Essai de psychologie/Chapitre 84

(p. 263-265).

Chapitre 84

Du pouvoir de l’éducation.


C’est un grand pouvoir que celui de l’éducation : l’univers est plein de ses effets. La génération peut mettre entre les habitans d’un même lieu des différences marquées ; elle peut accorder aux uns des dispositions qu’elle refuse aux autres ; mais ces dispositions que deviendroient-elles si l’éducation ne s’en saisissoit pour les faire valoir ? C’est elle qui rend assez souvent les membres d’une même famille aussi différens entr’eux que le sont les habitans de climats éloignés. C’est elle qui fait fleurir aujourd’hui sur les bords de la Seine & sur ceux de la Tamise un peuple de savans, à la place duquel on ne vit autrefois qu’une nation de barbares. C’est elle qui conserve à la Chine depuis près de trois mille ans sa religion, ses loix, ses mœurs, ses sciences & ses arts. C’est elle enfin qui transportera quelque jour sur les rives sauvages de l’Amazone les sciences européennes, & qui transformera l’américain stupide en métaphysicien profond.

D’où vient la distance énorme qui sépare l’immortel Newton du pâtre grossier ? La nature n’auroit-elle pas pêtri leurs cerveaux du même limon ; auroit-elle mis dans l’un des parties qui ne se trouveroient point dans l’autre ; ou auroit-elle arrangé dans l’un certaines parties tout autrement qu’elle ne les auroit arrangées dans l’autre ? Non ; le cerveau du pâtre a essentiellement les mêmes organes, la même structure, le même tissu que celui du philosophe ; & si ce dernier a quelque avantage qui n’ait pas été donné à l’autre, cet avantage n’est pas tel qu’il eût fait de Newton, placé dans les Orcades, le Newton qu’on a vu briller à Londres. L’éducation a opéré ce prodige dont nous cherchons la cause prochaine : elle a élevé le philosophe au sein de la lumiere ; elle a laissé ramper le pâtre dans l’épaissenuit.