Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre deuxième/Chapitre V


CHAPITRE V.

Les Égyptiens, les Éthiopiens.

Jusqu’à présent il n’a encore été question que d’une seule civilisation, sortie du mélange de la race blanche des Chamites et des Sémites avec les noirs, et que j’ai appelée assyrienne. Elle acquit une influence non seulement longue, non seulement durable, mais éternelle, et ce n’est pas trop que de la considérer, même de nos jours, comme beaucoup plus importante par ses conséquences que toutes celles qui ont éclairé le monde, sauf la dernière.

Toutefois, à l’idée de la suprématie de domination, il serait inexact de joindre celle d’antériorité d’existence. Les plaines de l’Asie inférieure n’ont pas vu fleurir des États réguliers avant tout autre pays de la terre. Il sera question plus tard de l’antiquité extrême des établissements hindous ; pour le moment, je vais parler des gouvernements égyptiens, dont la fondation est probablement à peu près synchronique à celle des pays ninivites. La première question à débattre, c’est l’origine de la partie civilisatrice de la nation habitant la vallée du Nil.

La physiologie interrogée répond avec une précision très satisfaisante les statues et les peintures les plus anciennes accusent d’une manière irréfragable la présence du type blanc (1)[1]. On a souvent cité avec raison, pour la beauté et la noblesse des traits, la tête de la statue connue au Musée britannique sous le nom de Jeune Memnon (2)[2]. De même, dans d’autres monuments figurés, dont la fondation remonte précisément aux époques les plus lointaines, les prêtres, les rois, les chefs militaires appartiennent, sinon à la race blanche parfaitement pure, du moins à une variété qui ne s’en est pas encore écartée beaucoup (3)[3]. Cependant, l’élargissement de la face, la grandeur des oreilles, le relief des pommettes, l’épaisseur des lèvres sont autant de caractères fréquents dans les représentations des hypogées et des temples, et qui, variés à l’extrême et gradués de cent manières, ne permettent pas de révoquer en doute l’infusion assez forte du sang des noirs des deux variétés, à cheveux plats et crépus (1)[4]. Il n’y a rien à opposer, en cette matière, au témoignage des constructions de Médinet-Abou. Ainsi l’on peut admettre que la population égyptienne avait à combiner les éléments que voici : des noirs à cheveux plats, des nègres à tête laineuse, plus une immigration blanche, qui donnait la vie à tout ce mélange.

La difficulté est de décider à quel rameau de la famille noble appartenait ce dernier terme de l’alliage. Blumenbach, citant la tête d’un Rhamsès, le compare au type hindou. Cette observation, toute juste qu’elle est, ne saurait malheureusement suffire à fonder un jugement arrêté, car l’extrême variété que présentent les types égyptiens des différentes époques hésite beaucoup, comme il est facile de le concevoir, entre les données mélaniennes et les traits des blancs. Partout, en effet, même dans la tête attribuée à Rhamsès, des traits encore fort beaux et très voisins du type blanc sont cependant assez altérés déjà, par les effets des mélanges, pour offrir un commencement de dégradation qui déroute les idées et empêche la conviction de se fixer. Outre cette raison décisive, on ne doit jamais oublier non plus que les apparences physionomiques ne fournissent souvent que des raisons bien imparfaites, quand il s’agit de décider sur des nuances (2)[5]. Si donc la physiologie suffit à nous apprendre que le sang des blancs coulait dans les veines des Égyptiens, elle ne peut nous dire à quel rameau était emprunté ce sang, s’il était chamite ou arian. Elle fait assez pour nous, toutefois, en nous affirmant le fait en gros et en renversant de fond en comble l’opinion de De Guignes, d’après laquelle les ancêtres de Sésostris auraient été une colonie chinoise, hypothèse écartée aujourd’hui de toute discussion.

L’histoire, plus explicite que la physiologie, épouvante cependant par l’éloignement excessif dans lequel elle semble vouloir se reporter et cacher les origines de la nation égyptienne (1)[6]. Après tant de siècles de recherches et d’efforts, on n’a pu réussir à s’entendre encore sur la chronologie des rois, sur la composition des dynasties, et encore bien moins sur les synchronismes qui unissent les faits arrivés dans la vallée du Nil aux événements accomplis ailleurs. Ce coin des annales humaines n’a jamais cessé d’être un des terrains les plus mouvants, les plus variables de la science, et à chaque instant une découverte ou seulement une théorie le déplace. Il n’y a pas à choisir ici entre les opinions brillantes de M. le chevalier Bunsen et l’allure plus modeste de sir Gardiner Wilkinson. Je me garderais de vouloir exclure les unes pour me confier uniquement à l’autre. Il se peut que la publication de la dernière partie, encore inconnue, de l’Ægyptens Stelle in der Welt Geschichte, élève les assertions du savant diplomate prussien à la hauteur d’une démonstration irréfragable. En attendant ce grand résultat, et malgré la tendance que je pourrais avoir à adopter avec empressement une doctrine qui se relie si bien aux opinions de ce livre, le plus prudent est, sans nul doute, de s’en tenir, pour le principal, à la manière de voir de l’auteur anglais.

Suivant ce dernier, il faudrait placer le moment le plus éclatant de la civilisation, des arts et de la puissance militaire de l’Égypte, à l’époque strictement historique entre le règne d’Osirtasen, roi de la 18e dynastie, et celui du Diospolite de la 19e, Rhamsès III, le Mi-A-Moun des monuments, c’est-à-dire entre l’année 1740 et l’année 1355 avant J.-C. (2)[7]. Toutefois, cette splendeur n’était pas à son début. L’époque où furent construites les pyramides remonte plus haut, et c’est sur ces mystérieux témoignages que M. Bunsen a surtout fait porter ses essais de déchiffrement les plus ingénieux. Calculons, avec la méthode d’explication la plus ordinairement appliquée au récit d’Eratosthènes, que les pyramides situées au nord de Memphis, généralement tenues pour les plus anciennes, ont été construites vers l’an 2120 avant J.-C. par Suphis et son frère Sensuphis. Ainsi, en 2120 avant J.-C., l’Égypte aurait présenté déjà un état de civilisation fort avancé et capable d’entreprendre et de conduire à bonne fin les travaux les plus étonnants accomplis jamais par la main de l’homme. L’émigration blanche avait donc eu lieu avant cette époque, puisque chaque groupe de pyramides appartient à un âge différent, et que chaque pyramide, en particulier, a dû coûter assez d’efforts pour qu’une seule génération ne pût entreprendre la construction de plusieurs (1)[8].

Veut-on supposer qu’un rameau chamite se soit avancé jusque dans les régions du Nil, entre Syène et la mer, et y ait fondé la civilisation égyptienne ? Cette hypothèse se renverse d’elle-même. Pourquoi ces Chamites, après avoir établi un État considérable, auraient-ils rompu ensuite toute relation avec les autres peuples de leur race, en se confinant loin de la route suivie par ces derniers, par eux-mêmes, dans les migrations vers l’Afrique, loin de la Méditerranée, loin du Delta, pour inventer là, dans l’isolement, une civilisation tout égoïste, hostile sur mille points à celle des Chamites noirs ? Comment auraient-ils adopté une langue si remarquablement différente des idiomes de leurs congénères ? On ne voit pas à ces objections de réponse raisonnable. Les Égyptiens ne sont donc pas des Chamites, et il faut se tourner d’un autre côté.

L’ancienne langue égyptienne se compose de trois parties. L’une appartient aux langues noires. L’autre, provenant du contact de ces langues noires avec l’idiome des Chamites et des Sémites, produit ce mélange que l’on dénomme d’après la seconde de ces races. Enfin se présente une troisième partie, très mystérieuse, très originale, sans doute, mais qui, sur plusieurs points, paraît trahir des affinités arianes et une certaine parenté avec le sanscrit (1)[9]. Ce fait important, s’il était solidement établi, pourrait être considéré comme terminant la discussion, et pouvant servir à tracer l’itinéraire des colons blancs de l’Égypte, depuis le Pendjab jusqu’à l’embouchure de l’Indus, et de là dans la vallée supérieure du Nil. Malheureusement, bien qu’indiqué, il n’est pas clair et ne peut servir que d’indice (2)[10]. Cependant il n’est pas impossible de lui trouver des étais.

On a considéré longtemps les contrées basses de l’Égypte comme ayant fait partie primitive du pays de Misr. C’était une opinion erronée. Les lieux où la civilisation égyptienne établit ses plus anciennes splendeurs, sont tout à fait au-dessus du Delta. En dehors de la côte arabique, parce que le caractère stérile du sol n’y permettait pas de vastes établissements, la colonisation antique ne s’en écarte cependant pas trop et ne cherche pas encore à gagner les rives de la Méditerranée. C’est que, probablement, elle ne voulait pas rompre toute relation avec l’ancienne patrie. Malgré les sables, malgré les rocs qui bordent le golfe par où l’immigration avait pu se faire, des ports de commerce existaient sur ces rivages, entre autres, Philotéras (1)[11], tous reliés au centre fertile où se mouvaient principalement les populations, au moyen de stations établies dans le désert, Wadi-Djasous, par exemple, dont on sait que les puits furent réparés par Amounm-Gori (1686 avant J.-C., suivant Wilkinson ; à une date plus ancienne, au dire de M. le chevalier Bunsen), et lorsque les Égyptiens ne possédaient rien du côté de la Palestine. Il y a même lieu de croire que les mines d’émeraudes de Djebel-Zabara étaient déjà exploitées avant cette époque. Dans les tombeaux des Pharaons de la 18e dynastie, le lapis-lazuli et d’autres pierres précieuses, originaires de l’Inde, se rencontrent en abondance. Je ne parle pas ici des vases de porcelaine, venus indubitablement de la Chine, et découverts dans des hypogées dont la date de fondation est inconnue. Cette dernière circonstance suffit, à elle seule, pour donner le droit d’attribuer ces monuments et leur contenu à une époque très reculée (2)[12].

De ce que les Égyptiens étaient établis dans le centre de la vallée du Nil, je conclus qu’ils n’appartenaient pas aux nations chamites et sémites, dont la route vers l’Afrique occidentale était, au contraire, la rive méditerranéenne. De ce qu’ils portent, dans toutes les représentations figurées, le caractère évidemment caucasien, je conclus que la partie civilisatrice de la nation avait une origine blanche. Des traces arianes qui se trouvent dans leur langue, je conclus aussi, dès à présent, leur identité primitive avec la famille sanscrite. À mesure que nous allons avancer dans l’examen du peuple d’Isis, de nombreux détails vont confirmer, l’un après l’autre, ces prémisses.

J’ai montré qu’aux époques historiques les plus lointaines, les Égyptiens n’avaient que peu ou point de rapports avec les peuples chamites ou sémites et les contrées habitées par ces peuples ; tandis qu’au contraire, ils paraissent avoir entretenu des relations suivies avec les nations maritimes du sud-est. Leur activité se tournait si naturellement de ce côté, les transactions qui en résultaient avaient un tel degré d’importance, qu’au temps de Salomon le commerce entre les deux pays dépassait, pour un seul voyage d’importation, la valeur de 80 millions de nos francs (1)[13].

Tout en constatant l’origine sanscrite du noyau civilisateur de la race, il ne faudrait pas nier que, dès une époque très ancienne, cette race ne se soit fortement imprégnée du sang des noirs et mêlée aussi à de nombreux essaims chamites et à des fils de Sem. J’ai cité, sur ce point, l’autorité de Juba, qui reconnaît aux riverains du Nil, de Syène à Méroé, une provenance arabe (2)[14]. Malgré cette descendance multiple, les Égyptiens se croyaient et se disaient autochtones. Ils l’étaient en effet, en tant qu’héritiers, par le sang des aborigènes mélaniens. Cependant, si l’on veut s’attacher à la partie la plus noble de leur généalogie, on se refusera à partager leur opinion, et, persistant à les considérer comme des immigrants, non pas tant du nord et de l’est que du sud-est, on relèvera dans la constitution de leurs mœurs les traces très apparentes de la filiation que l’ignorance leur faisait renier.

À la religion féroce des nations assyriennes les Égyptiens opposaient les magnificences d’un culte, sinon plus idéal, au moins plus humain, et qui, après avoir aboli au temps de l’ancien empire, sous les premiers successeurs de Menès (3)[15], l’usage nègre des massacres hiératiques, n’avait jamais osé tenter de le faire renaître.

Les principes généraux de l’art religieux pratiqués à Thèbes et à Memphis ne craignaient certainement pas de produire le laid, mais ils ne cherchaient pas trop l’horrible, et bien que l’image de Typhon et d’autres encore soient assez repoussantes, la divinité égyptienne affectionne les formes grotesques plutôt que les contorsions de la bête sauvage, ou les grimaces du cannibale. Ces déviations de goût, mêlées à un véritable caractère de grandeur et commandées évidemment par la quantité noire infusée dans la race, étaient dominées par la valeur spéciale de la partie blanche, qui, supérieure autant qu’on en doit juger, d’après ce fait même, à l’affluent chamo-sémite, se montrait plus douce, et forçait l’élément noir à abonder dans le ridicule, en abandonnant l’atroce.

Il y aurait pourtant exagération à trop louer les populations riveraines du Nil. Si, au point de vue de la moralité, on doit féliciter une société d’être plus ridicule que méchante, à celui de la force, il faut l’en plaindre. Les nations assyriennes eurent le coupable malheur d’abâtardir leurs consciences aux pieds des monstrueuses images d’Astarté, de Baal, de Melkart, de ces idoles horribles trouvées dans le sol de la Sardaigne comme sous le seuil des portes de Khorsabad ; mais les gens de Thèbes et de Memphis furent, de leur côté, assez ravalés, par leur alliance avec la race aborigène, pour prostituer leur adoration à ce qu’ont de plus humble et le règne végétal et la nature animale. Ne parlons pas ici de la cobra di capello, dont le culte symbolique, commun aux populations de l’Inde et de l’Égypte, n’était peut-être qu’une importation de la mère patrie (1)[16]. Laissons aussi en dehors les crocodiles et tout ce qui peut se faire craindre, culte éternel de qui a du sang des noirs dans les veines. L’infatuation pour des êtres inoffensifs, comme le bouc, le chat, le scarabée ; pour des légumes qui n’offraient rien que de très vulgaire dans leurs formes et dans leurs mérites : voilà ce qui est particulier à l’Égypte, de sorte que l’influence nègre, tout en s’y montrant apprivoisée, ne s’y faisait pas moins sentir que dans le Chanaan et sur les terres de Ninive. L’absurde régnait seul ; il n’en était que plus complet et l’action mélanienne, si naturellement puissante, ne différait d’intensité et de forme qu’au gré de la valeur particulière à l’influence blanche, qui la dirigeait encore en se laissant obscurcir par elle. De là les différences des deux nationalités assyrienne et égyptienne.

Je ne confonds pas, tout à fait, le culte d’Apis, ni surtout le respect profond dont la vache et le taureau étaient l’objet, avec le culte des végétaux. L’adoration, en tant qu’hommage rendu à la Divinité, est un témoignage de respect un peu excessif, sans doute ; et quand on le donne à la chose créée, le sentiment d’où naît cette erreur peut fort bien se rapporter à la même source que les autres apothéoses condamnables (1)[17]. Mais, au fond de la sympathie égyptienne pour la race bovine, il y a quelque chose d’étranger au pur et simple fétichisme. On doit sans scrupule le rattacher aux antiques habitudes pastorales de la race blanche, et, comme à la vénération rendue à la cobra di capello, lui assigner une origine hindoue. C’est une folie dont la source n’est pas grossière.

Je ferais la même réserve pour d’autres similitudes très frappantes, telles que le personnage de Typhon, l’amour du lotus et, avant tout, la physionomie particulière de la cosmogonie qui se rapproche tout à fait des idées brahmaniques. À la vérité, il est quelquefois dangereux d’ajouter une foi trop explicite aux conclusions tirées de comparaisons semblables. Les idées peuvent souvent voyager à demi mortes et venir se régénérer sur un terrain propre à les faire réussir, après avoir passé par bien des milieux. Ainsi se trouveraient déçues les espérances que l’on aurait pu concevoir de leur présence à deux points extrêmes, pour constater une identité de race chez leurs possesseurs différents. Cette fois, cependant, il est difficile de se tenir en méfiance. L’hypothèse la plus défavorable à la communication directe entre les Hindous et les Égyptiens serait de supposer que les notions théologiques des premiers seraient passées du territoire sacré dans la Gédrosie, de là chez les diverses tribus arabes, pour tomber enfin chez les seconds. Or, les Gédrosiens étaient de misérables barbares, détritus immondes des tribus noires (1)[18]. Les Arabes s’adonnaient entièrement aux notions des Chamites, et on ne trouve pas trace, parmi eux, de celles dont il s’agit. Ces dernières venaient donc directement de l’Inde, sans transmission intermédiaire. C’est un grand argument de plus en faveur de l’origine ariane du peuple des Pharaons.

Je ne considérerai pas tout à fait comme aussi concluante une particularité qui, au premier aspect, frappe cependant beaucoup. C’est l’existence, dans les deux pays, du régime des castes. Cette institution semble porter en elle un tel cachet d’originalité, qu’elle donne toutes les tentations possibles de la considérer comme ne pouvant être que le résultat d’une source unique, et de conclure de sa présence chez plusieurs peuples à leur identité originelle. Mais, en y réfléchissant un peu, on n’a pas de peine à se convaincre que l’organisation généalogique des fonctions sociales n’est qu’une conséquence directe de l’idée d’inégalité des races entre elles, et que partout où il y a eu des vainqueurs et des vaincus, principalement quand ces deux pôles de l’État ont été visiblement séparés par des barrières physiologiques, le désir est né chez les forts de conserver le pouvoir à leurs descendants, en les contraignant de garder pur, autant que possible, ce même sang dont ils regardaient les vertus comme l’unique cause de leur domination. Presque tous les rameaux de la race blanche ont essayé, un moment, l’ébauche de ce système exclusif, et s’ils ne l’ont pas généralement poussé aussi loin que les gardiens des Védas et les sectateurs d’Osiris, c’est que les populations au milieu desquelles ils se trouvaient leur étaient déjà parentes de trop près quand ils se sont avisés de se rendre inaccessibles. Sous ce rapport, toutes les sociétés blanches s’y sont prises trop tard ; les Égyptiens, comme les autres, et même les Brahmanes. Leur prétention ne pouvait naître qu’après expérience faite des inconvénients à éviter. Elle ne constituait, dès lors, qu’un effort plus ou moins impuissant.

Ainsi, l’existence des castes ne suppose pas en elle-même l’identité des peuples, puisqu’elle existe chez les Germains, chez les Étrusques, chez les Romains comme à Thèbes, tout comme à Videha. Cependant on pourrait répondre que, si l’idée séparatiste doit se produire partout où deux races inégales sont en présence, il n’en est pas de même des applications variées qui en ont été faites, et on insistera sur cette grande ressemblance dans les systèmes de l’Égypte et de l’Inde : la contrainte perpétuelle des lignées au métier de leurs ancêtres. C’est là, en effet, le rapport. Il y a aussi la dissemblance, et la voici : en Égypte, pourvu qu’un fils remplît les mêmes fonctions que son père, la loi était satisfaite ; la mère pouvait sortir de toute descendance, sauf d’une famille de bergers. Cette exception contre les gardiens de troupeaux, corollaire forcé de cette autre qui leur fermait l’entrée des sanctuaires, confirme très bien la tolérance de la règle. Du reste, les exemples abondent. Des rois épousent des négresses, témoin Aménoph 1er. Des rois sont mulâtres comme Aménoph II, et la société, fidèle à la lettre de l’institution, ne paraît nullement avoir pris soin d’en observer, ni même d’en comprendre l’esprit.

Enfin, voici deux preuves dernières, et ce sont certainement les plus fortes.

Les annales égyptiennes donnent la date de l’institution des castes et en font honneur à un de leurs premiers rois, le troisième de la 3e dynastie, le Sésonchosis du scoliaste des Argonautiques, le Sésostris d’Aristote.

Second argument : l’antiquité si haute à laquelle il faudrait reporter l’époque où les émigrants arians quittèrent les bouches de l’Indus pour se diriger vers l’ouest, rend inadmissible l’origine sanscrite de la loi, attendu qu’alors elle n’existait certainement pas dans le pays même auquel se rattache, à son sujet, une sorte de réputation classique.

Je viens de prouver que je ne cherche pas à renforcer mon opinion d’un argument que je juge fragile. Maintenant j’ajouterai qu’en me prononçant contre toutes les conclusions directes à tirer de l’existence simultanée des castes dans l’Inde et en Égypte, je ne prétends nullement affirmer que certaines inductions collatérales ne s’en puissent extraire, qui ne laissent pas que de corroborer d’une manière fort utile le principe de la communauté d’origine : telle est la vénération égale pour les ministres du culte, leur longue domination et la dépendance dans laquelle ils ont su retenir la caste militaire, même quand celle-ci a porté la couronne, triomphe que le sacerdoce chamite n’a pas su remporter, et qui fit également la gloire, la force des civilisations de l’Indus et du Nil. C’est que la race ariane est surtout religieuse. Il faut encore observer l’intervention constante des prêtres dans les habitudes et les actes les plus intimes du foyer domestique (1)[19]. En Égypte, ainsi que dans l’Inde, on voit les hommes des temples réglementer tout, jusqu’au choix des aliments, et établir, à ce sujet, une discipline à peu près pareille. Bref, et bien que le nombre des castes ne corresponde pas, la hiérarchie en est assez semblable sur les deux territoires (1)[20]. C’est là tout ce qu’il peut être utile de remarquer sur des faits, en apparence secondaires, mais qui ont cet avantage de se laisser très bien rapprocher, fragments séparés d’une primitive unité sinon d’institutions, du moins d’instincts, en même temps que de sang.

Les plus anciens monuments de la civilisation égyptienne se trouvent dans les parties haute et moyenne du pays (2)[21]. Négligeant le nord et le nord-est, les premières dynasties ont laissé des traces d’une prédilection évidente pour la direction contraire, et leurs communications avec l’Inde ont dû nécessairement multiplier leurs rapports avec les contrées situées sur cette route, telles que la région des Arabes Kuschites, la côte orientale de l’Afrique et, peut-être, quelques-unes des grandes îles de l’Océan (3)[22].

Cependant rien n’indique sur tous ces points, excepté la presqu’île du Sinaï, une action régulièrement dominatrice, et il n’en est pas de même si l’on se tourne vers le sud et vers l’ouest africain (4)[23]. Là, les Égyptiens apparaissent comme des maîtres. Aussi le théâtre principal de l’ancienne civilisation égyptienne laisse-t-il le Nil descendre jusqu’à la mer sans s’étendre avec son cours inférieur ; tandis qu’il le remonte au delà de Méroé et le quitte même pour s’avancer dans la région occidentale, sous les palmiers de l’oasis d’Ammon.

Les anciens se rendaient compte de cette situation lorsqu’ils attribuaient la dénomination géographique de Kousch (1)[24], tant à la haute Égypte et à une partie de l’Égypte moyenne qu’à l’Abyssinie, à la Nubie et aux districts de l’Yémen habités par les descendants des Chamites noirs. Faute de s’être placé à ce point de vue, on s’est beaucoup inquiété de la véritable valeur de ce nom, et trop souvent on s’est épuisé sur la tâche impossible de lui créer une signification topographique positive. Il en est de ce mot comme de tant d’autres : Inde, Syrie, Éthiopie, Illyrie, appellations vagues qui ont sans cesse varié suivant les temps et les mouvements de la politique. Le mieux qu’on puisse faire, c’est de ne pas chercher à leur attribuer une rectitude scientifique que leur bon usage ne comporte pas. Je ne ferai donc nul effort pour préciser les frontières de ce pays de Kousch, en tant que l’Éthiopie est ainsi désignée, et, considérant que, parmi les territoires qu’il embrasse, l’Égypte, incontestablement, prend le pas sur tous les autres, et les rallie autour de ses provinces supérieures dans une civilisation commune, je profiterai de ce que le mot existe, pour faire observer qu’il pourrait être employé très justement à dénommer et le foyer et les conquêtes de cette antique culture, si exclusivement tournée vers le sud, et étrangère aux rivages de la Méditerranée.

Les pyramides sont les restes imposants de cette gloire primitive. Elles furent construites par les premières dynasties qui, s’étendant depuis Ménès jusqu’à l’époque d’Abraham et un peu au-dessous, se sont, jusqu’à présent, si bien prêtées à la discussion et si peu à la certitude (2)[25]. Tout ce qu’il est utile d’en remarquer ici, c’est que là, comme en Assyrie, le gouvernement commence par être exercé par les dieux, des dieux passent aux prêtres, des prêtres tombent aux chefs militaires (1)[26]. C’est l’idée nègre qui reparaît dans la même forme et suscitée par des circonstances toutes semblables. Les dieux, ce sont les blancs, les prêtres, les mulâtres de la caste hiératique. Les rois, ce sont les chefs armés, autorisés par la communauté d’origine blanche à prétendre au partage de l’empire, c’est-à-dire à s’emparer du gouvernement des corps en laissant celui des âmes à leurs rivaux. On peut supposer que la lutte fut longue et bien soutenue, que les pontifes ne se laissèrent pas aisément arracher la couronne ni chasser du trône, car la royauté militaire eut tous les caractères, non d’une victoire, mais d’un compromis. Le souverain pouvait appartenir indifféremment à l’une ou l’autre caste, celle des pontifes ou celle des guerriers. C’est la concession. La restriction la suit : si le souverain était de la seconde catégorie, il lui fallait, avant que d’entrer en jouissance des droits royaux, se faire admettre parmi les desservants des temples et s’instruire dans les sciences du sanctuaire (2)[27]. Une fois devenu hiérophante de forme et de fait, et seulement alors, le soldat heureux pouvait s’appeler roi, et, pendant tout le reste de sa vie, témoignant d’un respect sans bornes pour la religion et le sacerdoce, il devait, dans sa conduite privée et ses habitudes les plus intimes, ne s’écarter jamais des règles dont les prêtres étaient les auteurs et les gardiens. Jusqu’au fond du retrait le plus particulier de l’existence royale, les rivaux du maître avaient les yeux fixés. Quand il s’agissait d’affaires publiques, la dépendance était plus étroite encore. Rien ne s’exécutait sans la participation de l’hiérophante : membre du conseil souverain, sa voix avait le poids des oracles, et comme si tous ces liens de servitude eussent paru trop faibles encore pour sauvegarder cette part si énorme de pouvoir, les rois savaient qu’après leur mort ils auraient à subir un jugement, non pas de la part de leurs peuples, mais de la part de leurs prêtres ; et chez une nation qui avait sur l’existence d’au delà du tombeau des idées si particulières, on peut aisément s’imaginer quelle terreur entretenait dans l’esprit du despote le plus audacieux l’idée d’un procès qui, suscité à son cadavre impuissant, pouvait le priver du bonheur le plus désirable au gré des idées nationales, une sépulture magnifique et les derniers honneurs. Ces juges futurs étaient donc constamment redoutables, et ce n’était pas trop de prudence que de les ménager pendant toute la vie (1)[28].

L’existence d’un roi d’Égypte ainsi enchaînée, surveillée, contrariée sur les points les plus importants comme dans les détails les plus futiles, aurait été intolérable, si quelque dédommagement ne lui avait été offert. Les droits religieux mis à part, le monarque était tout-puissant, et ce que le respect a de plus raffiné lui était constamment offert par les peuples à genoux. Il n’était pas Dieu, sans doute, et on ne l’adorait pas de son vivant ; mais on le vénérait en tant qu’arbitre absolu de la vie et de la mort, et aussi comme personnage sacré, car il était pontife lui-même. À peine les plus grands de l’État étaient-ils assez nobles pour le servir dans les plus humbles emplois. C’était à ses fils que revenait l’honneur de courir derrière son char, dans la poussière, en portant ses parasols.

Ces mœurs n’étaient pas sans rapport avec ce qui se passa en Assyrie. Le caractère absolu du pouvoir, et l’abjection qu’il imposait aux sujets, se rencontraient aussi très complètement à Ninive. Pourtant l’esclavage des rois vis-à-vis des prêtres ne paraît pas y avoir existé, et si l’on se tourne vers un autre rameau des Sémo-Chamites noirs, si l’on regarde à Tyr, on y trouve bien un roi esclave ; mais c’est une aristocratie qui le domine, et le pontife de Melkart, apparaissant dans les rangs des patriciens comme une force, n’y représente pas la force unique ou dominante.

À considérer similitudes et dissemblances au point de vue ethnique, les similitudes se montrent dans l’abaissement des sujets et dans l’énormité du pouvoir. La prérogative exercée sur des êtres brutaux est complète en Égypte comme en Assyrie, comme à Tyr. La raison en est que, dans tous les pays où l’élément noir se trouva ou se trouve soumis au pouvoir des blancs, l’autorité emprunte un caractère constant d’atrocité, d’une part, à la nécessité de se faire obéir d’êtres inintelligents, et, d’autre part, à l’idée même que ces êtres se font des droits illimités de la puissance à leur soumission.

Pour les dissemblances, leur source est en ceci que le rameau civilisateur de l’Égypte était supérieur en mérite aux branches de Cham et de Sem. Dès lors, les Sanscrits Égyptiens avaient pu apporter, dans le pays de leur conquête, une organisation assez différente et certainement plus morale ; car ce n’est pas un point à controverser que, partout où le despotisme est le seul gouvernement possible, l’autorité sacerdotale, même poussée à l’extrême, a toujours les résultats les plus salutaires, parce que, du moins, est-elle toujours plus trempée d’intelligence.

Après les rois et les prêtres de l’Égypte, il ne faut pas oublier les nobles, qui, pareils aux Kchattryas de l’Inde, avaient seuls le droit de porter les armes et l’emploi de défendre le pays. En supposant qu’ils s’en soient acquittés avec distinction, ils paraissent avoir mis non moins d’énergie à opprimer leurs inférieurs : je viens de l’indiquer tout à l’heure, et il n’est pas mal à propos d’y revenir. Le bas peuple de l’Égypte était aussi malheureux que possible, et son existence, à peine garantie par les lois, se trouvait constamment exposée aux violences des hautes classes. On le contraignait à un travail sans relâche ; l’agriculture dévorait et ses sueurs et sa santé ; logé dans de misérables cabanes, il y mourait de fatigue et de maladie sans que personne s’en préoccupât, et des admirables moissons qu’il produisait, de fruits merveilleux qu’il faisait croître, rien ne lui appartenait. À peine lui en était-il accordé une part insuffisante à sa nourriture. Tel est le témoignage porté sur l’état des basses classes en Égypte par les écrivains de l’antiquité grecque (1)[29]. À la vérité, on peut citer également, dans un sens contraire, les lamentations des Israélites fatigués de manger la manne du désert. Ces nomades regrettèrent alors les oignons de la captivité. Mais aussi incrimine-t-on avec justice les murmures de la nation coupable, comme provenant d’un excès inconcevable de bassesse et d’abattement. Ceux qui proféraient ces blasphèmes oubliaient qu’ils n’avaient quitté le pays de Misr que pour fuir une oppression devenue exorbitante, qui n’était, à peu de chose près, que le régime ordinaire du peuple indigène. Mais celui-ci était impuissant à imiter les enfants d’Israël dans leur Exode, et, né d’une race infiniment moins noble, il sentait aussi beaucoup moins sa misère. La fuite des Israélites, envisagée à ce point de vue, n’est pas un des moindres exemples de la résolution avec laquelle le génie des peuples alliés de près à la famille blanche sait éviter de descendre jusqu’à un trop profond degré d’avilissement.

Ainsi le régime politique imposé à la population inférieure était au moins aussi dur en Égypte que dans les pays chamites et sémites, quant à l’intensité de l’esclavage et à la nullité des droits des sujets. Pourtant, au fond il était moins sanguinaire parce que la religion, clémente et douce, ne réclamait pas les homicides horreurs où se complaisaient les dieux de Chanaan, de Babylone et de Ninive (1)[30]. Sous ce rapport, le paysan, l’ouvrier, l’esclave égyptiens étaient moins à plaindre que la tourbe asiatique ; sous ce rapport seul, et si ces misérables ne devaient pas craindre de tomber jamais sous le couteau saint du sacrificateur, ils rampaient toute leur vie aux pieds des hautes castes.

On les employait, eux aussi, comme des bêtes de somme, pour exécuter ces gigantesques travaux que tous les siècles admireront. C’étaient eux qui charriaient les blocs destinés à l’érection des statues et des obélisques monolithes. C’était cette population noire ou presque noire dont la foule mourait en creusant les canaux, tandis que les castes plus blanches imaginaient, ordonnaient et surveillaient l’ouvrage, et, lorsqu’il était achevé, en recueillaient justement la gloire. Que l’humanité gémisse d’un si terrible spectacle, c’est à propos ; mais, après un tribut suffisant d’indignation et de regrets, on apprécie les terribles raisons qui forçaient les masses populaires de l’Égypte et de l’Assyrie à s’accommoder patiemment d’un joug aussi durement imposé : il y avait chez la plèbe de ces pays nécessité ethnique invincible de subir les caprices de tous les maîtres, à cette condition cependant que ces maîtres conserveraient le talisman qui leur assurait l’obéissance, c’est-à-dire, assez du sang des blancs pour justifier leurs droits à la domination.

Cette condition fut certainement remplie dans les belles périodes de la puissance égyptienne. Aux plus illustres moments de l’empire d’Assyrie, les trônes de Babylone et de Ninive ne voyaient pas défiler sous les yeux des rois de plus nobles profils que ceux dont on admire encore la majesté sur les sculptures de Beni-Hassan (1)[31].

Mais il est bien évident que cette pureté, d’ailleurs relative, ne pouvait pas durer indéfiniment. Les castes n’étaient pas organisées de manière à la conserver d’une manière suffisante. Aussi n’est-il pas douteux que, si la civilisation égyptienne n’avait eu d’autre raison d’exister que la seule influence du type hindou auquel elle devait la vie, elle n’aurait pas eu la longévité qu’on peut lui attribuer, et longtemps avant Rhamsès III, qui termine l’ère de plus grande splendeur, longtemps avant le XIIIe siècle avant J.-C., la décadence aurait commencé.

Ce qui soutint cette civilisation, ce fut le sang de ses ennemis asiatiques, chamites et sémites, qui, à plusieurs reprises et de différentes façons, vinrent quelque peu la régénérer. Sans se prononcer d’une manière rigoureuse sur la nationalité des Hyksos, on ne peut douter qu’ils n’appartinssent à une race alliée à l’espèce blanche (1)[32]. Au point de vue politique, leur arrivée fut un malheur, mais un malheur qui rafraîchit pourtant le sang national et en raviva l’essence. Les guerres avec les peuples asiatiques, soutenues longtemps à égalité, bien qu’il soit prudent de douter beaucoup de ces conquêtes étendues jusqu’à la mer Caspienne, dont l’Asie n’offre de traces ni dans son histoire ni dans ses monuments, ces guerres des Sésostris, des Rhamsès et autres princes heureux, firent affluer, dans les nomes de l’intérieur, les captifs de Chanaan, d’Assyrie et d’Arabie, et leur sang, bien que mêlé lui-même, tempéra quelque peu la sauvagerie du sang des noirs, que les basses classes, et surtout le voisinage et le contact intime avec les tribus abyssines et nubiennes, versaient incessamment dans les veines de la nation.

Puis, il faut tenir compte de ce double courant chamite et sémite qui, pendant tant de siècles, longea l’Égypte moyenne et la pénétra. Ce fut par cette voie que les hordes à demi blanches s’étendirent sur la côte occidentale de l’Afrique, et la population qui s’y forma apporta plus tard à l’État des successeurs de Ménès une race mêlée, dans laquelle le sang hindou n’existait pas, et qui tirait tout son mérite des mélanges multipliés avec les groupes civilisateurs de l’Asie inférieure.

De ces alluvions successives de principes blancs naquirent les nations qui défendirent la civilisation kouschite d’une disparition trop prématurée, et en même temps, comme ces alluvions ne furent jamais fort riches, l’esprit égyptien put se tenir toujours à distance des notions démocratiques finalement triomphantes à Tyr et à Sidon, parce que sa populace ne s’éleva jamais à une telle amélioration de sang, qu’elle pût concevoir la pensée ambitieuse et acquérir la faculté de devenir l’égale de ses maîtres. Toutes les révolutions se passèrent entre les castes supérieures. L’organisation hiératique et royale ne se vit pas attaquée. Si quelquefois des dynasties mélaniennes, comme celle dont Tirhakah fut le héros (1)[33], parurent à la tête du gouvernement d’un nome, leur triomphe fut court : ce ne fut qu’une élévation profitable à certains chefs, élévation résultant des jeux fortuits de la politique, et qui n’inspira jamais à ceux qu’elle glorifiait la tentation d’user de leur omnipotence pour établir cette égalité de droits cherchée par les groupes, en effet à peu près égaux, qui se querellaient dans les rues et sur les places des villes de la Phénicie. C’est ainsi que se précisent les causes de la stabilité égyptienne.

Cette stabilité devint de très bonne heure de la stagnation, parce que l’Égypte ne grandit réellement que tant que persista la suprématie du rameau hindou qui l’avait fondée : ce que les autres races blanches lui procurèrent de secours suffit pour prolonger sa civilisation, et non pour la développer.

Néanmoins, même dans la décadence, et bien que l’art égyptien des temps postérieurs à la 19e dynastie, c’est-à-dire à Ménéphthah (1480 avant J.-C.), ne présente plus qu’à de lointains intervalles des monuments dignes de rivaliser par la beauté de l’exécution, et jamais plus par le grandiose, avec ceux des âges précédents (2)[34], néanmoins, dis-je, l’Égypte resta toujours tellement au-dessus des pays situés au sud et au sud-ouest de son territoire, qu’elle ne cessa pas d’être pour eux le foyer d’où émanait leur vie.

Cette prérogative civilisatrice fut loin cependant d’être absolue, et, pour ne pas errer, il est nécessaire de remarquer que la civilisation de l’Abyssinie provenait de deux sources. L’une, sans doute, était bien égyptienne et se montra toujours la plus abondante et la plus féconde ; mais l’autre exerçait une action qui vaut aussi la peine d’être signalée. Elle était due à une émigration très antique des Chamites noirs d’abord, les Arabes Cuschites, puis de Sémites, les Arabes Himyarites, qui passèrent, les uns et les autres, le détroit de Bab-el-Mandeb et allèrent porter aux populations d’Afrique une part de ce qu’elles possédaient elles-mêmes de culture assyrienne. À en juger d’après la situation qu’occupaient sur la côte sud de l’Arabie ces nations, et le commerce étendu auquel elles prenaient part avec l’Inde, commerce qui paraît avoir déterminé sur leur côte la fondation d’une ville sanscrite (1)[35], il est assez probable que leurs propres idées devaient avoir reçu une certaine teinte ariane, proportionnée au mélange ethnique qui avait pu se faire de la part de ces marchands avec la famille hindoue. Quoi qu’il en soit, et en étendant autant que possible la somme de leurs richesses civilisatrices, nous avons, dans l’exemple des Phéniciens, la mesure du degré de développement auquel atteignaient ces populations annexes de la race d’Assyrie, mesure qui ne dépassait pas de beaucoup l’aptitude à comprendre et à accepter ce que les rameaux plus blancs, c’est-à-dire les nations de la Mésopotamie, avaient la puissance exclusive de créer et de développer. Les Phéniciens, tout habiles qu’ils fussent, ne s’élevaient pas au-dessus de cet humble rang, et quand on considère pourtant que leur sang fut sans cesse renouvelé et amélioré par des émigrations au moins à demi blanches, qui, bien certainement, faisaient défaut aux Himyarites, en tant que le mélange de ceux-ci avec les Hindous ne pût être ni bien intime ni bien fécond, on est amené à conclure que la civilisation des Arabes extrêmes, bien qu’assyrienne, n’était pas comparable en mérite et en éclat au reflet dont jouissaient les cités chananéennes (1)[36].

Suivant cette proportion décroissante, les émigrants qui passèrent le détroit de Bab-el-Mandeb et vinrent s’établir en Éthiopie, n’y apportèrent qu’une civilisation fragmentaire, et les races noires de Nubie et d’Abyssinie n’auraient pu être bien sérieusement ni bien longtemps affectées, soit dans leur type physique, soit dans leur valeur morale, si le voisinage de l’Égypte n’avait pas suppléé un jour, plus largement que de coutume, à la pauvreté des dons ordinaires provenant des civilisations de Misr et d’Arabie.

Je ne veux pas dire ici que l’Abyssinie et les contrées environnantes soient devenues le théâtre d’une société très avancée. Non seulement la culture de ce pays ne fut jamais originale, non seulement elle se borna toujours à la simple et lointaine imitation de ce qui se faisait, soit dans les villes arabes de la côte, soit dans l’Inde ariane et dans les capitales égyptiennes, Thèbes, Memphis, et plus tard Alexandrie, mais encore l’imitation ne se montra ni complète ni étendue.

Je sais que je prononce là des paroles très irrévérencieuses et qui ne peuvent manquer d’indigner les panégyristes de l’espèce nègre, car on n’ignore pas que, l’esprit de parti s’en mêlant, les flatteurs de cette fraction de l’humanité se sont mis en humeur de lui conquérir des titres de gloire, et n’ont pas hésité à présenter la civilisation abyssine comme typique, sortie uniquement de l’intellect de leurs favoris et antérieure à toute autre culture. De là, pris d’un noble élan que rien n’arrête, ils ont fait ruisseler cette prétendue civilisation noire sur toute l’Égypte, et l’ont encore tirée vers l’Asie. À la vérité, la physiologie, la linguistique, l’histoire, les monuments, le sens commun, réclament unanimement contre cette façon de représenter le passé. Mais les inventeurs de ce beau système ne se laissent pas aisément étonner. Embarrassés de peu de science, armés de beaucoup d’audace, il est vraisemblable qu’ils continueront leur route et ne cesseront pas de proposer Axoum pour la capitale du monde. Ce sont là des excentricités dont je ne fais mention que pour établir qu’elles ne valent pas la peine d’être discutées (1)[37].

La réalité scientifique, pour qui ne veut pas rire, est que la civilisation abyssine procède des deux sources que je viens d’indiquer, égyptienne et arabe, et que la première surtout domina de beaucoup sur la seconde dans l’âge antique. Il sera toujours difficile d’établir à quelle époque eurent lieu les premières émigrations des Cuschites d’Asie et des Himyarites. Une opinion qui date de notre XVIIe siècle, et dont Scaliger fut l’auteur, ne faisait remonter qu’à l’époque de Justinien l’invasion des Joktanides dans ce pays d’Afrique. Job Ludolf la réfute très bien et lui préfère avec raison le sentiment de Conringius. Sans citer tous ses motifs, je lui ferai deux emprunts : l’un, d’un argument qui fixe du moins l’esprit sur la très haute antiquité de l’émigration himyarite (1)[38], et l’autre, d’une phrase dans laquelle il caractérise l’ancienne langue éthiopienne, et sur laquelle il est bon de ne pas laisser régner une obscurité qui pourrait faire supposer une apparente contradiction avec ce que j’ai avancé de la prédominance de l’élément égyptien dans la civilisation abyssine.

D’abord, le premier point : Ludolf retourne très adroitement les raisonnements de Scaliger au sujet du silence des historiens grecs sur l’émigration himyarite en Abyssinie. Il prouve que ce silence n’a pas eu d’autre cause que l’oubli accumulé par une longue suite de siècles sur un fait trop fréquent dans l’histoire des âges reculés pour que les observateurs d’alors aient songé à lui reconnaître de l’importance. Au temps où les Grecs ont commencé à s’occuper de l’ethnologie des nations qui, pour eux, avoisinaient le bout du monde, ces événements étaient déjà trop loin pour que leurs renseignements, toujours assez incomplets sur les annales étrangères, pussent percer jusque-là. Le silence des voyageurs hellènes ne signifie absolument rien, et n’infirme pas les raisons tirées de l’antique communauté de culte, de la ressemblance physique, et enfin de l’affinité des langues, tous arguments que Ludolf fait très bien valoir. C’est de ce point qu’il faut surtout parler, et il constitue mon second emprunt.

Cette affinité entre l’arabe et l’ancienne langue éthiopienne, ou le gheez, ne crée pas un rapport de descendance ; c’est simplement une conséquence de la nature des deux idiomes qui les classe l’un et l’autre dans un même groupe (2)[39]. Si le gheez se range dans la famille sémitique, ce n’est pas qu’il ait emprunté ce caractère à l’arabe. La population indigène purement noire du pays lui fournissait la base la plus large, l’étoffe la plus riche de ce système. Elle en possédait les éléments, les principes, les causes déterminantes bien plus parfaitement encore que les Himyarites, puisque ceux-ci avaient laissé altérer la pureté de l’idiome noir par les souvenirs arians restés avec la partie blanche de leur origine ; et pour jeter dans la langue de l’Éthiopie civilisée ces traces de l’action étrangère, il n’était même pas rigoureusement nécessaire que l’intervention des Sémites fût mise en jeu. On se souvient que ces mêmes éléments sémitiques se trouvent aussi dans l’ancien égyptien (1)[40]. Ainsi, sans nier que les Himyarites aient apporté à la langue de l’Éthiopie des marques de leur origine blanche, on doit pourtant remarquer que de tels restes ont pu également provenir de l’importation égyptienne et, en tout cas, en ont profité pour augmenter de force. De plus, certains éléments, non seulement arians, mais plus particulièrement sanscrits, déposés dans l’ancien égyptien, ayant passé de là dans le gheez, donnent à cette langue cette triplicité de source existant dans l’idiome des civilisateurs. Ainsi, la langue nationale représente très bien les origines ethniques : beaucoup plus chargée d’éléments sémitiques, c’est-à-dire noirs, que l’arabe et l’égyptien surtout, elle eut aussi moins de traces sanscrites que ce dernier.

Sous les 18e et 19e dynasties (de 1575 à 1180 avant J.-C.), les Abyssins étaient soumis aux Pharaons et payaient tribut (2)[41]. Les monuments nous les montrent apportant aux intendants royaux les richesses et les curiosités de leur pays. Ces hommes fortement marqués de l’empreinte nègre sont couverts de tuniques de mousseline transparente fournies par les manufactures de l’Inde ou des villes d’Arabie et d’Égypte. Ce vêtement court et n’allant qu’aux genoux est retenu par une ceinture de cuir ouvré, richement dorée et peinte (3)[42]. Une peau de léopard attachée aux épaules fait manteau ; des colliers tombent sur la poitrine, des bracelets serrent les poignets, de grandes boucles de métal se balancent aux oreilles, et la tête est chargée de plumes d’autruche. Bien que cette magnificence barbare ne fût pas conforme au goût égyptien, elle en tenait, et l’imitation se fait sentir dans toutes les parties importantes du costume, telles que la tunique et la ceinture. La peau de léopard était empruntée d’ailleurs aux nègres par plusieurs hiérophantes.

La nature du tribut n’indique pas un peuple avancé. Ce sont des produits bruts, pour la plupart, des animaux rares, du bétail, et surtout des esclaves. Les troupes fournies aussi comme auxiliaires n’avaient pas l’organisation savante des corps égyptiens ou sémites, et combattaient irrégulièrement. Rien donc, à ce moment, n’indiquait un grand développement, même dans la simple imitation de ce que les vainqueurs, les maîtres, pratiquaient le plus communément.

Il faut descendre jusqu’à une époque plus basse pour trouver, avec plus de raffinement, la cause ethnique des innovations à laquelle j’ai déjà fait allusion.

Au temps de Psammatik (664 avant J.-C.), ce prince, le premier d’une dynastie saïte, la 26e de Manéthon, ayant mécontenté l’armée nationale par son goût pour les mercenaires ioniens-grecs et cariens-sémites, une grande émigration militaire eut lieu vers l’Abyssinie, et 240.000 soldats, abandonnant femmes et enfants, s’enfoncèrent dans le sud pour ne plus en revenir (1)[43]. C’est de là que date l’ère brillante de l’Abyssinie et nous pouvons maintenant parler de monuments dans cette région, où l’on en chercherait vainement d’antérieurs qui aient été vraiment nationaux (2)[44].

Deux cent quarante mille chefs de famille égyptiens, appartenant à la caste militaire, fort mélangés, sans doute, de sang noir, et, probablement, ayant reçu un certain apport de race blanche par les intermédiaires chamites et sémites, un tel groupe venant s’ajouter à ce que l’Abyssinie possédait déjà de facultés de la race supérieure, pouvait déterminer dans l’ensemble du mouvement national une activité propre à la séparer davantage de la stagnation de la race noire (1)[45]. Mais il eût été bien surprenant et tout à fait inexplicable qu’une civilisation originale, ou seulement une copie faite de main de maître, sortît de ce mélange où, en définitive, le noir continuait à dominer. Les monuments ne présentèrent que des imitations médiocres de ce qui se voyait à Thèbes, à Memphis et ailleurs. Rien, pas un indice, pas une trace, ne montre une création personnelle des Abyssins, et leur plus grande gloire, ce qui a rendu leur nom illustre, c’est, il faut bien l’avouer, le mérite, en lui-même assez pâle, d’avoir été le dernier des peuples situés en Afrique chez lequel les recherches les plus minutieuses aient pu faire découvrir les vestiges d’une véritable culture politique et intellectuelle.

Dans les temps de l’empire romain, le commerce du monde s’étant beaucoup étendu, les Abyssins y jouèrent un rôle derrière les Himyarites. Le génie de l’Égypte ancienne était alors tout à fait éteint. Des colons hellénisés pénétrèrent jusque dans la Nubie, et l’élément sémite, apporté par eux, commença à l’emporter sur le souvenir des Pharaons. Le gheez eut une écriture empruntée à l’Arabie. Cependant, malgré tout, les naturels du pays donnèrent un si petit éclat à leur action, on les connaissait si mal et si peu, leur influence était si lointaine, si effacée, qu’ils restèrent constamment, même pour les géographes les plus savants et les plus perspicaces, à l’état de demi-énigmes.

L’avènement du christianisme ne haussa pas le degré de leur culture. À la vérité, persistant encore quelque temps dans leurs habitudes de tout recevoir de l’Égypte, et touchés par le zèle apostolique des premiers missionnaires, ils embrassèrent assez généralement la foi. Ils avaient déjà dû au voisinage des tribus arabes avec lesquelles quelques invasions, exécutées sous l’empereur Justin (1)[46], avaient resserré leurs liens antiques, l’adoption de certaines idées juives fort remarquées, plus tard, et qui s’accordaient assez naturellement avec la portion sémitique de leur sang (2)[47].

Le christianisme apporté par les Pères du désert, ces terribles anachorètes rompus aux plus rudes austérités, aux macérations les plus effrayantes, voire enclins aux mutilations les plus énergiques, était de nature à frapper les imaginations de ces peuples. Ils auraient été très probablement insensibles aux douces et sublimes vertus d’un saint Hilaire de Poitiers. Les pénitences d’un saint Antoine ou d’une sainte Marie Égyptienne exerçaient sur eux une autorité illimitée, et c’est ainsi que le catholicisme, si admirable dans sa diversité, si universel dans ses pouvoirs, si complet dans ses déductions, n’était pas moins armé pour ouvrir les cœurs de ces compagnons de la gazelle, de l’hippopotame et du tigre, qu’il ne le fut plus tard pour aller, avec Adam de Brême, parler raison aux Scandinaves et les convaincre. Les Abyssins, déjà plus qu’à demi déserteurs de la civilisation égyptienne depuis l’affaiblissement des provinces hautes de l’ancien empire des Pharaons, et plus tournés du côté de l’Yémen, restèrent pendant des siècles dans une sorte de situation intermédiaire entre la barbarie complète et un état social un peu meilleur ; et, pour continuer la transformation dont ils étaient devenus susceptibles, il fallut un nouvel apport de sang sémitique. L’irruption qui le fournit eut lieu 600 ans après J.-C. : ce fut celle des Arabes musulmans.

J’insiste peu sur les quelques conquêtes opérées à différentes reprises par les Abyssins dans la péninsule arabique. Il n’y a rien d’extraordinaire à ce que, de deux populations vivant en face l’une de l’autre, la moins noble ait quelquefois des succès passagers. L’Abyssinie ne tira jamais assez d’avantages de ses victoires dans l’Yémen pour y former un établissement durable. Seulement, le supplément de sang noir qu’elle y apporta ne contribua pas peu à hâter la submersion du mérite des Himyarites (1)[48].

Les rapports des populations arabes avec l’Éthiopie, au temps de l’islamisme, eurent un sens ethnique tout contraire. Dirigés, et en grande partie exécutés par des Ismaélites, au lieu d’abâtardir l’espèce dans la péninsule, ils la renouvelèrent chez les hommes d’Afrique. Ni la Grèce ni Rome, malgré la gloire de leur nom et la majesté de leurs exemples, n’avaient eu le pouvoir d’entraîner les Abyssins dans le sein de leurs civilisations. Les Sémites de Mahomet opérèrent cette conversion et obtinrent, non pas tant des apostasies religieuses, qui ne furent jamais très complètes, que de nombreuses désertions de l’ancienne forme sociale. Le sang des nouveaux venus et celui des anciens habitants se mêla abondamment. Sans peine les esprits se reconnurent et s’entendirent, ils eurent la même logique, ils comprirent les faits de la même façon. Le sang hindou s’était assez tari pour n’avoir plus rien à prétendre dans la domination. Le costume, les mœurs, les principes de gouvernement et le goût littéraire des Arabes envahirent sur les souvenirs du passé ; mais l’œuvre ne fut pas complète. La civilisation musulmane proprement dite ne pénétra jamais bien. Dans sa plus belle expression, elle avait pour raison d’être une combinaison ethnique trop différente de celle des populations abyssines. Ces dernières se bornèrent simplement à épeler la portion sémitique de la culture musulmane, et jusqu’à nos jours, chrétiennes ou mahométanes, elles n’ont pas eu autre chose, elles n’ont pas eu davantage et n’ont pas cessé d’être la fin, le terme extrême, l’application frontière de cette civilisation gréco-sémitique, comme dans l’antiquité la plus lointaine, où j’ai hâte de retourner, elles n’avaient été également que l’écho du perfectionnement égyptien, soutenu par un souvenir d’Assyrie transmis de main en main jusqu’à elle. Les splendeurs fantastiques de la cour du Prêtre-Jean, si l’on veut qu’il ait été le grand Négu, n’ont existé que dans l’imagination des voyageurs romanesques du temps passé.

Pour la première fois, nos recherches viennent de trouver dans l’Éthiopie un de ces pays annexes d’une grande civilisation étrangère, ne la possédant que d’une manière incomplète et absolument comme le disque lunaire fait pour la clarté du soleil. L’Abyssinie est à l’ancienne Égypte ce que l’empire d’Annam est à la Chine, et le Thibet à la Chine et à l’Inde (1)[49]. Ces sortes de sociétés imitatrices ou mixtes offrent les points où se rattache l’esprit de système pour remonter à l’encontre de tous les faits présentés par l’histoire. C’est là qu’on aime à défigurer les vestiges à peine apparents d’une importation certaine, et à leur prêter la valeur d’inspirations primordiales. C’est là surtout qu’on a trouvé des armes pour défendre cette théorie moderne qui veut que les peuples sauvages ne soient que des peuples dégénérés, doctrine parallèle à cette autre, que tous les hommes sont de grands génies désarmés par les circonstances.

Cette opinion, partout où on l’applique, chez les indigènes des deux Amériques, chez les Polynésiens comme chez les Abyssins, est un abus de langage ou une erreur profonde. Bien loin de pouvoir attribuer à la pression des faits extérieurs l’engourdissement fatal qui a toujours pesé, avec plus ou moins de force, sur les nations cultivées de l’Afrique orientale, il faut se persuader que c’est là une infirmité étroitement inhérente à leur nature ; que jamais ces nations n’ont été civilisées parfaitement, intimement ; que leurs éléments ethniques les plus nombreux ont toujours été radicalement inaptes à se perfectionner ; que les faibles effets de fertilité importés par des filons de sang meilleur étaient trop peu considérables pour pouvoir durer longtemps ; que leur groupe a rempli le simple rôle d’imitateurs inintelligents et temporaires des peuples formés d’éléments plus généreux. Cependant, même dans cette nation abyssine et surtout là, puisque c’est au point extrême, l’heureuse énergie du sang des blancs réclame encore l’admiration. Certes, ce qui, après tant de siècles, en reste aujourd’hui dans les veines de ces populations est subdivisé bien à l’infini. D’ailleurs, avant de leur parvenir, combien de souillures hétérogènes ne s’y étaient pas attachées chez les Himyarites, chez les Égyptiens, chez les Arabes musulmans ? Toutefois, là où le sang noir a pu contracter cette illustre alliance, il en conserve les précieux effets pendant des temps incalculables. Si l’Abyssin se classe tout au dernier degré des hommes riverains de la civilisation, il marche, en même temps, le premier des peuples noirs. Il a secoué ce que l’espèce mélanienne a de plus abaissé. Les traits de son visage se sont anoblis, sa taille s’est développée ; il échappe à cette loi des races simples de ne présenter que des déviations légères d’un type national immobile, et dans la variété des physionomies nubiennes on retrouve même, d’une manière surprenante, les traces, honorables en ce cas, de l’origine métisse. Pour la valeur intellectuelle, bien que médiocre et désormais inféconde, elle présente du moins une réelle supériorité sur celle de plusieurs tribus de Gallas, oppresseurs du pays, plus véritables noirs et plus véritables barbares dans toute la portée de l’expression.



  1. (1) Wilkinson, Customs and manners of the ancient Egyptians, t. I, p. 3. — Cet auteur croit les Égyptiens d’origine asiatique. Il cite le passage de Pline (VI, 34) qui, d’après Juba, remarque que les riverains du Nil, de Syène à Méroé, étaient Arabes. Lepsius (Briefe aus Ægypten, Æthyopien, etc.; Berlin, 1852) affirme le même fait pour toute la vallée du Nil jusqu’à Khartoum, peut-être même pour les populations plus méridionales encore, le long du Nil Bleu, p. 220.
  2. (2) A. W. v. Schlegel, Vorrede zur Darstellung der Ægyptischen Mythologie, von Prichard, übers. von Z. Haymann (Bonn, 1837), p. XIII.
  3. (3) Lepsius (ouvrage cité, p. 220) dit que les peintures exécutées dans les hypogées de l’ancien empire représentent les Égyptiennes avec la couleur jaune. Sous la XVIIIe dynastie, elles sont rougeâtres.
  4. (1) Parmi les nations nègres représentées et nommées sur les monuments, les Toreses, les Tareao, les Éthiopiens ou Kush, présentent un type très prognathe et laineux, (Wilkinson, ouvrage cité, t. I, p. 387-388.)
  5. (2) C’est une vérité qui a frappé M. Schaffarik dans ses Slawische Alterthümer (t. I, p. 24).
  6. (1) M. Lepsius, d’accord avec M. Bunsen, s’exprime ainsi au sujet de la chronologie égyptienne : « Lorsqu’il s’agit des monuments, des sculptures et des inscriptions de la 5e dynastie, nous sommes transportés à une époque de florissante civilisation qui a devancé l’ère chrétienne de quatre mille ans. On ne saurait trop se rappeler à soi-même et redite aux autres cette date jusqu’ici jugée si incroyable. Plus la critique sera sollicitée sur ce point et obligée à des recherches de plus en plus sévères, mieux cela vaudra pour la question. » (Briefe aus Ægypten, etc., p. 36.)
  7. (2) Il s’agit ici de la période postérieure à l’expulsion des Hyksos, et que l’on appelle le nouvel empire. L’âge des pyramides est plus reculé, comme on le verra ailleurs. M. Champollion-Figeac place à l’année 2200 avant J.-C. l’avènement de la 12e dynastie. (Égypte ancienne, Paris, 1840.)
  8. (1) Un roi, en montant sur le trône, commençait l’érection de la pyramide qui devait un jour lui servir de tombe. Il la faisait de taille médiocre, afin d’avoir le temps de l’achever. S’il survivait à la première construction, il la couvrait d’un revêtement de pierre qui la faisait croître en épaisseur et en hauteur. Ce travail achevé, il en entreprenait un tout semblable, et continuait ainsi jusqu’à la fin de ses jours. Lui mort, le revêtement commencé était seul achevé ; mais le successeur, se mettant à travailler pour son propre compte, n’en ajoutait pas d’autres. (Lepsius, Briefe aus Ægypten, p. 42.)
  9. (1) M. le baron d’Eckstein ne convient pas de ce fait très fort et trop affirmé par M. de Bohlen. Cependant il reconnaît, de la manière la plus explicite, l’origine hindoue. Voici ses expressions mêmes : « Quoique le copte soit aux antipodes du sanscrit, mille raisons me semblent toutefois conspirer pour retrouver dans le bassin de l’Indus le siège de la primitive civilisation transportée dans la vallée du Nil. » (Recherches historiques sur l’humanité primitive, p. 76.) M. Wilkinson partage cet avis et considère les Égyptiens comme une colonie hindoue (t. I, p. 3).
  10. (2) Il ne faut pas perdre de vue que le copte ou langue démotique, le seul secours que nous ayons pour traduire les inscriptions hiéroglyphiques, n’est qu’un dialecte, une dégénération, une sorte de mutilation de la langue sacrée, et il faudrait savoir si les traces sanscrites ne sont pas plus abondantes dans ce plus ancien idiome. — Voir Brugsch, Zeitschrift der deutschen morgenlændischen Gesellschaft, t. III, p. 266.
  11. (1) Wilkinson, t. I, p. 225 et pass.
  12. (2) Ouvrage cité, t.1, p. 231.
  13. (1) Wilkinson, t.1, p. 225 et pass.
  14. (2) La Genèse trouve des Sémites parmi les fils de Mesraïm, fils de Cham : « At vero Mesraïm genuit Ludin et Anamim, et Laabim Nephtuïm et Phetrusim et Chasluim ; de quibus egressi sunt Philistiim et Caphtorim (X, 13, 14). »
  15. (3) M. de Bohlen a trouvé entre le fondateur de la royauté égyptienne et le législateur mythique de l’Inde, Manou, un grand rapport de noms.
  16. (1) Schlegel, Préface à la Mythologie Égyptienne de Prichard, p. XV. — Une différence avec les Hindous que M. de Schlegel trouve radicale, c’est la circoncision. Les Hindous ne connaissaient pas cet usage pratiqué en Égypte et dans lequel on voit, à tort, une coutume judaïque. Comme le tatouage, c’est une idée originairement nègre et tout à fait conforme aux notions de cette espèce. Le but hygiénique, par lequel on cherche à la justifier ou à l’expliquer aujourd’hui, me semble peu admissible, soit que la circoncision ait lieu sur les hommes seulement ou sur les hommes et les femmes sans distinction, comme on le voit dans plusieurs tribus africaines. Je ne reconnais dans l’origine de cette coutume que le désir de créer une marque distinctive, ou, peut-être même, uniquement un simple dérivé du goût natif pour la mutilation, que, suivant les temps et les lieux, les populations qui l’ont adopté ont expliqué à leur guise. Chez les Ekkhilis, la circoncision se pratique sur les adultes et d’une manière atroce. L’opérateur arrache la peau du prépuce, en présence des parents et de la fiancée de la victime. La moindre marque de douleur est considérée comme déshonorante. Souvent le tétanos emporte le malade au bout de quelques jours.
  17. (1) Le lecteur a déjà remarqué peut-être que les nations modernes sont les seules qui aient su tracer une barrière exacte entre le respect et l’adoration. Soit qu’il provienne de la crainte ou de l’amour, le respect des peuples mélangés fortement de noir ou de jaune va facilement à l’extrême. Chez les uns, il crée la divinisation pure et simple ; chez les autres, le culte superstitieux des ancêtres.
  18. (1) À une époque assez basse, les Arians ont poussé jusque chez ces peuplades. Ils n’ont fait que passer et n’ont laissé aucune trace de leur séjour. (Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 533.)
  19. (1) Schlegel, ouvrage cité, p. XXIV.
  20. (1) Wilkinson, t. I, p. 237 et pass. Il n’y avait, en Égypte, de caste réellement impure que la subdivision des porchers. Suivant Hérodote, on comptait sept classes ; suivant Diodore, trois ou cinq. Strabon en nomme trois ; Platon, dans le Timée, six, avec des subdivisions de métiers, d’arts, etc.
  21. (2) Une des capitales de l’ancien empire, c’est Thèbes, Tapou. Elle fut fondée par Sesortesen 1er, premier roi de la dynastie thébaine, la 12e de Manéthon, 2,300 ans av. J.-C. (Lepsius, Briefe aus Ægypten, p. 272.)
  22. (3) Rosellini a trouvé le nom de Sesortesen (M. de Bunsen, Orsitasen 1er de Wilkinson), sur une stèle en Nubie, près de Wadi-Halfa. Ce même prince avait également envahi la presqu’île du Sinaï. (Bunsen, t. II, p. 307. Voir aussi Lepsius, Briefe aus Ægypten, etc., p. 336 et pass.) — L’exploitation des mines de cuivre du Sinaï a commencé sous l’ancien empire. C’est alors qu’elle eut le plus d’importance.
  23. (4) Movers, t. II, 1re partie, p. 301.
  24. (1) Wilkinson, t. I, p. 4. Movers, t. II, 1re partie, 282. Ce nom s’appliquait aussi au Nedj et à l’Yémen. Il s’étendait encore à la partie de l’Asie la plus voisine. L’Écriture sainte fait de Nemrod un Kuschite.
  25. (2) Parmi les pyramides les plus anciennes, plusieurs sont construites en briques crues, ce qui les identifie presque avec les tumulus des peuples blancs primitifs. (Wilkinson, t. I, p. 50.)
  26. (1) Les plus anciens noms, dans les ovales, sont précédés du titre de prêtre au lieu de celui de roi. (Wilkinson, t. I, p. 19.)
  27. (2) Wilkinson, t. I, p. 246.
  28. (1) Wilkinson, t. I, p. 250.
  29. (1) Hérodote, 11, 47.
  30. (1) Le sort des prisonniers semble avoir été moins dur. M. Wilkinson l’affirme. On ne les voit pas, comme sur les monuments ninivites, traînés par les vainqueurs au moyen d’un anneau passé dans la lèvre inférieure. Ils étaient vendus et devenaient esclaves. (Wilkinson, t. I, p. 403 et passim.)
  31. (1) Le type de l’Égypte était fixé sous la troisième dynastie qui, suivant M. Bunsen commença quatre-vingt-dix ans après la première. (Bunsen, Ægyptens Stelle in der Weltgeschichte, t. III, p. 7.)
  32. (1) Dans les hypogées de Beni-Hassan on voit des peintures représentant des combats de gladiateurs d’une carnation très claire, avec les yeux bleus, la barbe et les cheveux rougeâtres. M. Lepsius considère ces figures comme étant les images d’hommes de race sémitique, probablement ancêtres des Hyksos (Lepsius, Reise in Ægypten, etc., p. 98.). — Avant de renverser l’ancien empire et de forcer les dynasties égyptiennes à chercher un refuge en Éthiopie, les Hyksos avaient commencé par s’établir pacifiquement dans le pays, et très probablement ils s’étaient mêlés à la population indigène. — Je remarquerai, en passant que, d’après le témoignage des monuments que je cite, les contrées de l’Asie antérieure possédaient, dans l’âge des Pharaons, certains groupes de populations beaucoup plus blanches qu’aujourd’hui. Elles ne faisaient, pour ainsi dire, que de descendre des montagnes du nord et n’avaient encore contracté qu’un nombre limité d’alliances avec l’espèce mélanienne.
  33. (1) Wilkinson, t. I, p. 140. — Les deux prédécesseurs de Tirhakah, Éthiopiens comme lui, étaient Sabakoph et Shebek. Tirhakah, d’ailleurs, rendit hommage au génie égyptien en retournant, de lui-même, en Éthiopie (Lepsius, p. 275). Espèce de Mantchou, il n’avait jamais régné, aussi bien que ses prédécesseurs de même sang, qu’à la façon antique du pays.
  34. (2) Wilkinson, t, I, p. 22, 85 et passim, 165 et passim, 206 et passim, W. v. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 60.
  35. (1) Cette ville s'appelait Nagara. (Lassen, Indisch Alterth., t. I, p. 748.)
  36. (1) Ce sera peut-être un jour la gloire la plus solide et la plus réelle de notre époque que ces admirables découvertes qui viennent aujourd’hui transformer et enrichir, de toutes parts, le domaine autrefois si sec et si restreint de l’histoire primordiale. Des ruines considérables et des inscriptions sans nombre ont été découvertes dans l’Arabie méridionale. Les annales himyarites sortent du néant où elles étaient presque entièrement ensevelies, et, avant peu, ce qu’on saura de cette antiquité, non seulement lointaine, mais plus étrangère pour nous que celle de Ninive et même de Thèbes, parce qu’elle fut plus absolument locale et tournée vers l’Inde dans ce qu’elle eut d’expansion au dehors, n’aura pas moins d’intérêt dans l’ensemble des chroniques humaines que toutes les conquêtes du même genre dont la science s’enrichit par ailleurs.
  37. (1) Wilkinson, t. I, p. 4. — Ce savant se prononce sans hésitation contre le système chéri des négrophiles. M. Lepsius n’est pas moins péremptoire. En parlant de la pyramide d’Assur, il prononce l’arrêt suivant : « Le plus important résultat de notre examen, exécuté moitié à la clarté de la lune, moitié à celle des torches, ne fut pas précisément de la nature la plus réjouissante. J’acquis la conviction irréfragable (unabweissliche) que, dans ce monument, le plus célèbre de tous ceux de l’ancienne Éthiopie, je n’avais sous les yeux que des débris d’un art relativement très moderne. » (Briefe aus Ægypten, etc., p. 147.) Et quelques lignes plus bas : « Ce serait vainement, désormais, que l’on prétendrait appuyer sur le témoignage d’anciens monuments les hypothèses concernant une Méroé glorieuse et antique, dont les habitants auraient été les prédécesseurs et les maîtres des Égyptiens dans la civilisation. » (Ouvr. cité, p. 184.) M. Lepsius ne pense pas que les constructions éthiopiennes les plus anciennes dépassent le règne de Tirhakah, prince qui avait fait son éducation royale en Égypte et qui florissait au VIIe siècle avant J.-C. seulement.
  38. (1) J. Ludolf, Comm. ad. Histor. Æthiopic., p. 61.
  39. (2) Prichard, Histoire naturelle de l’homme (traduction allemande de Wagner, avec annotations), t. I, p. 324.
  40. (1) M. T. Benfey a réuni un grand nombre d’arguments et de faits tant lexicologiques que grammaticaux, pour mettre cette dernière vérité en lumière. Voir son livre intitulé : Ueber das Verhæltniss der ægyptischen Sprache zum semitischen Sprachstamme, in-8o; Leipzig, 1844.
  41. (2) Wilkinson, t. I, p. 387 et passim.
  42. (3) Id., ibid.
  43. (1) Hérodote, II, 30.
  44. (2) Suivant M. Lepsius, les dynasties chassées par les Hyksos se réfugièrent sur la limite de l’Éthiopie et y ont laissé quelques monuments. (Briefe aus Ægypten, etc., p. 267.)
  45. (1) À Abou-Simbel, sur la jambe gauche d’un des quatre colosses de Rhamsès, le second en allant vers le sud, on trouve une inscription grecque et plusieurs inscriptions chananéennes commémoratives de la poursuite faite des guerriers fugitifs par les soldats grecs et cariens à la solde de Psammatik. — Lepsius, Briefe aus Ægypten, p. 261.
  46. (1) Ludolf, Comm. ad Hist. Æthiop., p. 61. — C. T. Johannsen, Historia Jemanæ, Bonn, 1828, p. 80 : « Ait deinde Hamza, Maaditis eum sororis filium Alharithsum b. Amru præfecisse, Meccam et Medinam expugnasse, tum ad Jemanam reversum Judaismum cum populo suo amplexum, Judæos in Jemanam vocasse, atque Jemanenses et Rebiitas fœdere conjunxisse. »
  47. (2) Prichard, Naturgeschichte d. M. G., t. I, p. 324.
  48. (1) Johannsen, Historia Jemanæ, p. 89 et passim. — La domination des Abyssins dans l’Yémen fut d’une très courte durée, elle commença en 529 de notre ère et finit en 589. (Ibid., p. 100.)
  49. (1) Et aussi Tombouctou au Maroc. (Voir Journal asiatique, 1er janvier 1853 ; Lettre à M. Defrémery, sur Ahmed Baba, le Tombouctien, par M. A. Cherbonneau.)