Essai de psychologie/Chapitre 36

(p. 117-122).


Chapitre 36

Continuation du même sujet. réponse à quelques objections.


Mais, dira-t-on, il est dans la matiere des forces dont nous ne connoissons ni la nature ni l’origine. Nous ignorons absolument comment la force d’inertie, le mouvement, la pesanteur conviennent au corps. Nous ne savons point, & nous ne le saurons, sans doute, que dans une autre vie, comment le mouvement se communique & se conserve, et s’il est un être physique ou un être métaphysique. N’en seroit-il donc point de même de la force de penser & de celle d’agir : ces forces ne seroient-elles point dans la matiere sans que nous sussions comment elles y sont ?

Il est vrai que nous sommes dans la plus profonde ignorance sur la nature du mouvement & sur celle des autres forces qui existent dans la matiere. Il est vrai que nous ne savons point comment la force d’inertie s’unit à l’étendue & à la solidité pour former l’essence du corps ; tout comme nous ignorons la maniere dont l’étendue & la solidité s’unissent ensemble.

Il est vrai encore que le mouvement pourroit n’être point un être physique. Mais, quoiqu’il faille convenir de tout cela, il ne s’ensuit point du tout qu’il en soit de la force de penser & de celle d’agir comme il en est des forces dont nous venons de parler. Ces forces ont des rapports certains & constans avec les qualités de la matiere. La force d’inertie est toujours proportionnelle à la quantité des parties : elle ne peut diminuer ni augmenter dans le même sujet : elle agit en tout sens & en tout lieu. La pesanteur suit aussi la raison des masses ; elle suit encore celle des distances ; mais elle n’agit point horisontalement. Le mouvement se mesure & se compare : nous prédisons à coup sûr ce qui doit arriver dans le choc de deux corps, soit de même nature soit de nature différente : nous déterminons de même la direction que prendra un corps poussé par différentes forces, &c. La pensée & la liberté ne nous offrent rien de semblable. Non seulement nous ne voyons pas la moindre relation entre ces facultés & les propriétés du corps, mais tout ce que nous pouvons affirmer de celles-ci nous pouvons le nier de celles-là.

On insiste, & on objecte en second lieu, que nous ne connoissons que l’essence nominale du corps ; d’où l’on infere qu’il peut y avoir dans l’essence réelle un principe, à nous inconnu, de la pensée & de la liberté.

Réponse : les attributs qui constituent l’essence nominale du corps ont leur fondement dans l’essence réelle. Ils sont les rapports nécessaires sous lesquels le corps se montre à nous. D’autres intelligences le voient sous d’autres rapports ; et tous ces rapports sont réels. Mais, quel que soit leur fondement, quels que soient le nombre & la nature des attributs du corps qui nous sont inconnus, il demeure toujours incontestable que ces attributs ne peuvent être le moins du monde opposés à ceux que nous connoissons. La pensée et la liberté ne découlent donc pas des attributs du corps qui nous sont inconnus.

On fait un dernier effort, & on objecte en troisieme lieu, que c’est borner la puissance divine que d’oser soutenir qu’elle ne peut pas donner au corps la faculté de penser.

Réponse : on ne borne point la puissance divine en avançant qu’elle ne peut changer la nature des choses. Si l’essence du corps est telle qu’elle soit incompatible avec la pensée, Dieu ne sauroit lui accorder cette faculté sans détruire son essence.

C’est ainsi que nous sommes conduits à chercher hors du corps le principe de nos facultés. Ce principe actif, simple, un, immatériel est l’ame humaine unie à un corps organisé.

L’essence réelle de l’ame nous est aussi inconnue que celle du corps. Nous ne connoissons l’ame que par ses facultés, comme nous ne connoissons le corps que par ses attributs. Ce que l’étendue, la solidité & la force d’inertie sont au corps, l’entendement, la volonté & la liberté le sont à l’ame. Autrefois on cherchoit ce que les choses sont en elles-mêmes, & on disoit orgueilleusement de savantes sottises. Aujourd’hui on cherche ce que les choses sont par rapport à nous, & on dit modestement de grandes vérités.

Nous sommes donc formés de deux substances qui, sans avoir entr’elles rien de commun, agissent pourtant ou paroissent agir réciproquement l’une sur l’autre ; et ce composé est un des plus surprenans & des plus impénétrables de la création.