Essai sur l’imitation dans les beaux-arts/XV


PARAGRAPHE XV.

Que le plaisir de l’imitation peut se mesurer sur la distance qui, dans chaque art ou mode imitatif, et dans l’ouvrage de chacun, sépare les éléments du modèle des éléments de l’image.

On a dit que plus il y a pour le plaisir des sens, dans un art ou dans son ouvrage, moins il doit y avoir pour le plaisir de l’ame ; et le paragraphe précédent nous a fait voir, que l’effet de l’illusion dépendant, sur-tout de la puissance morale de l’imitation, et de notre propre coopération, l’ame est réduite à d autant moins d’activité, que l’imitation participe plus de l’identité, et que l’image se borne plus à la répétition de la idéalité.

Le paragraphe suivant appuiera cette doctrine par un fait assez peu aperçu jusqu’ici, je veux dire par l’échelle comparative des rangs que l’opinion générale assigne aux différents arts, en raison des jouissances qu’ils procurent. Mais la chose se prouve d’elle-même encore, par la simple analyse de la manière dont l’ame jouit des œuvres de l’imitation.

Deux sortes d’opérations font nécessairement partie de l’espèce de travail sans lequel, restant inerte ; elle n’éprouve aucun plaisir : car pour elle agir, en fait d’imitation, c’est jouir.

La première de ces opérations, dont on a déjà parlé (au paragraphe I), est celle par laquelle l’ame juge des ressemblances que les arts lui présentent. Toute ressemblance de ce genre, emporte avec soi l’idée de modèle et celle d’image. Le jugement que l’ame porte entre ces deux choses, résulte du rapprochement qu’elle fait de l’une et de l’autre, et par conséquent de l’action, de comparer. Puisque l’ame trouva du plaisir à l’imitation, c’est une preuve qu’elle se plaît à faire des comparaisons.

Nous avons déjà vu que l’ame ne se plaisoit point à l’imitation prétendue, qui, n’étant qu’une répétition de la chose imitable, redevient en quelque sorte la chose elle-même ; et il nous a paru que la vraie raison de ce manque de plaisir, étoit dans l’état d’inaction où la laisse tout ouvrage réputé imitatif, qui ne donne aucun exercice à la faculté de comparer.

Par suite de cette observation, ou si l’on veut de ce fait incontestable, il sera vrai que tout ouvrage d’art, sans tomber dans l’identité matérielle, mais seulement conçu dans son esprit, et exécuté de manière à ne reproduire que l’idée de la réalité positive d’un modèle individuel, présentant à l’ame peu de rapports à combiner, peu de distances à rapprocher, exercera peu la faculté qu’elle a de comparer, et lui procurera la plus petite somme de plaisir.

Dès-lors que le grand nombre de rapports à combiner, de rapprochements à opérer, est ce qui donne le plus d’activité à la faculté de l’ame qui jouit des ressemblances, par les comparaisons qu’elle fait, il sera certain que la plus grande somme de plaisir résultera, pour elle, de l’ouvrage ou du genre d’imitation, qui offrira à l’art et à l’ame le plus de parallèles à faire et sur les points les plus éloignés.

Ce plaisir, ou si l’on veut ce travail de comparaisons, provient dans la jouissance que chaque art procure à l’ame, non seulement de la distance qui sépare les éléments du modèle, des éléments de l’image, mais aussi de la multiplicité de leurs rapprochements. Or, il est certain que, selon que dans chaque mode imitatif, soit la matière de l’image, soit le moyen technique de limitation, participent plus ou moins de la nature du modèle, il y aura une moindre ou une plus grande somme de diversités à saisir, de sujets de comparaison ou de travail, et par conséquent de plaisirs pour l’ame.

La seconde opération qui entre dans son travail, comme principe du plaisir qu’elle reçoit de l’imitation, est celle dont le paragraphe précédent sur l’illusion, nous a déjà révélé le secret. Je veux parler de cette action toute particulière de l’imagination, lorsque exaltée par la perfection et la beauté de l’image tout incomplète que puisse être sa ressemblance, (ainsi qu’on l’a vu plus haut), l’ame se trouve comme forcée d’en rachever l’effet, soit en suppléant à ce que l’imitation y a dû omettre, soit en secondant par une admiration sympathique la vertu fictive de l’art, de manière que nous nous prêtons nous-mêmes à donner tantôt de la pensée aux corps, tantôt un corps et de la couleur à ce qui n’existe qu’en idée.

C’est à cette coopération, ou à ses effets, que s’appliquent toutes les locutions métaphoriques qui expriment l’action par laquelle nous nous disons ravis hors de nous, transportés en présence d’objets sans existence, par laquelle nous assistons aux scènes que nous ne voyons pas, nous tournons autour de ce qui n’est qu’en surface, nous voyons marcher ce qui est immobile, nous franchissons enfin de toute part les limites où chaque art a renfermé son image.

Ces deux opérations qui procurent à l’ame le plaisir véritable de l’imitation, et en expliquent aussi la cause, consistent donc, de notre part, l’une à rapprocher l’image du modèle, l’autre à compléter ou à rendre insensible ce qui manque à l’intégrité de la ressemblance. Dès-lors on voit comment la mesure du mérite de chaque mode imitatif, et du plaisir propre de chaque art, peut se régler sur la distance ou la différence qui séparent ses éléments imitatifs, des éléments de la portion de nature qui est son modèle.

Ceci nous ramène toujours au principe élémentaire qui constitue l’essence de l’imitation, selon la définition que nous en avons donnée. Là où se trouve l’identité ou son esprit, là où le modèle et l’image sont de nature à se confondre soit positivement, soit par l’effet d’un goût qui recherche avec excès l’apparence de la réalité, là cesse d’avoir lieu, ou n’a lieu que faiblement la double action de rapprocher pour comparer, et de suppléer pour rachever.

La recherche de la nature abstraite de l’imitation, autrement dit du principe générateur de ses effets, devoit nous porter à en vérifier les conséquences, pour nous assurer de sa certitude, c’est-à-dire, pour voir si la cause et les effets se correspondent. Or, l’effet définitif de l’imitation, devant être le plaisir, nous avons été conduits à reconnoitre que le moyen actif qui le procure, est la comparaison ; mais la comparaison nécessitant le rapprochement, l’idée de rapprochement force d’admettre celle de distance entre le modelé et la manière d’imiter qui en produit l’image, entre les éléments de l’objet imitable et les éléments de l’objet qui imite.

Ce qu’il peut y avoir de vague dans cette notion, va tout de suite acquérir plus de précision, par la notion contraire, rendue sensible dans des exemples qui feront voir certains cas, où la distance imitative disparoit et devient nulle, sans cependant que l’artiste ait manqué aux lois de l’imitation.

Supposons donc que le sculpteur, qui a droit d’employer à la représentation des corps toutes sortes de matières, imite en bois un tronc d’arbre, en pierre un rocher, en bronze un instrument métallique, on conçoit qui n’aura là par le fait et pour l’œil, aucune distance entre la chose à imiter et la chose qui imite. On trouvera encore une extrême proximité entre l’original et l’image, dans certains ouvrages de peinture en tapisserie, où cet art rendant avec la matière même dés étoffes de laine ou de soie colorée, les habillements de soie ou de laine des personnages, ne laisse, pour ainsi dire, aucune distance entre cette partie de l’objet qu’il imite et son imitation. On a déjà fait connoitre (au paragraphe x) des cas assez nombreux, où sur la scène le poëte, le compositeur de musique ou de ballet, prennent pour sujet de leur imitation, leur imitation elle-même, en nous représentant la représentation même d’une pièce, la composition supposée du drame, la répétition simulée des symphonies, des airs de chant, des pas de la danse.

Je cite ces exemples comme à la portée de tout le monde, et sur-tout du sens extérieur, uniquement pour faire comprendre l’idée que j’attache, dans un cercle de théorie plus abstraite, à l’espèce de distance imitative qui existe entre tous les genres de modèles et tous les genres d’images, et pour faire sentir comment le plaisir doit avoir des mesures différentes, selon les distances qui existent entre les éléments de l’image et ceux du modèle, et selon le nombre ou la différence des rapprochements que l’ame doit faire.

Mais ce qui se dit et se fait entendre clairement, lorsqu’il s’agit de distance, de comparaison, de rapprochement, entre l’objet à imiter et l’objet imitant, dans la région positive et matérielle des procédés imitatifs de chaque art, pourquoi ne le diroit-on pas et ne le comprendroit-on pas avec une égale clarté, de chacun des beaux-arts, considéré dans les propriétés, les qualités, ou les moyens fictifs qui établissent une plus ou moins grande proximité entre le modèle et le mode d’imitation de chacun ?

Si donc une opinion généralement reçue, et qui n’a pas même besoin d’être prouvée, avoit consacré entre tous ces arts un certain ordre de préséance, dont les degrés seroient entièrement d’accord avec l’échelle des distances, qui séparent effectivement le mode imitatif propre à chacun, de la réalité de son modèle, ne seroit-on pas autorisé à reconnoitre dans cette graduation une sorte de fait, qui confirmeroit notre théorie sur la nature de l’imitation, et sur la mesure du plaisir qu’il faut en attendre ?