qui suivirent, lorsque les deux races eurent commencé à se mêler, tout s’empira, et que, vers le huitième et le neuvième siècle, le territoire national ne présentait pas un tableau dont nous ayons à tirer grande vanité. Mais aux onzième, douzième et treizième siècles, le spectacle s’était totalement transformé, et, tandis que la société avait réussi à amalgamer ses éléments les plus discords, l’état des mœurs était généralement digne de respect ; il n’y avait pas, dans les notions de ce temps, de ces ambages qui éloignent du bien celui qui veut y parvenir. Le quatorzième et le quinzième siècles furent de déplorables moments de perversité et de conflits ; le brigandage prédomina ; ce fut de mille façons, et dans le sens le plus étendu et le plus rigoureux du mot, une période de décadence ; on eût dit qu’en face des débauches, des massacres, des tyrannies, de l’affaiblissement complet de tout sentiment honnête dans les nobles qui volaient leurs vilains, dans les bourgeois qui vendaient la patrie à l’Angleterre, dans un clergé sans régularité, dans tous les ordres enfin, la société entière allait s’écrouler, et sous ses ruines engloutir et cacher tant de hontes. La société ne s’écroula pas, elle continua de vivre, elle s’ingénia, elle combattit, elle sortit de peine. Le seizième siècle, malgré ses folies sanglantes, conséquences adoucies de l’âge précédent, fut beaucoup plus honorable que son prédécesseur ; et, pour l’humanité, la Saint-Barthélemy n’est pas ignominieuse comme le massacre des Armagnacs. Enfin, de ce temps à demi corrigé, la société française passa aux lumières vives et pures de l’âge des Fénelon, des Bossuet et des Montausier. Ainsi, jusqu’à Louis XIV, notre histoire présente des successions rapides du bien au mal, et la vitalité propre à la nation reste en dehors de l’état de ses mœurs. J’ai tracé en courant les plus grandes différences ; celles de détail abondent ; il faudrait bien des pages pour les relever ; mais, à ne parler que de ce que nous avons presque vu de nos yeux, ne sait on pas que tous les dix ans, depuis 1787, le niveau de la moralité a énormément varié ? Je conclus que, la corruption des mœurs étant, en définitive, un fait transitoire et flottant, qui tantôt s’empire et tantôt s’améliore, on ne saurait la considérer comme une cause nécessaire et déterminante de ruine pour les États.

Ici je me trouve amené à examiner un argument d’espèce contemporaine qu’il n’entrait pas dans les idées du dix-huitième siècle de faire valoir ; mais, comme il s’enchaîne à merveille avec la décadence des mœurs, je ne crois pas pouvoir en parler plus à propos. Plusieurs personnes sont portées à penser que la fin d’une société est imminente quand les idées religieuses tendent à s’affaiblir et à disparaître. On observe une sorte de corrélation à Athènes et à Rome entre la profession publique des doctrines de Zénon et d’Épicure, l’abandon des cultes nationaux qui s’en est suivi, dit-on, et la fin des deux républiques. On néglige d’ailleurs de remarquer que ces deux exemples sont à peu près les seuls que l’on puisse citer d’un pareil synchronisme ; que l’empire des Perses était fort dévot au culte des mages lorsqu’il est tombé ; que Tyr, Carthage, la Judée, les monarchies aztèque et péruvienne ont été frappées de mort en embrassant leurs autels avec beaucoup d’amour, et que par conséquent il est impossible de prétendre que tous les peuples qui voient se détruire leur nationalité expient par ce fait un abandon du culte de leurs pères. Mais ce n’est pas tout : dans les deux seuls exemples que l’on me paraisse fondé à invoquer, le fait que l’on relève a beaucoup plus d’apparence que de fond, et je nie tout à fait qu’à Rome comme à Athènes, le culte antique ait jamais été délaissé, jusqu’au jour où il fut remplacé dans toutes les consciences par le triomphe complet du christianisme ; en d’autres termes, je crois qu’en matière de foi religieuse, il n’y a jamais eu chez aucun peuple du monde une véritable solution de continuité ; que, lorsque la forme ou la nature intime de la croyance a changé, le Teutatès gaulois a saisi le Jupiter romain, et le Jupiter le christianisme, absolument comme, en droit, le mort saisit le vif, sans transition d’incrédulité ; et dès lors, s’il ne s’est jamais trouvé une nation dont on fût en droit de dire qu’elle était sans foi, on est mal fondé à mettre en avant que le manque de foi détruit les États.

Je vois bien sur quoi le raisonnement s’appuie. On dira que c’est un fait notoire qu’un peu avant le temps de Périclès, à Athènes, et chez les Romains vers l’époque des Scipions, l’usage se répandit, dans les classes élevées, de raisonner sur les choses religieuses d’abord, puis d’en douter, puis décidément de n’y plus croire et de tirer vanité de l’athéisme. De proche en proche, cette habitude gagna, et il ne resta plus, ajoute-t-on, personne, ayant quelques prétentions à un jugement sain, qui ne défiât les augures de s’entre-regarder sans rire.

Cette opinion, dans un peu de vrai, mêle aussi beaucoup de faux. Qu’Aspasie, à la fin de ses petits soupers, et Lélius, auprès de ses amis, se fissent gloire de bafouer les dogmes sacrés de leur pays, il n’y a, à le soutenir, rien que de très exact ; mais pourtant, à ces deux époques, les plus brillantes de l’histoire de la Grèce et de Rome, on ne se serait pas permis de professer trop publiquement de pareilles idées. Les imprudences de sa maîtresse faillirent coûter cher à Périclès lui-même ; on se souvient des larmes qu’il versa en plein tribunal, et qui, seules, n’auraient pas réussi à faire absoudre la belle incrédule. On n’a pas oublié non plus le langage officiel des poètes du temps, et comme Aristophane avec Sophocle, après Eschyle, s’établissait le vengeur impitoyable des divinités outragées. C’est que la nation tout entière croyait à ses dieux, regardait Socrate comme un novateur coupable, et voulait voir juger et condamner Anaxagore. Mais, plus tard ?... Plus tard les théories philosophiques et impies réussirent-elles à pénétrer dans les masses populaires ? Jamais, dans aucun temps, à aucun jour, elles n’y parvinrent. Le scepticisme resta une habitude des gens élégants, et ne dépassa pas leur sphère. On va objecter qu’il est bien inutile de parler de ce que pensaient des petits bourgeois, des populations villageoises, des esclaves, tous sans influence dans la conduite de l’État, et dont les idées n’avaient pas d’action sur la politique. La preuve qu’elles en avaient, c’est que, jusqu’au dernier soupir du paganisme, il fallut leur conserver leurs temples et leurs chapelles ; il fallut payer leurs hiérophantes ; il fallut que les hommes les plus éminents, les plus éclairés, les plus fermes dans la négation religieuse, non seulement s’honorassent publiquement de porter la robe sacerdotale, mais remplissent eux-mêmes, eux, accoutumés à tourner les feuillets du livre de Lucrèce, manu diurna, manu nocturna, les emplois les plus répugnants du culte, et non seulement s’en acquittassent aux jours de cérémonie, mais encore employassent leurs rares loisirs, des loisirs disputés péniblement aux plus terribles jeux de la politique, à écrire des traités d’aruspicine. Je parle ici du grand Jules[7]. Eh quoi ! tous les empereurs après lui furent et durent être des souverains pontifes, Constantin encore ; et, tandis qu’il avait des raisons bien plus fortes que tous ses prédécesseurs pour repousser une charge si odieuse à son honneur de prince chrétien, il dut, contraint par l’opinion publique, évidemment bien puissante, quoiqu’à la veille de s’éteindre, il dut compter encore avec l’antique religion nationale. Ainsi, ce n’était pas la foi des petits bourgeois, des populations villageoises, des esclaves, qui était peu de chose, c’était l’opinion des gens éclairés. Cette dernière avait beau s’insurger, au nom de la raison et du bon sens, contre les absurdités du paganisme ; les masses populaires ne voulaient pas, ne pouvaient pas renoncer à une croyance avant qu’on leur en eût fourni une autre, donnant là une grande démonstration de cette vérité, que c’est le positif et non le négatif qui est d’emploi dans les affaires de ce monde ; et la pression de ce sentiment général fut si forte qu’au troisième siècle il y eut, dans les hautes classes, une réaction religieuse, réaction solide, sérieuse, et qui dura jusqu’au passage définitif du monde aux bras de l’Église ; de sorte que le règne du philosophisme aurait atteint son apogée sous les Antonins, et commencé son déclin peu après leur mort. Mais ce n’est pas le lieu de débattre cette question, d’ailleurs intéressante pour l’histoire des idées ; qu’il me suffise d’établir que la rénovation gagna de plus en plus, et d’en faire ressortir la cause la plus apparente.

Plus le monde romain alla vieillissant, plus le rôle des armées fut considérable. Depuis l’empereur, qui sortait inévitablement des rangs de la milice, jusqu’au dernier officier de son prétoire, jusqu’au plus mince gouverneur de district, tous les fonctionnaires avaient commencé par tourner sous le cep du centurion. Tous sortaient donc de ces masses populaires dont j’ai déjà signalé l’indomptable piété, et, en arrivant aux splendeurs d’un rang élevé, trouvaient pour leur déplaire, les choquer, les blesser, l’antique éclat des classes municipales, de ces sénateurs des villes, qui les regardaient volontiers comme des parvenus, et les auraient raillés de grand cœur, n’eût été la crainte. Il y avait ainsi hostilité entre les maîtres réels de l’État et les familles jadis supérieures. Les chefs de l’armée étaient croyants et fanatiques, témoin Maximin, Galère, cent autres ; les sénateurs et les décurions faisaient encore leurs délices de la littérature sceptique ; mais comme on vivait, en définitive, à la cour, donc parmi les militaires, on était contraint d’adopter un langage et des opinions officielles qui ne fussent pas dangereuses. Tout devint, peu à peu, dévot dans l’empire, et ce fut par dévotion que les philosophes eux-mêmes, conduits par Évhémère, se mirent à inventer des systèmes pour concilier les théories rationalistes avec le culte de l’État, méthode dont l’empereur Julien fut le plus puissant coryphée. Il n’y a pas lieu de louer beaucoup cette renaissance de la piété païenne, puisqu’elle causa la plupart des persécutions qui ont atteint nos martyrs. Les populations, offensées dans leur culte par les sectes athées, avaient patienté aussi longtemps que les hautes classes les avaient dominées ; mais, aussitôt que la démocratie impériale eut réduit ces mêmes classes au rôle le plus humble, les gens d’en bas se voulurent venger d’elles, et, se trompant de victimes, égorgèrent les chrétiens, qu’ils appelaient impies et prenaient pour des philosophes. Quelle différence entre les époques ! Le païen vraiment sceptique, c’est ce roi Agrippa qui, par curiosité, veut entendre saint Paul[8]. Il l’écoute, discute avec lui, le tient pour un fou, mais ne songe pas à le punir de penser autrement qu’il ne fait lui-même. C’est l’historien Tacite, plein de mépris pour les nouveaux religionnaires, mais blâmant Néron de ses cruautés envers eux ; Agrippa et Tacite étaient des incrédules. Dioclétien était un politique conduit par les clameurs des gouvernés ; Décius, Aurélien étaient des fanatiques comme leurs peuples.

Et combien de peine n’éprouva-t-on pas encore, lorsque le gouvernement romain eut définitivement embrassé la cause du christianisme, à conduire les populations dans le giron de la foi ! En Grèce, de terribles résistances éclatèrent, aussi bien dans la chaire des écoles que dans les bourgs et les villages et partout les évêques éprouvèrent tant de difficultés à triompher des petites divinités topiques, que, sur bien des points, la victoire fut moins l’œuvre de la conversion et de la persuasion que de l’adresse, de la patience et du temps. Le génie des hommes apostoliques, réduit à user de fraudes pieuses, substitua aux divinités des bois, des prés, des fontaines, les saints, les martyrs et les vierges. Ainsi les hommages continuèrent, pendant quelque temps s’adressèrent mal, et finirent par trouver la bonne voie. Que dis-je ? Est-ce vraiment certain ? Est-il avéré que, sur quelques points de la France même, il ne se trouve pas telle paroisse où quelques superstitions aussi tenaces que bizarres, n’inquiètent pas encore la sollicitude des curés ? Dans la catholique Bretagne, au siècle dernier, un évêque luttait contre des populations obstinées dans le culte d’une idole de pierre. En vain on jetait à l’eau le grossier simulacre, ses adorateurs entêtés savaient l’en retirer, et il fallut l’intervention d’une compagnie d’infanterie pour le mettre en pièces. Voilà quelle fut et quelle est la longévité du paganisme. Je conclus qu’on est mal fonde à soutenir que Rome et Athènes se soient trouvées un seul jour sans religion.

Puisque donc il n’est jamais arrivé, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes, qu’une nation abandonnât son culte avant d’être bien et dûment pourvue d’un autre, il est impossible de prétendre que la ruine des peuples soit la conséquence de leur irréligion.

Après avoir refusé une puissance nécessairement destructive au fanatisme, au luxe, à la corruption des mœurs, et la réalité politique à l’irréligion, il me reste à traiter de l’influence d’un mauvais gouvernement ; ce sujet vaut bien qu’on lui ouvre un chapitre à part.



  1. Prescott, History of the conquest of Mejico. In-8°, Paris, 1844.
  2. C. F. Weber, M. A. Lucani Pharsalia. In-8°. Leipzig, 1828, t. I, p. 122-123, note.
  3. Prichard, Histoire naturelle de l’homme (trad. de M. Roulin. In-8°. Paris, 1843). – Le Dr Martius est encore plus explicite. Voir Martius und Spix, Reise in Brasilien. In-4°. Munich, t. I, p. 379-380.
  4. Balzac, Lettre à madame la duchesse de Montausier.
  5. Odyssée, XV.
  6. Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens. Voir, entre autres, l'histoire de Mummolus.
  7. César, démocrate et sceptique, savait mettre son langage en désaccord avec ses opinions lorsque la circonstance le requérait. Rien de curieux comme l'oraison funèbre qu'il prononça pour sa tante : « L'origine maternelle de ma tante Julia, dit-il, remonte aux rois ; la paternelle se rattache aux dieux immortels ; car les rois Marciens, dont fut le nom de sa mère, étaient issus d'Ancus Marcius, et c'est de Vénus que viennent les Jules, race à laquelle appartient notre famille. Ainsi, dans ce sang, il y avait tout à la fois la sainteté des rois, les plus puissants des hommes, et l'adorable majesté (cerimonia) des dieux, qui tiennent les rois eux-mêmes en leur pouvoir. » (Suétone, Julius, 5.)

    On n'est pas plus monarchique ; mais aussi, pour un athée, on n'est pas plus religieux.

  8. Act. Apost. XXVI, 24, 29, 31.