Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre premier/Chapitre I


CHAPITRE PREMIER.

La condition mortelle des civilisations et des sociétés résulte d’une cause générale et commune.

La chute des civilisations est le plus frappant et en même temps le plus obscur de tous les phénomènes de l’histoire. En effrayant l’esprit, ce malheur réserve quelque chose de si mystérieux et de si grandiose, que le penseur ne se lasse pas de le considérer, de l’étudier, de tourner autour de son secret. Sans nul doute, la naissance et la formation des peuples proposent à l’examen des observations très remarquables : le développement successif des sociétés, leurs succès, leurs conquêtes, leurs triomphes, ont de quoi frapper bien vivement l’imagination et l’attacher ; mais tous ces faits, si grands qu’on les suppose, paraissent s’expliquer aisément ; on les accepte comme les simples conséquences des dons intellectuels de l’homme ; une fois ces dons reconnus, on ne s’étonne pas de leurs résultats ; ils expliquent, par le fait seul de leur existence, les grandes choses dont ils sont la source. Ainsi, pas de difficultés, pas d’hésitations de ce côté. Mais quand, après un temps de force et de gloire, on s’aperçoit que toutes les sociétés humaines ont leur déclin et leur chute, toutes, dis-je, et non pas telle ou telle ; quand on remarque avec quelle taciturnité terrible le globe nous montre, épars sur sa surface, les débris des civilisations qui ont précédé la nôtre, et non seulement des civilisations connues, mais encore de plusieurs autres dont on ne sait que les noms, et de quelques-unes qui, gisant en squelettes de pierre au fond de forêts presque contemporaines du monde[1], ne nous ont pas même transmis cette ombre de souvenir ; lorsque l’esprit, faisant un retour sur nos États modernes, se rend compte de leur jeunesse extrême, s’avoue qu’ils ont commencé d’hier et que certains d’entre eux sont déjà caducs : alors on reconnaît, non sans une certaine épouvante philosophique, avec combien de rigueur la parole des prophètes sur l’instabilité des choses s’applique aux civilisations comme aux peuples, aux peuples comme aux États, aux États comme aux individus, et l’on est contraint de constater que toute agglomération humaine, même protégée par la complication la plus ingénieuse de liens sociaux, contracte, au jour même où elle se forme, et caché parmi les éléments de sa vie, le principe d’une mort inévitable.

Mais quel est ce principe ? Est-il uniforme ainsi que le résultat qu’il amène, et toutes les civilisations périssent-elles par une cause identique ?

Au premier aspect, on est tenté de répondre négativement ; car on a vu tomber bien des empires, l’Assyrie, l’Égypte, la Grèce, Rome, dans des conflits de circonstances qui ne se ressemblaient pas. Toutefois, en creusant plus loin que l’écorce, on trouve bientôt, dans cette nécessité même de finir qui pèse impérieusement sur toutes les sociétés sans exception, l’existence irrécusable, bien que latente, d’une cause générale, et, partant de ce principe certain de mort naturelle indépendant de tous les cas de mort violente, on s’aperçoit que toutes les civilisations, après avoir duré quelque peu, accusent à l’observation des troubles intimes, difficiles à définir, mais non moins difficiles à nier, qui portent dans tous les lieux et dans tous les temps un caractère analogue ; enfin, en relevant une différence évidente entre la ruine des États et celle des civilisations, en voyant la même espèce de culture tantôt persister dans un pays sous une domination étrangère, braver les événements les plus calamiteux, et tantôt, au contraire, en présence de malheurs médiocres, disparaître ou se transformer, on s’arrête de plus en plus à cette idée, que le principe de mort, visible au fond de toutes les sociétés, est non seulement adhérent à leur vie, mais encore uniforme et le même pour toutes.

J’ai consacré les études dont je donne ici les résultats à l’examen de ce grand fait.

C’est nous modernes, nous les premiers, qui savons que toute agglomération d’hommes et le mode de culture intellectuelle qui en résulte doivent périr. Les époques précédentes ne le croyaient pas. Dans l’antiquité asiatique, l’esprit religieux, ému comme d’une apparition anormale par le spectacle des grandes catastrophes politiques, les attribuait à la colère céleste frappant les péchés d’une nation ; c’était là, pensait-on, un châtiment propre à amener au repentir les coupables encore impunis. Les juifs, interprétant mal le sens de la Promesse, supposaient que leur empire ne finirait jamais. Rome, au moment même où elle commençait à sombrer, ne doutait pas de l’éternité du sien[2]. Mais, pour avoir vu davantage, les générations actuelles savent beaucoup plus aussi ; et, de même que personne ne doute de la condition universellement mortelle des hommes, parce que tous les hommes qui nous ont précédés sont morts, de même nous croyons fermement que les peuples ont des jours comptés, bien que plus nombreux ; car aucun de ceux qui régnèrent avant nous ne poursuit à nos côtés sa carrière. Il y a donc, pour l’éclaircissement de notre sujet, peu de choses à prendre dans la sagesse antique, hormis une seule remarque fondamentale, la reconnaissance du doigt divin dans la conduite de ce monde, base solide et première dont il ne faut pas se départir, l’acceptant avec toute l’étendue que lui assigne l’Église catholique. Il est incontestable que nulle civilisation ne s’éteint sans que Dieu le veuille, et appliquer à la condition mortelle de toutes les sociétés l’axiome sacré dont les anciens sanctuaires se servaient pour expliquer quelques destructions remarquables, considérées par eux, mais à tort, comme des faits isolés, c’est proclamer une vérité de premier ordre, qui doit dominer la recherche des vérités terrestres. Ajouter que toutes les sociétés périssent parce qu’elles sont coupables, j’y consens aisément ; ce n’est encore qu’établir un juste parallélisme avec la condition des individus, en trouvant dans le péché le germe de la destruction. Sous ce rapport, rien ne s’oppose, à raisonner même suivant les simples lumières de l’esprit, à ce que les sociétés suivent le sort des êtres qui les composent, et, coupables par eux, finissent comme eux ; mais, ces deux vérités admises et pesées, je le répète, la sagesse antique ne nous offre aucun secours.

Elle ne nous dit rien de précis sur les voies que suit la volonté divine pour amener la mort des peuples ; elle est, au contraire, portée à considérer ces voies comme essentiellement mystérieuses. Saisie d’une pieuse terreur à l’aspect des ruines, elle admet trop aisément que les États qui s’écroulent ne peuvent être ainsi frappés, ébranlés, engloutis, si ce n’est à l’aide de prodiges. Qu’un fait miraculeux se soit produit dans certaines occurrences, en tant que les livres saints l’affirment, je me soumets sans peine à le croire ; mais là où les témoignages sacrés ne se prononcent pas d’une manière formelle, et c’est le plus grand nombre des cas, on peut légitimement considérer l’opinion des anciens temps comme incomplète, insuffisamment éclairée, et reconnaître, contrairement au côté où elle penche, que, puisque la sévérité céleste s’exerce sur nos sociétés constamment et par suite d’une décision antérieure à l’établissement du premier peuple, l’arrêt s’exécute d’une manière prévue, normale et en vertu de prescriptions définitivement inscrites au code de l’univers, à côté des autres lois qui, dans leur imperturbable régularité, gouvernent la nature animée tout comme le monde inorganique.

Si l’on est en droit de reprocher justement à la philosophie sacrée des premiers temps de s’être, dans son défaut d’expérience, bornée, pour expliquer un mystère, à l’exposition d’une vérité théologique indubitable, mais qui elle-même est un autre mystère, et de n’avoir pas poussé ses recherches jusqu’à l’observation des faits tombant sous le domaine de la raison, du moins ne peut-on pas l’accuser d’avoir méconnu la grandeur du problème en cherchant des solutions au ras de terre. Pour bien dire, elle s’est contentée de poser noblement la question, et, si elle ne l’a point résolue ni même éclaircie, du moins n’en a-t-elle pas fait un thème d’erreurs. C’est en cela qu’elle se place bien au-dessus des travaux fournis par les écoles rationalistes.

Les beaux esprits d’Athènes et de Rome ont établi cette doctrine acceptée jusqu’à nos jours, que les États, les peuples, les civilisations ne périssent que par le luxe, la mollesse, la mauvaise administration, la corruption des mœurs, le fanatisme. Toutes ces causes, soit réunies, soit isolées, furent déclarées responsables de la fin des sociétés ; et la conséquence nécessaire de cette opinion, c’est que là où elles n’agissent point, aucune force dissolvante ne doit exister non plus. Le résultat final, c’est d’établir que les sociétés ne meurent que de mort violente, plus heureuses en cela que les hommes, et que, sauf à éluder les causes de destruction que je viens d’énumérer, on peut parfaitement se figurer une nationalité aussi durable que le globe lui-même. En inventant cette thèse, les anciens n’en apercevaient nullement la portée ; ils n’y voyaient autre chose qu’un moyen d’étayer la doctrine morale, seul but, comme on sait, de leur système historique. Dans les récits des événements, ils se préoccupaient si fort de relever avant tout l’influence heureuse de la vertu, les déplorables effets du crime et du vice, que tout ce qui sortait de ce cadre moral leur important médiocrement, restait le plus souvent inaperçu ou négligé. Cette méthode était fausse, mesquine, et trop souvent même marchait contre l’intention de ses auteurs, car elle appliquait, suivant les besoins du moment, le nom de vertu et de vice d’une façon arbitraire ; mais, jusqu’à un certain point, le sévère et louable sentiment qui en faisait la base lui sert d’excuse, et, si le génie de Plutarque et celui de Tacite n’ont tiré de cette théorie que des romans et des libelles, ce sont de sublimes romans et des libelles généreux.

Je voudrais pouvoir me montrer aussi indulgent pour l’application qu’en ont faite les auteurs du dix-huitième siècle ; mais il y a entre leurs maîtres et eux une trop grande différence : les premiers étaient dévoués jusqu’à l’exagération au maintien de l’établissement social ; les seconds furent avides de nouveautés et acharnés à détruire : les uns s’efforçaient de faire fructifier noblement leur mensonge ; les autres en ont tiré d’épouvantables conséquences, en y sachant trouver des armes contre tous les principes de gouvernement, auxquels tour à tour venait s’appliquer le reproche de tyrannie, de fanatisme, de corruption. Pour empêcher les sociétés de périr, la façon voltairienne consiste à détruire la religion, la loi, l’industrie, le commerce, sous prétexte que la religion, c’est le fanatisme ; la loi, le despotisme ; l’industrie et le commerce, le luxe et la corruption. À coup sûr, le règne de tant d’abus, c’est le mauvais gouvernement.

Mon but n’est pas le moins du monde d’entamer une polémique ; je n’ai voulu que faire remarquer combien l’idée commune à Thucydide et à l’abbé Raynal produit des résultats divergents ; pour être conservatrice chez l’un, cyniquement agressive chez l’autre, c’est partout une erreur. Il n’est pas vrai que les causes auxquelles sont buées les chutes des nations en soient nécessairement coupables, et, tout en reconnaissant volontiers qu’elles peuvent se faire voir au moment de la mort d’un peuple, je nie qu’elles aient assez de force, qu’elles soient douées d’une énergie assez sûrement destructive pour déterminer à elles seules la catastrophe irrémédiable.



  1. M. A. de Humboldt, Examen critique de l’histoire de la géographie du nouveau continent. Paris, in-8-.
  2. Amédée Thierry, La Gaule sous l’administration romaine, t. I, p. 244.