Essai de psychologie/Texte entier


TABLE
DES
CHAPITRES
Contenus dans
l’Essai de Psychologie.


 Page 1
XII. De l’État de l’Ame douée de la Parole. Comment l’Ame parvient à universaliser ses Idées. De la formation des Idées universelles d’Homme, d’Animal, de Corps Organisé, de Corps d’Être. 
 29
XIII. Continuation du même sujet. De la formation des Idées de Pensée, de Volonté, de Liberté, de Vrai, de Faux, de Juste, & c, de Bien, & c, de Règle, de Loi 
 31
XVII. Autres avantages de la Parole. Qu’elle fixe les Idées, qu’elle fortifie & augmente leurs Liaisons. Qu’elle rend l’Ame maîtresse de leur arrangement. De l’État Moral de quelques Peuples de l’Amérique 
 39
XX. De la variété presqu’infinie de mouvemens que la Parole imprime au Cerveau. Que la Nature & la Variété des Opérations de ce Viscère nous font concevoir les plus grandes Idées de son Organisation 
 45
XXXIX. Des Mouvemens qui paroissent purement Machinaux & qui dépendent néanmoins du bon plaisir de l’Ame. 
 134
XL. Continuation du même sujet. Application de quelques Principes à divers cas. 
 142
XLI. De la Faculté de sentir, & de celle de mouvoir.. Que ces deux Facultés sont très distinctes l’une de l’autre. 
 151
XLIII. Des Déterminations de la Liberté en général. De la Volonté & de l’Entendement. Des Affections 
 158
 181
LXXI. En quoi consiste principalement la sagesse de l’Éducation dans la manière dont elle démêle les Dispositions naturelles de l’Esprit, & dont elle les met en œuvre 
 223
LXXV. De la Liaison qui est entre les Talens & de celle qui est entre les Vertus.. Que l’Éducation s’applique à connoître ces Liaisons, à les fortifier, à les étendre 
 231
LXXVIII. Des Talens purement curieux, & de l’Art avec lequel l’Éducation fait les rendre utiles. 
 238
LXXX. Des progrès de l’Esprit, ou de la Gradation qu’on observe dans acquisition de ses Connoissances. 
 247

Introduction


Nous ne connoissons l’ame que par ses facultés ; nous ne connoissons ces facultés que par leurs effets. Ces effets se manifestent par l’intervention du corps. Il est ou il paroît être l’instrument universel des opérations de l’ame. Ce n’est qu’avec le secours des sens que l’ame acquiert des idées, et celles qui semblent les plus spirituelles n’en ont pas moins une origine très-corporelle. Cela est sensible : l’ame ne forme des idées spirituelles qu’à l’aide des mots qui en sont les signes ; et ces mots prouvent la corporéité de ces idées. Nous ne savons ce qu’est une idée considérée dans l’ame, parce que nous ignorons absolument la nature de l’ame. Mais nous savons qu’à certains mouvemens que les objets impriment au cerveau répondent constamment dans l’ame certaines idées. Ces mouvemens sont ainsi des especes de signes naturels des idées qu’ils excitent ; & une intelligence qui pourroit observer ces mouvemens dans le cerveau y liroit comme dans un livre. Ce n’est pas qu’il y ait aucun rapport naturel entre des mouvemens & des idées, entre la substance spirituelle & la substance corporelle ; mais telle est la loi établie par le créateur, telle est cette union merveilleuse impénétrable à l’humanité.

Non seulement la premiere formation des idées est dûe à des mouvemens ; leur reproduction paroît encore dépendre de la même cause. À la faculté de connoître l’ame joint celle de mouvoir. Elle agit sur les divers organes de son corps, comme ces organes agissent sur elle. Elle meut les fibres des sens ; elle y excite des ébranlemens semblables à ceux que les objets y avoient excités ; & en vertu de la loi secrete de l’union les images ou les signes des idées attachés à ces ébranlemens se reproduisent aussi-tôt. Le sentiment intérieur nous convainc de la force motrice de l’ame, et cette preuve est d’une évidence que l’on tenteroit vainement d’affoiblir.

Voilà les principes généraux dont je suis parti et que j’ai tâché d’analyser dans ce petit ouvrage. Si quelques-uns de mes lecteurs trouvoient que j’ai rendu l’ame trop dépendante du corps, je les prierois de considérer que l’homme est de sa nature un être mixte, un être composé nécessairement de deux substances, l’une spirituelle, l’autre corporelle. Je leur ferois remarquer que ce principe est tellement celui de la révélation, que la doctrine de la résurrection des corps en est la conséquence immédiate. Et loin que ce dogme, si clairement révélé, dût révolter le déiste philosophe, il devroit, au contraire, lui paroître une présomption favorable à la vérité de la religion, puisqu’il est si parfaitement conforme avec ce que nous connoissons de plus certain sur la nature de notre être.

L’analyse des opérations de l’ame m’a conduit à traiter de la liberté, sujet si épineux et pourtant si simple dès qu’on l’envisage d’un œil philosophique. Après avoir fixé la nature de cette faculté de notre ame & considéré ce qui en résulte par rapport à la morale & à la religion, j’ai passé à l’examen de l’origine & des effets de l’habitude, ce puissant ressort de l’éducation. J’ai ensuite considéré l’éducation elle-même, ses principes les plus importans & son étonnant pouvoir.

J’ai contemplé ces différens objets d’un point de vue assez élevé qui ne m’a laissé voir que leurs parties les plus frappantes & qui a dérobé à mes regards des détails plus propres à fatiguer l’attention qu’à l’exercer agréablement. Dans l’exposition de ce spectacle intéressant je n’ai pas observé un ordre Didactique : j’ai suivi le fil de mes pensées. Je ne me flatte pas que ce fil m’ait toujours conduit au vrai : je l’ai cherché sincérement ; mais dans une matiere aussi ténébreuse que l’est la méchanique des idées, on est souvent forcé de se contenter de ce qui n’est qu’hypothétique.


Chapitre 1

De l’état de l’ame après la conception.


le principe fécondant en pénétrant le germe y fait naître une circulation qui ne finira qu’avec la vie. Le mouvement, une fois imprimé à la petite machine, s’y conserve par les forces de son admirable méchanique. C’est ainsi que le mouvement imprimé dès le commencement à la grande machine du monde continue suivant les loix établies par le premier moteur. Les solides mis en action travaillent la matiere alimentaire. Ils en extraisent les différentes liqueurs dont la circulation & le jeu constituent les grands principes de la vie. Les esprits filtrés par le cerveau coulent dans les nerfs & les animent. L’ame commence à éprouver des sensations, mais ce ne sont encore que des sensations extrêmement foibles & confuses ; des sensations que l’ame ne peut rapporter à aucun lieu, qui ne l’instruisent de rien, qui ne sont proprement ni agréables ni désagréables, qui n’excitent en elle aucune velléité.

À mesure que le germe se développe, l’action réciproque des solides & des fluides acquiert plus de force ou d’intensité. Des filets nerveux qui n’avoient point encore été rendus sensibles commencent à le devenir. La réaction de l’ame sur les fibres nerveuses ou sur les esprits animaux, toujours porportionnelle à la quantité de leur mouvement, augmente conséquemment d’intensité. Les sensations sont moins foibles & moins rares. Les relations du foetus avec le corps organisé qui le nourrit devenant de jour en jour plus étroites, plus efficaces & plus nombreuses multiplient les sources du sentiment & le rendent plus actif. Bientôt les sensations acquierent assez de vivacité pour être accompagnées d’un certain degré de plaisir ou de douleur. L’ame commence à avoir quelque degré de velléité. Par sa nature d’être sentant elle desire nécessairement la continuation du plaisir & la cessation de la douleur. Mais ce desir est encore très-foible ou très-imparfoit, parce qu’il est proportionné à la foiblesse du sentiment qui en est l’objet & à l’impuissance actuelle de l’ame. Les organes du foetus plus développés sont par cela même plus accessibles aux impressions des objets environnans. Les nerfs qui y sont répandus étant ébranlés plus fréquemment et quelquefois assez fortement, font passer jusqu’à l’ame des sensations qui l’émeuvent. Une suite naturelle de cette émotion est le cours irrégulier des esprits dans différens muscles. Les contractions qu’ils y excitent font sentir à l’ame qu’elle est douée de la faculté de mouvoir : mais ce n’est encore qu’un sentiment vague, confus, indéterminé. L’ame ne connoît encore ni son corps ni l’empire qu’elle a sur lui. Elle meut accidentellement et sans dessein de mouvoir. Elle ne se détermine point ; les sensations la déterminent. Rien ne se lie encore dans le cerveau ; nulle réminiscence ; nul rappel ; nulle imagination. La réminiscence se forme dans l’ame par le retour fréquent de la même sensation ou par sa liaison avec d’autres. Le rappel & l’imagination sont des modifications de la force motrice qui ne sauroient avoir lieu qu’après un exercice réitéré de cette force. Plus passive qu’active, plus automate que libre, l’ame obéit plus qu’elle ne commande, elle est mue plus qu’elle ne meut.



Chapitre 2

de l’état de l’ame à la naissance.


Ce n’est proprement qu’à la naissance que la force motrice de l’ame commence à se déployer. Diverses circonstances concourent alors à mettre l’ame dans une situation incommode & douloureuse, qui s’annonce souvent par des cris & toujours par des mouvemens plus ou moins sensibles de tout le corps. Les esprits qu’une puissance aveugle chasse indistinctement dans tous les muscles, les secouent & les contractent fortement. Les membres auxquels ces muscles aboutissent, dégagés des liens qui les tenoient auparavant enchaînés, cedent avec docilité aux impressions qu’ils reçoivent & sont agités en différens sens. Cette agitation se communiquant par le moyen des nerfs à la partie du cerveau qui répond à ces membres, l’ame acquiert le sentiment de leur existence. Mais ce sentiment est confus : l’ame ne distingue point encore la main du pied, le côté droit du côté gauche. Ce n’est que par une suite d’expériences ou de tatonnemens, qui commencent peut-être avant la naissance, que l’ame s’habitue à rapporter à leur véritable lieu les sensations qu’elle éprouve & à ne mouvoir précisément que les membres qu’il faut mouvoir. On peut imaginer que l’ame commet d’abord bien des méprises, mais ces méprises cessent peu à peu. Bientôt les esprits sont dirigés d’une maniere plus convenable : la main ne reçoit plus des ordres qui s’adressent au pied ; le pied ne reçoit plus les ordres qui s’adressoient à la main : l’ame apprend à régner.


Chapitre 3

de l’état de l’ame après la naissance.


Foible, chancelant & borné dans ses commencemens l’empire de l’ame se fortifie, s’affermit & s’étend par degrés. Chaque jour lui soumet de nouveaux sujets : chaque heure, chaque moment sont marqués par de nouveaux mouvemens ou par de nouvelles sensations. La scene, auparavant vuide, se remplit & se diversifie de plus en plus. Déja les sens ouverts aux impressions du dehors transmettent à l’ame des ébranlemens d’où naît une multitude de perceptions & de sensations différentes. Déja le plaisir & la douleur voltigent sous cent formes autour du trône de l’ame. Amie du plaisir l’ame jete sur lui des regards empressés ; elle lui tend les bras ; elle le saisit avec transport ; elle s’efforce de le retenir. Ennemie de la douleur l’ame se trouble & s’aigrit à sa présence ; elle tâche de détourner la vue de dessus le monstre odieux qui l’obsede ; elle s’émeut, elle s’agite avec violence ; elle fait effort pour le repousser. Les perceptions plus nettes, plus distinctes, les sensations plus vives, plus agissantes, les objets plus connus, plus déterminés rendent les volontés plus décidées et plus efficaces.



Chapitre 4

Continuation du même sujet. De la liaison des idées & de leur rappel.


le retour fréquent des mêmes situations, les rapports que différentes perceptions ou différentes sensations ont entr’elles, soit dans la maniere dont elles sont excitées, soit dans les circonstances qui les accompagnent, soit dans les effets qu’elles produisent sur l’ame établissent entre les idées une liaison en vertu de laquelle elles se rappellent réciproquement. L’auteur de notre être ayant voulu que toutes nos idées dépendissent originairement des mouvemens ou des vibrations qui sont excités dans certaines parties de notre cerveau, le rappel de ces mêmes idées dépend vraisemblablement d’une pareille cause. Il est une modification de la force motrice de l’ame, qui en agissant sur les fibres ou sur les esprits y occasione des mouvemens semblables à ceux que les objets y ont fait naître.

L’imagination, qui d’un pinceau fidele & délicat retrace à l’ame l’image des choses, n’est de même qu’une modification de la force motrice qui monte les fibres ou les esprits sur un certain ton approprié aux objets qui doivent être représentés et semblable à celui que ces objets y imprimeroient par leur présence.

Le siege de l’ame est une petite machine prodigieusement composée & pourtant fort simple dans sa composition. C’est un abrégé très-complet de tout le genre nerveux, une neurologie en miniature. On peut se représenter cet admirable instrument des opérations de notre ame sous l’image d’un clavessin, d’une orgue, d’une horloge ou sous celle de quelque autre machine beaucoup plus composée encore. Ici sont les ressorts destinés à mouvoir la tête : là sont ceux qui font mouvoir les extrémités : plus haut sont les mouvemens des sens : au-dessous sont ceux de la respiration & de la voix, &c. Et quel nombre, quelle harmonie, quelle variété dans les pieces qui composent ces ressorts & ces mouvemens ! L’ame est le musicien qui exécute sur cette machine différens airs ou qui juge de ceux qui y sont exécutés & qui les répete. Chaque fibre est une espece de touche ou de marteau destiné à rendre un certain ton. Soit que les touches soient mues par les objets, soit que le mouvement leur soit imprimé par la force motrice de l’ame le jeu est le même ; il ne peut différer qu’en durée et en intensité. Ordinairement l’impression des objets est plus durable & plus vive que celle de la force motrice. Mais dans les songes & dans certaines maladies l’imagination acquiert assez de force pour élever ses peintures au niveau de la réalité.


Chapitre 5

De la réminiscence.


La réminiscence par laquelle l’ame distingue les perceptions qui l’ont déjà affectée des perceptions nouvelles, paroit d’abord n’être point comme le rappel & l’imagination, une faculté, pour ainsi dire, mixte , une faculté qui tienne autant au corps qu’à l’ame ou à l’exercice de laquelle le corps concoure directement. Il semble que ce soit une faculté purement spirituelle ou qui n’appartienne qu’à l’ame. On est porté à penser que l’ame conservant le sentiment de toutes ses modifications, ce sentiment est plus ou moins vif, plus ou moins distinct suivant que les ébranlemens ont été plus ou moins forts ou plus ou moins répétés. Mais si l’on approfondit davantage ce sujet, on reconnoitra que la réminiscence n’est pas d’une autre nature que le rappel & l’imagination et que toutes ces opérations de notre ame peuvent s’expliquer d’une façon également méchanique. Pour le concevoir, il n’y a qu’à supposer que l’impression que font sur l’ame des fibres qui sont mues pour la premiere fois n’est pas précisément la même que celle qu’y produisent ces fibres lorsqu’elles sont mues de la même maniere pour la seconde, la troisieme ou la quatrieme fois. Le sentiment que produit cette diversité d’impression est la réminiscence. On imaginera, si l’on veut, que les fibres qui n’ont point encore été mues, & qu’on pourroit nommer des fibres vierges , sont par rapport à l’ame dans un état analogue à celui d’un membre qui seroit paralytique dès avant la naissance. L’ame n’a point le sentiment de l’effet de ces fibres. Elle l’acquiert au moment qu’elles sont mises en action. Alors l’espece de paralysie cesse & l’ame est affectée d’une perception nouvelle. La souplesse ou la mobilité de ces fibres augmente par le retour des mêmes ébranlemens. Le sentiment attaché à cette augmentation de souplesse ou de mobilité constitue la réminiscence, qui acquiert d’autant plus de vivacité que les fibres deviennent plus souples ou plus mobiles. Des fibres, auparavant mues, mais dans lesquelles il s’opere de nouveaux mouvemens ou une nouvelle suite de mouvemens, font naître dans l’ame de nouvelles perceptions. La répétition plus facile de ces mouvemens retrace à l’ame les mêmes perceptions & y excite la réminiscence de ces perceptions. L’ame est presque toujours affectée à la fois de plusieurs idées. Lorsqu’une de ces idées reparoît, elle réveille ordinairement quelques-unes de celles qui l’accompagnoient, & c’est là une autre source de la reminiscence.



Chapitre 6

Continuation du même sujet.


Souvent à l’occasion d’une idée l’ame a le sentiment confus d’une autre idée qu’elle cherche à rappeller. Pour cet effet, elle use de la force motrice dont elle est douée : elle meut différentes touches ou elle meut différemment les mêmes touches, & elle ne cesse de mouvoir qu’elle n’ait disposé son cerveau de maniere à lui retracer cette idée. Plus les rapports de deux idées sont prochains, plus le rappel est prompt & facile. Ces rapports consistent principalement dans une telle disposition des fibres ou des esprits, que la force motrice trouve plus de facilité à s’exercer suivant un certain sens que suivant tout autre.

Je m’explique : l’état actuel de l’organe de la pensée est un état déterminé. Le passage de cet état à tous ceux qui peuvent lui succéder n’est pas également facile. Il est des tons, il est des mouvemens qui s’excitent les uns les autres, parce qu’ils se sont succédés fréquemment. De cette succession répétée nait dans la machine une disposition habituelle à exécuter plus facilement une certaine suite d’airs ou de mouvemens que toute autre suite. De là les différentes déterminations de la force motrice dans le rappel des idées.


Chapitre 7

De l’attention.


Toutes les idées qui affectent l’ame en même tems ne l’affectent pas avec une égale vivacité. Cette diversité d’impression dérive principalement du plus ou du moins d’intensité des mouvemens communiqués aux fibres du Cerveau. Mais, l’ame peut par elle-même rendre très-vive une impression très-foible. En réagissant sur les fibres représentatives d’un certain objet, elle peut rendre plus fort ou plus durable le mouvement imprimé à ces fibres par l’objet, & cette faculté se nomme l’attention.


Chapitre 8

De l’état de l’ame privée de l’usage de la parole.


Pendant que l’homme demeure privé de ce précieux avantage, la sphere de ses idées est resserrée dans des bornes fort étroites. Toutes ses perceptions sont purement sensibles & n’ont d’autre liaison que les circonstances qui les ont vu naître ou que les divers rapports qui résultent de la maniere dont elles ont été excitées. Les idées ne sont revêtues que de signes naturels , & ces signes sont les images que les objets tracent dans le cerveau. L’ame ne peut donc rappeller une certaine idée qu’autant qu’elle est actuellement occupée d’une idée ou d’une image qui a un rapport déterminé avec cette idée. L’ame parcourt donc la suite de ses idées comme une suite de tableaux. Elle rappelle ses perceptions dans leur ordre naturel ou dans un ordre qui est à peu près le même que celui dans lequel elles ont été produites. L’idée d’un arbre réveille celle d’un bois : l’idée d’un bois réveille celle d’une maison qui s’y trouve placée : l’idée de cette maison réveille celle des personnes qui y ont été vues : l’idée de ces personnes réveille celle de leurs actions : l’idée de ces actions réveille celle du plaisir ou de la douleur qu’elles ont causé, &c. La succession de ces idées n’étant dans son origine que la succession des mouvemens imprimés aux fibres, dès que la machine est déterminée à exécuter un de ces mouvemens, elle se trouve par cela même montée pour en exécuter toute la suite.

Ainsi, la perception ou le sentiment, le rappel, la réminiscence, l’imagination & l’attention paroissent être les seules opérations de l’ame privée de l’usage de la parole ou des signes arbitraires . La mémoire entant qu’elle est la faculté qui rappelle ces signes, le jugement & le raisonnement entant qu’ils sont l’expression articulée du rapport ou de l’opposition qu’on observe entre deux ou plusieurs idées, la combinaison arbitraire & réfléchie des idées, les abstractions universelles ou ces opérations par lesquelles on sépare d’un sujet ce qu’il y a de commun avec plusieurs autres sujets pour ne retenir que ce qu’il y a de propre ; toutes ces choses ne sauroient avoir lieu dans cette enfance de l’ame, parce qu’elles supposent nécessairement l’usage des termes ou des signes d’institution . Les jugemens que l’ame porte alors sur les objets ne sont point proprement des jugemens : ils ne sont que le simple sentiment de l’impression de ces objets. Toute sensation accompagnée de plaisir incline l’ame vers l’objet qui est la source de ce plaisir : toute sensation accompagnée de déplaisir ou de douleur produit un effet contraire. Tout objet dont l’impression ne détruit point l’équilibre de l’ame est simplement apperçu. L’enfant qui n’articule point encore ne compare pas entr’eux différens objets : il ne juge pas par cette comparaison de leur convenance ou de leur disconvenance ; mais il reçoit les impressions de différens objets, & il cede sans réflexion à celles qui ont un certain rapport avec son état actuel, ses besoins ou son bien-être.

Il en est à peu près de même des jugemens qu’il forme sur les grandeurs & sur les distances. L’objet que sa main ou son œil saisissent en entier, ne l’affecte pas de la même maniere que celui sur lequel sa main ou son œil se promenent en tout sens. Du sentiment de l’étendue dérive celui des distances. Les objets interposés peuvent produire aux yeux de l’enfant l’effet d’un corps continu. Ces perceptions de l’étendue & de la distance se liant continuellement à de nouvelles perceptions & à de nouvelles sensations, les expériences se multiplient sans cesse et l’imagination retraçant vivement tout cela l’ame se détermine en conséquence. Au moyen de l’attention dont l’ame est douée elle peut séparer la partie de son tout, le mode de son sujet ; elle peut faire des abstractions partielles et des abstractions modales , comme parlent les métaphysiciens ; considérer la main indépendamment du bras, la couleur indépendamment de la figure : mais elle ne sauroit faire des abstractions universelles , parce que toutes ses idées étant particulieres ou concretes , toutes n’étant que des images & des images d’ individus , chaque idée ne représente que l’objet qui lui est propre & ne sauroit servir par elle-même à représenter les objets analogues, encore moins servir indifféremment à représenter toutes sortes d’objets. L’idée d’un homme est nécessairement l’idée d’un certain homme, de certains traits, d’un certain vêtement, d’une certaine attitude, &c. Tout est ici déterminé. Mais, une perception peut servir à rappeller la perception d’une chose dont l’ame a un besoin actuel ; & alors cette perception fait en quelque sorte l’office de signe .

Enfin, la maniere dont l’ame privée de la parole exprime ses sentimens, répond tout-à-fait à la nature de ces sentimens ou de ces perceptions. Ce sont des sons, des cris, des mouvemens, des gestes, des attitudes, &c. Qui paroissent aussi liés avec les sentimens qu’ils représentent, que ces sentimens le sont avec les objets qui les excitent.



Chapitre 9

Réflexion sur l’ame des bêtes.


Ce que je viens de dire sur l’ame humaine privée de la parole peut s’appliquer à l’ame des bêtes, principe immatériel, doué de perceptions, de sentiment, de volonté, d’activité, de mémoire, d’imagination ; mais qui ne réfléchit point sur ses opérations, qui ne généralise point ses idées, qui n’est point susceptible de moralité .

Chapitre 10

Comment l’ame apprend à lier ses idées à des sons articulés & à exprimer ces sons.


En entendant souvent prononcer un certain mot à la vue d’un certain objet, l’enfant s’accoutume insensiblement à lier l’idée du mot à celle de l’objet. Cette liaison une fois formée, les deux idées se rappellent réciproquement : le mot devient signe de l’objet ; l’objet donne lieu de rappeller le mot.

Mais l’enfant ne se borne pas à ouïr des sons articulés : bientôt il cherche à imiter ces sons. Soit que le principe de cette imitation dérive de quelque communication secrete entre l’organe de l’ouie & celui de la voix, soit qu’il découle simplement du plaisir que l’ame trouve à exercer sa force motrice & à l’exercer d’une maniere nouvelle ; soit enfin qu’il naisse de l’amour-propre inhérent à la nature de l’ame, & en vertu duquel elle se complait à exécuter ce qu’elle voit exécuter à d’autres ; quelle que soit, dis-je, l’origine de ce principe, l’enfant commence à bégayer : il rend des sons ; il répete ces sons ; il les diversifie plus ou moins. Mais ce ne sont point encore des sons articulés : l’enfant sent que ces sons different de celui qu’il entend prononcer. Il s’efforce d’atteindre à une plus grande justesse. Il se rend attentif à tout ce qui s’offre à lui. Il fixe les yeux sur celui qui parle : il observe les mouvemens de ses levres : il tâche d’imiter ces mouvemens. Il fait divers essais ; il réitere ces essais. Déja il a fait entendre un son qui se rapproche beaucoup de celui qu’il veut imiter. Il fait de nouvelles tentatives qui le rapprochent de plus en plus du but. Enfin il saisit le mot. Le plaisir qu’il en ressent l’engage à le répéter plusieurs fois. Il s’affermit ainsi dans la prononciation de ce mot. Ce premier pas dans le langage est bientôt suivi d’un second. La formation d’un mot facilite celle de tous les mots analogues. Une modification conduit ici aux modifications les plus prochaines. Les échelons se multiplient de jour en jour : la chaîne s’étend continuellement : le dictionnaire grossit, & l’enfant parvient en peu d’années à nommer tout ce qu’il voit.


Chapitre 11

Comment l’ame apprend à lier ses idées à des caracteres & à former ces caracteres.


Ces sons que l’oreille de l’enfant saisit & que sa voix exprime, l’art sait les peindre à ses yeux par le secours de quelques caracteres. La même faculté qui rend l’enfant capable de lier l’idée d’un son à celle d’un objet avec lequel cette idée n’a aucun rapport nécessaire, le met en état de lier de même l’idée d’un caractere ou d’une figure à celle d’un son avec lequel cette idée n’a pas un rapport plus nécessaire ou plus naturel. L’enfant apprend à écrire comme il apprend à parler. La force motrice de l’ame s’exerce sur les fibres musculaires de la main & des doigts comme elle s’exerce sur celles de la voix. C’est par l’exercice réitéré de cette force sur ces organes que l’ame se rend insensiblement maîtresse de tous les mouvemens & de toutes les inflexions dont ils sont susceptibles. Il se forme entre l’œil & la main une correspondance analogue à celle qui paroît régner entre l’organe de l’ouie & celui de la voix.

Chapitre 12

De l’état de l’ame douée de la parole. Comment l’ame parvient à universaliser ses idées. De la formation des idées universelles d’homme, d’animal, de corps organisé, de corps, d’être.


Enrichi du don précieux de la parole, instruit dans l’art ingénieux de peindre la pensée, l’homme est à portée de jouir de tous les avantages de la raison. Le cercle étroit de ses idées va s’étendre de plus en plus & il embrassera enfin jusques aux idées les plus abstraites. à l’état moins parfoit d’être purement sentant succédera l’état plus parfoit d’être pensant. La nature des choses, leurs qualités, leurs rapports, leur action, leurs changemens, leurs successions, leurs usages, leur durée exprimés par des termes offriront au raisonnement un fond d’idées sur lequel il s’exercera sans jamais l’épuiser. L’ame n’opérant plus simplement sur les choses mêmes ou sur leurs images, mais encore sur les termes qui les représentent, rendra chaque jour ses idées plus générales ou plus universelles. Ainsi, en employant le terme d’ homme pour désigner un certain objet déterminé, tous les objets semblables seront représentés par le même terme. Si l’ame porte ensuite son attention sur tout ce qui est renfermé dans l’idée particuliere de l’homme qu’elle a sous les yeux, si elle exprime par des mots tout ce qu’elle y découvre, elle parviendra à décomposer cette idée en d’autres idées qui seront comme les élémens de celle-là, & qui éleveront l’ame par degrés aux notions les plus universelles. Détachant donc de l’idée particuliere d’un certain homme ce qu’elle a de propre ou d’accidentel, & ne retenant que ce qu’elle a de commun ou d’essentiel, l’ame se formera l’idée de l’homme en général. Si elle ne fixe son attention que sur la nutrition, le mouvement, le sentiment elle acquerra l’idée plus générale d’animal. Si elle ne retient de l’idée d’animal que l’organisation, elle acquerra l’idée plus générale encore de corps organisé. Laissant l’organisation pour ne considérer que l’étendue & la solidité, l’ame se formera l’idée du corps en général. Faisant encore abstraction de l’étendue solide & ne s’arrêtant qu’à l’existence, l’ame acquerra l’idée la plus générale, celle de l’être, &c.



Chapitre 13

Continuation du même sujet. De la formation des idées de pensée, de volonté, de liberté, de vrai, de faux, de juste, &c. De bien, &c. De regle, de loi.


Si au lieu de considérer l’homme principalement par ce qu’il a de corporel, l’ame l’envisage sur-tout dans ce qu’il a de spirituel, si elle désigne de même par des termes tout ce que ce nouvel examen lui en fera connoître, elle acquerra des idées d’un genre fort différent, mais qu’elle universalisera comme les premieres. D’une pensée, d’une volonté, d’une action particuliere elle s’élevera par l’abstraction à la pensée, à la volonté, à la liberté en général. De la conformité ou de l’opposition de la pensée avec l’état des choses l’ame se formera l’idée du vrai & du faux, de la vérité & de l’erreur. Faisant abstraction de l’agent & ne considérant l’action que dans ses rapports avec le bonheur de l’homme ou avec celui des êtres qui lui ressemblent, elle acquerra les idées de l’utile, de bien & de mal, de la vertu et du vice, du juste & de l’injuste, de l’honnête et du déshonnête, de la perfection & de l’imperfection, de l’ordre & du désordre, du beau moral. Par la connoissance du bien ou du mal moral qui découle naturellement du bon ou du mauvais usage que l’homme fait de ses facultés, l’ame parviendra à la notion de la regle des actions humaines. Considérant ensuite cette regle comme la volonté d’un souverain, l’ame acquerra l’idée de la loi, &c.

Chapitre 14

Continuation du même sujet. De la formation des idées d’unité, de nombre, d’étendue, &c. De mouvement, de tems.


Si détournant les yeux de dessus l’homme l’ame les porte sur les autres objets dont elle est environnée, & qu’elle continue d’exercer la faculté qu’elle a d’abstraire, ses connoissances se multiplieront en se diversifiant ; la mémoire, l’imagination & le raisonnement acquerront un nouveau degré de force & de perfection. La multiplicité, l’étendue, les mouvemens & la variété de ces objets occuperont l’ame tour à tour. L’ame ne considérant dans chaque objet que l’existence, & faisant abstraction de toute composition & de tout attribut, elle acquerra l’idée d’unité. La collection des unités conduira l’ame à la notion du nombre ou de la quantité numérique. Cette notion s’étendra & se diversifiera à l’infini si ajoutant des unités à d’autres unités ou combinant des unités avec d’autres unités, l’ame ne représente pas seulement par des termes, mais encore par des figures ce qui résultera de chaque addition ou de chaque combinaison. Si l’ame considere chaque objet comme un composé de parties placées immédiatement les unes à côté des autres ou les unes hors des autres, elle acquerra la notion de l’étendue. Si l’ame regarde une certaine étendue, celle de son doigt ou de son pied, par exemple, comme une unité, et qu’appliquant cette étendue sur une autre étendue elle recherche combien de fois celle-ci est contenue dans celle-là ou combien de fois celle-là est contenue dans celle-ci, elle parviendra à mesurer l’étendue, & comparant secrétement l’étendue des objets à celle de son corps elle nommera grands ceux dont l’étendue lui paroîtra surpasser beaucoup celle de cette portion de matiere à laquelle elle est unie : elle nommera, au contraire, petits les objets dont l’étendue lui paroîtra contenue un grand nombre de fois dans celle de cette même portion de matiere. Si l’ame considérant une étendue comme immobile voit un corps s’appliquer successivement à différens points de cette étendue, elle se formera la notion du mouvement. Si l’ame observe un corps qui se meut d’un mouvement uniforme dans une étendue déterminée, et qu’elle conçoive cette étendue partagée en parties égales ou proportionnelles, auxquelles elle donne les noms d’années, de mois, de jours, d’heures, &c. Elle acquerra l’idée du tems. Comparant ensuite les divers mouvemens qui s’offrent à elle à ce mouvement uniforme, comme à une mesure fixe ou commune, elle jugera qu’un mouvement a plus de vîtesse qu’un autre, quand il parcourt dans le même tems une plus grande étendue, &c.

Chapitre 15

Continuation du même sujet. De la formation des idées de classes, de genres, d’especes.


Si l’ame contemple les variétés des êtres corporels, si elle recherche ce qui les distingue les uns des autres, & qu’elle exprime par des mots les diverses particularités qui s’offriront à ses regards, elle se formera bientôt des idées de distributions. L’ame ne descendant pas d’abord dans le détail, et ne faisant attention qu’aux traits les plus saillans, rangera dans le même ordre tous les êtres dans lesquels elle remarquera ces mêmes traits, et cet ordre sera une classe. En considérant les objets d’un point de vue moins éloigné & poussant plus loin l’examen, l’ame découvrira des particularités qui lui apprendront que les êtres qu’elle a rangés dans le même ordre, parce qu’elle les a cru semblables, different à bien des égards, et saisissant les caracteres particuliers qui les différencient le plus, elle en composera de nouveaux ordres subordonnés au premier, & ces ordres seront des genres. En étendant encore davantage ses recherches, en observant jusqu’aux moindres traits, l’ame appercevra de nouvelles variétés : elle soudivisera donc encore les derniers ordres en d’autres ordres moins généraux, et ces ordres seront des especes. Etc. à l’aide de semblables distributions & des noms que l’ame imposera à chaque espece elle parviendra à ranger dans sa mémoire sans confusion les productions infiniment variées des trois regnes. Les étoiles, qui paroissent semées dans l’étendue comme le sable sur le bord de la mer, étant de même divisées par constellations, & chaque constellation étant représentée par un signe ou exprimée par un mot, l’ame parviendra à une connoissance exacte du ciel et à nombrer ce qui lui avoit d’abord paru innombrable.


Chapitre 16

Continuation du même sujet. De la formation des idées de cause & d’effet.


Si l’ame s’arrête à considérer la face de la nature, elle ne sera pas long-tems à s’appercevoir que cette face n’est pas constamment la même, mais qu’elle change continuellement. Elle observera que chaque changement est toujours la suite immédiate de quelque chose qui a précédé. Cette observation conduira l’ame à la notion de la cause & de l’effet. Considérant ensuite l’univers comme un effet et concevant que cet effet pourroit ne pas être ou être autrement, l’ame s’élevera à la notion de la cause première ou de la raison suffisante de ce qui est.

Chapitre 17

Autres avantages de la parole : qu’elle fixe les idées, qu’elle fortifie & augmente leurs liaisons : qu’elle rend l’ame maîtresse de leur arrangement. De l’état moral de quelques peuples de l’Amérique.


L’usage des termes ne se borne pas à multiplier les idées, à les universaliser. Il les fixe, pour ainsi dire, sous les yeux de l’ame, il la rend maîtresse de les considérer aussi long-tems qu’elle le veut et sous autant de faces qu’elle le veut. Il facilite merveilleusement leur rappel en multipliant à l’infini les liens qui les unissent. Le simple son, la simple vue d’un mot suffit pour rappeller à l’ame une foule d’idées qui ne tiennent souvent à ce mot que par une certaine ressemblance d’expression ou par des rapports encore plus légers. Enfin, par l’usage des termes l’ame donne à ses idées l’arrangement que les circonstances exigent. Elle dispose ainsi de ses idées comme bon lui semble, elle exerce sur elles l’empire le plus despotique. Le langage est tellement ce qui perfectionne toutes les facultés de l’ame, que la perfection de ces facultés répond toujours à celle du langage.

Les langues des nations les plus barbares sont aussi les langues les plus pauvres. Telles sont celles de diverses contrées de l’Amérique méridionale. Ces langues manquent absolument de termes pour exprimer les idées abstraites et universelles. Les idées de tems, d’espace, d’être, de substance, de matiere, de corps n’ont aucun signe qui les représente. Il n’y a point non plus dans ces langues de termes propres pour les idées de vertu, de justice, de liberté, de reconnoissance, d’ingratitude. L’Arithmétique de quelques unes de ces contrées ne va pas au-delà du nombre de trois. L’état moral de ces nations est à peu près celui d’une enfance perpétuelle. Si le langage donne naissance aux sciences & les perfectionne ; les sciences à leur tour perfectionnent le langage ; soit en l’enrichissant de nouveaux termes & de nouveaux tours, soit en y répandant l’ordre, la netteté, l’exactitude et la précision.


Chapitre 18

De la perfection, du génie & de l’origine des langues en général.


L’abondance des mots & la multitude des inversions constituent la principale richesse d’une langue. Moins de richesses & même une sorte de pauvreté peuvent être très-bien compensés par la clarté et le naturel.

Le génie des langues paroît tenir principalement au physique. La flexibilité & la délicatesse des organes, leur disposition à recevoir certaines impressions & à les retenir semblent imprimer à une langue le tour ou l’air qui la caractérise. Le moral aide au physique en cultivant ces dispositions. Une imagination vive, & si je puis m’exprimer ainsi, extrêmement mobile saisit tout, épuise tout. Le pinceau agit sans cesse ; le coloris domine ; mais le dessin est souvent peu correct, & les peintures sont chargées. L’orient abonde en semblables tableaux.

Si nous recherchons la premiere origine du langage et que nous consultions la genese, nous la trouverons, ce semble, dans l’ordre que Dieu donna à Adam de nommer tous les animaux. Si nous ne consultons là-dessus que la raison & que nous supposions une famille sous la simple direction de la nature, nous croirons trouver cette origine dans les sons ou dans les cris que les premiers besoins feront pousser aux enfans, & qui étant remarqués par les parens, deviendront par la suite signes d’institution de ces mêmes besoins. L’ombre que tout corps jette à la lumiere a pu donner naissance à la peinture ; celle-ci à l’écriture. à mesure que la raison s’est perfectionnée elle a simplifié les signes & les a rendus capables de représenter un plus grand nombre de choses. Les symboles & les hyéroglyphes des peuples les plus anciens justifient cette conjecture.


Chapitre 19

Réflexion sur le langage des bêtes.


Les bêtes n’ont point proprement de langage, si l’on entend par la faculté de parler, celle de lier ses idées à des signes d’institution. Les sons & les mouvemens par lesquels les bêtes manifestent leurs sentimens, leurs besoins, leurs plaisirs, leurs douleurs, sont des Expressions naturelles de ces sentimens, de ces besoins, de ces plaisirs, de ces douleurs ; & ces expressions sont invariables dans chaque espece. La connoissance de ces expressions fait la plus belle partie de l’histoire naturelle des animaux ; elle est aussi celle qui exerce le plus la logique & la sagacité de l’observateur. Les phrases que le perroquet étudie & qu’il répete si bien ne prouvent pas plus qu’il parle, que la prononciation des mots d’une langue ne prouve que celui qui les prononce entend cette langue. Parler n’est point simplement rendre des sons articulés ; c’est encore lier ces sons aux idées qu’ils représentent. Les bêtes ne sauroient former ces liaisons. Telles sont les bornes éternelles que le créateur a prescrites dans sa sagesse aux progrès de leur intelligence. Si ces bornes ne subsistoient point, l’homme, ce roi des animaux, chanceleroit sur son trône.

Chapitre 20

De la variété presqu’infinie de mouvemens que la parole imprime au cerveau. Que la nature & la variété des opérations de ce viscere nous font concevoir les plus grandes idées de son organisation.


Lorsque l’on réfléchit sur la part que les sens ont à la production des idées, & que l’on considere qu’elle est toujours occasionée par quelque mouvement qui se passe dans le cerveau, soit que ce mouvement dérive de l’impression actuelle des objets sur les sens, soit qu’il ait sa source dans l’impression de la force motrice de l’ame, on se persuade avec raison que le langage en multipliant les idées ne fait que multiplier les mouvemens de l’organe de la pensée. Nous ne saurions penser à quelque sujet que ce soit que nous ne nous représentions les signes naturels ou artificiels des idées renfermées dans ce sujet ou que nous ne prononcions intérieurement, mais très-foiblement les mots qui expriment ces idées. Or, il est assez évident que ce sont là des effets de la force motrice de l’ame qui s’exerce à la fois ou successivement sur différens points du sensorium. Ainsi, lorsque l’ame se représente un objet, et qu’elle se rappelle en même tems le mot qui exprime cet objet, elle excite deux mouvemens dans l’organe de la pensée. Elle agit d’abord sur la partie de cet organe qui répond aux extrémités du nerf optique ; elle y excite des ébranlemens analogues à ceux que l’objet y exciteroit s’il étoit présent. Elle agit encore sur la partie du même organe qui correspond à celui de la voix ; elle y produit un mouvement foible analogue à celui qu’y produiroit la prononciation du mot : si l’objet dont l’ame se retrace l’image est un fruit délicieux, elle pourra se rappeller en même tems la sensation que ce fruit a excitée en elle quand elle en a goûté. Ce sera donc un troisieme mouvement qui s’excitera dans l’organe de la pensée : l’ame agira sur la partie de cet organe qui communique à celui du goût ; elle y occasionera un mouvement semblable à celui que le fruit y auroit occasioné par son impression. Les philosophes qui ont avancé que nous ne saurions nous rappeller nos sensations ont erré. Si tel étoit l’état des choses, les sensations qui nous auroient affectés un grand nombre de fois nous paroîtroient aussi nouvelles que si elles ne nous eussent jamais affectés. Il est vrai que l’ame ne sauroit donner aux sensations qu’elle rappelle le degré de vivacité qu’elles reçoivent de leur objet. Et c’est là un des principaux caracteres qui distinguent les sensations des perceptions. Il arrive cependant quelquefois que des sensations que l’ame ne fait que rappeller l’affectent aussi vivement que si elles étoient excitées par l’objet même. C’est ce qu’on éprouve sur-tout dans les songes, où l’ame n’étant point distraite par les impressions du dehors, se livre toute entiere à celles du dedans. Quelqu’un qui s’exerceroit fréquemment dans le rappel des sensations, & qui s’aideroit des moyens convenables, parviendroit peut-être à se procurer dans la veille des sensations aussi vives qu’en songe. Mais, l’homme raisonnable est destiné à quelque chose de mieux qu’à se rappeller des sensations. Occupé à enrichir sa mémoire & à cultiver son entendement, il n’oublie point que les sensations sont moins un moyen de perfection qu’un moyen de conservation. L’ébranlement que l’impression des objets cause dans les organes des sens ne cesse pas toujours avec cette impression. On s’en convainc lorsqu’après avoir fixé un objet fort éclairé, on ferme incontinent les yeux ; on croit voir encore cet objet ; on reconnoît sa forme & sa couleur. Il se passe quelque chose d’analogue dans l’organe de l’ouie ; on s’imagine entendre le son d’un instrument ou celui d’une cloche, quoique le corps sonore n’affecte plus l’oreille. L’état actuel de l’organe & le degré d’attention que l’ame apporte à ce qu’elle éprouve, contribuent sans doute à rendre l’ébranlement plus ou moins fort, plus ou moins durable. La continuation de cet ébranlement après que la cause qui l’a produit a cessé d’agir indique une certaine élasticité dans les fibres ou dans les esprits. Les idées que les sens transmettent à l’ame & qu’elle rappelle par le secours de la mémoire & de l’imagination, ne sont pas les seules dont elle est affectée. La réflexion lui en procure un grand nombre d’autres, en lui découvrant les rapports plus ou moins prochains qui découlent de ces premieres idées. Ce sont encore de nouveaux mouvemens ou une nouvelle combinaison de mouvemens imprimés au cerveau. Si on fait attention à la multitude presqu’infinie d’idées, & d’idées prodigieusement variées qui peuvent exister dans la tête d’un homme, à la clarté, à la vivacité, à la composition de ces idées, à la maniere dont elles naissent les unes des autres & dont elles se conservent, à la promptitude avec laquelle elles paroissent et disparoissent suivant le bon plaisir de l’ame ; si on se rappelle ce qu’a été un Aristote, un Leibnitz, un Newton & ce qu’est aujourd’hui un Fontenelle, un Montesquieu on jugera du plaisir que goûtent les anges à la vue de la petite machine qui exécute des choses si surprenantes. Assurément s’il nous étoit permis de voir jusqu’au fond dans la méchanique du cerveau, & sur-tout dans celle de cette partie qui est l’instrument immédiat du sentiment & de la pensée, nous verrions ce que la création terrestre a de plus ravissant. Nous ne suffisons point à admirer l’appareil & le jeu des organes destinés à incorporer un morceau de pain à notre propre substance ; qu’est-ce pourtant que ce spectacle comparé à celui des organes destinés à produire des idées & à incorporer à l’ame le monde entier ? Tout ce qu’il y a de grandeur & de beauté dans le globe du soleil le cede, sans doute, je ne dis pas au cerveau de l’homme, je dis au cerveau d’une mouche.

Chapitre 21

Considération générale sur la prodigieuse variété des perceptions & des sensations & sur la méchanique destinée à l’opérer.


Si toutes nos idées, même les plus spirituelles, dépendent originairement des mouvemens qui se font dans le cerveau, il y a lieu de demander si chaque idée a sa fibre particuliere destinée à la produire ou si la même fibre mue différemment produit différentes idées ? Je m’arrête d’abord aux idées purement sensibles. Il est incontestable qu’il n’y a point de sentiment là où il n’y a point de nerfs. Il ne l’est pas moins que chaque sens a une organisation qui lui est propre, d’où resultent ses effets. Les perceptions & les sensations sont ces effets. Quoiqu’elles aient toutes de commun d’être excitées par l’entremise des nerfs, il règne cependant entr’elles une variété inépuisable. Considérées relativement aux sens dont elles tirent leur origine on peut les ranger sous cinq genres principaux, qui renferment une multitude indéfinie d’espèces. Quand on demande si chaque idée a un instrument approprié à sa production, cela doit s’entendre des especes contenues sous ces genres. On demande donc si la saveur du salé, par exemple, est produite par des fibres différentes de celles qui occasionent la sensation de l’amer ?

En général, les nerfs sont tous de la même nature. Ils tirent tous leur origine du cerveau. Ils sont tous des corps blanchâtres, homogènes, solides. Mais, examinés plus en détail, on y découvre des variétés de plusieurs genres. Les uns s’éloignent beaucoup de leur origine, & sont par conséquent fort longs ; les autres s’en éloignent fort peu, & sont par conséquent fort courts. Les uns sont fort gros ; les autres fort déliés : les uns sont fort tendus ; les autres le sont moins : les uns sont revêtus de deux membranes qui sont un prolongement de celles du cerveau ; la membrane extérieure plus épaisse, plus ferme est moins sensible ; la membrane intérieure plus mince, plus délicate a plus de sensibilité ; les autres ne sont revêtus que d’une seule membrane, et cette membrane est la plus fine. Les uns sont rassemblés par petits paquets & forment des especes de houpes, de pyramides, de mammelons ; les autres composent des lames plus ou moins repliées, plus ou moins étendues, plus ou moins fines, &c. Toutes ces variétés sont relatives à la fin principale pour laquelle les nerfs sont destinés : cette fin consiste à transmettre à l’ame l’impression des objets. Cette impression se transmet par le mouvement, soit que l’objet lui-même, soit des corpuscules qui en émanent. Et comme la petitesse & le mouvement de ces corpuscules augmentent continuellement depuis ceux qui sont destinés à la sensation du tact, jusques à ceux qui occasionent la sensation de la lumiere, il y a de même dans les sens une gradation correspondante, depuis celui du toucher jusqu’à celui de la vue. Mais, y a-t-il assez de variétés dans les fibres nerveuses de chaque sens pour répondre à celles qu’on observe dans les perceptions et dans les sensations ; ou n’est-il pas nécessaire pour rendre raison des faits de recourir à de telles variétés ? Voilà précisément l’état de la question. Commençons par le sens du toucher.


Chapitre 22

De la méchanique des idées du toucher.


Trois membranes posées les unes sur les autres recouvrent le corps humain, l’épiderme, le réticule, la peau proprement dite. Elles sont formées de l’entrelacement ou des ramifications d’un nombre prodigieux de fibres de différens genres. Le tissu qu’elles composent est plus mince dans l’épiderme, plus lâche dans le réticule, plus épais dans la peau. L’épiderme placé à la surface du corps recouvre immédiatement le réticule, qui a sous lui la peau. Après avoir traversé celle-ci, les nerfs du toucher s’insinuent dans les mailles du réticule : ils s’y dépouillent du tégument épais qu’ils avoient apporté du cerveau, & ne retenant que le plus fin, ils prennent la forme de mammelons plus ou moins saillans. Sous cette forme ils s’élevent jusques à l’épiderme qui leur demeure adhérent et sur lequel ils tracent ces petits sillons concentriques qu’on apperçoit au bout des doigts.

Ce court exposé suffit pour donner une légere idée de la méchanique du toucher. On voit que les mammelons ébranlés par l’impression médiate ou immédiate des objets, transmettent cet ébranlement à la partie du cerveau qui leur répond.

À l’égard de la diversité des impressions que nous recevons par le sens du toucher, il ne paroît pas qu’il soit nécessaire de supposer dans les mammelons une diversité relative, d’imaginer qu’ils contiennent des fibrilles à l’unisson de chaque espece d’impression. Nous concevons assez de variétés dans les différens états que les fibres du toucher peuvent subir, dans les différens mouvemens qui peuvent leur être communiqués, pour satisfaire à tout ce que nous éprouvons. De la contraction & de l’engourdissement des mammelons peut résulter la sensation du froid ; de la dilatation & du trémoussement de ces mêmes mammelons peut résulter la sensation du chaud. De la plus grande contraction à la plus grande dilatation, du trémoussement le plus foible au trémoussement le plus fort les nuances sont infinies. Du degré de la nuance dépend le plaisir ou la douleur. Si de l’état d’une dilatation médiocre & d’un trémoussement vif mais doux, les fibres passent à l’état d’une si grande dilatation et d’une agitation si violente qu’elles en soient séparées ou même divisées, l’ame passera du sentiment d’une chaleur douce à celui de la brûlure.

Entre le chatouillement & la cuisson il y a les mêmes gradations qu’entre la chaleur & la brûlure. L’espece de la sensation dépend du mouvement imprimé. Il faut juger de ce mouvement par celui de l’objet ou des corpuscules qui en émanent. La petitesse & l’activité des corpuscules du feu doivent imprimer aux fibrilles des mammelons des vibrations incomparablement plus promptes que celles qu’y produit le passage d’une plume fort déliée ou la marche d’un fort petit insecte.

Une pression douce, égale, uniforme des mammelons peut donner à l’ame le sentiment du poli. Une pression rude, inégale, variée peut lui donner le sentiment de l’aspérité.

Une contraction subite des mammelons, une espece de spasme dans leurs fibres nerveuses peut occasioner le frissonnement. La cause de ce spasme n’est pas la même chez tous les individus. Tel frissonne à l’attouchement de certains corps qui font éprouver à un autre des sensations fort agréables. Le tempérament & l’habitude produisent ces variétés.

Le même corps nous paroît à la fois chaud & poli. Le tremoussement que le feu occasione dans les mammelons n’est point incompatible avec une certaine pression de ces mammelons.

L’adhérence de l’épiderme aux mammelons modérant l’impression que les corps font sur eux, le toucher est plus vif là où il est plus mince, plus délicat ; plus grossier là où il est plus épais, plus endurci.


Chapitre 23

De la méchanique des idées du goût.


L’organe du goût a tant de rapport avec celui du toucher que décrire l’un c’est presque décrire l’autre. Comme la peau la langue a ses mammelons, mais plus saillans, plus épanouis, plus sensibles.

Les saveurs sont l’objet du goût. Les sels fixes, les souffres, les huiles dissous & atténués par quelque liquide, principalement par la salive, sont la cause matérielle des saveurs.

Les sels par leurs pointes aigues sont très-propres à émouvoir, à irriter les fibres délicates des papilles. Les souffres & les huiles, par leurs parties onctueuses & balsamiques, sont propres à y produire des effets contraires.

Mais comme les sels n’ont pas tous la même figure essentielle, les mêmes qualités ils n’agissent pas tous sur les fibres de la même maniere. Les uns les picotent ; les uns les rongent ; les autres les brûlent ; d’autres les crêpent ; d’autres les contractent ; d’autres les distendent ; d’autres les secouent ; d’autres y font des impressions qui semblent tenir le milieu entre deux impressions plus déterminées.

À ces différens effets des saveurs sur l’organe répondent différentes sensations. à un certain degré d’intensité dans le mouvement des fibres répond un certain degré de vivacité dans la sensation.

Ainsi, le goût, non plus que le toucher, ne nous offre rien qui exige que chaque sensation ait sa fibre particuliere.



Chapitre 24

De la méchanique des idées de l’odorat.


Nous pouvons de même rendre raison de la diversité des odeurs sans recourir à une semblable supposition. Plus délicat que le goût, l’odorat sent l’action des atomes infiniment petits qui s’élevent des corps odoriférans. Ce que les sels fixes, les souffres & les huiles grossiers sont au goût, les sels volatils, les souffres & les huiles spiritualisés le sont à l’odorat. Les lames nerveuses qui tapissent les feuillets osseux placés à la partie supérieure du nez, retiennent dans leurs replis les corpuscules odoriférans et font passer leur impression jusques au siege de l’ame. L’action de ces corpuscules sur le tissu des lames, se modifie suivant la nature des corps dont ils émanent. Le mouvement plus ou moins grand dont ils sont doués rend leur impression plus ou moins vive. La même lame, la même fibre successivement secouée, tiraillée, picotée, comprimée, relâchée, desséchée, humectée, engourdie, &c, ne peut que transmettre à l’ame des sensations aussi différentes entr’elles que le sont entr’eux les mouvemens qui les occasionnent.


Chapitre 25

De la méchanique des idées de l’ouïe.


Il y a lieu de douter qu’il en soit absolument de l’ouïe comme des trois sens dont je viens de parler. On sait qu’une corde d’une longueur ou d’une tension déterminée ne rend jamais que le même ton fondamental quelle que soit la maniere dont on la touche. Ce ton dépend essentiellement du nombre de vibrations que la corde fait dans un tems donné. Le nombre des vibrations dépend lui-même de la longueur ou de la tension de la corde. Alonge-t-on la corde en la relâchant ? Elle fait moins de vibrations dans le même tems ; & le ton qu’elle rend est plus grave. Accourcit-on la corde en la tendant ? Elle fait plus de vibrations dans le même tems, & le ton est aigu. On sait encore que si dans le même instrument il y a plusieurs cordes à l’unisson ou qui fassent leurs vibrations dans le même tems, si l’on pince une de ces cordes, toutes celles qui seront à son ton frémiront à la fois.

L’air qui transmet aux cordes à l’unisson & en repos le mouvement qu’il reçoit de la corde pincée, rencontrant celles-là à la fin de leur premiere vibration, dans l’instant qu’il leur communique la seconde, continue l’ébranlement. Dans des cordes, au contraire, qui font leurs vibrations en tems inégaux, lorsque l’air vient imprimer la seconde vibration, les unes n’ont que commencé la premiere, d’autres ne l’ont faite qu’à moitié, d’où il résulte entre l’air & les cordes une collision en sens opposé, qui éteint de part et d’autre le mouvement. Mais pour que l’air reçoive & transmette les différens tons que rend le corps sonore, il faut qu’il soit lui-même à l’unisson de tous ces tons. C’est ce qui a porté à soupçonner que l’air contenoit des particules correspondantes aux divers tons de la musique, des particules à l’unisson de l’ ut , d’autres à l’unisson du , d’autres à l’unisson du mi , &c. Peut-être même que cette supposition ne suffit pas : les particules d’un même genre peuvent n’être pas toutes contigues & se trouver séparées par des particules de genres différens, incapables de recevoir & de transmettre les tons propres à celles-là. Il semble donc qu’il faille admettre que chaque corpuscule d’air est formé d’élémens à l’unisson de tous les tons, qu’il est une petite machine composée de sept branches élastiques, de sept ressorts principaux. L’art que cette conjecture suppose dans les élémens de l’air est, sans doute, autant au dessous de la réalité, que les conceptions de l’artisan le plus grossier sont au-dessous de celles de l’artiste le plus habile.

Les mêmes vibrations que les cordes d’un instrument impriment à l’air qui les touche, celui-ci à l’air plus éloigné, elles les communiquent au corps de l’instrument, & de cette communication dépendent la force & l’agrément des tons. Il y a donc aussi dans l’instrument des fibres à l’unisson de ces tons. Leur existence ne paroîtra pas douteuse si l’on fait attention à la maniere dont les instrumens de musique sont construits. Ils sont formés de l’assemblage de plusieurs pieces fort élastiques, coupées & courbées si inégalement que leur longueur & leur largeur different presque à chaque point. Par là l’instrument se trouve pourvu de fibres dont la longueur varie comme les tons qu’elles sont destinées à réfléchir & à fortifier.

Ces principes admis, on ne voit pas comment l’oreille transmettroit à l’ame l’harmonie d’un concert, si toutes ses fibres étoient parfaitement uniformes & identiques, si toutes étoient montées sur le même ton. L’observation paroît concourir ici avec le raisonnement pour nous persuader le contraire. On trouve dans la partie intérieure de l’oreille deux cavités osseuses & tortueuses, le labyrinthe & le limaçon qui semblent être tout à fait analogues aux corps des instrumens de musique. Les rameaux que le nerf auditif jette dans ces cavités & qui en revêtent intérieurement les parois, peuvent être comparés aux fibres qui tapissent l’intérieur d’un violon : ce sont autant de petites cordes dont la longueur est déterminée par celle de la piece qu’elles recouvrent. Les canaux demi-circulaires du labyrinthe étant tous construits sous différentes proportions, le limaçon diminuant continuellement de diametre depuis sa base jusques à son sommet, sont extrêmement propres à fournir l’organe de fibres appropriées à tous les tons & à toutes les nuances des tons. Les rayons sonores rassemblés par l’espece d’entonnoir que forme la partie extérieure de l’oreille, & modérés jusqu’à un certain point par l’action du Tambour, sont portés dans le labyrinthe & le limaçon. Ils communiquent aux fibres de ces cavités les différentes impressions qu’ils ont reçues de l’objet. Le nerf auditif, auquel ces fibres aboutissent comme à leur tronc, en est ébranlé ; l’ame apperçoit des sons & goûte le plaisir de l’harmonie.

Ces sons variés, harmonieux qui charment l’oreille et qu’elle rend à l’ame avec tant de précision, la voix les exécute avec une justesse & un agrément qui l’éleve fort au-dessus des instrumens de musique les plus parfaits. Le larynx, cartilage composé, placé à l’entrée de la trachée-artere, destiné à l’ouvrir & à la fermer est garni intérieurement d’un grand nombre de fibres élastiques qu’on a prouvé être parfaitement analogues aux cordes des instrumens de musique. L’air chassé par les poumons est l’archet qui met ces cordes en jeu. Le degré de vîtesse dont il les frappe détermine le ton. La glotte, cette partie du larynx qui livre passage à l’air, est construite avec un tel art, que son ouverture augmente ou diminue précisément dans la proportion du ton qu’il s’agit de former. On démontre que le diametre de cette ouverture peut se diviser ainsi en 1200 parties, qui font 1200 tons ou nuances de tons. L’air que les poumons poussent vers la glotte y acquiert plus ou moins de mouvement, suivant qu’il en trouve les levres plus ou moins rapprochées. Dans le premier cas, les tons sont plus ou moins aigus ; dans le second ils sont plus ou moins graves.

La voix participe donc à la fois de la nature des instrumens à cordes & de celle des instrumens à vent. Si on souffle avec force dans la trachée de quelque animal mort, on rendra des sons qui différeront peu de ceux que l’animal rendoit. On observera les fibres de la glotte frémir comme les cordes d’une viole.


Chapitre 26

De la méchanique des idées de la vue.


La lumiere est à l’œil ce que le son est à l’oreille. Les couleurs répondent aux tons. La musique a sept tons principaux ; l’optique a sept couleurs principales. Chaque ton a ses oscillations qui le distinguent de tout autre ; chaque couleur a ses vibrations & son degré de réfrangibilité. Entre un ton & un autre ton, entre une couleur & une autre couleur les nuances sont indéfinies. Les tons supérieurs sont les plus aigus ; les couleurs supérieures sont les plus vives. Les degrés d’élévation & d’abaissement d’un même ton sont relatifs aux différentes teintes d’une même couleur. Le son se propage à la ronde par un milieu très rare & très-élastique ; de grands philosophes ont pensé qu’il en est de même de la lumiere, & il n’est peut-être pas impossible de répondre aux difficultés qu’on fait contre cette hypothese. Si nous partons de l’analogie que nous venons d’observer entre la lumiere & le son, nous penserons que comme l’oreille a des fibres à l’unisson des différens tons, l’œil a de même des fibres à l’unisson des différentes couleurs ; mais au lieu que les fibres de différens genres sont distribuées dans l’oreille sur différentes lignes, nous supposerons qu’elles sont rassemblées par faisceaux dans toute l’étendue de la rétine et du nerf optique. Chaque faisceau sera composé de sept fibres principales, qui seront elles-mêmes de plus petits faisceaux formés de la réunion d’un grand nombre de fibrilles relatives aux diverses nuances. Enfin, il en sera des corpuscules de la lumiere comme de ceux de l’air. Un fait seulement paroît contraire à cette supposition. Si on ferme les yeux après avoir regardé fixement le soleil, on sera affecté d’une suite de couleurs qui se succéderont dans l’ordre des couleurs prismatiques ou de celles de l’arc-en-ciel. Pourquoi cette succession, pourquoi les sept couleurs principales ne paroissent-elles pas à la fois, s’il n’est aucun point sur la rétine qui n’ait des fibres représentatrices de toutes ces couleurs ? Le soleil ne peint au fond de l’œil que du blanc, comment ce blanc se décompose-t-il graduellement en rouge, orangé, jaune, verd, etc ? Ce fait ne prouve-t-il pas que les fibres qui servent immédiatement à la vision sont toutes de même espece & que la diversité des couleurs procede uniquement du degré de mouvement ?

En effet, les couleurs les plus hautes sont celles qui fatiguent le plus l’organe. Elles ne le fatiguent plus que parce qu’elles le secouent plus vivement. Le blanc, le rouge, l’orangé, le jaune doivent donc paroître les premieres dans l’œil qui a fixé le soleil. Ils doivent se succéder dans un ordre relatif à la promptitude des vibrations que chaque couleur exige. Le verd, le bleu, l’indigo, le violet n’exigeant pas un mouvement si prompt, doivent suivre immédiatement les couleurs supérieures et observer entr’eux la même loi de succession.

Cette explication paroît d’autant plus naturelle, que la simple agitation ou une compression un peu forte du globe de l’œil suffit pour donner naissance à des couleurs aussi vives que celles qui sont produites par l’action du soleil sur l’organe.

Je ne sais pourtant si l’ingénieuse hypothese qui admet une diversité spécifique dans les fibres de la vision doit céder au fait que j’ai indiqué. Il me semble que j’entrevois une maniere de solution ; mais je me défie de sa bonté. Selon cette hypothese les couleurs sont entr’elles comme les tons sont entr’eux : elles se différencient donc comme les tons par le nombre de vibrations que chacune d’elles fait en tems égal. Les couleurs les plus vives répondant aux tons les plus élevés, elles sont celles qui font le plus de vibrations dans le même tems & dont le mouvement cesse par conséquent le plutôt : je parle du mouvement qui est imprimé aux fibres & qu’elles conservent plus ou moins de tems à proportion de leur espece. Un rayon solaire est, comme nous l’avons vu, composé de sept rayons principaux, qui portent chacun une couleur qui lui est propre & qui est invariable. Ces rayons séparés par le prisme & réunis ensuite par une lentille, se pénetrent intimement et ne présentent plus qu’un seul rayon de couleur blanche. Lors donc qu’un semblable rayon tombe sur la rétine, il excite dans toutes les fibres de chaque faisceau un ébranlement violent : l’organe en est même blessé. Au milieu d’une telle agitation l’ame ne distingue rien : les mouvemens particuliers se confondent & ne composent qu’un mouvement général dont l’impression est une. Tout se résout ainsi dans une seule sensation, & cette sensation est du blanc. L’ébranlement perdant peu à peu de sa violence par l’absence de la cause qui l’a produit, le cahos commence à se débrouiller ; les mouvemens particuliers deviennent sensibles, tout se démêle par degré. Les mouvemens auxquels tiennent les impressions les plus vives, les plus saillantes sont démêlés les premiers. L’ame apperçoit d’abord le rouge, l’orangé, le jaune. Mais ces mouvemens s’éteignent bientôt, et laissent appercevoir à l’ame les mouvemens plus foibles ou plus lents, d’où resultent les sensations des couleurs basses. L’ame voit saillir successivement le bleu, l’indigo, le violet.

Le noir, dans l’une & l’autre hypothese, n’est que la privation de tout mouvement.

Suivant l’optique newtonienne un corps n’est blanc que parce qu’il réfléchit la lumiere telle qu’il la reçoit, sans la modifier, sans y occasioner aucune de ces réfractions d’où naissent les couleurs. Pourquoi pendant que l’œil demeure fixé sur un papier blanc ou sur tout autre corps de même couleur ne sent-on point l’effet particulier des différens mouvemens que les petits rayons colorés impriment aux fibres qui leur correspondent ? En voici, ce me semble, la raison : les rayons de toute espece, mais confondus, que le papier envoie sans cesse dans l’œil, entretiennent les mouvemens des fibres & conséquemment la confusion qui forme le blanc. Si les fibres, laissées à elles-mêmes, conservoient le mouvement que le papier leur a communiqué, l’inégalité de ce mouvement dans chaque espece de fibre, sa durée plus ou moins longue donneroient lieu à la distinction, à la succession des couleurs. Mais l’impression que fait le papier n’est pas assez forte pour que les fibres continuent à se mouvoir après qu’il a cessé d’agir.

L’agitation ou la compression du globe de l’œil, une fievre un peu violente suffisent pour faire voir des couleurs dans l’obscurité. La pression ou les tiraillemens que cela cause dans les fibres du nerf optique les met dans un état qui les rapproche de celui où elles se trouvent lorsque la lumiere les agite.

Chapitre 27

Conjectures sur la méchanique de la reproduction des idées.


Les idées qui affectent l’ame à l’occasion des mouvemens que les objets extérieurs impriment aux organes des sens, l’ame a la faculté de les reproduire sans l’intervention de ces objets, et cette faculté porte le nom général d’imagination.

Il nous a paru que la reproduction des idées étoit l’effet de la force motrice dont l’ame est douée, de cette force en vertu de laquelle agissant à son gré sur tous les points du cerveau qui correspondent avec les sens, elle le monte sur le ton qui convient à chaque espece de perception et de sensation.

Évitant donc de décider sur les deux hypotheses qui nous occupent, préférant de les réunir pour mieux satisfaire à tous les phénomenes, nous dirons que l’ame reproduit les idées sensibles, tantôt en donnant aux fibres le mouvement qu’exige l’idée qu’elle veut rappeller, tantôt en remuant l’espece de fibre appropriée à cette idée.

Ce sera de la premiere de ces deux manieres que l’ame rappellera les différentes impressions que le même corps a produites sur sa peau, sur sa langue, sur son nez. Ce sera de la seconde maniere qu’elle rappellera les impressions de ce même corps sur ses oreilles & sur ses yeux.

Je souhaiterois de répandre quelque clarté sur cette espece de théorie. Je sens que je touche à des abîmes : mais je n’ai pas la témérité d’entreprendre de les sonder : je ne veux que les regarder en me tenant à quelque appui.

La lumiere & les couleurs sont la source féconde des perceptions que nous recevons par le sens de la vue. En bannissant de la nature l’obscurité, la confusion & l’uniformité elles impriment à chaque objet des traits qui lui sont propres et qui le caractérisent.

Les formes, les grandeurs, les distances, les situations, les mouvemens sont des genres de perceptions visuelles qui ont sous eux une multitude innombrable d’especes.

Toutes ces perceptions l’ame les reproduit. Le degré de force & de vivacité avec lequel cette reproduction s’opere est toujours proportionnel à l’intensité des mouvemens communiqués par l’objet, à la fréquence des reproductions, au tempérament des fibres.

Mais, chaque genre, chaque espece de perception visuelle a-t-elle dans le cerveau sa place marquée, a-t-elle des fibres qui lui soient consacrées et qui ne soient consacrées qu’à elle ?

Ce seroit étendre l’hypothese au-delà du besoin que de le supposer. On peut admettre raisonnablement que la rétine est formée de fibres à l’unisson de différentes couleurs : mais, comme le mélange de la lumiere & de l’ombre suffit pour représenter tout ce qui est corps, il suffit de même que quelques endroits de la rétine soient plus éclairés que d’autres ou éclairés d’une lumiere différemment modifiée, pour faire appercevoir à l’ame différens objets ou différentes parties du même objet. Il en est à cet égard des fibres de la vision comme des caracteres d’imprimerie, dont la seule combinaison exprime une infinité de choses & de sens ; ou pour employer une comparaison qui se rapproche plus de notre sujet, il en est de ces fibres comme des couleurs que le peintre a sur sa palette, et dont il forme à volonté une plante, un animal, un païsage ou toute autre représentation.



Chapitre 28

Continuation du même sujet.


Plus j’y réfléchis, & plus je me persuade que pour atteindre à quelque chose de passablement clair sur la maniere dont les idées sont reproduites, il faut se rendre attentif à ce qui se passe dans l’organe à la présence de l’objet. Je ne parle encore que de la vision.

Des lames minces détachées de toute la surface des objets ou comme s’exprimoit l’antiquité, les especes des objets ne viennent point s’appliquer sur le fond de l’œil & ne donnent point naissance aux perceptions visuelles. Le tems a détruit ces chimeres assorties à l’enfance de la physique, et leur a substitué des vérités que l’expérience avoue. Un fluide plus subtil, plus élastique, plus rapide que tout ce que nous connoissons dans la nature, se réfléchit sans cesse de dessus les surfaces des corps & va peindre leur image sur la rétine. La lumiere est ce fluide. Les rayons lumineux qui partent de chaque point de l’objet & qui tendent à s’écarter les uns des autres à mesure qu’ils s’éloignent de ce point, sont admis dans l’œil par la prunelle. Ils en traversent les différentes humeurs, qui les plient à proportion qu’elles sont plus denses. Ce pli tend à les rapprocher les uns des autres, à les réunir en un seul point. C’est sur la rétine, comme sur une toile placée derriere les humeurs, que se fait cette réunion. Le point lumineux qu’elle produit est l’image parfaite de celui dont les rayons émanent. Ces rayons composent ainsi comme une double pyramide qui va de l’objet à l’œil. Les deux pyramides sont opposées l’une à l’autre par leur base, & cette base est dans la prunelle. La pyramide extérieure a son sommet dans l’objet : la pyramide intérieure a le sien sur la rétine. D’autres pyramides, d’autres traits de lumiere réfléchis de même par d’autres points de l’objet viennent à la fois tomber sur la rétine & y tracer l’image de ces points. De toutes ces images particulieres se forme l’image totale de l’objet. La partie de la rétine sur laquelle cette peinture repose est dans une agitation continuelle. Chaque point lumineux a son mouvement propre, qui transmis jusqu’au siege de l’ame par les dernieres ramifications du nerf optique, y fait naître une perception. L’amas des perceptions partielles compose la perception totale de l’objet : celle-ci est la somme de celles-là.

La lumiere qui se réfléchit de dessus un objet peut être considérée comme un corps solide, comme un faisceau de petits dards qui appuie par une de ses extrémités sur l’objet & par l’autre sur la rétine. L’ame touche, pour ainsi dire, l’objet de l’œil comme elle le toucheroit avec le doigt ou un bâton, mais cette espece de toucher est infiniment plus délicate que le toucher proprement dit.

Quand un objet réfléchit la lumiere de façon qu’elle souffre une dégradation continuelle depuis le milieu de l’objet jusqu’à ses bords, l’ame a la perception d’un globe. Lorsque la lumiere se réfléchit par-tout également, l’ame a la perception d’une surface plane. Mais comme la peinture d’un globe produit sur l’œil le même effet qu’un globe réel, l’ame ne peut distinguer ici l’apparence de la réalité que par le toucher ou par la connoissance qu’elle a des objets environnans. Il est d’autres illusions du même genre que l’ame reconnoît par de semblables moyens.

Les rayons qui partent des deux extrémités d’un objet & qui dirigent leur marche vers la prunelle tendent à se rapprocher l’un de l’autre à mesure qu’ils avancent. Ils s’unissent à leur entrée dans l’œil, & continuant leur route en ligne droite vers la rétine ils se croisent & forment deux angles opposés par la pointe. L’un de ces angles embrasse dans son ouverture l’objet ; l’autre son image. L’ouverture de ces angles détermine donc la grandeur apparente de l’objet ou l’étendue que cet objet occupe sur la rétine. Sont-ils fort ouverts ? L’objet paroît fort grand : sont-ils fort aigus ? L’objet paroît fort petit : sont-ils si aigus que les deux rayons coïncident ? L’objet ne paroît à l’ame que comme un point.

La perception de la distance naît de celle de la grandeur ou plutôt cette perception n’est que celle de la grandeur elle même. C’est par l’étendue des corps interposés que se forme l’idée de la distance qui est entre deux objets ou entre un objet & l’œil. L’ame juge encore de la distance par la lumiere réfléchie : plus elle est foible, plus l’objet paroît éloigné : augmente-t-elle de force ? Il semble se rapprocher. L’éloignement apparent d’une montagne diminue lorsque la neige la couvre.

La situation d’un objet est un rapport aux objets environnans.

Si ces objets sont immobiles ou considérés comme tels, & que la position de l’objet dont il s’agit varie à chaque instant à leur égard, cet objet sera jugé en mouvement. La peinture qui s’en formera sur la rétine s’appliquera successivement sur différens points de cette membrane, tandis que celles des autres objets continueront d’affecter les mêmes points. Un objet, quoiqu’en repos, paroîtra en mouvement si son image change de place sur le fond de l’œil ; soit que cela arrive par le transport insensible du spectateur, soit que l’ame rapporte à cet objet un mouvement qui appartient à des objets placés derriere ou au-dessous. Le rivage fuit aux yeux du navigateur. Le pont remonte la riviere pour le voyageur qui fixe de l’œil le rapide courant.


Chapitre 29

Continuation du même sujet.


Comment l’ame reproduit-elle les diverses idées dont nous venons d’entrevoir la production ? Comment se retrace-t-elle l’image d’un globe, sa forme, sa couleur, sa grandeur, sa distance, sa situation, son mouvement ?

La premiere production des idées est dûe au jeu des organes : leur seconde production, leur reproduction dépendroit-elle d’une cause totalement différente ? Je ne le présume pas, et le sentiment contraire me paroît plus probable.

L’ame se retrace la forme d’un globe en mouvant les fibres d’un même paquet de maniere que le mouvement décroisse par degré depuis le milieu du paquet jusqu’à ses bords.

L’ame colore cette image par les vibrations qu’elle excite dans les fibres appropriées à l’espece de couleur que le globe a réfléchie.

L’ame se représente la grandeur du globe en mettant en mouvement une étendue de fibres égale à celle que l’image tracée par ce globe occupoit sur la rétine.

En réveillant l’image des corps interposés et environnans, l’ame reproduit les idées de distance & de situation.

Elle reproduit la perception du mouvement en imprimant à toutes les fibres placées sur la ligne que l’image produite par le globe a parcourue, les mouvemens particuliers d’où résultent sa forme, sa couleur & sa grandeur.

Au reste ; comme les qualités sensibles qui caractérisent un objet s’offrent à nous en même-tems et que ce n’est que par abstraction & pour en faciliter l’examen que nous les séparons les unes des autres, l’ame reproduit aussi l’idée de cet objet en entier, avec toutes ses déterminations & dans le même instant indivisible. Tous les mouvemens dont nous venons de parler s’excitent donc à la fois.

Il en est de la reproduction des idées que nous recevons par le sens du toucher, du goût, de l’odorat & de l’ouïe comme de la reproduction des idées que nous recevons par le sens de la vue. C’est en imprimant à chaque organe des mouvemens semblables à ceux que les objets y avoient imprimés que l’ame se rappelle les perceptions et les sensations attachées à l’action de ces objets.

C’est, par exemple, en excitant une légere contraction dans les nerfs qui aboutissent aux mammelons de la peau, que l’ame se rappelle la fraîcheur qu’elle a goûté dans le bain. C’est en produisant une impression analogue sur les papilles de la langue, que l’ame fait renaître en elle la délicieuse saveur d’un fruit. C’est en touchant avec choix & mesure les fibres nerveuses de l’oreille, que l’ame croit entendre encore les accens qui l’ont charmée.

Enfin, c’est par la même méchanique que l’ame se rappelle les mouvemens de pitié, de compassion, de crainte, de terreur, &c. Qu’elle a éprouvés à la présence de certains objets.

Quand un objet agit en même tems sur plusieurs sens, l’ame est affectée à la fois de sensations de différens genres. Si elle veut se rappeller une de ces sensations, elle reproduira en même tems les sensations concomitantes. Il en est de même de la perception d’un objet par le seul sens de la vue. Cette perception est toujours accompagnée d’une multitude d’autres perceptions que l’ame réveille en même tems qu’elle reproduit la perception principale.

Je tâche à me rappeller le goût d’un fruit : aussi-tôt son odeur, sa forme, sa couleur, sa grandeur se représentent à moi. Je pense à un animal dont la forme m’a paru singuliere : au même instant je me rappelle le lieu où je l’ai vu et les circonstances particulieres où je me rencontrois alors. Ces reproductions n’ont point de fin, parce que toutes nos idées sont enchaînées les unes aux autres.



Chapitre 30

Réflexion sur les conjectures précédentes.


Telle est la maniere dont j’imagine que s’opere la reproduction des idées. On m’objectera peut-être l’impossibilité où nous sommes de comprendre que l’ame exécute tant de mouvemens divers nécessaires à cette reproduction ; qu’elle sache ne mouvoir précisément que les fibres destinées à reproduire une certaine couleur, modifier le mouvement de ces fibres dans des proportions exactement relatives aux dégradations de lumiere qu’exige la représentation d’une certaine forme, &c. Mais concevons-nous mieux comment l’ame meut son corps, comment elle contracte tel ou tel muscle, comment elle proportionne la contraction à la résistance, &c. ? Voyez Mondonville exécuter un de ces airs qui émeuvent toutes les passions : quelle célérité dans les mouvemens de ses doigts ! Quel accord ! Quelle justesse ! Quelle cadence ! Quelle variété ! On diroit qu’une divinité préside à ces mouvemens : l’ame les produit cependant ; & comment les produit-elle ?


Chapitre 31

Autre conjecture sur la reproduction des idées.


Au lieu de supposer, comme j’ai fait, que l’ame reproduit les mouvemens d’où naissent les idées, ne soupçonneroit-on point plus volontiers, qu’excités une fois par les objets, ils se conservent dans le cerveau & que l’acte du rappel ou de la reproduction des idées n’est que

l’attention que l’ame prête à ces mouvemens ?

L’économie animale nous offre plusieurs exemples de mouvemens qui paroissent se conserver par les seules forces de la méchanique : tel est le mouvement de la circulation ; tels sont ceux de la nutrition et de la respiration qui en dépendent. Les mouvemens qui constituent en quelque sorte la vie spirituelle, ne seroient-ils point aussi durables que ceux qui constituent la vie corporelle ? Les fibres du cerveau ne seroient-elles point des ressorts si parfaits, des machines d’une construction si admirable qu’elles ne laissent perdre aucun des mouvemens qui leur ont été imprimés ?

Il est vrai qu’on a de la peine à concevoir la conservation du mouvement dans une partie aussi molle que paroît l’être le cerveau. On ne conçoit pas non plus facilement que le cerveau puisse fournir à une aussi prodigieuse suite de mouvemens que l’est celle qu’exige le nombre des idées. Mais nous ne connoissons pas assez la nature du cerveau & sa structure pour apprécier la force de ces objections.


Chapitre 32

Autre hypothese sur la méchanique des idées.


Des philosophes accoutumés à juger des choses par ce qu’elles sont en elles-mêmes & non par leur rapport avec les idées reçues, ne se révolteroient pas s’ils entendoient avancer que l’ame n’est que simple spectatrice des mouvemens de son corps ; que celui-ci opere seul toute la suite des actions qui compose une vie ; qu’il se meut par lui-même ; que c’est lui seul qui reproduit les idées, qui les compare, qui les arrange ; qui forme les raisonnemens, imagine & exécute des plans de tout genre, &c. Cette hypothese, hardie peut-être jusques à l’excès, mérite néanmoins quelque explication.

L’on ne sauroit nier que la puissance infinie ne pût créer un automate qui imiteroit parfaitement toutes les actions extérieures & intérieures de l’homme.

J’entends ici par actions extérieures tous les mouvemens qui se passent sous nos yeux : je nomme actions intérieures tous les mouvemens qui dans l’état naturel ne peuvent être apperçus, parce qu’ils se font dans l’intérieur du corps. De ce nombre sont les mouvemens de la digestion, de la circulation, des sécrétions, &c. Je mets sur-tout dans ce rang les mouvemens qui donnent naissance aux idées de quelque nature qu’elles soient.

Dans l’automate dont nous parlons tout seroit exactement déterminé. Tout s’exécuteroit par les seules regles de la plus belle méchanique. Un état succéderoit à un autre état, une opération conduiroit à une autre opération suivant des loix invariables. Le mouvement deviendroit tour à tour cause & effet, effet & cause. La réaction répondroit à l’action, la reproduction à la production.

Construit sur des rapports déterminés avec l’activité des êtres qui composent notre monde, l’automate en recevroit les impressions, & fidele à s’y conformer il exécuteroit une suite correspondante de mouvemens.

Indifférent pour quelque détermination que ce fût, il céderoit également à toutes, si les premieres impressions ne montoient, pour ainsi dire, la machine & ne décidoient de ses opérations & de sa marche.

La suite de mouvemens qu’exécuteroit cet automate le distingueroit de toute autre formé sur le même modele, mais qui n’ayant pas été placé dans de semblables circonstances, n’auroit pas éprouvé les mêmes impressions ou ne les auroit pas éprouvé dans le même ordre.

Les sens de l’automate ébranlés à la présence des objets communiqueroient leur ébranlement au cerveau, principal mobile de la machine. Celui-ci mettroit en action les muscles des mains & des pieds en vertu de leur liaison secrete avec les sens. Ces muscles alternativement contractés et dilatés approcheroient ou éloigneroient l’automate des objets dans le rapport qu’ils auroient avec la conservation ou la destruction de la machine.

Les mouvemens de perception & de sensation que les objets auroient imprimés au cerveau s’y conserveroient par l’énergie de sa méchanique. Ils deviendroient plus vifs suivant l’état actuel de l’automate, considéré en lui-même et relativement aux objets.

Les mots n’étant que des mouvemens imprimés à l’organe de l’ouïe ou à celui de la voix, la diversité de ces mouvemens, leur combinaison, l’ordre dans lequel ils se succéderoient représenteroient les jugemens, les raisonnemens et toutes les opérations de l’esprit.

Une correspondance étroite entre les organes des sens, soit par l’abouchement de leurs ramifications nerveuses, soit par des ressorts interposés, soit par quelqu’autre moyen que nous n’imaginons pas, établiroit une telle liaison dans leur jeu, qu’à l’occasion des mouvemens imprimés à un de ces organes d’autres mouvemens se réveilleroient ou deviendroient plus vifs dans quelqu’un des autres sens.

Donnez à l’automate une ame qui en contemple les mouvemens, qui se les applique, qui croie en être l’auteur, qui ait diverses volontés à l’occasion de divers mouvemens ; vous ferez un homme dans l’hypothese dont il s’agit.

Mais cet homme seroit-il libre ? Le sentiment de notre liberté, ce sentiment si clair, si distinct, si vif qui nous persuade que nous sommes auteurs de nos actions peut-il se concilier avec cette hypothese ? Si elle leve la difficulté qu’il y a à concevoir l’action de l’ame sur le corps, d’un autre côté elle laisse subsister dans son entier celle qu’on trouve à concevoir l’action du corps sur l’ame.

Chapitre 33

De l’opinion philosophique qu’il n’y a point de corps.


Ce sont ces difficultés qui ont conduit un théologien anglois aussi pieux que hardi à avancer qu’il n’y a point de corps, & que l’opinion de leur existence est la source la plus féconde & la plus dangereuse de l’erreur & de l’impiété. Si son livre ne persuade pas, il prouve du moins combien nos connoissances les plus certaines peuvent être obscurcies & à quel point l’esprit humain est susceptible de doute & d’illusion. Voici le précis des raisons de ce subtil métaphysicien.

Il est évident que les choses que nous appercevons ne sont que nos propres idées. Il n’est pas moins évident que ces idées ne peuvent exister que dans un esprit. Il est encore très-clair que ces idées ou ces choses que nous appercevons existent, soit elles-mêmes, soit leurs archétypes indépendamment de notre ame, puisque nous sentons que nous n’en sommes point les auteurs. Nous ne pouvons déterminer à notre volonté quelles idées particulieres nous aurons en ouvrant les yeux ou les oreilles. Ces idées existent donc dans un autre esprit qui nous les présente par un acte de sa volonté. Nous disons que les choses que nous appercevons immédiatement, quelque nom qu’on leur donne, sont des idées ou des sensations. Or, comment une idée ou une sensation peuvent-elles exister ailleurs que dans un esprit ou être produites par quelqu’autre cause que par un esprit ? La chose est inconcevable, & affirmer ce qui est inconcevable, est-ce philosopher ?

D’un autre côté on conçoit aisément que ces idées ou sensations existent dans un esprit & sont produites par un esprit ; puisque c’est là ce que nous expérimentons tous les jours en nous-mêmes. Nous avons une infinité d’idées, & nous en pouvons faire naître une variété prodigieuse dans notre imagination par un seul acte de notre volonté. Il faut avouer cependant, que ces créatures de l’imagination ne sont ni si distinctes ni si fortes ni si vives ni si permanentes que les idées que nous recevons par le moyen des sens, & que nous nommons des choses réelles.

De tout cela notre auteur conclut, 1 que l’existence de la matiere est absurde & contradictoire ; 2°. qu’il y a un esprit qui nous affecte à chaque instant des impressions sensibles que nous appercevons ; 3°. que de la variété, de l’ordre et de la maniere de ces impressions se déduisent la sagesse, la puissance & la bonté de leur divin auteur.

Suivant ce systême singulier, l’univers est donc purement idéal. Les corps ne sont que de simples modifications de notre ame. Ils n’ont pas plus de réalité que n’en ont les couleurs & tout ce que nous voyons en songe. Leur existence est d’être apperçus. Les sens ne sont que certaines idées auxquelles tient un nombre prodigieux de perceptions et de sensations différentes, que nous représentons par des termes. J’ouvre les yeux ; c’est-à-dire, je suis affecté de l’idée que j’ouvre les yeux, et aussi-tôt un grand nombre de perceptions s’offre à moi. Je mange ; c’est-à-dire, je suis affecté de l’idée que je prens de la nourriture, & en même tems j’ai plusieurs sensations que j’exprime par le terme de saveurs en lui joignant d’autres termes qui désignent les qualités ou l’espece de ces saveurs. Ces perceptions & ces sensations ne dépendent du tout point de ma volonté. Il n’est point en mon pouvoir de n’être pas affecté de certaines perceptions ou de certaines sensations quand je suis affecté de l’idée que j’ouvre les yeux ou que je prens de la nourriture. Dieu excite en moi ces perceptions & ces sensations suivant les loix que sa sagesse s’est prescrites. Mais, je puis par un acte de ma volonté & avec le secours de mon imagination réveiller en moi ces idées. Elles m’affectent alors d’une maniere plus foible, & je ne puis les retenir long-tems. à ce caractere & au sentiment intérieur qui me persuade que je les ai excitées je distingue ces productions de mon esprit des perceptions & des sensations qui me viennent du dehors ou que j’éprouve par le ministere des sens. La nature des choses n’est donc que l’ordre qu’il a plu à Dieu de mettre dans nos idées. Cet ordre consiste dans la liaison, la succession, l’harmonie & la variété des idées. L’expérience nous instruit de cet ordre : elle nous apprend que certaines idées sont toujours accompagnées ou suivies de certaines idées ; que certaines sensations engendrent ou peuvent engendrer certaines sensations. C’est là-dessus que sont fondés tous nos raisonnemens & toutes nos maximes de conduite. Je vois du feu ; je sais que cette idée peut faire naître en moi la sensation que je nomme chaleur, et que cette sensation peut y exciter celle que je nomme brûlure ; je me conduis en conséquence. Je suis affecté de l’idée d’une production de la nature que je n’ai jamais vue : cette idée excite en moi celle de quelque chose de curieux, d’intéressant, de singulier : je me rends donc attentif à cette idée ; je la considere avec tout le soin & toute la patience dont je suis capable : par cet acte de ma volonté je vois naître dans mon esprit différentes perceptions qui en produisent elles-mêmes plusieurs autres. J’acquiers ainsi une idée plus complete de cette production ; & cet exercice de mon esprit étant accompagné du plaisir secret qui est inséparable de la recherche & de l’acquisition du vrai, je desire d’être affecté souvent de semblables perceptions & ce desir me rend observateur, &c. Le développement des plantes et des animaux, les mouvemens des corps célestes, &c. ne sont encore que la gradation ou la succession que Dieu a jugé à propos de mettre dans cette partie de nos idées. Il n’a pas voulu qu’à la perception d’une plante naissante succédât brusquement la perception de cette même plante en fleur : il a voulu que nous eussions une suite de perceptions qui nous la représentassent sous différens degrés de grandeur & de consistance. Dieu n’a pas voulu qu’à la perception du soleil placé dans l’équateur succédât immédiatement la perception de cet astre placé dans le tropique du cancer : il a voulu que nous eussions une suite de perceptions du soleil qui nous le montrassent placé successivement dans tous les points de l’éclyptique compris entre ces deux cercles, &c. &c. Ainsi, l’étude de la nature n’est, à parler métaphysiquement, que l’attention que nous apportons à considérer la liaison, l’harmonie et la variété des idées que Dieu excite en nous. Les traités de physique & d’histoire naturelle sont autant de grammaires ou de dictionnaires de ces idées. Le systême dont nous parlons est la clef de ces livres. Tout se réduit ici au plus simple. Dieu & les esprits, des perceptions & des sensations. Et qu’on n’objecte point que Dieu nous trompe en nous persuadant l’existence de choses qui ne sont point : Dieu nous trompe-t-il dans nos songes, dans les jugemens que nous portons sur les couleurs, les grandeurs, les distances, &c. ? Telle est la nature des choses, telle est notre condition actuelle que nous voyons hors de nous ce qui est en nous, de l’étendue & de la solidité où il n’y a que des perceptions & des sensations. L’univers en est-il pour cela moins beau, moins harmonique, moins varié, moins propre à faire le bonheur des créatures ? Un architecte qui traceroit le plan d’un bâtiment superbe, & qui indiqueroit en même tems les moyens de l’exécuter, en paroîtroit-il moins habile dans son art parce qu’il ne réaliseroit point ce plan ? Le supreme architecte a tracé autant d’univers qu’il a créé d’esprits. Quel univers que celui que sa main divine traça dans l’esprit du chérubin ! Quelle intelligence que celle qui embrasse à la fois tous ces univers ! Au reste, si la révélation affirme l’existence des corps, c’est de la même maniere qu’elle affirme l’immobilité de la terre et le mouvement du soleil. Le but de la révélation est de nous rendre vertueux & non de subtils métaphysiciens.

Le systême que je viens d’exposer n’a assûrément rien d’absurde ; mais il faut une tête métaphysique pour le bien saisir. Il est certain que nous n’avons aucune démonstration de l’existence des corps. L’auteur célebre des causes occasionelles

l’avoit déja prouvé, & les raisons qu’allegue le théologien anglois ne font que mettre cette proposition dans un plus grand jour. Mais afin d’être convaincus de cette existence, avons-nous besoin qu’on nous la démontre rigoureusement ? Les sens ne nous parlent-ils pas un langage assez clair, assez éloquent, assez énergique pour mettre cette vérité hors de doute & pour dissiper les nuages qu’une métaphysique trop subtile cherche à y répandre ? Certainement les hommes se persuaderont toujours l’existence des corps ; et si c’est une erreur que de la croire, jamais erreur ne fut plus difficile à reconnoître, jamais le faux ne ressembla plus au vrai.

Mais attaquons plus philosophiquement le systême de notre auteur ; n’y a-t-il point de sophisme dans ce raisonnement ? Il est évident que les choses que j’apperçois ne sont que mes propres idées & que ces idées ne peuvent exister ailleurs que dans un esprit : donc elles ne peuvent être produites que par un esprit ; donc la matiere n’existe point et ne peut exister. L’auteur ne confond-il pas ici ce que l’école distinguoit sagement par les termes un peu barbares de formel et de virtuel Il est très-évident que les idées que nous avons du corps ne peuvent exister ailleurs que dans un esprit ; mais s’ensuit-il de là nécessairement que ces idées ne puissent être produites que par un esprit ? Nous ne savons point, il est vrai, comment le mouvement d’une fibre excite une idée dans notre ame : mais nous démontre-t-on rigoureusement l’impossibilité de la chose ? Nous prouve-t-on que Dieu n’a pu créer que des esprits ? Assurément c’est aller trop loin que d’oser réduire la création aux seules substances spirituelles. Il y a plus ; notre auteur admet l’existence des autres hommes & le commerce que nous avons avec eux : cependant, aux termes de son systême, je ne suis assuré que de ma propre existence & de celle de Dieu ; je pense, donc je suis. Je suis, donc il est une cause éternelle de mon existence. Voilà toute la suite des conséquences nécessaires qu’il m’est permis de tirer. Je ne puis conclurre de mon existence à celle des autres hommes, parce que tout ce que j’éprouve, & que je pourrois leur attribuer comme à la cause qui le produit, peut dépendre uniquement de l’action de Dieu sur moi. La supposition de l’existence des autres esprits est donc purement gratuite. Et comment converserions-nous avec des esprits qui sont nos semblables ?

Chapitre 34

Réflexions sur la diversité des opinions des philosophes touchant la nature de notre être.


Remarquons ici en passant la variété & la singularité des Opinions des philosophes sur la nature de notre être. Je ne parle point de l’antiquité qui croyoit l’ame humaine un composé d’atomes, un feu, un air subtil, une émanation ou un souffle de la divinité. On ne s’imagine plus qu’en subtilisant la matiere on la spiritualise. On ne sait plus ce que c’est qu’une émanation ou un souffle de la divinité. Je ne veux donc parler que des philosophes modernes. Les uns, fondés sur ce que nous ne connoissons pas la nature intime des substances, ont cru que la matiere pouvoit penser, & ont tout matérialisé. D’autres, confondant la pensée avec l’occasion de la pensée, ont nié que la matiere existât, & ont tout spiritualisé. D’autres, évitant sagement ces deux extrêmes, ont admis l’existence de la matiere & celle des esprits. Ils ont uni des substances matérielles à des substances spirituelles : ils en ont formé des êtres mixtes , au rang desquels ils nous ont placés. à la vérité, ils ne se sont pas accordés sur la maniere de cette union : mais si les hypotheses qu’ils ont imaginées sur ce sujet ténébreux ne sont au fond que des rêves philosophiques, il faut convenir qu’ils ont rêvé d’une maniere digne de leur siecle.

Chapitre 35

De la simplicité ou de l’immatérialité de l’ame.


Nous pensons, nous voulons, nous agissons.

Nous avons des idées ou des représentations des choses. Nous comparons ces idées entr’elles : nous jugeons de leur convenance ou de leur opposition. Nous posons des principes ; nous en tirons des conséquences. Ces conséquences nous conduisent à d’autres conséquences. Sur celles-ci nous établissons de nouveaux principes. Nous combinons nos idées de mille manieres différentes : nous en composons des tableaux de tout genre. S’éloignent-elles ? Nous les retenons : ont-elles disparu ? Nous les rappellons. Nous enchaînons le passé avec le présent ; nous portons nos regards dans l’avenir. Nous parcourons la terre ; nous nous élançons dans les cieux ; nous volons de planetes en planetes avec la rapidité de l’éclair.

Le plaisir, la convenance ou la nécessité nous font desirer la possession de certains objets. Des sentimens contraires nous éloignent d’autres objets. Sollicités à embrasser les uns, persuadés de fuir ou de négliger les autres, nous nous déterminons en conséquence : nous commandons à nos membres ; ils exécutent. Enfin, nous sommes consciens de toutes ces choses : nous sentons que c’est en nous, dans notre moi qu’elles se passent.

Si ces facultés admirables que nous découvrons au-dedans de nous faisoient partie de l’essence corporelle ; si elles dérivoient immédiatement de cette essence, nous les observerions dans tous les corps, comme nous y observons l’étendue, la solidité, la divisibilité, &c.

Puis donc que ces facultés n’existent que dans certains corps, elles ne sont point des attributs du corps, mais de simples modes.

Or, le mode a un rapport fondamental avec l’essence ; il découle nécessairement de quelque attribut essentiel. Nous ne voyons dans le corps aucune modification qui ne tienne à quelqu’un des attributs que nous lui connoissons. Nous pouvons déterminer, en quelque sorte, l’origine ou la génération de chaque mode.

Si donc la pensée, la volonté, la liberté sont des modifications du corps, ce sont des modifications absolument indépendantes des attributs par lesquels il nous est connu. Il y a plus ; ce sont des modifications que nous ne pouvons concilier avec ces attributs. Ceci mérite toute notre attention.

Lorsque nous jettons les yeux sur un païsage nous voyons à la fois & sans confusion un grand nombre d’objets. Nous voyons ces objets, non seulement comme composant un tout, un même tableau, mais encore comme séparés et distincts les uns des autres. Nous découvrons dans la même perspective différens points, dans ces points différens objets, dans ces objets différentes parties. Si ce qui est en nous qui apperçoit a de l’étendue, il faut nécessairement concevoir dans cette étendue, autant de points affectés qu’il y a d’objets apperçus dans le païsage. Représentez-vous l’image qui s’en peint sur la rétine : chaque point de cette image est une perception. Mais ces perceptions existent toutes à part : elles ne sont que différentes parties d’une même étendue. Comment donc arrive-t-il que nous voyons à la fois, en même tems, d’un seul coup-d’œil tous les objets que ces perceptions représentent ? Elles se réunissent en un point : mais si elles se réunissent en un point, elles s’y confondent, & si elles s’y confondent, comment voyons-nous les objets séparés les uns des autres ? Ce n’est pas tout : comment s’opere la conscience de ces perceptions ? Où réside le moi qui apperçoit, qui sent ? Dans un autre point de l’étendue pensante : mais comment ce point peut-il être lié avec ceux qui forment les perceptions & en être pourtant distinct ? Je ne dis pas assez ; comment ce point peut-il répondre en même tems & à chaque perception particuliere & au total de ces perceptions, sans pourtant se confondre avec elles ni de l’une ni de l’autre maniere ? Une autre difficulté se présente : l’étendue pensante qui n’est affectée que d’une seule idée l’est en entier ou en partie : si elle l’est en entier, comment de nouvelles idées viennent-elles se loger avec la premiere ? Celle-ci se resserre-t-elle ? Ou l’étendue pensante augmente-t-elle ? Mais qui pourra digérer l’une ou l’autre de ces suppositions ? Qui pourra concevoir une idée qui se réduit à la moitié, au quart de son étendue ? Qui pourra admettre une substance pensante qui se contracte et se dilate ? Si, au contraire, la perception n’affecte le sujet pensant que dans une partie de son étendue, ce sujet est à la fois pensant et non pensant.

Les difficultés, je pourrois dire les contradictions, se multiplient ici à chaque pas. Les objets extérieurs ne peuvent agir sur le corps pensant que par l’impulsion ; à moins qu’on ne veuille renouveller les qualites occultes des anciens et préférer les notions les plus chimériques, aux notions les plus certaines. Les perceptions ne sont donc que les mouvemens qui s’excitent dans la substance pensante. Nous devons donc raisonner sur les perceptions comme nous raisonnons sur tous les corps en mouvement. Il faudra dire qu’une pensée a tant de degrés de vîtesse, tant de degrés de masse, telle ou telle direction.

L’extreme dissonnance de ces expressions n’est cependant pas ce qui fait ici la principale difficulté. Lorsque nous avons à la fois plusieurs perceptions, il s’excite dans la partie de notre cerveau qui est le siege de la pensée divers mouvemens qui sont ces perceptions. Pour avoir le sentiment de ces perceptions, & comme distinctes les unes des autres, & comme formant un tout, il est nécessaire que ces mouvemens aillent se communiquer à un point commun de la substance pensante. Ce point se trouvera ainsi dans le cas d’un corps qui est pressé par plusieurs forces agissantes en sens différens : il se prêtera à l’impression de toutes ces forces à proportion du degré d’intensité. Son mouvement deviendra un mouvement composé ; il sera le produit de toutes ces forces & ne sera aucune de ces forces en particulier. Comment donc un tel mouvement pourra-t-il représenter les perceptions comme distinctes les unes des autres ?

La difficulté paroîtra encore plus forte si l’on fait attention au nombre prodigieux de perceptions différentes que nous avons en même tems par le seul sens de la vue. Et que seroit-ce si l’on admettoit que nous pouvons voir, toucher, ouir, sentir, goûter dans le même instant indivisible !

Resserrons ces divers raisonnemens. Si la faculté de penser réside dans une certaine partie de notre cerveau, il y a en nous autant de moi qu’il y a de points dans cette partie qui peuvent devenir le siege d’une perception. La perception est inséparable du sentiment de la perception : une perception qui n’est point apperçue n’est point une perception. Le sentiment d’une perception n’est que l’être pensant existant d’une certaine maniere. Il y a donc en nous autant d’êtres pensans qu’il y a de points qui apperçoivent.

Mais nous n’appercevons pas seulement ; nous voulons, & le vouloir est un mouvement qui s’excite dans un autre point de l’étendue pensante. Le moi qui veut n’est donc pas le moi qui apperçoit.

En vain pour satisfaire à ce que nous sentons intérieurement, entreprendrons-nous de réunir les perceptions & les volitions en un point : ce point est un composé de parties, & ces parties sont essentiellement distinctes les unes des autres.

La force d’inertie n’est pas moins opposée à la liberté que l’étendue & le mouvement le sont à l’entendement & à la volonté. Le corps est de sa nature indifférent au mouvement & au repos : il fait également effort pour conserver l’un ou l’autre de ces deux états : il tend également à retenir quelque degré de mouvement que ce soit ou quelque direction que ce soit : s’il change d’état, ce changement est l’effet d’une force extérieure qui agit sur lui. Le principe de nos déterminations paroît être d’une toute autre nature. Nous sentons en nous une force toujours agissante, qui s’exerce par elle-même, et dont les effets se diversifient presque à l’infini. Nous sentons que nous pouvons commencer une action, la continuer, la suspendre & la reprendre par intervalles, & déterminer à notre gré la durée de ces intervalles. Nous sentons que nous pouvons rappeller une certaine idée, la considérer avec plus ou moins d’attention ou pendant un tems plus ou moins long, la comparer à une autre idée, prononcer ou suspendre notre jugement sur leur convenance ou leur opposition. Nous sentons que nous pouvons passer subitement d’une perception à une autre perception, d’une étude à une autre étude, d’un exercice à un autre exercice sans qu’il y ait entre ces choses aucun rapport qui les lie. En un mot, nous sentons que nous ne sommes point nécessités à embrasser une certaine détermination, plutôt que toute autre, à marcher plus ou moins vîte ou à nous arrêter, à suivre une route & non pas une autre.


Chapitre 36

Continuation du même sujet. réponse à quelques objections.


Mais, dira-t-on, il est dans la matiere des forces dont nous ne connoissons ni la nature ni l’origine. Nous ignorons absolument comment la force d’inertie, le mouvement, la pesanteur conviennent au corps. Nous ne savons point, & nous ne le saurons, sans doute, que dans une autre vie, comment le mouvement se communique & se conserve, et s’il est un être physique ou un être métaphysique. N’en seroit-il donc point de même de la force de penser & de celle d’agir : ces forces ne seroient-elles point dans la matiere sans que nous sussions comment elles y sont ?

Il est vrai que nous sommes dans la plus profonde ignorance sur la nature du mouvement & sur celle des autres forces qui existent dans la matiere. Il est vrai que nous ne savons point comment la force d’inertie s’unit à l’étendue & à la solidité pour former l’essence du corps ; tout comme nous ignorons la maniere dont l’étendue & la solidité s’unissent ensemble.

Il est vrai encore que le mouvement pourroit n’être point un être physique. Mais, quoiqu’il faille convenir de tout cela, il ne s’ensuit point du tout qu’il en soit de la force de penser & de celle d’agir comme il en est des forces dont nous venons de parler. Ces forces ont des rapports certains & constans avec les qualités de la matiere. La force d’inertie est toujours proportionnelle à la quantité des parties : elle ne peut diminuer ni augmenter dans le même sujet : elle agit en tout sens & en tout lieu. La pesanteur suit aussi la raison des masses ; elle suit encore celle des distances ; mais elle n’agit point horisontalement. Le mouvement se mesure & se compare : nous prédisons à coup sûr ce qui doit arriver dans le choc de deux corps, soit de même nature soit de nature différente : nous déterminons de même la direction que prendra un corps poussé par différentes forces, &c. La pensée & la liberté ne nous offrent rien de semblable. Non seulement nous ne voyons pas la moindre relation entre ces facultés & les propriétés du corps, mais tout ce que nous pouvons affirmer de celles-ci nous pouvons le nier de celles-là.

On insiste, & on objecte en second lieu, que nous ne connoissons que l’essence nominale du corps ; d’où l’on infere qu’il peut y avoir dans l’essence réelle un principe, à nous inconnu, de la pensée & de la liberté.

Réponse : les attributs qui constituent l’essence nominale du corps ont leur fondement dans l’essence réelle. Ils sont les rapports nécessaires sous lesquels le corps se montre à nous. D’autres intelligences le voient sous d’autres rapports ; et tous ces rapports sont réels. Mais, quel que soit leur fondement, quels que soient le nombre & la nature des attributs du corps qui nous sont inconnus, il demeure toujours incontestable que ces attributs ne peuvent être le moins du monde opposés à ceux que nous connoissons. La pensée et la liberté ne découlent donc pas des attributs du corps qui nous sont inconnus.

On fait un dernier effort, & on objecte en troisieme lieu, que c’est borner la puissance divine que d’oser soutenir qu’elle ne peut pas donner au corps la faculté de penser.

Réponse : on ne borne point la puissance divine en avançant qu’elle ne peut changer la nature des choses. Si l’essence du corps est telle qu’elle soit incompatible avec la pensée, Dieu ne sauroit lui accorder cette faculté sans détruire son essence.

C’est ainsi que nous sommes conduits à chercher hors du corps le principe de nos facultés. Ce principe actif, simple, un, immatériel est l’ame humaine unie à un corps organisé.

L’essence réelle de l’ame nous est aussi inconnue que celle du corps. Nous ne connoissons l’ame que par ses facultés, comme nous ne connoissons le corps que par ses attributs. Ce que l’étendue, la solidité & la force d’inertie sont au corps, l’entendement, la volonté & la liberté le sont à l’ame. Autrefois on cherchoit ce que les choses sont en elles-mêmes, & on disoit orgueilleusement de savantes sottises. Aujourd’hui on cherche ce que les choses sont par rapport à nous, & on dit modestement de grandes vérités.

Nous sommes donc formés de deux substances qui, sans avoir entr’elles rien de commun, agissent pourtant ou paroissent agir réciproquement l’une sur l’autre ; et ce composé est un des plus surprenans & des plus impénétrables de la création.


Chapitre 37

De la question si l’ame est purement passive lorsqu’elle apperçoit ou qu’elle sent.


Cette question me paroît se réduire à celles-ci : conçoit-on de l’action où il n’y a point du tout de réaction ? Quelle idée peut-on se faire de l’impression d’un être actif sur un être absolument passif ? Mais l’ame ne réagit pas sur le corps comme un corps réagit sur un autre corps. À l’occasion des mouvemens du cerveau l’activité de l’ame se déploie d’une certaine maniere, et l’effet qui en résulte nécessairement est la formation de l’idée ou de la sensation. Comment s’opere cette formation ? Arrêtons-nous ici, une épaisse nuit nous enveloppe : nous touchons à l’abîme de l’union.

Chapitre 38

examen de la question si l’ame a plusieurs idées présentes à la fois ou dans le même instant indivisible.


j’ai supposé que l’ame a plusieurs idées présentes à la fois ; qu’elle excite dans le même instant indivisible plusieurs mouvemens différens. Cette supposition ne répugne-t-elle point à la simplicité de l’ame & à la maniere dont elle acquiert des idées & dont elle les met au jour ? En effet, une idée est une Modification de l’ame & cette modification n’est que l’ame elle-même existant dans un certain état. Conçoit-on que l’ame puisse subir à la fois plusieurs modifications différentes ; éprouver dans le même instant plusieurs sentimens contraires ? Les moyens par lesquels l’ame acquiert des idées et ceux par lesquels elle les manifeste prouvent, non la simultanéité des idées, mais leur succession. Ces moyens sont des mots, des images, des mouvemens qui ne sauroient être prononcés ou excités à la fois, mais qui ne peuvent se succéder dans l’ame avec une rapidité équivalente à la simultanéité. D’ailleurs, l’ame a le sentiment de toutes ses modifications ; elle reconnoît que l’une n’est pas l’autre. Les jugemens qu’elle porte sur ses idées ou sur les diverses sensations qu’elle éprouve se réduiroient-ils donc au simple sentiment du passage d’une modification à une autre modification ? Ainsi quand l’ame passe de la modification représentée par le terme de meurtre à la modification représentée par le terme de crime , elle sent qu’elle n’a presque pas changé d’état, d’où elle infere le rapport des deux Modification, ce qui forme un jugement affirmatif. Le contraire a lieu dans les jugemens négatifs. Et comme il n’est point de modification qui ne tienne à d’autres modifications par des rapports naturels, la modification actuelle réveille à l’instant toutes celles avec lesquelles elle est enchaînée : la modification de meurtre réveille la modification de crime  ; la modification de crime excite celle de juste défense , &c.

Je ne fais ici qu’indiquer les principes généraux d’une hypothese ingénieuse. Analysons cette hypothese, & tâchons de démontrer que l’ame a nécessairement plusieurs idées présentes à la fois.

La décision de cette question, l’ame n’a-t-elle qu’une seule idée présente à la fois ou en peut-elle avoir plusieurs ? Me semble dépendre du sens qu’on attache à ces deux mots une et présente.

Nos idées étant ou simples ou composées, à parler exactement, il n’y a que les premieres qui soient unes. Toute idée composée est l’assemblage de plusieurs autres. Ainsi, quand on a une idée composée, on a plusieurs idées à la fois. Quand je vois une boule d’or ou quand je pense à cette boule, j’ai en même tems l’idée de sa rondeur & celle de sa couleur.

Ces idées ne sont pas successives dans l’ame. Je ne pense pas d’abord à la rondeur, puis à la couleur : car je ne saurois penser à une boule que mon imagination ne lui prête quelque couleur. L’idée de la rondeur sans couleur est une idée abstraite qu’on n’acquiert que par quelque effort d’esprit, et que peut-être le commun des hommes ne se forme jamais par cette abstraction que les philosophes supposent.

Une idée composée renferme plusieurs jugemens. Quand je pense à la terre, je me figure un grand globe composé de terres & de mers, couvert d’habitans, &c. Et j’ai par là même une image de toutes ces propositions, la terre est ronde, la terre est habitée, la terre est composée de mers, d’isles & de continens, &c. C’est ce que les scholastiques appelloient thema complexum propositionis. En ce sens, tout ce qui occupe à chaque instant un esprit n’est qu’une idée, mais fort composée ou, si l’on veut, une grande multitude d’idées.

On ne sauroit expliquer les jugemens par le sentiment du passage d’une modification à une autre : 1°. parce que le jugement affirmatif n’est pas toujours la perception de l’identité de deux idées ; le nombre des propositions identiques étant fort petit ; mais la perception que toutes les idées partielles de l’attribut sont comprises dans l’idée du sujet : 2°. parce que le jugement négatif n’est pas non plus la perception que deux idées n’ont rien de commun, mais la connoissance qu’il y a dans l’attribut quelque idée qui n’est pas comprise dans celle du sujet : 3°. parce que pour s’appercevoir qu’on passe d’une idée à une autre, il faut, quand on a la suivante, conserver quelque sentiment de la précédente. Sans cela, on ne sauroit dire si on a changé d’idée ou si on a conservé la premiere.

Pour m’appercevoir qu’on ne me tient plus la main, il faut me rappeller & me représenter qu’on me la tenoit un moment auparavant : autrement je pourrois bien m’appercevoir qu’on ne me tient pas la main, mais non qu’on ne me la tient plus.

Ainsi, pour savoir si en pensant à meurtre je suis modifié de la même maniere qu’en pensant à crime, il faut que j’aie eu deux modifications ensemble : car comment savoir qu’elles sont les mêmes ou différentes, si lorsque j’ai l’une je n’ai pas l’autre ? Non plus que je ne pourrois dire qu’un portrait ressemble à son original, si on suppose qu’en voyant le portrait il ne me reste plus d’idée de l’original & qu’en jettant les yeux sur l’original je perds totalement l’idée du portrait.

Si l’on réfléchit sur la mémoire, on se persuadera facilement que toute idée qui est une fois entrée dans le cerveau, s’y conserve toujours, quoiqu’avec plus ou moins de distinction ; en sorte que le cerveau ou, si l’on veut, l’esprit d’un Homme d’un certain âge & d’une certaine éducation est l’assemblage ou le réservoir d’un nombre prodigieux d’idées, qu’on pourroit nommer une idée prodigieusement complexe.

En effet, si l’idée du roi de France étoit absolument hors de mon esprit lorsque je crois n’y point penser, elle me seroit aussi étrangere que celle du roi de Siam. Ainsi, quand je viendrois à voir ces deux princes, je serois affecté de l’idée de l’un, comme de l’idée de l’autre : au lieu qu’il est sûr que je reconnoîtrois fort bien l’idée du roi de France pour une idée que j’ai eue & celle du roi de Siam pour une idée que je n’ai jamais eue.

Lors donc que je dis que je ne pense pas au roi de France ou que son idée ne m’est pas présente à l’esprit, cela veut dire seulement que j’y pense si foiblement que je n’en ai pas ce sentiment distinct qu’on appelle conscience  ; que cette idée est, dans ce moment-là, offusquée, pour ainsi dire, par d’autres idées plus vives, plus fortes, de sorte que je ne l’apperçois pas assez pour me dire à moi-même, dans ce moment, je pense au roi de France.

Cette faculté de rendre une idée que nous avons, assez vive pour qu’elle se distingue des autres que nous avons aussi, se nomme l’ attention . Et l’usage fondé sur ce que nous ne pensons guere qu’à ce qui nous frappe vivement, veut qu’on dise qu’une idée n’est présente à l’esprit, que quand on lui donne attention.

L’attention est plus ou moins forte ; elle a ses degrés, qui sont infinis. Si donc on demandoit à combien d’idées nous pouvons faire attention à la fois ? Cette question ne sauroit avoir de réponse : 1°. parce qu’elle n’exprime pas le degré d’attention dont on veut parler : 2°. parce qu’il y a des esprits capables d’une plus grande attention les uns que les autres.

Prenons un exemple du sens de la vue : je jette les yeux sur un païsage, & si je les tiens fixés sur un point ou sur un Objet, il est vu plus distinctement que les autres : ceux qui en sont à une petite distance se voient encore avec assez de distinction, mais elle diminue pour les objets qui s’éloignent du centre du tableau, & n’est plus que confusion pour ceux dont la distance est de 45 degrés : les opticiens, fondés sur l’expérience, disent que l’étendue d’un coup d’œil est bornée à l’angle droit. J’ai donc à la fois l’idée de quantité d’objets, mais avec une dégradation de clarté ou de netteté plus aisée à concevoir qu’à exprimer.

Il en est de même de la vue de l’esprit. Une démonstration contient une suite de propositions qu’on doit avoir présentes à l’esprit toutes à la fois, mais non pas avec une égale distinction. L’ame parcourt cette suite, comme l’œil parcourt le païsage, fixant sa plus grande attention successivement aux différentes parties de la démonstration, & ainsi elle s’assure par degrés de la certitude de chaque conséquence. Mais dans le moment qu’elle s’occupe le plus d’une d’entr’elles, elle doit avoir un sentiment, moins distinct à la vérité, de toutes les précédentes. Cela se remarque sur-tout lorsqu’on trouve par soi-même la démonstration ; sans cela on n’y viendroit que par hazard ou après un nombre infini de tentatives inutiles. Quiconque se rendra attentif à ce qui se passe au dedans de lui, lorsqu’il cherche une démonstration, verra qu’il ne perd jamais entiérement de vue la conséquence finale à laquelle il veut arriver & qu’il l’a toujours eue présente à l’esprit dès les premiers pas qu’il a faits.

J’ai souvent cherché à connoître combien d’idées je puis avoir à la fois avec assez de distinction pour pouvoir l’appeller conscience ou apperception . Je trouve à cet égard assez de variété, mais en général ce nombre ne passe pas cinq ou six. Je tâche, par exemple, à me représenter une figure de cinq ou six côtés ou simplement cinq ou six points : je vois que j’en imagine distinctement cinq : j’ai peine à aller à six. Il est pourtant vrai qu’une position réguliere de ces lignes ou de ces points soulage beaucoup l’imagination & l’aide à aller plus loin.

L’ame a si essentiellement plusieurs idées présentes à la fois, que c’est du sentiment des rapports de son état présent avec ses états antécédens que découle la personnalité. Au reste ; loin que la multitude d’idées que l’ame peut avoir à la fois forme une difficulté contre sa simplicité, elle la prouve, au contraire, avec bien de la force, comme je l’ai fait voir dans les chapitres 35 & 36. Leibnitz dit que la perception est la représentation de la multitude dans l’unité, définition plus vraie que claire. Je ne voudrois pas dire que l’ame est modifiée de plusieurs manieres différentes à la fois, mais que sa modification est complexe & renferme plusieurs déterminations à la fois, à peu près comme le feu est en même tems chaud & lumineux, comme un mouvement est ensemble uniforme, vîte, horizontal, d’orient en occident, comme un son est tout à la fois grave, fort, doux & plein.

Chapitre 39

Des mouvemens qui paroissent purement machinaux & qui dépendent néanmoins du bon plaisir de l’ame.


Les mouvemens qui paroissent purement machinaux le sont-ils en effet ? Si nous consultons là dessus l’expérience elle nous offrira une foule de faits qui sembleront décider affirmativement cette question. Combien d’actions que nous faisons, pour ainsi dire, machinalement, sans la moindre apparence d’attention, de réflexion ! Notre condition présente est même telle que le nombre de ces actions machinales surpasse celui des actions réfléchies. Nous marchons, nous mangeons, nous écrivons, nous jouons sans penser aux mouvemens des jambes, des mâchoires, des mains, des doigts. Ce mouvement si naturel, mais si admirable, par lequel nous écartons le bras droit quand le corps panche du côté gauche, ne le faisons-nous pas sans nous en appercevoir ? N’en est-il pas de même du mouvement par lequel nous fermons l’œil à l’approche imprévue d’un objet ? Combien de mouvemens très-compassés, très-ordonnés, très-variés tout ensemble un musicien, un danseur, un voltigeur, n’exécutent-ils pas sans réflexion ? Que n’aurions nous point à dire de tant de distractions qui surprennent ? Combien de ménalques qu’on diroit n’être que des automates spirituels ! Que ne nous fourniroient point les somnambules, plus automates encore ? Que ne puiserions-nous point dans les songes ? Nous lions en dormant de longues conversations : nous adressons des questions ; on nous répond ; & nous ne nous appercevons point que c’est nous qui dictons les réponses. Que dis-je ! Nous parlons, nous raisonnons, nous méditons dans la veille sans réfléchir le moins du monde à tout cela. Bien plus encore ; il est des mouvemens que nous sommes tellement appellés à faire machinalement, que si nous nous avisons de vouloir y apporter quelqu’attention, nous les exécutons mal, & même nous ne les exécutons point du tout. Si on cherche sur le violon un air qu’on a su, mais qu’on a oublié en grande partie, on le trouvera plus promptement en laissant aller sans réflexion les doigts sur l’instrument qu’en y donnant beaucoup d’attention.

Cependant, il est certain que toutes les actions que nous venons d’indiquer sont volontaires dans leur origine. Toutes reconnoissent l’ame pour principe. C’est elle qui, selon qu’elle est déterminée par le plaisir, le besoin, la convenance ou par quelqu’autre motif distinct ou confus, imprime au corps différens mouvemens appropriés à chaque circonstance. Nous ne marchons, nous ne mangeons, nous ne jouons qu’en vertu de la volonté que nous avons de faire ces choses. Les organes qui les exécutent ne continuent à se mouvoir qu’autant de tems que cette volonté demeure la même. Vient-elle à changer ? Les mouvemens des organes changent pareillement. Le sommeil ne détruit point les facultés de l’ame ; il ne fait qu’en modifier plus ou moins l’exercice. L’ame ne veut pas moins en songe que dans la veille ; elle ne desire pas moins de persévérer dans un certain état ou d’en sortir.

Mais, lorsque l’ame imprime au corps une suite déterminée de mouvemens, n’intervient-il pour la produire qu’une seule volonté, pour ainsi dire, générale ; ou chaque mouvement est-il l’effet d’une volonté particuliere, d’un acte spécial de l’ame ? Lorsqu’un musicien joue un air sa liberté ne s’exerce-t-elle que dans le choix de cet air ; ou préside-t-elle à la formation de chaque note ? Voilà précisément le nœud de la question. Tâchons de le délier.

Un philosophe abîmé dans une profonde méditation enfile un sentier long & tortueux. Ce sentier le conduit à un bois ; le bois à une prairie. Il les parcourt : un obstacle se présente ; il se détourne. Il hâte, retarde, interrompt sa marche suivant que les circonstances l’exigent. Il regagne le sentier ; rentre chez lui, & n’a rien vu : encore moins son ame s’est-elle apperçue des divers mouvemens qu’elle a imprimés à son corps. Cependant, qui pourroit nier qu’elle n’en ait été la cause immédiate ? Comment admettre sans la plus grande absurdité, que le corps, une fois déterminé à se mouvoir, ait décrit seul toute cette longue courbe ? Quel méchanisme a pu changer tout-à-coup sa direction à la rencontre d’un obstacle & le ramener dans le bon chemin ? Prenons y garde ; ce n’est point ici un de ces phénomenes de l’habitude, qu’on pourroit entreprendre d’expliquer par la succession réïtérée des mêmes mouvemens. Il s’agit d’une suite toute nouvelle de mouvemens communiquée à la machine. Dans une semblable suite les mouvemens subséquens ne sont point déterminés par les mouvemens antécédens. Le premier pas n’est point cause nécessaire du second, le second du troisieme, &c. Il faut que le principe soi-mouvant détermine & dirige chaque mouvement en conséquence de certaines impressions. L’ame agit donc sans savoir qu’elle agit ? Ne précipitons point notre jugement. Notre philosophe s’est promené & n’a rien vu, avons-nous dit : cela est-il exactement vrai ? Quoi ! Les haies, les arbres, la verdure, les pierres, les ruisseaux, les montagnes, le ciel qui s’offroient à lui de toutes parts il ne les a point apperçus ? Tous ces objets ont été par rapport à lui comme non existans ? Ils ne l’ont pas été au moins par rapport à son corps : l’œil n’a cessé d’en recevoir les impressions & de les transmettre au cerveau. L’ame n’auroit-elle senti aucune de ces impressions ? Nous sommes déja certains qu’elle a apperçu les objets qui l’ont obligée de se détourner. Comment la vue de ces objets a-t-elle produit cet effet ? ç’a été ensuite du jugement que l’ame a porté sur la disconvenance de cet endroit de sa promenade avec son bien-être. Elle avoit donc porté un jugement contraire sur les endroits qui avoient précédé ? Elle a donc comparé ces endroits avec celui dont il s’agit ? Elle avoit donc apperçu les objets qui bordoient sa route & qui en faisoient partie ?

Que conclurons-nous de là ? Que l’ame est affectée à la fois de perceptions vives & de perceptions foibles, & qu’elle proportionne son attention au degré de force ou d’intérêt de chacune. Les idées que la méditation fournissoit à notre philosophe pendant sa promenade l’occupoient presque tout entier : son attention y étoit concentrée. Les perceptions des objets environnans n’ayant aucun rapport avec le sujet de sa méditation & n’apportant aucun changement à l’état actuel de l’ame, ne faisoient, pour ainsi dire, que glisser à sa surface. L’ame ne les distinguoit point les unes des autres ; elles étoient toutes par rapport à elle au même niveau d’intensité ou plutôt de foiblesse. Il n’en a pas été de même des perceptions des objets qui faisoient obstacle : ces perceptions touchant au bien-être de l’individu, ont fait sur l’ame une impression un peu plus sensible ; elles ont sailli au-dessus des perceptions des autres objets ; l’attention que l’ame donnoit à ses réflexions en a été un peu partagée : l’effet nécessaire de ce partage a été de changer la direction du mouvement de la machine.

C’est ainsi qu’en lisant, nous ne sommes frappés que du sens des mots, & presque point des lettres qui les composent. Nous avons pourtant la perception de celles-ci ; puisque de cette perception dépendent nécessairement & la perception des mots & celle des idées qui leur sont attachées. Mais la perception des lettres est de la classe des perceptions foibles, & la perception des idées attachées aux mots est de la classe des perceptions vives. La perception des lettres devient une perception vive lorsqu’il se rencontre dans un mot une lettre mal conformée ou hors de sa place. Ce défaut ou ce dérangement donne à cette lettre une sorte de relief qui la fait saillir au-dessus des autres lettres du même mot.

Il n’est presque point de momens dans notre existence où nous n’ayions un grand nombre de perceptions foibles. Le seul état du corps, sa position, son attitude, la santé, la maladie, &c. En fournissent une multitude. Et quand on dit qu’on ne pense à rien, c’est précisément alors qu’on n’est affecté que de ces idées foibles qui ne donnent aucun exercice à l’attention & qui laissent l’ame dans une sorte d’inaction ou de repos. Un état de l’ame opposé à celui dont nous parlons est l’état où elle se trouve lorsqu’elle se fixe sur une même idée & qu’elle y concentre, pour ainsi dire, toutes ses forces. Cette contention produit une espece d’inertie qui ne cesse que par la diminution des forces ou par le changement d’objet.

Chapitre 40

Continuation du même sujet. Application de quelques principes à divers cas.


Appliquons ces principes aux faits que nous avons indiqués. Nous reconnoîtrons qu’ils sont des preuves très-équivoques de cette proposition que l’ame meut sans savoir qu’elle meut. En effet, le sentiment ou la perception que l’ame a des mouvemens qu’elle communique à son corps est par sa nature au rang des perceptions les plus foibles. L’état actuel de l’homme le comportoit ainsi. Ses idées, je veux dire, les impressions qu’il reçoit du dehors par le ministere des sens, les réflexions qu’il fait sur ces idées, leurs comparaisons, leur arrangement étoient & devoient être le principal objet de son attention. Cette attention est une force très-limitée, parce qu’elle réside dans un sujet qui est fort borné. Le partage l’affoiblit, l’exercice la fatigue. Si elle se dirige vers un objet particulier, c’est toujours en diminution de l’impression que les autres objets font sur l’ame. Mais tout a été sagement ordonné : l’attention se proportionne à l’importance des objets et aux rapports plus ou moins grands qu’ils soutiennent avec la conservation ou le bien-être de l’individu. Tant que les mouvemens du corps ne se rapportent pas directement à cette double fin, l’ame n’y fait aucune attention, parce qu’ils n’en exigent aucune. Elle n’a que le simple sentiment de ces mouvemens, & ce sentiment l’assure que son état demeure le même, qu’il ne change point en mal. Cela lui suffit. Tel est le cas d’un homme qui se promene dans un chemin uni en suivant le fil d’une méditation. Rien ne détourne son attention. Sa marche est facile, négligée, uniforme. S’il arrive qu’elle soit tantôt plus vîte, tantôt plus lente, quelquefois interrompue, ce n’est point l’effet de l’impression des objets extérieurs sur son ame, elle ne s’en occupe point & ne sauroit s’en occuper : c’est l’effet de la succession plus ou moins rapide des idées qui s’offrent dans l’intérieur. L’influence de ces idées sur les mouvemens de la machine avec lesquels elles n’ont aucun rapport, prouve que l’ame agit à chaque instant pour produire ces mouvemens ; puisqu’il n’y a que l’ame qui puisse être affectée de ces idées.

Passons à un autre cas. Un danger imprévu vient tout-à-coup menacer le corps : l’activité de l’ame se porte à l’instant de ce côté-là : un mouvement intervient ; le corps est préservé. Tel est le cas de l’équilibre. Or, je dis que dans ce cas-là même l’ame a le sentiment de son action ; & je crois pouvoir le démontrer. Il est évident que l’ame a le sentiment du danger : elle ne peut avoir le sentiment du danger sans souhaiter de l’éviter : elle ne sauroit souhaiter de l’éviter sans agir en conséquence : elle ne sauroit agir en conséquence sans le sentir, puisque l’action est un moyen pour parvenir à une fin que l’ame connoît & qu’elle desire : le moyen est nécessairement lié à la fin. Mais dans ces sortes de cas l’ame voit, juge et agit avec tant de promptitude, que tout cela se confond, & qu’il n’y a de distinct que le jeu de la machine. Il faut y regarder de bien près et décomposer cette sensation pour s’assurer du vrai. Mais l’ame devoit-elle juger de ces sensations comme elle juge d’un théoreme ou d’un fait de physique ?

Nous avons cité l’exemple d’un musicien comme un des plus propres à éclaircir la question qui nous occupe : nous voyons à présent ce qu’il faut penser de cet exemple. Les notes sont dans la musique ce que les mots sont dans le discours. Le ton que représente une note, est l’idée attachée à un mot. L’ame a la perception de l’un comme elle a la perception de l’autre. Elle sait quelle corde et quel point de cette corde répond précisément à tel ou tel ton. Elle connoît la valeur propre à chaque note & le coup d’archet qui peut l’exprimer. C’est sur cette connoissance qu’elle dirige les mouvemens des doigts, & ceux du poignet. L’ame est donc aussi consciente de tous ces mouvemens qu’elle l’est des perceptions qui les déterminent. L’habitude en rendant ces mouvemens plus faciles, moins dépendans de l’attention, affoiblit, il est vrai, le sentiment que l’ame a que c’est elle-même qui les produit, mais elle ne le détruit pas. La perception des notes & le sentiment des mouvemens qui les expriment sont deux idées liées essentiellement l’une à l’autre & qui se confondent. Une idée est une modification de l’ame, & qu’est-ce autre chose que cette modification sinon l’ame elle-même modifiée ou existant d’une certaine maniere ? Est-il un sentiment qui doive être plus présent à l’ame que celui de sa propre existence ? Mais l’existence est nécessairement déterminée dans tous ses points : on n’existe point indéterminément : le sentiment de ces déterminations s’identifie donc avec celui de l’existence ou plutôt ce n’est qu’un même sentiment.

La distraction n’est pas toujours l’effet d’une profonde méditation ; elle est plus souvent le fruit de la légéreté & de l’étourderie. Un distrait de cette espece n’a point l’usage de l’attention. Emporté par un torrent rapide d’idées frivoles, il est incapable de se fixer sur quoi que ce soit. Le sentiment tient lieu chez lui de notions, l’apparence, de la réalité. Il voit confusément la premiere surface des choses, & il se trompe toujours sur le fond. Son ame sait qu’elle agit, et qu’elle agit en vue d’une certaine fin, mais elle se méprend sans cesse sur cette fin. L’action n’est presque jamais d’accord avec la pensée. L’ame veut un objet, elle en prend un autre. Son inattention perpétuelle aux perceptions qu’elle reçoit du dehors affoiblit tellement en elle l’impression de ces perceptions qu’elle les sent à peine. Tout se confond à ses yeux. Les objets les plus dissemblables s’identifient ; les plus discordans se rapprochent. Il n’est point pour elle de nuances : les teintes les plus fortes lui échappent ou ne l’affectent que légérement.

Sans être livré à la méditation & sans être étourdi il n’est personne qui n’ait en sa vie bien des distractions. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’on a sous les yeux des objets de la présence desquels on ne paroît pas s’appercevoir ! Si pourtant on est acheminé à penser à ces objets on s’en retracera l’idée dans un assez grand détail : preuve incontestable que la distraction ne détruit pas le sentiment des impressions qu’on reçoit du dehors & qu’elle ne fait que le rendre moins vif.

Le somnambule n’est point un automate. Tous ses mouvemens sont dirigés par une ame qui voit très-clair : mais sa vue est toute intérieure : elle se porte uniquement sur les objets que l’imagination lui retrace avec autant de force que d’exactitude. La vivacité & la vérité de ces images, l’impossibilité où l’ame se trouve par l’assoupissement des sens de juger de ces perceptions intérieures par comparaison à celles du dehors, la jettent dans une illusion dont l’effet est nécessairement de lui persuader qu’elle veille. Elle agit donc conséquemment aux idées qui l’affectent si fortement : elle exécute en dormant ce qu’elle exécutoit en veillant. Elle imprime au corps une suite de mouvemens qui correspond à celle que la vue des objets occasionoit pendant la veille. Semblable au pilote qui gouverne son vaisseau sur l’inspection d’une carte, l’ame dirige son corps sur l’inspection de la peinture que l’imagination lui offre. Et comme cette peinture est d’une grande fidélité, on observe dans les mouvemens la même régularité, la même justesse, les mêmes fins, les mêmes rapports aux objets extérieurs qu’on observeroit dans ceux d’un homme qui feroit usage de ses sens & qui se trouveroit placé dans les mêmes circonstances. Si quelquefois l’ame commet des méprises, c’est moins dans la direction des mouvemens que dans le choix des objets ; c’est moins dans la fin que dans le moyen. Ordinairement ces méprises dérivent de l’inaction totale des sens, qui ne permet pas à l’ame de juger de la nature des objets extérieurs & de leur disconvenance au but ou à l’ordre des perceptions intérieures qui reglent ses mouvemens. Mais quelquefois ces méprises ont une origine contraire : les sens à demi assoupis font passer jusqu’à l’ame des impressions foibles, qui se mêlent avec les perceptions du dedans & en troublent la suite & la liaison.

Tous les mouvemens qui demandent à être exécutés avec promptitude, sont rallentis, troublés ou interrompus lorsque l’ame leur donne une certaine attention. C’est que l’attention devient alors distraction. L’ame considere dans chaque mouvement plus de choses qu’il n’en faut considérer. Cela la détourne de l’objet principal, & lui fait manquer l’ordre ou la succession précise des mouvemens. Si à cet excès d’attention se joint la crainte de mal réussir, le dérangement est extrême.

Chapitre 41

De la faculté de sentir & de celle de mouvoir. Que ces deux facultés sont très-distinctes l’une de l’autre.


Sentir & agir sont deux choses distinctes. Avoir une multitude de perceptions confuses à l’occasion des mouvemens qu’un objet excite dans le cerveau, c’est sentir . Imprimer au cerveau de pareils mouvemens, c’est agir . Le mouvement qui occasione un sentiment n’est point ce sentiment. Tout sentiment est une idée ou une collection d’idées. Toute idée tient à la faculté de connoître. Tout mouvement tient à la faculté de mouvoir. La faculté de vouloir suppose nécessairement la faculté de connoître. On ne veut point ce qu’on ne connoît point. Mais la faculté de vouloir ne suppose pas toujours la faculté de mouvoir. On peut vouloir des choses auxquelles la sphere d’activité de l’ame ne s’étend point. Prenons garde à ceci : l’ame toujours présente à elle-même, s’ignore elle-même. Elle agit à chaque instant sur différentes parties : elle exerce cette action le voulant & le sachant ; & elle ne connoît point la maniere dont elle l’exerce. Elle est unie de la maniere la plus intime à toutes les parties de son corps, & elle n’a pas le moindre sentiment de leur méchanique et de leur jeu. Seroit-ce donc heurter de front nos connoissances certaines que d’avancer, que la force motrice n’a été soumise à la direction de la volonté que jusques à un certain point et relativement à un certain ordre de mouvemens ? Y auroit-il de la contradiction à penser que la force motrice déploie son activité sur certaines parties en vertu d’une loi secrete, qui la rend indépendante à cet égard de toute volonté et de tout sentiment ? Cela répugneroit-il davantage à notre maniere de concevoir, que n’y répugne l’union de deux substances qui n’ont entr’elles aucun rapport ? Non assurément. Mais, nous sommes forcés par de bons raisonnemens d’admettre cette union ; & rien ne nous force d’admettre cette loi secrete. Si cependant on aimoit à la réaliser, comme l’ont fait quelques philosophes pour expliquer par là plus facilement tous les phénomenes de l’économie animale, les ames seroient dans les corps organisés ce que les poids, les ressorts & les autres puissances sont dans les machines. Les ames présideroient aux mouvemens admirables de la digestion, de la circulation, des sécrétions, de l’accroissement, des reproductions, &c. Comme un enfant préside aux merveilles qu’enfante le métier que sa main ignorante fait mouvoir.

Je m’explique plus métaphysiquement. Les sens sont l’origine de toute connoissance. Les idées les plus spirituelles sortent des idées sensibles comme de leur matrice. Liée aux sens par les nœuds les plus étroits, l’ame ignoreroit pourtant à jamais leur existence si l’action des objets extérieurs ne venoit la lui découvrir. Elle ignoreroit de même la faculté qu’elle a de mouvoir, si le plaisir & la douleur ne l’en instruisoient par le ministere des sens. L’ame sent qu’elle meut son bras, par la réaction du bras sur le cerveau. Cette réaction affectant quelqu’un des sens, produit dans l’ame un sentiment, une idée. De cette idée sensible ou directe l’ame peut déduire avec le secours du langage les notions réfléchies d’existence, de sentiment, de volonté, d’activité, d’organe, de mouvement, de corps, de substance, &c. Afin donc qu’un mouvement soit apperçu de l’ame, il ne suffit pas qu’elle l’exécute : ce mouvement n’est point lui-même une idée ; or, il n’y a qu’une idée qui puisse être l’objet de la faculté de sentir. Il ne peut devenir cet objet qu’autant qu’il est réfléchi sur l’organe du sentiment. Mais les mouvemens qui operent les reproductions, l’accroissement, les sécrétions, &c. Ne réagissent point sur le siege du sentiment, puisque l’ame n’en a pas la moindre idée. Ils pourroient donc être l’effet de la force motrice sans que l’ame en eût le plus léger sentiment ; la force motrice différant autant de la force représentatrice ou de la faculté d’appercevoir, qu’un mouvement differe d’une perception.

Par une conséquence naturelle du même principe, l’ame n’a point le sentiment de la méchanique et du jeu des organes sur lesquels elle agit librement, par cela même qu’elle agit sur ces organes. Cette action n’est point une idée : c’est un mouvement communiqué, un degré de force transmis. Tout ce que l’ame en connoît & que l’expérience lui enseigne, c’est le point du sensorium vers lequel elle doit diriger son action.

L’action des sens sur l’ame ne sauroit non plus lui donner le sentiment de leur structure & de leur maniere d’opérer. Dans l’ordre établi l’effet nécessaire de cette action est la perception d’un objet extérieur au sens qui en rend à l’ame les impressions. Ce n’est que par cette perception que l’action dont nous parlons affecte la faculté de sentir. Mais cette perception n’a rien de commun avec le mouvement qui en est la cause occasionelle. Ce qu’un mot est à l’idée qu’il représente, ce mouvement l’est, pour ainsi dire, à la perception qu’il fait naître. Il est une espece de signe employé par le créateur pour exciter dans l’ame une certaine perception & pour n’y exciter que cette perception. Il seroit contradictoire à la nature & à la fin de ce signe qu’il excitât à la fois & de la même maniere deux perceptions qui non seulement n’auroient entr’elles aucun rapport, mais qui s’excluroient encore mutuellement. Comment le mouvement qui donneroit à l’ame l’idée d’une couleur qui est une idée simple, lui donneroit-il en même tems & précisément par la même voie l’idée très-composée de l’organe & de son opération ? Il faudroit à l’ame un autre sens qui traduisît en perceptions, si je puis m’exprimer ainsi, cette méchanique & ce jeu.

C’est encore par la même raison que l’ame ne se connoît point elle-même. L’ame ne connoît que par l’intervention des sens. Les sens n’ont de rapport qu’à ce qui tient au corps : l’ame n’est rien de ce qui tient au corps.

Chapitre 42

De la liberté en général.


Cette force motrice de l’ame, cette activité qu’elle exerce à son gré sur ses organes est la liberté.

Le sentiment intérieur nous démontre que nous sommes doués de cette force, comme il nous démontre que nous sommes doués de la faculté de penser. Nous sentons que nous pouvons mouvoir la main ou le pied, considérer un objet ou nous en éloigner, continuer une action ou la suspendre. Prétendre infirmer cette décision du sentiment, c’est renoncer à toute évidence, c’est dénaturer notre être.

Mais cette force motrice de l’ame est de sa nature indéterminée : c’est un simple pouvoir d’agir. Comment ce pouvoir est-il réduit en acte ?

Chapitre 43

Des déterminations de la liberté en général. De la volonté & de l’entendement. Des affections.


La raison qui détermine l’ame à agir est la vue du meilleur.

Le meilleur est ici tout ce que l’ame juge être tel, soit qu’elle se trompe dans son jugement, soit qu’elle ne se trompe point. Le meilleur apparent a la même efficace que le meilleur réel : tout ce que l’ame croit lui convenir la détermine.

La faculté en vertu de laquelle l’ame embrasse le meilleur est la volonté.

L’ame veut essentiellement le meilleur. L’indifférence au bien seroit une contradiction dans la nature des êtres sentans.


Les idées que l’ame a du meilleur sont la regle des jugemens qu’elle forme sur le meilleur.

La faculté en vertu de laquelle l’ame a des idées, compare ces idées entr’elles & voit leurs rapports et leurs oppositions, est l’entendement.

Le penchant naturel qui entraîne l’ame vers certains objets, qui la porte à rechercher certains plaisirs est le principe général des affections, & ce principe tire son origine du tempérament, de l’habitude, du genre de vie, de l’éducation.

Les idées & les affections de l’ame sont donc la source de ses déterminations.


Chapitre 44

De la liberté d’indifférence.


Dans la supposition qu’une ame fut dégagée de son corps & placée entre deux objets qui lui paroîtroient parfaitement semblables, elle demeureroit en équilibre entre ces deux objets, et ne pourroit se déterminer pour l’un plutôt que pour l’autre. Cette proposition est facile à démontrer. Il n’est point d’effet sans une raison capable de le produire. Quelle seroit ici la raison qui opéreroit la détermination de l’ame ? Elle ne sauroit être dans la nature des objets proposés, puisqu’on les suppose parfaitement semblables. Elle ne sauroit être non plus dans la nature de la volonté, puisque la volonté ne s’exerce que sur le meilleur, & qu’il n’est point ici de meilleur. Enfin, cette raison ne sauroit être dans la nature de la liberté, puisque la liberté n’est que le pouvoir d’agir et que ce pouvoir est indéterminé.

Mais l’ame est unie à un corps : elle en éprouve à chaque instant les impressions ; quoique toutes ces impressions ne lui soient pas également sensibles. De là il arrive assez souvent que l’ame croit agir indifféremment, bien qu’elle soit mue par une raison ; mais cette raison est alors dans une certaine disposition du corps dont l’ame ne s’apperçoit pas clairement. Enfin, dans les cas qu’on nomme d’indifférence l’ame est dans une espece d’équilibre que la moindre force ou la moindre raison est capable de rompre : & cette raison est ordinairement si petite que l’ame n’en est pas affectée d’une maniere bien sensible. Je dis d’une maniere bien sensible, parce que je crois que l’ame apperçoit toujours cette raison, mais plus ou moins distinctement, à proportion de l’attention que l’ame apporte à la considérer. Quelques degrés de plus d’attention dans l’instant où l’ame s’est déterminée auroient transformé ces raisons sourdes en raisons distinctes : c’est ce que tout homme qui pense peut éprouver chaque jour.

De là découle une maxime importante : puisque des raisons sourdes sont capables de nous déterminer, et qu’elles peuvent devenir d’autant plus efficaces que nous nous en défions moins, il est d’un homme sage de ne souffrir chez lui que le moins de ces raisons qu’il est possible. étudions-nous donc avec soin : rendons-nous attentifs aux moindres principes de nos actions ; & tâchons de ne nous déterminer dans les cas moraux que sur des raisons distinctes.


Chapitre 45

Que l’expérience prouve qu’il faut à l’ame des motifs pour la déterminer.


L’expérience prouve si bien que l’ame ne sauroit se déterminer sans motif, que lorsque les objets proposés n’en fournissent aucun, nous voyons les petits esprits en chercher dans des choses absolument étrangeres au sujet : par exemple, dans un certain genre de sort. Et si vous leur faites voir que ce sort n’a aucune liaison avec les partis proposés, ils ne manqueront pas de recourir à quelqu’autre sort ou à d’autres expédiens aussi peu raisonnables. Faites sur ces nouveaux moyens de détermination les mêmes réflexions que vous avez faites sur le premier, vous les menerez ainsi pendant quelque tems de sorts en sorts, d’expédiens en expédiens, sans qu’ils parviennent à se déterminer. Ce jeu durera d’autant plus que les partis proposés seront plus considérables. Dans ces cas-là que fera le philosophe ? Il laissera agir la machine : il s’en remettra à la disposition actuelle de son corps : il dira pair ou non , suivant que sa bouche se trouvera disposée pour dire l’un ou pour dire l’autre. La marche du philosophe différera encore plus de celle du peuple dans les cas importans ou composés. Souvent dans ces sortes de cas le peuple cherche hors des partis proposés des motifs à ses déterminations. Quoique ces différens partis n’aient qu’un air de ressemblance, il suffit pour opérer sur son esprit l’effet d’une parfaite égalité. Le philosophe, au contraire, tourne et retourne plusieurs fois les mêmes objets : il veut les voir sous toutes leurs faces. Il pese toutes les probabilités, compare toutes les convenances, estime tous les avantages, & par ce sage examen il parvient à découvrir lequel de tous ces partis est le plus conforme à ses vrais intérêts.


Chapitre 46

Explication de ces paroles, Video meliora, proboque, deteriora sequor.


Dans cette situation l’ame porte alternativement sa vue sur différens motifs. Le vrai bien & le bien apparent s’offrent à elle tour à tour. La raison lui conseille d’embrasser celui-là : la passion lui persuade d’embrasser celui-ci. La raison expose à l’ame tous les avantages du parti qu’elle lui conseille & tous les inconvéniens de celui que la passion voudroit qu’elle embrassât. La passion vient ensuite, & par des raisonnemens subtils et artificieux elle tâche d’affoiblir ceux de la raison & de faire prendre au bien apparent la forme du vrai bien. Pour cet effet, elle avoue que le parti que la raison propose est le meilleur à parler en général : mais elle insinue adroitement que dans le cas particulier où l’ame se trouve, le parti opposé peut être préféré. La raison entreprend aussi-tôt de dissiper l’illusion & de faire reprendre au bien apparent sa véritable forme. Mais la passion redouble à l’instant ses efforts, & aidée des sens et de mille raisons sourdes, elle prend insensiblement le dessus. La raison commence à plier ; ses forces diminuent de moment en moment, & sa voix foible et mourante parvient à peine jusqu’à l’ame. Enfin, la victoire se déclare entiérement : la passion triomphe ; & le bien apparent devient le meilleur.

Mais le triomphe de la passion dure peu ; & bientôt l’ame revenue à elle-même reconnoît qu’elle a été trompée. Elle retourne donc sur ses pas pour tâcher de découvrir la source de sa détermination. Et comme elle ne sauroit se placer précisément dans les mêmes circonstances où elle étoit au moment de l’action, elle se rappelle seulement qu’elle a vu distinctement le vrai meilleur, et le jeu de la passion lui échappe en tout ou en partie. Elle vient ainsi à penser qu’elle s’est déterminée contre la vue distincte du bien ; quoiqu’il soit certain qu’au moment où elle a agi le vrai meilleur avoit disparu & fait place à l’objet de la passion. Un philosophe qui se trouveroit en pareil cas s’assureroit aisément de la vérité du fait : mais un vrai philosophe pourroit-il se trouver dans ce cas ?

L’ame se détermine donc toujours pour ce qui lui paroît le meilleur, & jamais elle n’embrasse le pire reconnu pour pire.

Telle est l’union de l’ame avec le corps, qu’à l’occasion de certaines idées qui s’offrent à l’ame, il s’excite dans le corps certains mouvemens qui rendent ces idées plus vives. Celles-ci, devenues telles, augmentent à leur tour la force des mouvemens ; & de cette espece d’action et de réaction résulte la passion qui augmente sans cesse. Les appétits sensuels se rendent plus actifs & plus pressans : le sens-froid nécessaire à la raison pour discerner le vrai disparoît entiérement et fait place au tumulte & à l’agitation. L’ame cede à la force qui l’entraîne & devient la proie de la passion.

Voulez-vous donc éviter d’être subjugués ? Allez à la source du mal : écartez soigneusement ces idées qui ont tant de force pour émouvoir les sens : aussi-tôt qu’elles se présentent à vous, détournez-en la vue. Si vous les considérez un instant, si vous écoutez un moment ces dangereuses syrenes, vous risquez de périr. Fuyez donc, je vous conjure, fuyez & ne vous arrêtez point.

Admirables effets de l’évangile de grace ! En éclairant l’entendement sur les biens, il se rend maître des affections & ne laisse à la volonté que des desirs légitimes.

Chapitre 47

Des fondemens de la prévision.


La chaîne des idées qu’offrent l’entendement, les penchans, les goûts, les inclinations, & tout ce qui est renfermé dans le terme général d’ affections constitue proprement ce qu’on peut nommer le caractere de l’ame . Le caractere de l’ame étant donné, la disposition actuelle du corps étant déterminée, & deux ou plusieurs partis étant proposés, on prédira à coup sûr quel sera celui des partis que l’ame embrassera. La prudence humaine, & cette prudence plus relevée qu’on nomme la politique , n’ont pas d’autre fondement. L’intelligence adorable qui par des nœuds secrets a uni l’ame au corps, qui voit les effets dans les causes, les causes dans les effets, qui connoît jusqu’à la moindre idée de l’entendement et qui sonde les cœurs & les reins  ; cette intelligence n’auroit-elle point prévu toutes les actions deshommes ?


Chapitre 48

De la question si les déterminations de la liberté sont certaines ou nécessaires.


Toutes nos déterminations sont-elles donc nécessaires ? De grands philosophes distinguent ici le certain du nécessaire. Ils nomment certain, ce qui est & qui pourroit ne pas être ou être autrement. Le nécessaire est ce qui est & qui ne pourroit pas ne pas être ou être autrement . Ils distinguent ensuite trois sortes de nécessités ; la nécessité mathématique , la nécessité physique et la nécessité morale . Que la ligne droite soit la plus courte qu’on puisse mener d’un point à un autre, c’est d’une nécessité mathématique : qu’une pierre laissée à elle-même tombe, c’est d’une nécessité physique : qu’un homme de bon sens ne se jette pas par la fenêtre, c’est d’une nécessité morale. Les deux dernieres especes de nécessités sont, selon ces philosophes, des nécessités hypothétiques , qui ne sont telles qu’en vertu de l’ordre qu’il a plu à Dieu d’établir. Enfin, la nécessité morale n’est pas proprement, selon eux, une nécessité , mais une parfaite certitude . Il est certain que l’ivrogne boira le vin que vous lui présentez ; mais il n’est pas nécessaire qu’il le boive.

Cependant, si l’on prouvoit que dans toutes nos déterminations le certain coïncide avec le nécessaire, on détruiroit cette ingénieuse et subtile distinction, & l’on reviendroit à quelque chose de plus simple.

Je demande donc ; tout ce qui dérive de la nature d’un être ne doit-il pas être dit en dériver nécessairement ? Je prends cet être tel qu’il est, & je n’examine point s’il pouvoit être constitué d’une autre maniere.

Or, ce qui constitue la nature de l’ame ce ne sont pas seulement ses facultés, ce sont aussi ses idées et ces idées sont elle-même. Et comme les déterminations de l’ame sont toujours relatives à ses idées ou à sa nature, il suit de là que les déterminations de l’ame sont toujours nécessaires.

Tout agent agit d’une maniere conforme à sa nature, c’est-à-dire, nécessairement ; mais comme il y a différentes especes d’agents, il y a aussi différentes especes de nécessités ; & l’ame n’agit pas par la même nécessité qui fait tomber une pierre laissée à elle-même ; le principe de l’action est différent ; mais l’effet est également sûr ou déterminé.

Je ne fais pas difficulté de le dire : la nécessité mathématique ou absolue, la nécessité physique & la nécessité morale me paroissent toutes se réduire à la nécessité hypothétique.

Supposez une figure formée de trois lignes droites : une suite nécessaire de cette supposition sera que les trois angles de cette figure seront égaux à deux droits. Voilà la nécessité mathématique ou absolue.

Supposez un corps pressé par deux forces égales, en sens différens, mais non pas opposés : une suite nécessaire de cette supposition sera que le corps se prêtera également à l’impression de ces deux forces & qu’il se mouvra suivant la diagonale d’un quarré. Voilà la nécessité physique.

Supposez un homme fort enclin à la colere placé dans des circonstances propres à émouvoir sa bile : une suite nécessaire de cette supposition sera que cet homme se livrera aussitôt à la colere. Voilà la nécessité morale.

Je soutiens donc que le contraire de ces trois nécessités est également impossible. Je crois qu’il est aussi impossible que l’homme colere ne se livre pas à la colere, qu’il l’est que les trois Angles d’un triangle n’en égalent pas deux droits. Et ne dites pas que l’homme colere peut devenir doux : vous venez de supposer un triangle, & vous supposez maintenant un quarré. Parce que nous ne voyons pas tout l’enchaînement des causes & des effets & la relation de cet enchaînement avec la cause premiere, nous disons qu’un événement est seulement certain, quoiqu’il soit nécessaire. Nous définissons donc le certain, ce qui est & qui pourroit ne pas être ou être autrement ; et nous ne considérons pas que ce qui est, est en vertu d’un ordre établi ; ordre nécessaire ; production d’une cause nécessaire.

Chapitre 49

Que la nécessité ne détruit point la liberté.


Quoi donc, me direz-vous, le sentiment intérieur ne me persuade-t-il pas, que dans chaque cas particulier je pouvois agir autrement que je n’ai fait ? Ne sens-je pas que je pourrois mettre ma main dans le feu si je le voulois ? N’est-ce pas là une preuve que je ne suis pas nécessité ? Oui, vous êtes libre. Le sentiment intérieur vous convainc de votre liberté ; & ce sentiment est au-dessus de toute contradiction. Mais cette voix si claire, ce cri de la nature, qu’expriment-ils ? j’ai le pouvoir d’agir ; je fais ce que je veux : si je voulois autrement, j’agirois autrement.

rien de plus vrai que cette expression. Mais pourquoi, je vous prie, ne voulez-vous pas autrement ? Vous sentez que vous pourriez mettre la main au feu ? Sans doute, vous le pouvez : mais pourquoi ne le faites-vous pas ? Vous voulez le meilleur ; & il est impossible que cela vous paroisse le meilleur dans l’état actuel de votre ame. Vous sentez que vous pouviez agir autrement que vous n’avez fait dans tel ou tel cas particulier ? Cela est encore très-vrai : mais quand vous vous êtes déterminé, ne vous êtes-vous pas déterminé pour ce qui vous paroissoit le meilleur ? Vous avez donc agi librement , puisque vous avez fait usage du pouvoir que vous aviez d’agir.

Le sentiment de la liberté est la conscience que nous nous sommes déterminés volontairement, sans contrainte, en vue du meilleur . Nous sommes donc libres toutes les fois que nous usons à notre gré du pouvoir que nous avons d’agir.

Nous sommes contraints quand nous sommes privés de l’exercice de ce pouvoir.

Mais, nous ne sommes pas proprement contraints lorsque par des menaces on nous oblige d’agir d’une maniere contraire à celle dont nous aurions agi si nous eussions été laissés à nous-mêmes : car dans ce cas la volonté ne fait que changer d’objet : son meilleur actuel est alors d’éviter l’effet des menaces.

Les déterminations libres de l’ame viennent entiérement de son propre fonds. C’est l’ame elle-même qui se détermine sur certains motifs : mais elle n’est point déterminée ou nécessitée par ces motifs, comme un corps est déterminé ou nécessité à se mouvoir par la force qui agit sur lui. L’ame juge du rapport des objets avec son état présent, & elle se détermine sur la perception de ce rapport.

La volonté ne sauroit être contrainte ; parce qu’il seroit contradictoire à la nature de l’être intelligent qu’il voulût ce qui ne lui paroîtroit pas le meilleur. C’est ce qu’on rend en d’autres termes lorsqu’on dit, que l’ame veut toujours avec spontanéité ou de plein gré.


Chapitre 50

De la liberté considérée en Dieu.


La liberté est essentiellement la même dans tous les êtres intelligens. C’est chez tous une force active, un pouvoir d’agir inhérent à leur nature, mais ce pouvoir est plus étendu dans les uns et plus resserré dans les autres. Ainsi, j’ose dire, que la liberté divine, prise dans ce sens, est du même genre que la nôtre. Mais notre liberté est infiniment bornée ; & la liberté divine ne reconnoît point d’autres bornes que les bornes des possibles . Notre liberté s’exerce souvent sur le bien apparent : la liberté divine s’exerce toujours sur le vrai bien.

Chapitre 51

Question ; si les bêtes sont douées de liberté.


La liberté est la faculté d’agir : si les actions des bêtes procedent d’un principe immatériel capable de connoissance, les bêtes sont douées de liberté. Mais cette liberté est très-imparfaite, puisqu’elle est resserrée dans les bornes étroites de l’entendement qui la dirige.

Cet entendement, maintenant si resserré, s’étendra peut-être quelque jour. Vouloir que l’ame des bêtes soit mortelle, précisément parce que la bête n’est pas homme ; ce seroit vouloir que l’ame de l’homme fût mortelle précisément parce que l’homme n’est pas ange.

L’ame des bêtes & l’ame de l’homme sont également indestructibles par les causes secondes. Il faut un acte aussi positif de la divinité pour anéantir l’ame du ver que pour anéantir celle du philosophe. Mais quelles preuves nous donne-t-on de l’anéantissement de l’ame des bêtes ? On nous dit qu’elles ne sont pas des êtres moraux . N’y a-t-il donc que les êtres moraux qui soient capables de bonheur ? Les êtres qui ne sont point moraux ne sauroient-ils le devenir ? à quoi tient cette moralité ? à l’usage des termes : à quoi tient cet usage ? Probablement à une certaine organisation. Faites passer l’ame d’une brute dans le cerveau d’un homme, je ne sais si elle ne parviendroit pas à y universaliser ses idées. Je ne prononce point : il peut y avoir entre les ames des différences relatives à celles qu’on observe entre les corps. Voyez cependant, quelle diversité le physique met entre les ames humaines.

Pourquoi bornez-vous le cours de la bonté divine ? Elle veut faire le plus d’heureux qu’il est possible. Souffrez qu’elle éleve par degrés l’ame de l’huitre à la sphere de celle du singe ; l’ame du singe à la sphere de celle de l’homme.

Chapitre 52

De la perfection de l’ame en général.


Nous l’avons vu : la volonté suit les décisions de l’entendement. L’ame ne veut que sur les idées qu’elle a des choses, & l’action suit toujours le dernier jugement de l’ame.

La perfection de l’ame consiste donc dans la perfection de l’entendement.

La perfection de l’entendement consiste en général dans le nombre, la variété & l’universalité des idées & dans la conformité de ces idées avec l’état des choses.

Chapitre 53

De l’ordre.


Chaque chose a ses qualités, ses déterminations particulieres qui font qu’elle est ce qu’elle est.

Ces qualités donnent naissance aux rapports qu’on observe entre les choses. Ces rapports constituent l’ordre.

L’ordre est donc quelque chose de très-réel, puisqu’il dérive de l’essence même des êtres, et que cette essence a sa raison dans l’entendement divin, source éternelle de toute réalité.

Agir d’une maniere conforme à l’ordre, c’est agir d’une maniere conforme aux rapports qui sont entre les choses : c’est en user à l’égard de chaque être relativement à sa nature ou à son mérite. Traiter un animal comme un caillou, un homme libre comme un esclave, un Montesquieu comme un Spinosa, c’est agir d’une maniere contraire à l’ordre. L’ame a sa nature, ses facultés d’où dérivent ses rapports aux êtres environnans. La loi naturelle est l’effet de ces rapports.

L’ame observe cette loi, ou ce qui revient au même, l’ordre, lorsqu’elle agit conformément à sa nature ou à ses rapports.

L’ame a le sentiment des rapports. Le tempérament, l’éducation, l’habitude le rendent plus ou moins vif. Ce que quelques philosophes ont nommé instinct moral ne se réduiroit-il point à ce sentiment ?

Mais, pourquoi l’ame éprouve-t-elle certains sentimens à la présence de certains objets ? Telle est sa nature : tels sont les rapports qu’elle soutient avec ces objets. L’ame a ces Sentimens comme elle a la sensation de la chaleur.

Les idées de juste & d’injuste, d’honnête & de déshonnête, de vertu & de vice, de bien & de mal se réduisent à celles d’ordre & dedésordre.


Chapitre 54

Du bonheur.


L’amour de la félicité est le principe universel des actions humaines. La raison l’éclaire. Il imprime à l’ame le mouvement.

Tel est l’état des choses : l’observation de l’ordre est source de bien ; son inobservation source de mal . La sobriété conserve la santé ; l’intempérance la détruit. Ces effets naturels de l’observation ou de l’inobservation de l’ordre sont ce qu’on nomme sa sanction .

La volonté la plus parfaite est celle qui obéit le plus fidellement à l’ordre. Elle veut constamment le vrai bien, parce qu’elle veut constamment ce qui est conforme à sa nature.

Le sentiment de la perfection est toujours accompagné de plaisir : le sentiment de l’imperfection est toujours suivi du déplaisir.

Le plaisir qui naît de la perfection fait le bonheur moral : le déplaisir qui naît de l’imperfection fait le malheur moral : les remords en sont l’expression.

L’évangile est le tableau le plus fini de la perfection humaine : c’est que celui qui a fait l’homme a fait aussi ce tableau.

En nous rappellant à l’ordre, l’évangile nous rappelle à la raison. Il nous dit ; faites bien, et vous serez heureux : semez, & vous recueillerez. C’est l’expression fidele du vrai, la relation de la cause à l’effet : une graine mise en terre s’y développe.

Les devoirs ne sont tels, que parce qu’ils sont une suite nécessaire de nos relations ou de notre nature. La créature n’adorera-t-elle pas son créateur ? Ne s’aimera-t-elle pas elle-même ? N’aimera-t-elle pas ses semblables ? Assurément, l’ame exprimera ses sentimens, parce qu’elle les a : elle les a, parce qu’elle est faite pour le bonheur & qu’ils en sont la principale branche. Quelle perfection ne suppose pas dans l’ame la contemplation des attributs divins, l’amour de soi-même bien ordonné, l’amour du prochain ! Quel bonheur naît de cette perfection !

La morale, qui est le systême des devoirs ou du bonheur, n’est donc pas arbitraire. Elle a son fondement dans la nature. Ses maximes sont vraies puisqu’elles découlent de rapports certains. Elles sont utiles, puisqu’elles conduisent au bonheur.

La morale peut se corrompre, parce que le sentiment des rapports peut s’altérer. L’amour propre, ce puissant mobile, ne cesse point d’agir : toujours il porte l’ame à chercher son bonheur ; mais ce bonheur revêt toutes les formes que l’éducation, la coutume, le préjugé lui impriment. Ici l’humanité tend vers la nature angélique ; là elle descend au niveau de la brute.

On peut disputer sur les mots ; les choses demeurent ce qu’elles sont. L’amour de la félicité ne differe point de l’amour propre : s’aimer soi-même, c’est vouloir son bonheur. La bienveuillance universelle n’est que l’amour propre le plus parfoit. Cet amour se complait dans le sentiment d’une perfection qui le porte à regarder les autres comme lui-même.

Une doctrine qui prescrit d’aimer son prochain comme soi-même, & qui nomme prochain tous les enfans d’Adam, est au moins la plus belle doctrine. Son auteur a été, sans doute, l’ami le plus zélé du genre humain. Il l’a été en effet ; il est mort pour le genre humain.

Une doctrine qui prescrit de ne regarder comme notre prochain que ceux qui professent notre croyance, est au moins une doctrine anti-sociable. Ses partisans sont, sans doute, ennemis du genre humain : ils le sont en effet ; ils le persécutent.

Les degrés de la perfection morale ou du bonheur moral varient comme les circonstances qui concourent à leur formation. Et comme il ne naît pas deux êtres précisément dans les mêmes circonstances, il n’est pas deux êtres qui aient précisément le même degré de perfection ou de bonheur. Le monde physique est si prodigieusement nuancé : comment le monde moral, qui lui est si étroitement uni, n’auroit-il pas ses nuances ?

Les degrés de la perfection ou du bonheur sont donc indéfinis. L’échelle qu’ils composent embrasse toutes les spheres. Elle s’éleve de l’homme à l’ange, de l’ange au séraphin, du séraphin au verbe.


Chapitre 55

Réflexions sur l’existence de Dieu.


Si l’univers étoit le produit de la matiere & du mouvement, pourquoi cette liaison de l’ordre avec le bonheur ? Pourquoi cet ordre ? Pourquoi le sentiment des rapports ? Pourquoi des êtres intelligens ? Admettez un dieu cause premiere de tout ; quel océan de lumiere se répand sur la nature ! Mais, cet océan a ses écueils ; sachez les éviter : il a ses abîmes ; n’entreprenez jamais de les sonder.

L’athéisme de spéculation prend sa source dans cette métaphysique présomptueuse qui ne s’arrêtant pas à la certitude des choses, veut en pénétrer le comment. Cette métaphysique insensée ne distinguant point en Dieu sa nature, de ses attributs connus par les faits, entreprend de pénétrer jusques dans cette nature & de chercher la raison de la raison même. Esprits téméraires ! La rencontre d’un vermisseau vous confond, et vous voulez pénétrer la nature intime de l’être des êtres.

Le vrai philosophe sait s’arrêter où la raison refuse de le suivre. Les preuves qui établissent la nécessité d’une premiere cause ne lui paroissent point affoiblies par l’obscurité impénétrable qui environne l’essence de cette cause. Il se contente de voir clairement que le monde est successif et qu’une progression infinie de causes est absurde ; parce que chaque cause individuelle ayant sa cause hors de soi, la somme de toutes ces causes, quelqu’infinie qu’on la suppose, a nécessairement sa cause hors de soi. Il écoute dans les sentimens de l’admiration la plus vive & du respect le plus profond, cette voix majestueuse qui répond à toutes les intelligences, je suis celui qui suis. Il se borne à apprendre de la contemplation des faits, que l’être existant par soi est nécessairement puissant, sage, bon ; c’est-à-dire, qu’il a toute la puissance, toute la sagesse, toute la bonté possibles. Il voit jaillir de ces attributs divins les sources intarissables de son bonheur, et pénétré d’amour, de joie & de reconnoissance il adore la bonté ineffable qui l’a créé.

Mais la curiosité du demi-philosophe s’irrite facilement : elle est accoutumée à oser. Que faisoit l’être nécessaire avant qu’il créât ? Comment a-t-il créé ? Quelle est la nature de sa durée ? Comment apperçoit-il la succession ? Questions aussi impertinentes que dangereuses et qui n’occuperont jamais un sage.

L’athée qui nous reproche que pour expliquer le monde, nous recourons à un être beaucoup plus merveilleux ou plus incompréhensible que le monde, a-t-il oublié que le cerveau de l’horloger est beaucoup plus incompréhensible que la montre ? Mais une montre qui se formeroit par le mouvement fortuit de quelques morceaux d’acier ou de cuivre, seroit-elle plus facile à concevoir que le cerveau de l’horloger ? Nous avons dans l’horloger la cause naturelle de l’existence de la montre. Il est vrai que cette cause a ses obscurités : en est-elle moins certaine ? Et où est la cause dont nous concevions nettement l’action, la nature ? Niera-t-on pour cela qu’il y ait des causes ? Ce seroit nier sa propre action. Nous n’accumulons point les merveilles : il n’est proprement ici qu’une merveille, mais qui absorbe toute conception. La réalité de l’univers n’a rien ajouté à l’idée de l’univers : s’il nous étoit permis de voir dans l’entendement de l’ouvrier, nous ne regarderions pas l’ouvrage.

Chapitre 56

Du systême général.


La cause premiere est une ; son effet est un, & ne peut être qu’un : l’univers est cet effet.

Dieu a agi ; il a agi en Dieu. Sa volonté efficace a réalisé tout ce qui pouvoit l’être. Un seul acte de cette volonté a produit l’univers : le même acte le conserve. La volonté divine est permanente, invariable : Dieu est constant à soi ; il est ce qu’il est.

L’entendement divin n’a point vu plusieurs univers prétendre à l’existence : la sagesse n’a point choisi. Le choix est le partage d’une nature bornée ; l’intelligence sans bornes a vu le bien absolu & l’a fait. Il étoit sa pensée, & cette pensée étoit cette intelligence.

L’univers a donc toute la perfection qu’il pouvoit recevoir d’une cause infiniment parfaite : ne dites pas il est le meilleur ; il ne pouvoit y en avoir d’autre.

Chaque chose est donc comme elle devoit être & où elle devoit être. Tout est bien, & ne pouvoit être autrement.

Il est une liaison universelle. L’univers est l’assemblage des êtres créés. Si dans cet assemblage il y avoit quelque chose qui ne tînt absolument à rien, quelle seroit la raison de l’existence de cette chose ?

Nous suivons à l’œil la liaison qui est entre toutes les parties de la nature. Cette liaison s’étend à mesure que les observations se multiplient. Chaque être est un systême particulier qui tient à un autre systême particulier, une roue qui s’engraîne dans une autre roue. L’assemblage de tous les systêmes particuliers, de toutes les roues compose le systême général, la grande machine de l’univers.

La raison de chaque individu est donc dans le systême général, la raison du systême général dans la raison éternelle.

N’allez pas au-delà ; vous tomberiez dans l’absurde progression des causes à l’infini. Ne vous arrêtez pas à l’univers ; il n’a que les caracteres d’effet.

Le caractere ou l’essence propre de chaque ame étoit donc déterminée par la place que cette ame devoit occuper dans le systême. Placée par la main même de Dieu sur l’échelon qu’elle occupe, il ne dépendoit pas d’elle d’ajouter ou de retrancher à sa perfection originelle.

Cherchez-vous la raison du cruel Néron, de l’aimable Tite, du sage Antonin ? Demandez-vous pourquoi le françois est policé, l’hottentot barbare ? Regardez vers le plan général.



Chapitre 57

Que le systême de la nécessité ne détruit point la moralité des actions.


Ici je vois les théologiens s’élever contre moi. Quoi ! S’écrient-ils, plus de mérite & de démérite, plus de moralité, plus d’imputation, plus de peines ni de récompenses, plus de religion !

Suspendez votre jugement, je vous supplie, et daignez m’écouter.

êtes-vous les auteurs des avantages corporels dont vous jouissez ? Vous êtes-vous donné ces yeux vifs et perçans, ces oreilles fines & délicates, ce corps vigoureux & bien proportionné ? Non, ces dons précieux ne sont point votre ouvrage. En êtes-vous moins sensibles cependant au plaisir de les posséder ? Ces faveurs du tout-puissant vous en paroissent-elles moins estimables ?

Eh bien ; à cette machine si admirable Dieu a joint une ame capable de penser ; & il a placé cette ame dans de telles circonstances qu’elle est un Socrate ou un Newton. En estimerez-vous moins la vertu du sage & le savoir du géometre ? Nullement ; la vertu & le savoir demeureront toujours tels aux yeux de la raison.

L’homme naît libre ; il agit sans contrainte & se détermine pour ce qui lui paroît le meilleur. Il peut donc être regardé à juste titre comme l’auteur de ses actions ; ces actions peuvent lui être imputées comme à la cause immédiate qui les produit. Il est vrai qu’il n’est pas l’auteur des principes de ses déterminations ; mais dans quel systême prouve-t-on qu’il le soit ? Il use du pouvoir qu’il a reçu d’agir ; il en use avec plaisir & connoissance ; c’en est assez.

Interrogez les partisans les plus zélés de la liberté d’indifférence  : ils conviendront tous que les cas où cette liberté s’exerce sont très-rares & peu importans ; & que l’homme est presque toujours mû par des raisons. Faites un pas en avant ; & demandez d’où proviennent ces raisons ? Vous obtiendrez bientôt des réponses qui vous prouveront que vos adversaires ont dans l’esprit les mêmes idées que vous.

Mais, n’allez point aux philosophes : interrogez le peuple. Demandez-lui pourquoi Adraste aime mieux céder à ses passions que de les combattre ? Il vous répondra, Adraste n’a point eu d’éducation ; il s’est toujours trouvé dans de mauvaises compagnies.

Mais pourquoi Adraste n’a-t-il point eu d’éducation ? Pourquoi ces mauvaises compagnies ? Le peuple ne va pas jusqu’à ces pourquoi ; & combien de philosophes qui sont ici peuple ! Adraste aime mieux céder à ses passions que de les combattre, parce que son entendement manque du degré de perfection nécessaire pour lui faire distinguer le vrai bien du bien apparent, & que ses affections et la disposition naturelle de son corps favorisent la décision de l’entendement.

Mais, pourquoi cette imperfection de l’entendement, ces affections, cette disposition naturelle du corps ?

Le manque d’éducation, le genre de vie, les préjugés & mille autres circonstances ont concouru à ces effets.

Mais, toutes ces circonstances sont extérieures et ne dépendent point originairement du fait d’Adraste. Elles dérivent d’un enchaînement infini de causes & d’effets, & cet enchaînement tient au systême général.

L’homme vertueux est celui qui se conforme à l’ordre : l’homme vicieux est celui qui trouble l’ordre. Nous estimons l’un, nous mésestimons l’autre : nous serrons le diamant, nous jetons le caillou.

Le mérite est vertu ou perfection : le démérite est vice ou imperfection.


Chapitre 58

Des loix divines & humaines considérées dans le systême de la nécessité.


Les différentes especes de loix qui sont prescrites aux hommes sont différentes sources de déterminations.

Le but de la révélation est de nous fournir les plus puissans motifs pour nous porter au bien.

Mais, pourquoi ce divin flambeau n’éclaire-t-il pas tous les hommes ? Pourquoi la crasse ignorance, l’idolatrie monstrueuse, la folle superstition régnent-elles sur de très-grandes parties du genre humain ?

Vous l’avez appris : le systême général renfermoit certe diversité de perfection dont vous cherchez l’origine. Les mœurs, les coutumes, le gouvernement, la religion, le climat, &c. Sont les causes naturelles & prochaines de ces différences. Dieu a prévu ces causes & il a approuvé qu’elles eussent leur effet, parce qu’il a vu que le monde où cela entroit étoit bon . Par une suite du même plan Dieu a voulu que la révélation chrétienne fût le moyen qui portât une partie du genre humain au plus haut degré de perfection morale où l’humanité puisse parvenir.

Qu’on ne demande donc point si la révélation est nécessaire ou simplement utile  : elle est absolument nécessaire pour porter les hommes au plus grand degré de la perfection ou du bonheur. Mais il est une infinité de degrés de perfection ou de bonheur au-dessous de celui-là.

Héros chrétiens réjouissez-vous ! Faites retentir les airs de chants d’allégresse ! Célébrez l’auteur de l’univers. Vous êtes au sommet de la perfection.

Héros chrétiens, ne vous énorgueillissez point ! qu’avez-vous que vous ne l’ayez reçu ? Et si vous l’avez reçu, pourquoi vous en glorifieriez vous comme si vous ne l’aviez point reçu ?


Chapitre 59

De la priere, dans le systême de la nécessité.


Si tout a été arrangé dès le commencement ; si les événemens naissent les uns des autres par une génération nécessaire ; si l’univers se développe comme un grand arbre ; pourquoi lever les mains et les yeux vers le ciel ; pourquoi adresser à la sagesse éternelle des prieres également indiscretes & superflues ?

Ce langage n’est point du tout celui de la philosophie dont j’expose ici les grands principes. La priere est l’hommage naturel que la créature doit à son créateur. La priere a été prévue. Elle entroit dans le plan général : elle y entroit comme moyen de graces & de sanctification. Elle y entroit encore comme un lien de charité, destiné à rappeller aux hommes des besoins & un pere communs.



Chapitre 60

Des peines & des récompenses de la vie à venir, dans le systême de la nécessité.


Qu’entends-je ! Les plaintes ameres, les cris perçans que pousse vers le ciel une multitude de scélérats ou de malheureux qui n’ont été, qui ne sont, & qui ne seront tels qu’en vertu de l’ordre préétabli.

Non, ces cris ne m’allarment point. De cette vallée de misere je m’élance dans le séjour de l’éternité. Là, je vois tous les hommes jouir du bonheur, mais dans une proportion relative au degré de perfection morale qu’ils ont eu ici bas. Tous avancent sans cesse de perfection en perfection. Tous sont contens de la place qu’ils occupent, parce que tous voient distinctement que c’étoit celle qui leur convenoit, & que où qu’ils eussent été placés ils auroient pu toujours ambitionner des places plus relevées ; la distance du fini à l’infini étant infinie. En un mot ; les moins heureux s’écrient qu’ils préférent infiniment leur état à la non-existence.

Il est des récompenses & des peines : il est un bonheur & un malheur à venir. Les récompenses, suites naturelles de la vertu, iront sans cesse en augmentant, parce que l’ame se perfectionnera sans cesse. Les peines, suites naturelles du vice, iront sans cesse en diminuant, parce qu’elles rapprocheront sans cesse le vicieux de l’ordre et que Dieu veut essentiellement le bonheur de toutes ses créatures : la justice est dans cet être adorable la bonté dirigée par la sagesse.

Nous serons jugés, non sur ce qu’on suppose que nous aurions pu faire & que nous n’aurons pas fait, mais uniquement sur ce que nous aurons fait. Et ce jugement ou cette imputation consistera à traiter chaque homme relativement au degré de perfection ou d’excellence qui se trouvera en lui. Celui-la sera jugé le plus vertueux dont la vertu aura été plus habituelle. La vertu ne consiste pas dans un trait : elle se forme de l’assemblage d’une multitude de traits dont la variété, la beauté et l’accord composent une vie. Tachez donc de contracter l’habitude de la vertu : fortifiez en vous cette habitude, & votre nature sera d’être vertueux.

Chapitre 61

De l’habitude en général.


Les mouvemens que les objets impriment au cerveau l’ame les reproduit ; & plus elle les reproduit, plus elle acquiert de facilité à les reproduire.

Si deux ou plusieurs mouvemens ont été excités à la fois, & que l’ame veuille reproduire un de ces mouvemens, il arrivera presque toujours que les autres mouvemens se reproduiront en même tems. Voila l’habitude. Comment se forme-t-elle ?

Question infiniment intéressante, & dont l’éclaircissement répandroit le plus grand jour sur toutes les opérations de notre ame. Que sont, en effet, ces opérations, sinon des mouvemens & des répétitions de mouvemens ?

L’habitude naît dans l’enfance : elle se fortifie dans la jeunesse : elle s’enracine de plus en plus dans l’age viril : elle est indestructible dans la vieillesse.

L’habitude tient donc à l’état des fibres. Elle se forme pendant qu’elles sont assez souples pour se prêter aux impressions qu’elles reçoivent. Elle se fortifie à mesure que les actes se réiterent et que les fibres acquierent plus de solidité.


Chapitre 62

De la maniere dont l’habitude se forme.


La répétition fréquente du même mouvement dans la même fibre change jusqu’à un certain point l’état primitif de cette fibre. Les molécules dont elle est composée se disposent les unes à l’égard des autres dans un nouvel ordre relatif au genre et au degré de l’impression reçue. Par ce nouvel arrangement des molécules la fibre devient plus facile à mouvoir dans un sens que dans tout autre. Les sucs nourriciers se conformant à la position actuelle de ces molécules, se placent en conséquence. La fibre croît ; sa solidité augmente, la disposition contractée se fortifie, s’enracine, et la fibre devient de jour en jour moins susceptible d’impressions nouvelles.


Chapitre 63

Comment l’habitude s’affoiblit & se fortifie.


Si le mouvement imprimé à une fibre n’y est pas répété ou qu’il ne le soit qu’au bout d’un fort long espace de tems, l’efficace de la disposition primitive & des mouvemens intestins, souvent contraires, effacera peu à peu dans cette fibre le pli qui avoit commencé à s’y former, et l’habitude ne se contractera point.

Il en sera de même si la fibre éprouve successivement un grand nombre d’impressions différentes. Ces impressions se détruiront mutuellement, & la fibre ne retiendra aucune détermination particuliere.

Exceptez de ces cas celui où une fibre reçoit une si forte impression que l’effet en est permanent et atteint jusqu’à la vieillesse. Il est un terme au-delà duquel les molécules élémentaires ne sauroient changer de situation. La force qui agit sur les élémens des corps a ses loix. Ces loix sont les résultats nécessaires des rapports qu’a le sujet de cette force avec le sujet de la matiere. Mais l’un & l’autre nous sont inconnus.

Plus une fibre a de force originelle, plus elle a de capacité à retenir les impressions qu’elle a contractées. Les molécules une fois disposées dans un certain ordre, prennent plus difficilement de nouvelles positions.

Ce que je viens de dire d’une fibre doit s’appliquer à un organe, à un membre, au corps.


Chapitre 64

L’habitude, source des goûts, des penchans, des inclinations, des mœurs, du caractere.


La facilité avec laquelle les fibres encore tendres se prêtent aux premieres impressions qu’elles reçoivent, la résistance qu’elles apportent à contracter de nouveaux plis dès qu’elles se sont endurcies jusqu’à un certain point, sont la vraie source des goûts, des penchans, des inclinations, des mœurs, du caractere, &c.

L’ame est un être qui agit par l’intervention d’un autre être. Les facultés de l’ame sont modifiées par l’état du corps.

L’état du corps est déterminé par la naissance et par les impressions du dehors.

Le corps est une production organique qui résulte du concours de deux productions organiques de même genre. Il participe aux qualités de l’une & de l’autre dans une certaine proportion.

Le degré d’activité de chaque individu conspirant fixe cette proportion.

Le corps apporte donc en naissant des déterminations particulieres, en vertu desquelles il est plus ou moins susceptible de certaines impressions.

Les mêmes objets ne produisent donc pas les mêmes effets sur tous les cerveaux. Chaque cerveau a dès la naissance un ton, des rapports qui le distinguent de tout autre.

Le changement d’état que subit un cerveau immédiatement après la naissance par l’impression des objets, est toujours en raison composée de l’activité de ces objets & de la disposition primitive des fibres.

Tout mouvement qui affecte le siege de l’ame change la maniere d’exister de l’ame, & ce changement est une perception ou une sensation.

La diversité des perceptions & des sensations dépend donc de la diversité des mouvemens que les objets excitent dans le siege de l’ame.

Tout changement dans l’existence de l’ame lui est agréable, désagréable ou indifférent.

Toute maniere d’exister dont l’ame desire la continuation est plaisir.

Toute maniere d’exister dont l’ame desire la cessation est déplaisir.

Toute maniere d’exister dont l’ame ne desire ni la continuation ni la cessation lui est indifférente.

Le plaisir & la douleur sont les effets nécessaires d’une loi qui veut qu’à un certain état du cerveau réponde constamment dans l’ame une certaine modification.

Le sentiment qui accompagne cette modification, le desir qu’elle excite, l’acte qui le suit sont des résultats nécessaires de la nature de l’ame.

Comme être sentant, l’ame se porte nécessairement vers les objets qui sont propres à lui procurer du plaisir, & se détourne nécessairement de ceux qui sont propres à lui causer de la douleur.

Comme être mouvant, l’ame agit plus facilement sur des fibres encore souples, que sur des fibres déja endurcies, sur des fibres douées d’une certaine tendance au mouvement que l’ame veut leur imprimer, que sur des fibres douées d’une tendance opposée ou différente.

L’ame se plait dans l’exercice facile de ses forces.

Chapitre 65

Du plaisir & de la douleur.


Le plaisir & la douleur sont de trois genres.

Il est des plaisirs & des douleurs purement physiques ou corporels, qui n’affectent que la partie inférieure & grossiere de l’ame, la faculté sensitive.

Il est des plaisirs & des douleurs spirituels, qui affectent principalement la partie supérieure de l’ame, l’entendement & la réflexion.

Il est des plaisirs & des douleurs qu’on peut nommer mixtes , parce qu’ils tiennent le milieu entre ceux-là, qu’ils participent à la nature des uns et des autres. Les plaisirs & les douleurs de l’imagination sont la plupart de ce genre.

Les plaisirs & les douleurs du premier genre sont le partage de l’enfance. Ceux du troisieme genre affectent sur-tout la premiere jeunesse. Ceux du second genre sont l’appanage de la raison.

Nous ignorons quelle espece de mouvement produit telle ou telle espece de plaisir, telle ou telle espece de douleur physique.

Mais nous savons que tout mouvement est susceptible d’augmentation, & que le même mouvement, qui dans un certain degré nous a causé du plaisir, commence à nous causer de la douleur dès qu’il passe ce degré & qu’il tend à désunir les molécules des fibres.

L’intensité de la douleur est proportionnelle au nombre des molécules désunies & au tems employé à les désunir. Un tems plus court suppose un plus grand effort.

Le plaisir physique consistera donc en général dans une douce agitation, dans un léger ébranlement, dans de petites & de très promptes vibrations des molécules.

De cette douce agitation au mouvement qui opere la désunion il y a bien des degrés. Tous ces degrés ne composent qu’une même chaîne.


Chapitre 66

Des effets qui résultent de l’impression des objets sur les sens de l’enfant.


Le plaisir étant attaché de sa nature à un certain mouvement, le penchant que l’ame témoigne souvent dès l’enfance pour certains objets, résulte du mouvement que ces objets impriment à un ou plusieurs sens ou à différentes parties du même sens.

L’éloignement de l’ame pour d’autres objets dérive d’une impression contraire.

L’aptitude ou l’inaptitude à un mouvement suit de la génération.

Un enfant recherche certains alimens, il se plait à certains tons, il se déclare pour certaines couleurs ; c’est que les papilles de sa langue ont avec certains sels ou certains mêlanges des rapports qu’elles n’ont pas avec d’autres sels & d’autres mêlanges : c’est que les mouvemens des fibres de l’ouie & de celles de la vue destinées à transmettre à l’ame certaines vibrations de l’air et de la lumiere sont plus dans la proportion nécessaire au plaisir, que ceux des autres fibres.

Les premieres impressions de plaisir que l’ame éprouve à la présence d’un objet déterminent sa maniere de penser à l’égard de cet objet & de tous ceux qui ont avec lui quelque rapport. La maniere de penser détermine la maniere d’agir.

L’ame recherchera donc ces objets dans leur rapport à ses penchans les plus décidés.

La fréquence des actes décide le penchant. Elle augmente la disposition au mouvement. Plus de mobilité facilite plus le rappel & rend les images plus vives. Plus de vivacité dans les images met plus d’activité dans lesdesirs.


Chapitre 67

De l’éducation considérée dans ses effets les plus généraux.


La force de l’éducation modifie la force du naturel. L’éducation est une seconde naissance qui imprime au cerveau de nouvelles déterminations.

En offrant aux sens dans un certain ordre une suite variée d’objets, elle diversifie les mouvemens des organes. Par là elle développe & perfectionne différentes facultés, elle fait germer divers talens, elle met en jeu différentes affections.

Ces facultés, ces talens, ces affections sont différentes manieres de goûter l’existence, différentes sources de plaisir.

Les modifications de l’existence sont ce qui la caractérise & fixe sa valeur.

L’éducation ne crée rien ; mais elle met en œuvre ce qui est créé. Elle reçoit des mains de la nature une machine admirable dans sa composition, et qui, selon qu’elle est maniée, produit la toile la plus grossiere ou un chef-d’œuvre des gobelins.


Chapitre 68

De ce qui constitue la perfection de l’éducation.


La perfection de l’éducation consiste à multiplier les mouvemens du sensorium le plus qu’il est possible ; à combiner ces mouvemens de toutes les façons assignables & conformes à la destination de l’individu ; à établir entre ces mouvemens une liaison en vertu de laquelle ils se succedent dans le meilleur ordre ; enfin, à rendre habituel tout cela.


Chapitre 69

Que le naturel modifie les effets de l’éducation.


Mais comme l’éducation ne forme point le naturel, elle ne le détruit point non plus. Le naturel modifie donc à son tour l’éducation ; & c’est à bien connoître la force du naturel que consiste principalement le grand art de diriger l’homme. Arator plante des chênes dans un terrein léger et graveleux : ils languissent ; leurs jets sont foibles, pâles, en petit nombre. Arator ! Vous vous méprenez : le chêne mâle & vigoureux ne se plait que dans une terre compacte & nourrissante : mais la vigne saura trouver dans ce terrein aride des sucs proportionnés à la finesse & à la volatilité de son nectar.


Chapitre 70

Des dispositions naturelles de l’esprit.


Le matériel de la mémoire, de l’imagination, de l’attention, de la réflexion, du génie est une certaine nature de fibres, une certaine disposition du cerveau.

Le spirituel de ces facultés est un certain exercice de la force motrice de l’ame, d’où naissent différentes idées & différentes combinaisons d’idées ; ou pour parler plus exactement, c’est l’ame elle-même en tant qu’elle agit sur différens points du sensorium et qu’elle modifie différemment son action. Le degré de perfection de chaque faculté répond donc à l’état des fibres qui sont les instrumens de cette faculté.

L’expérience seule manifeste cet état. Elle apprend quels sont les objets qui agissent sur le cerveau avec le plus de force ; quels sont les mouvemens que les fibres contractent avec le plus de facilité.

Les idées attachées à ces mouvemens seront celles que l’ame aimera le plus à reproduire & à combiner, parce qu’elle le fera avec moins de travail.

Il en est des fibres qui servent aux opérations méchaniques, comme de celles qui servent aux opérations intellectuelles. Elles ont, ainsi que ces dernieres, leurs déterminations primitives, que l’expérience découvre, & en vertu desquelles le corps est plus ou moins propre à certains mouvemens & à certaines suites de mouvemens.

Du commerce mutuel de ces deux ordres de fibres naît l’harmonie qui regne entre les sens & les membres.

L’effet de cette harmonie est un tel accord entre les impressions d’un ou de plusieurs sens & les mouvemens d’un ou de plusieurs membres, que les uns répondent aux autres.

Le plus ou le moins de justesse d’un ou de plusieurs sens, leur accord plus ou moins parfoit avec un ou plusieurs membres, la souplesse plus ou moins grande de ces derniers décident du plus ou du moins de disposition à certaines professions ou à certains arts.

L’extreme justesse de l’oreille, son accord parfoit avec l’organe de la voix, la grande flexibilité de cet organe forment une disposition naturelle pour le chant. Un coup d’œil sûr & prompt, une imagination qui saisit & retrace avec force et justesse les images qui se peignent au fond de l’œil, l’aptitude de la main à exprimer par ses mouvemens les traits de ces images sont des dispositions naturelles pour le dessin.

Une heureuse mémoire conduit à l’étude des faits. Un grand fonds d’imagination & un penchant marqué pour l’harmonie sont le germe du poëte. Une attention soutenue & beaucoup de cette sorte d’imagination qui saisit les propriétés d’une figure, les rapports & les combinaisons des nombres & des grandeurs annoncent le géometre.



Chapitre 71

En quoi consiste principalement la sagesse de l’éducation dans la maniere dont elle démêle les dispositions naturelles de l’esprit & dont elle les met en œuvre.


La sage éducation démêle ces dispositions naturelles et s’y conforme. Elle sait imaginer les expériences propres à les lui faire connoître. Comme Ulisse elle sait découvrir Achille & le rendre à sa véritable destination. Fidele à suivre la nature, industrieuse à la seconder elle met chaque cerveau à sa place, & donne à chaque talent l’exercice qui lui convient. Persuadée qu’il n’est point de tête si disgraciée qui ne puisse figurer dans le monde moral, elle ne se rebute point, & le mauvais succès de ses premieres épreuves ne fait que l’exciter à en tenter de nouvelles. Raisonnable dans ses desirs, parce qu’elle est fort éclairée, elle n’a point la sotte ambition de vouloir monter tous les cerveaux sur les tons les plus élevés. Elle sait se borner quand la nature le demande & renoncer sans chagrin à faire un artiste, quand il n’y a de la matiere que pour faire un laboureur. Elle ne cherche point la pêche fondante sur l’épine, le muscat parfumé sur la ronce. Instruite de l’utilité de chaque production, elle n’en méprise aucune. Le désordre seul lui déploit. Une heureuse disposition laissée sans culture, un talent déplacé, voilà ce qui la choque. Elle veut que tout être tende à la plus grande perfection qui convient à sa nature ; & elle préfere sagement l’excellence dans un genre inférieur à la médiocrité dans un genre supérieur. Elle croit que la masse du bonheur départi au genre humain se forme par la réunion des services particuliers de tous les individus. Elle n’oublie point qu’il falloit sur la terre des mousses, des vers, des limaçons, comme il y falloit des pommiers, des bœufs, des chameaux.


Chapitre 72

Des dispositions naturelles du cœur.


La vertu, comme les talens, tient beaucoup au physique. Elle se façonne dans la matrice comme l’œil, l’oreille, la main. On naît tempérant, humain, courageux, comme on naît musicien, dessinateur, poëte. Le cœur a comme l’esprit ses fibres, ses humeurs, son méchanisme. Des fibres douées d’une grande élasticité, un sang bouillant & qui se porte avec impétuosité dans le cœur donnent à l’homme un certain sentiment de ses forces, qui est inséparable de la confiance en ces forces, & cette confiance est le principe du courage. Des papilles médiocrement sensibles, un estomac qui demande peu sont la cause naturelle de la sobriété. Un genre nerveux délicat, une imagination qui peint avec assez de force pour faire ressentir à l’ame quelque chose d’analogue à ce qu’éprouvent les malheureux constituent le matériel de la pitié. Des solides d’une élasticité tempérée, des humeurs difficiles à émouvoir, une bile peu abondante sont le physique de la douceur.


Chapitre 73

Comment l’éducation cultive & ennoblit les dispositions naturelles du cœur.


L’éducation ennoblit ces dons de la nature & les éleve par degrés au rang de vertus morales. Elle transplante dans ses jardins ces plantes sauvages : la culture qu’elles y reçoivent les perfectionne, les multiplie ; donne des graces à leur port, augmente la vivacité & la variété de leurs couleurs, releve le goût & le parfum de leurs fruits. La nature aidée par cette main habile s’empresse de répondre à ses soins.

Par un sage régime l’éducation prévient des excès dangereux. Elle retient la vertu dans les bornes de l’utile, & en l’unissant inséparablement à la raison, elle lui donne son véritable lustre.

L’éducation modère la trop grande énergie d’un tempérament vertueux en le dirigeant sans cesse vers sa fin naturelle. Les idées d’ordre, de beauté, de convenance qu’elle fait entrer dans l’entendement instruisent l’ame du rapport qu’a un certain exercice de la vertu avec son bonheur ; et l’heureuse expérience qu’elle fait de cet exercice fortifie en elle le goût de la vertu.

Chapitre 74

Du régime de l’éducation à l’égard des tempéramens vicieux.


La nature est souvent vicieuse. Les plus mauvaises dispositions sont un présent de la naissance comme les dispositions les plus heureuses. Il est des vices de tempérament comme il est des vertus de tempérament. La même main a formé le lion courageux et le daim timide, le porc glouton & l’ane sobre, le léopard farouche & le chien docile, le loup cruel & l’innocent agneau.

L’éducation prudente n’attaque point de front un tempérament vicieux : elle ne le combat point à force ouverte. Les coups qu’elle lui porteroit pourroient atteindre au principe de la vie. Elle se conduit avec plus d’art. Au lieu d’opposer au torrent l’inflexibilité de la roche, elle ne lui oppose que la souplesse de l’osier. Elle se laisse pénétrer jusqu’à un certain point ; elle cede avec mesure : elle prend un peu du mouvement afin d’en faire perdre. Elle détourne à propos tout ce qui pourroit augmenter l’effort du courant & grossir ses eaux. Elle parvient ainsi peu-à-peu à surmonter sa violence, à empêcher ses débordemens, à modérer sa pente, à changer la direction. Ce torrent qui menaçoit les campagnes, ne coule plus que pour les embellir & les fertiliser. Ses eaux terribles maniées par cet excellent ingénieur vont rendre à la société des services de tout genre. Elles vont remplacer une multitude de bras, animer une infinité de machines.

Ce n’est donc pas tant à détruire le tempérament vicieux, qu’à le contenir dans certaines limites & à faire une juste application de cette force, que l’éducation déploie son génie. Elle veut du mouvement : il est l’ame du monde. Elle redoute un repos, une inaction qui conduiroit à une funeste léthargie. Mais, elle ne redoute pas moins un trop grand mouvement, un mouvement qui tendroit à pervertir, à détruire l’individu. Elle écartera donc avec le plus grand soin tout ce qui pourroit exciter un semblable mouvement dans des fibres disposées à le recevoir. L’effet qu’il y produiroit ne seroit pas absolument momentané. L’état actuel des molécules élémentaires des fibres, leur arrangement, leur position respective s’en ressentiroient plus ou moins ; & ce changement, quelque léger qu’il fût, seroit toujours un nouveau degré de propension ajouté à ceux que les fibres posséderoient déja. Cet effet seroit encore plus dangereux s’il étoit accompagné de sensations agréables & un peu vives. L’imagination s’y trouveroit intéressée. Elle reproduiroit ces sensations ; & en les reproduisant elle augmenteroit la disposition des organes à les transmettre. Elles acquerroient ainsi plus de vivacité & solliciteroient l’ame plus fortement.

Chapitre 75

De la liaison qui est entre les talens & de celle qui est entre les vertus. Que l’éducation s’applique à connoître ces liaisons, à les fortifier, à les étendre.


Un talent se lie à un autre talent, une vertu à une autre vertu, une habitude à une autre habitude. Il n’est rien d’absolument isolé. Une même chaîne réunit tout ; pénetre le physique & le moral ; embrasse tous les mouvemens du corps, toutes les idées de l’esprit, tous les sentimens du cœur.

L’éducation suit le fil de cette chaîne : ses yeux perçans le démêlent lorsqu’il est presqu’imperceptible : ils découvrent des liaisons qui échappent au commun des hommes. L’éducation s’applique à fortifier ces liaisons, à les étendre, à les multiplier. Elle voit quels talens, quelles vertus peuvent germer du talent dominant, de la vertu principale ; & c’est à procurer le développement de ces boutons précieux qu’elle met ses soins.

Elle hâte lentement cet important ouvrage. Scrupuleuse imitatrice de la sage nature, elle ne va point par sauts. Elle ne précipite point son œuvre. Elle n’entreprend point de faire développer un nouveau bouton que le rameau qui doit le nourrir n’ait acquis une certaine consistance.

Elle ne multiplie point les branches aux dépens du tronc. La conservation & l’accroissement de celui-ci forment toujours le grand objet de son travail ; & elle est aussi sévere à retrancher tout ce qui pourroit l’épuiser, qu’intelligente à cultiver ses productions les plus utiles. En cherchant à multiplier les talens dans le même individu, à y développer de nouvelles qualités, elle se donne bien de garde d’affoiblir le talent dominant, la vertu distinctive. Elle sait que c’est dans ce talent, dans cette vertu que se trouve la plus grande perfection du sujet, la source la plus sûre & la plus féconde des services que la société peut en retirer. L’éducation est donc très-attentive à conserver au sujet ce qui constitue, en quelque sorte, son essence morale. Elle travaille à renforcer de plus en plus les traits qui le caractérisent, à les rendre ineffaçables.


Chapitre 76

De l’universalité des talens.


Il apparoît de tems en tems de ces cerveaux heureux, de ces prodiges du monde moral qui offrent aux yeux étonnés des semences de presque tous les talens. La nature semble s’être plûe à leur prodiguer ses dons les plus rares, à y concentrer des richesses qu’elle a coutume de partager très-inégalement entre un grand nombre d’individus. Mémoire, imagination, jugement, attention, génie, perfection des sens, disposition des organes, tout paroît concourir à rendre ces cerveaux des instrumens universels des sciences et des arts. L’ame qui possede un tel cerveau peut habiter indifféremment toutes les régions du vaste empire des sciences. Elle a les qualités, l’espece de tempérament qui conviennent à chaque climat.


Chapitre 77

De la conduite de l’éducation à l’égard de l’universalité des talens.


Cette abondance extraordinaire, cette étonnante profusion n’exige pas moins d’art dans l’éducation qu’une triste stérilité. Ces talens n’ont pas tous la même énergie : ils ne tendent pas tous avec la même force à se développer. Ils sont les résultats nécessaires d’une organisation très-compliquée : dans une semblable organisation une parfaite égalité de tendance seroit presqu’impossible. L’éducation s’attachera donc à découvrir de quel côté la nature incline le plus, afin de fortifier ces penchans naissans. Un jardinier expérimenté et intelligent sait démêler les boutons qui promettent le plus & leur conserver l’avantage qu’ils tiennent de la nature. Il détermine habilement la seve à se porter vers eux en plus grande abondance. Il prévient à tems des dérivations qui pourroient leur dérober une nourriture nécessaire à l’entretien & à l’augmentation de leurs forces.

La démocratie dans les talens n’est pas sujette à de moindres imperfections que celles qui l’accompagnent dans l’état civil. Une monarchie bien réglée a constamment plus d’activité, de nerf, de vigueur. Elle tend plus directement à son but, & ce but est une gloire plus solide. Elle pense plus fortement & plus en grand. Elle exécute avec plus de sûreté & de promptitude. Elle favorise plus efficacément le commerce, les sciences, les arts. Elle ne pousse pas néanmoins également toutes les branches de son commerce ; elle ne cultive pas avec le même soin toutes les sciences & tous les arts. Cela ne la conduiroit qu’à une certaine médiocrité en tout genre. Mais elle étend davantage les branches de son commerce dont elle a lieu d’espérer de plus sûrs profits, des richesses plus durables : elle donne de plus puissans encouragemens aux sciences & aux arts auxquels ses sujets sont le plus propres. Par là elle atteint dans certains genres à une perfection qui lui acquiert sur ses voisins un empire plus glorieux que celui qui naît de la conquête.

L’activité de l’ame est bornée : c’est un feu qui ne peut embraser qu’une certaine quantité de matiere. Le trop diviser, c’est l’affoiblir ; le concentrer sur un petit nombre de corps, c’est l’entretenir et l’augmenter. Réunissez donc ces rayons trop divergens, & ils produiront les plus grands effets. Ils jetteront au loin la plus vive lumiere. Ils pénétreront les tissus les plus serrés, décomposeront les corps les plus durs.

Mais, si l’éducation ne se laisse point entraîner aux appas séduisans de l’universalité des talens, d’un autre côté elle est éloignée d’étouffer des dispositions qui peuvent être cultivées avec avantage. Telles sont celles qui par leur liaison avec le talent dominant tendent à lui donner plus de lustre, à l’élever à une plus grande perfection. Ces talens secondaires sont chers à l’éducation. Ce sont de petits ruisseaux destinés à grossir une source, de petites forces qui conspirent avec la force principale. Les rapports qui lient ces talens rendent leur développement plus facile. La nourriture que reçoit une branche se communique bientôt aux autres. La germination de tous ces petits talens répand dans le cerveau une variété féconde en grands effets. Pour former d’agréables accords, le ton principal doit être accompagné de tous ses harmoniques.


Chapitre 78

Des talens purement curieux, & de l’art avec lequel l’éducation sait les rendre utiles.


Il est des talens, il est des goûts purement curieux, & qu’on admire à-peu-près comme certains insectes à cause de leur singularité ou de leur industrie. L’éducation, qui ramene tout à l’utile, imite ces physiciens ingénieux & zélés pour le bien public, qui en étudiant ces insectes cherchent à y découvrir quelque utilité cachée.

Bon, attiré par l’éclat & la variété des couleurs de certaines araignées, fixe sur elles des regards curieux. Il observe qu’elles renferment leurs œufs dans une espece de bourse ou de coque d’une soie très-fine & très-lustrée. Il contemple avec un secret plaisir la maniere industrieuse dont cette coque est construite, arrêtée, défendue. Mais il n’en demeure pas là : le curieux est entre les mains du sage le fil qui conduit à l’utile : bon imagine de faire travailler ces araignées pour l’usage de l’homme. Il rassemble un grand nombre de ces insectes ; il recueille avec soin leurs coques jusques là inconnues ou négligées, & après avoir donné à la soie qui les compose les préparations convenables, il en forme des tissus d’une beauté parfaite, des tissus supérieurs à tout ce qu’on voit en ce genre. Il entreprend encore de tirer de cette soie des goûtes pareilles à celles que la chymie sait extraire de la soie des vers, & le mérite des nouvelles goûtes l’emporte à quelques égards sur celui des anciennes.

Réaumur suivant avec sa sagacité ordinaire les teignes domestiques, admire la façon ingénieuse de leurs fourreaux, l’art avec lequel elles savent les fixer, les alonger, les élargir. La même matiere qui sert à vêtir l’insecte sert à le nourrir. Réaumur observe avec surprise que les excrémens des teignes ont précisément la couleur du drap qu’elles ont rongé. L’action de leur estomac n’a altéré en rien la vivacité de la teinte. Cette observation qui seroit demeurée stérile dans tout autre cerveau, prend dans celui de Réaumur une forme utile. Il lui vient en pensée de proposer aux peintres de s’assortir de poudres colorées auprès des teignes, en leur faisant ronger des draps de toutes couleurs & de toutes nuances de couleur.

Le jeune ornithophile est passionné des oiseaux et sur-tout des oiseaux de proie. Il en remplit ses appartemens, & il lui reste à peine de la place pour loger sa propre personne. Il n’a de commerce qu’avec eux ; ils lui tiennent lieu de tout. Il passe des journées entieres à contempler leur bec crochu, leurs serres tranchantes, leurs couleurs nuées, ondées, tranchées. Il sait le nombre de leurs grosses plumes, & il n’est pas une écaille de leurs jambes qui ne l’ait occupé quelques heures. Le feu de leurs yeux, la fierté de leur contenance, leur force, leur rapacité l’enchantent, le transportent. Il tressaille de joie quand ils accourent au leurre & qu’ils déchirent la viande qu’il leur présente. Il déplore alors le sort de ceux qui sont insensibles à ces plaisirs ; leur indifférence l’étonne, & il ne conçoit pas qu’on puisse vivre heureux sans quelque connoissance des oiseaux de proie. L’éducation sourit de l’enthousiasme d’ornithophile, & appercevant sous cette écorce singuliere les germes d’un observateur et d’un naturaliste, elle projette de les développer. Elle conduit ornithophile dans une bibliotheque. Là, elle lui met en mains un traité d’ornithologie, où elle lui montre ses chers favoris peints d’après le naturel. Ornithophile, qui a l’imagination pleine des originaux, découvre bientôt des défauts dans les copies : ici, c’est un bec trop recourbé ; là, c’est un œil qui n’est pas assez ouvert ou une tête trop applatie : ailleurs, c’est un corsage trop effilé, des couleurs mal rendues, une queue trop courte ou trop fermée, des doigts mal proportionnés, &c. Toutes ces remarques sont justes, & l’éducation ne manque point de les approuver. Elle propose ensuite à ornithophile de jeter un coup d’œil sur l’histoire particuliere de chaque oiseau. Il n’en trouve pas les descriptions moins défectueuses que les figures, & il indique bien des particularités qu’il a observées & qui ont été omises. L’éducation applaudit au naturaliste naissant, & flattant adroitement son amour propre, elle l’invite à écrire ses observations & à les perfectionner, afin de les communiquer aux maîtres de l’art. Ornithophile se laisse aisément persuader : il se met à écrire ; les découvertes se multiplient ; l’esprit d’observation se développe, & l’éducation n’a plus qu’à le porter sur d’autres sujets d’histoire naturelle ou de physique.

Phidias a un talent particulier pour imiter en pâte tout ce qu’il voit. L’éducation substitue à cette pâte une pierre molle ; elle arme les mains de Phidias d’un ciseau ; elle en fait un sculpteur.

Archytas, encore enfant, ne peut détacher ses yeux de dessus un moulin ; & il a à peine l’usage bien libre des doigts qu’il se met à contrefaire la machine. L’éducation feint d’admirer beaucoup sa petite invention ; & en lui en indiquant cependant d’une maniere indirecte les défauts les plus sensibles, elle l’invite à la corriger. Encouragé par ces éloges, excité par son goût naturel Archytas construit un grand nombre de moulins, et le dernier construit a toujours quelque degré de supériorité sur le précédent. Archytas acquiert ainsi une certaine adresse des doigts, un certain sentiment des proportions méchaniques dont l’éducation prévoit assez les suites & qu’elle se propose de cultiver. Dans cette vue, elle offre successivement aux yeux d’Archytas des moulins de différentes constructions plus composés les uns que les autres. Le jeune artiste surpris de cette variété à laquelle il ne s’attendoit pas, sent redoubler en lui le goût de l’imitation. à ces moulins l’éducation fait succéder les machines qui s’en rapprochent le plus, à celles-ci d’autres machines plus composées et plus curieuses. Archytas que ces nouveautés enflamment de plus en plus, atteint en peu de tems à une dextérité singuliere & à un degré d’intelligence peu commun à son âge. Il est déja méchanicien par goût & par pratique : mais la théorie lui manque, et sans elle il ne sauroit aller bien loin. L’éducation, qui connoît ses besoins, travaille incessamment à lui inculquer les principes d’une science pour laquelle il témoigne tant de vocation. Elle suit dans ses instructions théorétiques la même méthode qu’elle a à suivre dans les instructions pratiques : elle conduit Archytas du simple au composé, du connu à l’inconnu. Elle irrite sa curiosité ; elle aiguise sa pénétration. Enfin, elle lui dévoile les mysteres les plus profonds de cette belle science. Par ces soins éclairés, par cette heureuse culture Archytas devient le plus célebre méchanicien de son siecle. Il a commencé par des imitations grossieres des machines les plus communes ; il finit par l’invention de mêtiers qui exécutent seuls les plus belles étoffes.

Chapitre 79

Du soin qu’a l’éducation d’exercer agréablement les forces de l’esprit.


Quelle que soit la nature du plaisir, il est certain qu’il ne se trouve point dans un exercice trop pénible des facultés. Il faut toujours qu’il y ait une proportion entre la puissance & la résistance, entre la dépense que l’ame fait de ses forces et l’acquisition qui résulte de cette dépense. Si la résistance surmonte trop la puissance ; si l’ame dépense beaucoup pour ne rien acquérir ou pour acquérir très-peu, elle ne sentira que les efforts, & ce sentiment sera un sentiment désagréable, une pure fatigue.

Si, au contraire, la résistance est telle qu’elle cede graduellement aux efforts de la puissance, l’ame aura du plaisir, & elle en aura d’autant plus, que ces richesses croîtront davantage dans un tems donné, & qu’elle pourra juger de ses progrès par une comparaison plus exacte & plus suivie.

Étudiez donc la portée actuelle des esprits, des talens, des facultés ; & vous entretiendrez constamment entre la puissance & la résistance cette proportion admirable qui tend les ressorts de l’ame sans les affoiblir. Ces ressorts une fois faussés par une résistance trop opiniâtre, perdroient leur activité, qu’il seroit ensuite difficile de rétablir.

Écartez le dégoût : il est inséparable de la paresse qui éteint toutes les facultés. Imitez la nature : elle parvient par la voie du plaisir à une fin nécessaire. Elle a attaché la conservation de l’individu & celle de l’espece à des sensations très-agréables. Quand vous conduirez l’ame à la perfection par la route du plaisir, vous la conduirez sûrement. Combien de génies qu’une méthode contraire a fait avorter ! Combien de talens étouffés ou dégénérés dès leur naissance par une culture mal entendue ! Non ; les irruptions des barbares n’ont pas fait à la société des maux plus réels que ceux qu’elle éprouve chaque jour d’une semblable culture.


Chapitre 80

Des progrès de l’esprit ou de la gradation qu’on observe dans l’acquisition de ses connoissances.


L’esprit végéte comme le corps. Il est une gradation nécessaire dans l’acquisition de nos connoissances et dans le développement de nos talens, comme il en est une dans l’accroissement de nos membres. Il n’est point en notre pouvoir de doubler, de tripler dans un instant le degré d’un talent ; de passer sans milieu d’une vérité d’un genre à une vérité d’un autre genre ; de découvrir du premier coup tout ce que renferme un sujet.

Cela est d’une évidence parfaite. Les moyens par lesquels nous acquérons des idées & ceux par lesquels nous opérons entraînent par eux-mêmes la succession. L’œil, l’oreille, la main sont des instrumens qui n’agissent que successivement. Le cerveau ne reçoit que de la même maniere leurs impressions. La lecture, la conversation, l’expérience, la méditation sont inséparables de la succession. L’ame ne sauroit saisir tout d’un coup les rapports qui lient deux vérités un peu éloignées. Elle n’y parvient que par l’intervention d’idées moyennes, & toute la théorie du raisonnement repose sur ce principe. Les génies les plus pénétrans, les plus profonds ne se distinguent des autres hommes que parce qu’ils emploient un plus petit nombre de milieux. Leur vue plus étendue saisit des rapports plus éloignés. Ils ne marchent pas, ils volent ; mais toujours leur vol est-il successif.

Parcourez toutes les sciences & tous les arts ; suivez toutes les découvertes, toutes les inventions et vous verrez qu’il n’en est point qui n’ait son échelle, ses gradations, son mouvement. Tantôt l’échelle se trouvera composée d’un très-grand nombre d’échelons distribués irréguliérement ; tantôt le nombre des échelons sera fort petit et leur distribution réguliere ; tantôt la ligne parcourue sera une ligne droite, tantôt ce sera une courbe très-composée, très-bisarre. Les circonstances, la nature du sujet, la lenteur ou la rapidité des esprits, la disette ou l’abondance des génies détermineront ces variétés.

Ce seroit assurément un ouvrage bien intéressant que celui qui exposeroit sous nos yeux dans une suite de tableaux les découvertes les plus utiles, les plus brillantes, & la véritable marche des inventeurs. Un pareil ouvrage seroit la meilleure introduction à l’histoire de l’esprit humain. Les mémoires que les physiciens & les naturalistes publient en seroient d’excellens matériaux. L’esprit d’observation qui s’y montre par-tout est l’esprit universel des sciences & des arts. C’est cet esprit qui va à la découverte des faits par la route la plus sûre, & qui voit toujours naître sous ses pas des vérités nouvelles. Mais quelle est la science où les progressions de cet esprit soient exprimées par une suite de degrés plus nombreuse, plus étendue, plus liée que dans la géométrie ! Nous la voyons cette science, aujourd’hui si sublime, naître comme un ver des fanges du Nil, tracer en rampant les bornes des possessions, se fortifier peu à peu, prendre des ailes, s’élever au sommet des montagnes, mesurer d’un vol hardi les plaines célestes, percer enfin dans la région de l’infini.

L’éducation dressera donc son plan d’instruction sur la génération la plus naturelle des idées. Elle choisira dans chaque sujet celles qui seront les plus lumineuses, les plus intéressantes, les plus capitales. Elle les distribuera suivant leurs rapports les plus prochains. Elle en composera des suites qui représenteront fidélement la marche de l’esprit dans la recherche du vrai. Elle conservera tous les milieux nécessaires, et ne supprimera que ceux qui pourroient causer de l’ennui & du dégoût. Elle tâchera de faire du cerveau confié à ses soins un édifice dont toutes les pieces communiquent les unes avec les autres dans un ordre commode, naturel, élégant. Elle y ménagera des avenues faciles, agréables. Elle suivra dans les proportions les ornemens, les ameublemens la loi sévere que lui imposera la destination de l’édifice. Elle ne confondra point l’économie d’un temple avec celle d’un palais, l’ordonnance d’un théatre avec celle d’un arsenal. Lorsqu’un mouvement conduit à un autre mouvement ; lorsque les idées naissent les unes des autres, que les comparaisons, les images, les transitions ne servent qu’à y répandre plus de clarté, à lier plus fortement tous les chaînons de la chaîne, l’ame retient mieux ce que l’on veut qu’elle retienne, elle exerce toutes ses facultés avec une aisance, un agrément qui en assurent les progrès.

Chapitre 81

Réflexions générales sur les méthodes d’instruction.


Si nous jugeons sur les principes que nous venons de poser du mérite des ouvrages qui ont pour objet l’instruction de la jeunesse, & qui s’annoncent sous les différens titres d’elémens, d’introductions, d’abrégés , d’entretiens, de catéchismes, &c. quels seront les résultats d’un semblable examen ?

Cet enchaînement naturel des vérités qui contribue tant à les graver dans la mémoire y sera-t-il bien observé ? Les forces de l’ame y seront-elles ménagées avec cet art qui les entretient & les augmente ? La curiosité, toujours si agissante, y recevra-t-elle la nourriture propre à aiguiser son appétit ? L’agréable y conduira-t-il toujours à l’utile ? Des fleurs, mêlangées & distribuées avec goût, y cacheront-elles des épines qu’il seroit dangereux de laisser appercevoir ? L’esprit y embellira-t-il la raison ; la raison y ennoblira-t-elle l’esprit ? Au lieu de la vivacité, de la délicatesse & du badinage léger du dialogue, n’y éprouverons-nous point le froid, la pesanteur et le sérieux d’une dissertation ? N’y verrons-nous point avec surprise l’architecture gothique du onzieme siecle mise en œuvre dans des édifices du dix-septieme ? N’y remarquerons-nous point des colonnes énormes employées à soutenir un simple dais, & de petits pilastres appellés à porter le poids immense d’une voûte ? Les distributions n’y offriront-elles point d’embarras & d’obscurité ? Les avenues n’y seront-elles point deslabyrinthes ?

Chapitre 82

De la maniere d’enseigner les premiers principes de la religion.


J’ouvre un catéchisme à l’usage des enfans, qu’on dit fait par un habile homme : j’y vois à la tête cette question ; qu’est-ce que Dieu ? La réponse est aussi sensée que la demande ; Dieu est un esprit infini & tout parfoit, éternel, tout puissant, présent par-tout. Quoi donc ! Un seul de ces attributs suffiroit pour absorber le philosophe le plus profond, & vous voulez en faire entrer toute la collection dans la tête d’un enfant ! Sans doute, que vous ne prétendez pas qu’il comprenne ces termes ? Et pourquoi, je vous prie, chargez-vous si inutilement sa mémoire ? Que diriez-vous d’un traité de géométrie élémentaire qui commenceroit par les propriétés de la parabole ou par les suites infinies ? Si vous voulez parler de Dieu à l’enfant, faite le lui connoître sous les images sensibles d’un pere, d’un ami, d’un bienfaiteur absent qui lui envoie chaque jour de quoi fournir à ses besoins & à ses plaisirs.

Je continue à feuilleter ce catéchisme ; & je trouve dès la seconde ou la troisieme section la doctrine des anges fideles & des anges rebelles ; satan esprit malin, orgueilleux, artificieux, tentateur de nos premiers parens, ennemi naturel de l’homme, &c. à quoi bon cela, je le demande ; qu’à jeter dans l’ame de l’enfant des terreurs paniques, que les discours d’un domestique ignorant et superstitieux ne manqueront pas de fortifier ? Je confesse ingénument que je ne connois point l’utilité de ces instructions ; & je souhaiterois ardemment que toute cette doctrine des démons eût été reléguée pour toujours dans la philosophie orientale.

La maniere de présenter les dogmes de la religion aux enfans n’est guere moins absurde. On diroit qu’on n’ait pour but que d’exercer leur mémoire ou plutôt de l’accabler par cet assemblage de termes obscurs, métaphysiques & quelquefois contradictoires. Est-ce là cette religion annoncée aux simples et faite pour éclairer l’entendement & toucher le cœur ? Ou n’est-ce point plutôt un extrait de théologie scholastique ?

Que dirons-nous encore de la morale, déja si seche par elle-même, & qu’on prend soin de rendre encore plus rebutante par cette ennuyeuse cathégorie de vertus & de vices ?

Pour moi, si j’avois à dire ma pensée sur l’instruction des enfans, sujet si important, si rebattu, mais sur lequel on ne sauroit trop rebattre, j’avouerois que tous nos catéchismes me paroissent inutiles ou même nuisibles à cette fin. Je voudrois ne parler de Dieu & de la religion à l’enfant que lorsque sa raison auroit atteint une certaine maturité. Il me semble que l’idée assez claire & toujours présente du pouvoir paternel suffit pour diriger cet âge tendre, sans qu’il soit besoin d’y faire intervenir la notion psychologique d’un esprit infini dont il ne sauroit concevoir l’existence. Quand je vois un enfant joindre les mains à demi, lever vers le ciel des yeux qui ne disent rien, réciter à la hâte d’un ton piteux et d’une voix mal articulée une priere qu’il a apprise avec beaucoup de peine, je ne vois qu’un jeune singe qui répéte sa leçon. De telles prieres ne sauroient être d’aucune utilité pour celui qui les fait ni édifiantes pour ceux qui les écoutent ; et elles jettent même une sorte de ridicule sur ce que la religion a de plus saint. Je voudrois donc n’entretenir d’abord l’enfant que des choses les plus sensibles, que des objets qui s’offriroient à lui tous les jours. Je n’oublierois point que si nous sommes machines, c’est sur-tout à cet âge, et que les ressorts de cette machine qu’il s’agit de monter sont les sens. J’instruirois l’enfant de ses devoirs sans paroître l’en instruire. J’en resserrerois le nombre le plus qu’il me seroit possible, en les déduisant des relations les plus prochaines, les plus essentielles, des relations qui auroient pour objets immédiats son propre corps, ses parens & les personnes avec lesquelles il auroit à vivre. Je l’intéresserois à l’observation de ces devoirs principalement par le bien naturel qui en résulte. Je les lui ferois goûter en les lui rendant toujours utiles, & en en bannissant avec soin la gêne, le dégoût & le chagrin. La table, le jeu, la promenade seroient l’école où il recevroit ses instructions. Les fables de La Fontaine l’amuseroient utilement. Je saisirois toutes les occasions qui s’offriroient naturellement de glisser dans son ame quelque vérité, de développer dans son cœur quelque sentiment. J’exciterois son petit amour propre par des éloges & des récompenses dispensés à propos & par une émulation bien ménagée. Je le formerois à la réflexion en conversant souvent avec lui & en lui laissant une grande liberté de m’interrompre & de dire tout ce qu’il penseroit. Je ferois rencontrer sous ses pas, comme par hasard, une de ces merveilles de la nature dont tous les yeux sont frappés : je lui en développerois peu-à-peu les particularités les plus curieuses et les plus à sa portée. Je lui ferois desirer de voir d’autres objets de ce genre. Je l’acheminerois ensuite insensiblement à s’enquérir de l’auteur de ces choses. Je lui ferois chercher, et je chercherois avec lui cet esprit invisible qui semble nous dire par-tout, me voici. J’échaufferois sa curiosité pour cet être le plus intéressant de tous les êtres ; & je la satisferois en le lui faisant connoître sur-tout par ses attributs moraux. Je m’attacherois à lui rendre Dieu aimable, à imprimer pour lui dans son cœur le même amour, & s’il étoit possible un amour plus vif, que celui qu’il ressentiroit pour ses parens les plus chers. Je me ferois une espece de devoir de ne parler jamais de Dieu qu’avec un air de recueillement & en accompagnant la prononciation de ce nom auguste de gestes propres à faire sur l’esprit de l’enfant une impression mêlée de joie & de respect. Je lui montrerois ce tendre pere pressé sans cesse du soin de ses créatures, leur donnant à toutes la pâture, le vêtement & le domicile. Un gâteau d’abeilles, la coque d’un ver à soie, le nid d’un oiseau seroient mes démonstrations. Le ramenant ensuite à lui-même, je lui ferois remarquer le nombre & l’excellence des biens par lesquels Dieu a voulu distinguer l’homme de tous les animaux. Je lui découvrirois enfin dans la rédemption le trait le plus touchant de la bonté divine. Je lui produirois Jésus-Christ sous la relation simple & tout-à-fait intelligible d’un envoyé, dont la mission a pour objet principal d’annoncer le pardon au pécheur qui se repent & de mettre en évidence la vie & l’immortalité. J’applanirois à ses yeux la route du salut. Je ferois des loix du seigneur un joug facile & un fardeau léger . J’accoutumerois le jeune homme à envisager la religion comme ce qui doit égayer toutes ses occupations, assaisonner tous ses plaisirs, embellir autour de lui toute la nature. Je voudrois que cette idée riante, je serai éternellement heureux, l’accompagnât par-tout, qu’elle assistât à son coucher & à son lever ; qu’elle le suivît dans la compagnie & dans la solitude, qu’elle dissipât ou adoucît tous les chagrins qui pourroient s’élever dans son ame. Je ferois souvent retentir à ses oreilles ce chant d’allégresse, paix sur la terre & bonne volonté envers les hommes .


Chapitre 83

Du caractere.


Quand un talent s’est développé jusqu’à un certain point ; quand une vertu ou un vice ont poussé des racines assez profondes, ils deviennent, pour ainsi dire, un centre d’attraction qui exerce sa puissance sur tout ce qui l’environne. Toutes les facultés spirituelles & corporelles se ressentent plus ou moins de l’énergie de cette force. Le cerveau se modelant sur son impression, façonne en conséquence les sucs nourriciers, & leur donne un arrangement relatif au ton dominant.

De là naît le caractere, qui n’est que l’ensemble ou le résultat des dispositions habituelles.

Chaque talent, chaque profession, chaque état a son caractere que l’observateur attentif découvre, que le moraliste étudie, que le législateur consulte.

La multiplicité des talens, des vertus ou des vices dans le même sujet rend le caractere plus compliqué, d’une décomposition plus difficile.

On a dit que c’est un caractere bien fade que de n’en avoir aucun. Ces termes expriment assez bien cette extrême médiocrité en tout genre, ce parfoit unisson de plusieurs riens, de plusieurs qualités manquées, qui laissent un homme dans une indétermination si complete qu’on ne sait à quelle classe il appartient ni quelle valeur lui assigner. Un tel homme n’a proprement ni talent ni vertu ni vice. Il en est de ces caracteres indéterminés, comme de ces visages qui n’ont point de physionomie, parce qu’ils n’ont aucun trait qui saille.

Il faut que l’éducation s’industrie beaucoup pour trouver dans un fond aussi ingrat quelque disposition qui mérite d’être cultivée par préférence. Elle ne doit cependant pas désespérer de ses soins. Souvent la nature se plait à cacher des dons estimables sous des apparences qui promettent peu. Elle veut être sollicitée à se produire ; & elle ne se découvre qu’à ceux qui savent l’interroger.


Chapitre 84

Du pouvoir de l’éducation.


C’est un grand pouvoir que celui de l’éducation : l’univers est plein de ses effets. La génération peut mettre entre les habitans d’un même lieu des différences marquées ; elle peut accorder aux uns des dispositions qu’elle refuse aux autres ; mais ces dispositions que deviendroient-elles si l’éducation ne s’en saisissoit pour les faire valoir ? C’est elle qui rend assez souvent les membres d’une même famille aussi différens entr’eux que le sont les habitans de climats éloignés. C’est elle qui fait fleurir aujourd’hui sur les bords de la Seine & sur ceux de la Tamise un peuple de savans, à la place duquel on ne vit autrefois qu’une nation de barbares. C’est elle qui conserve à la Chine depuis près de trois mille ans sa religion, ses loix, ses mœurs, ses sciences & ses arts. C’est elle enfin qui transportera quelque jour sur les rives sauvages de l’Amazone les sciences européennes, & qui transformera l’américain stupide en métaphysicien profond.

D’où vient la distance énorme qui sépare l’immortel Newton du pâtre grossier ? La nature n’auroit-elle pas pêtri leurs cerveaux du même limon ; auroit-elle mis dans l’un des parties qui ne se trouveroient point dans l’autre ; ou auroit-elle arrangé dans l’un certaines parties tout autrement qu’elle ne les auroit arrangées dans l’autre ? Non ; le cerveau du pâtre a essentiellement les mêmes organes, la même structure, le même tissu que celui du philosophe ; & si ce dernier a quelque avantage qui n’ait pas été donné à l’autre, cet avantage n’est pas tel qu’il eût fait de Newton, placé dans les Orcades, le Newton qu’on a vu briller à Londres. L’éducation a opéré ce prodige dont nous cherchons la cause prochaine : elle a élevé le philosophe au sein de la lumiere ; elle a laissé ramper le pâtre dans l’épaissenuit.


Chapitre 85

Continuation du même sujet.


Le pouvoir de l’éducation ne se borne point à cette vie : il perce au-delà du tombeau, & porte ses heureuses influences jusques dans l’éternité.

Après s’être développé par degrés insensibles, l’homme atteint l’âge de maturité. Dans cet âge il déploie toutes ses forces, il exerce toute son activité, il goûte la plénitude de l’existence. Mais ce solstice de la vie humaine dure peu. Bientôt l’homme déchoit ; ses forces s’affoiblissent ; son activité diminue ; & cet affoiblissement graduel le conduit insensiblement à la vieillesse, qui est suivie de la mort.

L’homme, cet être excellent, dans lequel nous découvrons tant de traits d’une origine céleste, ne vivroit-il donc que la vie de l’éphemere ? Tant de vertus, tant de lumieres, tant de capacités à acquérir n’auroient-elles pour fin que d’embellir un instant le tableau changeant de l’humanité, en rendant à la société des services nécessaires ?

La raison peut élever ces doutes, parce qu’elle peut craindre d’être privée pour toujours d’un bonheur qu’elle desireroit qui ne finît point, et qu’ignorant le plan de l’univers, elle ignore si ce desir s’accorde avec ce plan. Mais lorsqu’elle réfléchit profondément sur la simplicité de l’ame et sur les perfections divines, elle y découvre des motifs suffisans pour se persuader que l’ame continuera d’exister après la destruction du corps grossier qu’elle anime aujourd’hui. S’il reste là-dessus quelques inquiétudes à la raison, c’est sur le besoin que l’ame a d’un corps pour exercer ses facultés. La révélation vient dissiper ces inquiétudes en enseignant aux hommes le dogme important de la résurrection, dogme si consolant, et en même tems si conforme aux notions les plus saines de la philosophie. La souveraine sagesse a donc de grandes vues sur l’homme. Elle a placé au-dedans de lui le germe d’une immortalité glorieuse. Elle a semé sur la terre le grain qui renferme ce germe précieux ; elle a voulu qu’il y prît ses premiers accroissemens, qu’il y portât ses premiers fruits ; & elle s’est proposée de le transplanter un jour dans un terrein plus fertile, où il recevra la culture propre à donner à ses productions toute la perfection qu’elles sont capables d’acquérir.

L’éducation commence ici bas ce grand ouvrage. Elle prépare le cœur & l’entendement pour cet état futur : elle les rend propres à habiter le séjour de la vertu & de la lumiere.

Mais, qu’est-ce que ce germe qui doit se développer un jour avec tant d’éclat ? Un voile épais le dérobe à nos foibles yeux & ne laisse à notre curiosité avide que la ressource des conjectures. Ce germe seroit-il un corps organique de matiere éthérée ou d’une matiere analogue à celle de la lumiere ? Seroit-il le véritable siege de l’ame ? Le corps calleux n’en seroit-il que l’enveloppe grossiere ? Les esprits animaux, destinés à transmettre à ce corps éthéré les ébranlemens des objets, y produiroient-ils des impressions durables, source de la personnalité ? Les esprits animaux eux-mêmes seroient-ils d’une nature analogue à celle de la lumiere ou de la matiere électrique ? L’action des visceres n’auroit-elle pour but que de séparer ce feu élémentaire des alimens dans lesquels on sait qu’il est renfermé ? Les nerfs ne seroient-ils que les cordons destinés à la transmission de cette matiere dont la rapidité est si merveilleuse ? Le corps éthéré contiendroit-il en petit tous les organes du corps glorieux que la foi espere & que s Paul nomme corps spirituel , par opposition au corps animal ? La résurrection ne seroit-elle que le développement prodigieusement accéléré de tous ces organes ? Une lumiere céleste, infiniment plus active que la liqueur qui opere le développement du germe grossier, opéreroit-elle le développement du germe immortel ?

Tout n’est que changement & que développement. Contenus originairement en petit dans des germes les corps organisés ne font que se développer, et l’instant où ce développement commence est ce que nous nommons improprement génération . La nature prépare de loin ses productions ; elle les fait passer successivement par différentes formes pour les élever enfin au dernier terme de leur perfection. Quelle distance entre la plante renfermée encore dans la graine & cette même plante parvenue à son parfoit accroissement ! Quelle différence entre la chenille & le papillon qui en doit naître, entre ce ver hérissé de poils qui rampe pesamment sur la terre et qui ne se nourrit que d’alimens grossiers, & cet animal paré des plus riches couleurs, qui fend l’air d’un vol léger & qui ne vit que de rosée ! Cependant, la chenille est un véritable papillon sous une forme empruntée. La main savante & délicate d’un Swammerdam ou d’un Réaumur sait faire tomber ce masque & produire à nos yeux surpris les parties propres au papillon. L’homme ne paroît point non plus ici bas sous sa véritable forme : ce n’est point lui que nous voyons ; ce n’est que cette enveloppe terrestre qu’il doit rejeter. La mort, si redoutable au vulgaire, n’est pour une ame philosophique que la mue qui doit précéder une heureuse transformation.