Essai de psychologie/Chapitre 44

(p. 159-162).

Chapitre 44

De la liberté d’indifférence.


Dans la supposition qu’une ame fut dégagée de son corps & placée entre deux objets qui lui paroîtroient parfaitement semblables, elle demeureroit en équilibre entre ces deux objets, et ne pourroit se déterminer pour l’un plutôt que pour l’autre. Cette proposition est facile à démontrer. Il n’est point d’effet sans une raison capable de le produire. Quelle seroit ici la raison qui opéreroit la détermination de l’ame ? Elle ne sauroit être dans la nature des objets proposés, puisqu’on les suppose parfaitement semblables. Elle ne sauroit être non plus dans la nature de la volonté, puisque la volonté ne s’exerce que sur le meilleur, & qu’il n’est point ici de meilleur. Enfin, cette raison ne sauroit être dans la nature de la liberté, puisque la liberté n’est que le pouvoir d’agir et que ce pouvoir est indéterminé.

Mais l’ame est unie à un corps : elle en éprouve à chaque instant les impressions ; quoique toutes ces impressions ne lui soient pas également sensibles. De là il arrive assez souvent que l’ame croit agir indifféremment, bien qu’elle soit mue par une raison ; mais cette raison est alors dans une certaine disposition du corps dont l’ame ne s’apperçoit pas clairement. Enfin, dans les cas qu’on nomme d’indifférence l’ame est dans une espece d’équilibre que la moindre force ou la moindre raison est capable de rompre : & cette raison est ordinairement si petite que l’ame n’en est pas affectée d’une maniere bien sensible. Je dis d’une maniere bien sensible, parce que je crois que l’ame apperçoit toujours cette raison, mais plus ou moins distinctement, à proportion de l’attention que l’ame apporte à la considérer. Quelques degrés de plus d’attention dans l’instant où l’ame s’est déterminée auroient transformé ces raisons sourdes en raisons distinctes : c’est ce que tout homme qui pense peut éprouver chaque jour.

De là découle une maxime importante : puisque des raisons sourdes sont capables de nous déterminer, et qu’elles peuvent devenir d’autant plus efficaces que nous nous en défions moins, il est d’un homme sage de ne souffrir chez lui que le moins de ces raisons qu’il est possible. étudions-nous donc avec soin : rendons-nous attentifs aux moindres principes de nos actions ; & tâchons de ne nous déterminer dans les cas moraux que sur des raisons distinctes.