Esquisses littéraires - Un conteur moraliste, P.-J. Stahl

Esquisses littéraires - Un conteur moraliste, P.-J. Stahl
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 624-648).

ESQUISSES LITTÉRAIRES


UN CONTEUR MORALISTE. — P.-J. STAHL.


La critique était jadis la bête noire de messieurs les écrivains d’imagination, le bouc émissaire chargé d’expier tous les péchés du public, c’est-à-dire de payer pour tous les insuccès. Soit qu’elle ait été découragée par ces interminables récriminations, soit qu’elle ait fini par juger qu’elle constituait un métier dont le jeu ne valait pas la chandelle, elle a cessé depuis longtemps d’élever la voix, et l’on peut dire qu’aujourd’hui les œuvres littéraires réussissent ou tombent sans sa participation. Il n’y a plus de critique, au moins pour les œuvres courantes. Eh bien ! je demande à nos auteurs s’ils s’en trouvent mieux, et s’ils sont sûrs d’avoir plus gagné que perdu à ce silence. Que d’œuvres remarquables qui ne sont pas connues autant qu’elles le méritent, faute d’avoir été signalées en bon temps par quelque vigilante sentinelle du goût ! que de réputations qui restent au-dessous de ce qu’elles devraient être, faute d’un juge équitable qui ait pris à cœur de réparer une injustice ou un oubli ! Et ce n’est pas seulement sur les inconnus que frappent ces injustices et ces oublis, la notoriété même n’y échappe pas. Voyez, par exemple, l’écrivain dont il nous plaît de nous occuper aujourd’hui. Il édite de beaux livres et il en écrit de charmans, il est donc doublement connu du public parisien et n’a rien à désirer pour la notoriété ; a-t-il été cependant apprécié jusqu’ici à sa vraie valeur et classé à son véritable rang ? Sans doute plus d’un journal l’a salué à l’occasion du titre d’homme d’esprit et a recommandé ses productions, mais a-t-on bien dit que cet homme d’esprit était l’auteur de quelques-unes des plus heureuses nouvelles qu’on ait écrites de notre temps ? On l’a vanté comme éditeur d’un des meilleurs recueils d’éducation qui se publient aujourd’hui, mais n’est-ce pas au détriment de la part qu’il y a prise comme écrivain ? Il a été souvent jugé par des voix amies, quelques-unes bien éloquentes, sommairement et d’un trait rapide ; mais qui donc s’est donné jusqu’ici la tâche agréable et facile après tout d’embrasser l’ensemble de son amusant bagage, d’en faire le tri et l’inventaire, et d’en mettre à part les perles précieuses ? L’auteur était cependant bien digne de ce soin, et c’est pourquoi nous ayons voulu consacrer quelques-unes de nos journées à cette réparation méritée.

Stahl a sa physionomie bien à part parmi les écrivains contemporains. Et d’abord il appartient à une génération antérieure à celle qui triomphe aujourd’hui, ce qui suffirait déjà pour lui constituer une individualité tranchée. C’est en vain que l’aimable auteur voudrait cacher son âge à un lecteur pénétrant qui ne le connaîtrait que par ses livres, ce lecteur devinerait la date de son acte de naissance à toute sorte de vieilles et bonnes idées spiritualistes, fort passées de mode pour l’heure, en attendant que quelque homme de génie futur vienne leur rendre cet éclat dont elles devraient toujours briller pour la moralité des sociétés, — à toute sorte de délicats préjugés de sentimens quelque peu tombés en désuétude, non sans dommage pour l’agrément des rapports sociaux, surtout à ce ferment d’idéalisme qui fait gonfler la pâte légère de ses récits, si différent de cette forte levure réaliste qui aigrit de sa violente saveur la substance des plus remarquables œuvres de ce temps-ci. Quel contraste en quelque sorte rafraîchissant que celui de l’optimisme attristé qu’il porte dans l’observation de la nature humaine mis en regard du pessimisme altier, absolu, intransigeant, qui distingue nos jeunes romanciers actuels, même les moins durs, et qui parfois ne s’effraie pas de friser le cynisme ! Stahl sait s’émouvoir, il n’a pas honte de s’attendrir, il ne cherche pas de préférence la nature humaine qu’on doit mépriser, mais s’adresse à celle avec laquelle on peut sympathiser même dans ses pires folies, sur laquelle on peut gémir sans colère, dont on peut se railler sans amertume, et qu’on peut condamner, si besoin en est, sans flétrissure. C’est qu’on reste toujours au fond ce qu’on a été dans sa jeunesse, quels que soient les douloureux enseignemens que nous réservent les années, que Stahl a eu le bonheur d’être jeune en un temps meilleur que celui où il s’achemine vers la vieillesse, qu’en s’éveillant à la vie ses yeux se sont ouverts sur de moindres laideurs que celles dont les jeunes contemporains ont été frappés à leur avènement au monde, et qu’il y a loin, fort loin, de la turbulence de la révolution de juillet à la frénésie de la commune. Conteur moraliste ! ces deux mots que nous avons donnés pour titre à cette esquisse résument avec la plus complète exactitude le double caractère du talent de Stahl. Au risque d’étonner plus d’un lecteur, nous nommerons Stahl, sans hésiter, comme l’écrivain d’imagination qui, dans ce temps-ci, a eu le plus de souci de la morale. La morale est, pour ainsi dire, sa muse en titre, celle dont il prend le premier conseil et dont il suit le dernier avis, celle qui a présidé à la composition de ses plus légères fantaisies comme de ses pages les plus sérieuses. Le soin de ne pas l’offenser, auquel s’arrêtent d’ordinaire les plus scrupuleux parmi les écrivains d’imagination, ne le satisfait pas ; ce n’est pas assez du respect à son gré, il lui faut la passion, et il l’aime en effet, d’un amour d’amant en quelque sorte, comme on aime une maîtresse préférée qui répond aux plus chères inclinations de notre âme. La morale se présente donc chez lui, non comme un choix de la raison ou un fruit de l’expérience, mais comme un goût et une aptitude de la nature. Il faut bien en effet qu’elle soit en lui chose instinctive et de tempérament, par conséquent invincible, car nous l’y voyons s’accorder et se mélanger avec quantité d’élémens qui, s’ils ne l’excluent pas formellement, ne la supposent guère d’ordinaire, ne s’en accommodent souvent qu’avec résistance, et s’en passent toujours sans aucun regret.

Notre auteur aime les choses brillantes par exemple ; or les choses brillantes non-seulement sont rarement d’accord avec la morale, mais ont le plus souvent d’autant plus d’éclat et d’attrait, qu’elles empruntent l’un et l’autre à la seule lumière de la volupté, et qu’elles convient à leurs fêtes la seule imagination ; il n’est pas un lecteur de romans, il n’est pas un amateur de théâtre, il n’est pas un jeune homme attiré ou enlacé par une aventure scabreuse qui ne puisse attester l’existence de cette délicate singularité. Autant, sinon plus encore, que les choses brillantes, Stahl aime les choses passionnées ; or la première loi de la passion est de ne se soucier de la morale que pour entrer en révolte contre elle, si elle la trouve opposée à ses entraînemens. On ne découvrirait pas dans ses écrits le plus mince atome de ce que les artistes appellent dédaigneusement l’esprit bourgeois, et cependant il a prêché, mieux que le bourgeois le plus sévère aux défaillances, la morale du statu quo conjugal, du home étroit, du foyer discrètement fermé, du bonheur légitime protégé par le bon ange de la probité contre les tentations de la curiosité. Il est homme d’esprit, et qui ne sait combien il est difficile de mériter et de garder ce titre sans fréquentes offenses envers la morale ! L’esprit s’accorde mal d’ordinaire avec la bienveillance, et s’accommode plus mal encore du respect. Il est facile d’être spirituel lorsque la charité paie les frais de nos plaisanteries ; il est aisé d’être piquant lorsque nous accordons à notre pensée toutes les immunités de ce parler sans vergogne que le sévère XVIIe siècle qualifiait de libertinage ; mais c’est un don moins commun que celui de rester amusant sans jamais blesser ni personnes ni choses dignes d’estime. Enfin Stahl a eu d’illustres amitiés dans ce monde de la littérature et des arts, toujours si enclin par la nature de ses occupations favorites à retourner la maxime de Platon, c’est-à-dire à voir dans le bien un reflet du beau plutôt que dans le beau une splendeur du bien, et dans le nombre de ces amitiés nous en distinguons deux plus particulièrement irrésistibles que toutes les autres, des mieux faites pour égarer inconsciemment de leur influence une âme peu sûre d’elle-même et mal gardée contre l’imitation : celles de George Sand et d’Alfred de Musset. Eh bien ! la morale chez Stahl, non-seulement a triomphé de tous ces élémens ennemis, mais se les est associés sans effort et les a tournés à son avantage. Cet amour des choses brillantes lui a donné sa parure, cet amour des choses passionnées lui a prêté l’éloquence qui leur est propre. Que de ces voisinages et de ces accointances elle soit sortie plus amusante, c’est un résultat facile à comprendre ; ce qui est fait pour étonner davantage, c’est qu’elle en soit sortie sans airs de paradoxes ni habitudes de sophismes, en conservant intactes sa franchise et sa simplicité premières.

Moraliste signifie observateur et juge de la nature humaine, et n’est pas nécessairement synonyme de prédicateur de morale. Aussi y a-t-il une fort grande différence entre la morale de beaucoup d’écrivains qui ont porté ce titre et la morale traditionnelle de nos sociétés. Sans parler de Voltaire et de Montesquieu, qui ont été moralistes à leurs heures, le pessimisme de La Rochefoucauld n’est assurément pas à recommander comme un système propre à former l’esprit et le cœur du premier venu, et si Montaigne, le grand Montagne lui-même, finit toujours par rejoindre la morale la plus usuelle, c’est après avoir tourné dans de tels méandres qu’on ne s’aviserait de conseiller à personne d’y arriver par les mêmes routes. Stahl ne connaît pas de telles audaces, et son observation, si personnelle presque toujours par la forme, ne pèche par aucun dangereux individualisme de pensée. Le moraliste chez lui est toujours d’accord avec cette morale qui est commune à tous comme l’oraison dominicale, et les leçons qu’il donne conviennent à tous, parce qu’elles ont moins pour but de faire entrer dans les âmes quelque chose d’inconnu que de leur rappeler ce qu’elles savent de longue date et de les empêcher d’oublier. Quelques-uns lui reprochaient autrefois d’avoir été légèrement hérésiarque en politique ; ce qui est certain, c’est qu’il a toujours été en morale d’une irréprochable orthodoxie. Il n’a jamais varié à cet égard ; ce qu’il est aujourd’hui dans sa pleine maturité et aux approches de l’âge sévère, il l’était en pleine jeunesse, au milieu des ardeurs du sang et des ivresses romantiques, qu’il partagea comme tous ceux de sa génération.

Voyez par exemple son livre de début, ce charmant Voyage où il vous plaira, qu’il écrivit en collaboration avec Alfred de Musset. La fable de ce joli livre est aussi simple que possible, et il nous suffira de la rappeler en quelques mots pour en faire sortir la morale à la fois modeste et saine qu’elle contient. Un jeune homme, à la veille de son mariage, fait ses derniers préparatifs pour la solennité du lendemain, non sans tourner un regard de regret vers la vie libre à laquelle il dit adieu, bien que sa fiancée soit selon son cœur. Il avait devant lui tout l’espace, et voilà que maintenant un mur impalpable, invisible, mais plus solide que s’il était de diamant, va l’enfermer dans les quelques pieds carrés que peuvent recouvrir une maisonnette et un jardinet d’Alsace. Or, à cette heure d’entre chien et loup où son cœur reste partagé entre l’espérance d’un bonheur prochain et le regret de la liberté perdue, voilà que le camarade de sa jeunesse voyageuse entre brusquement dans sa chambre. « Nous partons à l’instant même, dit-il, en route, » et c’est assez de ce mot pour que la liberté triomphe de l’amour. Ils partent, et accomplissent le moins monotone des voyages, mais aussi le plus semé de périls, rencontrent force monomanes et vagabonds dangereux, trouvent presque en tous lieux mauvais gîtes et tables avares, et finalement font naufrage ; mais au moment où le voyageur a touché le fond de l’abîme, il se sent remonter à la surface du gouffre. Il rouvre les yeux, Dieu merci ce n’était qu’un rêve ! Ainsi ce qu’il abandonne pour l’heureux esclavage de la vie sédentaire, ce n’est que la prolongation de ce voyage où il vous plaira, fatal pour l’âme encore plus que pour le corps, il n’a donc rien à regretter à l’échange qu’il va faire. Je ne sais où j’ai lu que le dernier descendant d’une illustre famille italienne du moyen âge, s’étant condamné à l’exil pour cacher la déchéance de sa maison, à son lit de mort dévoila son origine à l’évêque de sa ville d’adoption, et que, celui-ci lui ayant demandé ce qu’il souhaitait pour ses enfans, il répondit mélancoliquement qu’il leur souhaitait l’obscurité. La morale du Voyage où il vous plaira est assez d’accord avec cette réponse, moins l’amer désenchantement. La leçon qu’elle donne, c’est un conseil de vie humble et cachée non-seulement comme le seul préservatif contre le malheur et le vice, mais comme la plus sérieuse garantie de bonheur et d’honnêteté. Que trouveras-tu au loin que tu n’aies laissé à ton logis, moins l’amour véridique et fidèle que tu auras fui ? dit au jeune homme cette poétique fantaisie. Nulle part les oiseaux ne chantent mieux que sous la feuillée des forêts de ton pays natal, nulle part les fleurs ne sont plus parfumées que celles des haies de tes campagnes connues, partout tu rencontreras les mêmes laideurs que tu auras cru fuir, des maisons de pierre, des villes de boue, la face humaine et ses mensonges, pour parler comme le poète. La liberté que tu cherches à si grands risques, elle n’est pas ailleurs que dans la confiance en un cœur qui nous aime, car la vie livrée au hasard des passions et des aventures est toujours incertaine et inquiète. Est-ce donc liberté qu’inquiétude, et sécurité qu’incertitude ? Heureux le jeune homme qui n’a accompli qu’en rêve ce voyage où il vous plaira, si désirable en apparence, mais d’où l’on ne revient guère qu’avec de terribles compagnons, le remords ou la honte quelquefois, le désespoir souvent, la tristesse toujours. C’est la morale des contes heureux, laquelle, comme on le sait, convient à tous, au contraire de celle des contes tragiques qui ne convient qu’aux peu enviables et peu enviés privilégiés de la douleur.

Il est bien vieux, ce joli Voyage où il vous plaira, car, si nous comptons exactement, il a bien maintenant quarante ans de date, et cependant il ne porte aucune ride. Conçu avec jeunesse, composé à l’adresse de la jeunesse, il en conserve les fraîches couleurs, et en présente surtout tous les jolis contrastes. Cela est d’une allure à la fois leste et paresseuse, d’un parler à la fois pudique et libertin, d’une toilette à la fois coquette et négligée, pimpant avec de l’insouciance, bon enfant avec de l’apprêt. A telle page d’une candeur presque craintive je distingue comme le reflet des rougeurs aimables de l’adolescence, à telle autre fantasquement émue sa facilité aux larmes, à la turbulence de telle autre encore son effroi du bonheur tranquille et de la prudente sagesse, tandis que l’ensemble du livre nous présente comme un miroir fidèle l’image de la vie chimériquement antithétique que tout jeune homme se flatte de pouvoir mener innocemment, c’est-à-dire un voyage où il vous plaira, de durée plus ou moins longue, avec la pureté pour étoile idéale et le désordre pour compagnon réel. La fantaisie et la poésie abondent, comme il est naturel à un livré écrit par de jeunes auteurs et qui se pique de conseiller la jeunesse avec le spectacle de ses erreurs, poétiques même lorsqu’elles sont répréhensibles, étant protégées contre la laideur par le privilège de l’âge. Les traces des belles lectures chères aux jeunes gens doués pour la sensibilité, la rêverie et l’amour, y sont aussi bien visibles ; ici un atome de Pétrone, et là davantage d’Apulée, plus loin un souvenir très direct de Cervantes, ailleurs une réminiscence du divin Arioste, puis des vestiges d’autres plus petits, mais non moins aimés de cet âge heureux qui conserve encore, transformé et agrandi, le goût des enfans pour les contes. Sterne, Cazotte, les conteurs allemands. Et ces lectures ont été bien faites, je vous assure, car elles ont été si sympathiquement senties par le cœur, si chaudement dévorées par l’imagination, que les auteurs en sont devenus les émules de leurs modèles. Tels épisodes de ce petit livre sont de véritables chefs-d’œuvre qui feraient honneur aux noms illustres qu’ils rappellent. Le conte de la révolte des fleurs serait vraiment digne de Jean-Paul, tant il ressemble à si méprendre à quelqu’une des poétiques paraboles ou des visions radieuses que ce singulier volcan de tendresse lance dans ses éruptions incessantes au milieu d’amas de scories quintessenciées et de blocs énormes de lourdeur germanique. L’histoire de la poupée Blandine et de Job le petit sonneur serait digne d’Hoffmann, dont elle rappelle l’Homme au sable. La rencontre du berger, suicidé par amour, est un souvenir évident du Don Quichotte et ne serait aucunement déplacée parmi les épisodes pastoraux de ce célèbre livre ; quant à la rencontre de l’homme dont on a volé la cervelle, c’est une invention qui vaut quelques-unes des meilleures de Charles Nodier dans son chef-d’œuvre de la Fée aux miettes. Comme dans les œuvres en collaboration il est fort difficile de savoir ce qui appartient à chaque auteur, Stahl voudra bien prendre dans les éloges qui précèdent la part qui lui revient.

Le Voyage où il vous plaira parut à l’origine enrichi de fantastiques vignettes de Tony Johannot, ce roi véritable des illustrateurs. La vogue des livres illustrés était alors à ses débuts, et Stahl doit être cité parmi ceux qui contribuèrent le plus puissamment à la lancer comme collaborateur et associé du libraire Curmer. Qui donc parmi ceux de nos lecteurs qui commencent à descendre le cours des années tristes ne se rappelle l’aimable furie de cette mode à ses premiers jours, le Don Quichotte et le Molière de Tony Johannot, le Gil Blas de Gigoux, le Paul et Virginie de Célestin Nanteuil, les Fables de La Fontaine de Grandville. Bientôt même les chefs-d’œuvre littéraires ne suffisent plus, et l’épidémie menaça de s’étendre à toute sorte de sujets. C’est ainsi que prirent naissance une foule de publications élégantes, entreprises uniquement en vue de fournir un thème au talent de tel ou tel dessinateur, comme un libretto d’opéra est écrit pour fournir un canevas au musicien. De ces publications de fantaisie, il n’en est pas dont on se souvienne davantage aujourd’hui que des Scènes de la vie publique et privée des animaux, esquisses satiriques de diverses mains, composées et réunies en vue de fournir à Grandville, qui avait obtenu un succès si populaire avec son illustration des Fables de La Fontaine, un prétexte de récidive.

L’idée de prendre des animaux pour masques de l’homme, et de faire par leur moyen la satire des sociétés et des divers caractères humains n’était assurément pas neuve. Sans parler des fabulistes de tous les temps et de tous les pays, combien de fois n’a-t-elle pas founi le sujet de satires épiques ou de poèmes burlesques, la Batrachomyomachie, les Aninunix parlans de l’abbé Casti, le chat Murr d’Hoffmann, le dialogue si original des chiens Scipion et Berganza de Cervantes, et cette admirable conception populaire du moyen âge renouvelée par Goethe, où les deux forces qui se partagent la mauvaise nature humaine et exploitent les sociétés au profit de leur égoïsme depuis le commencement du monde, la férocité bestiale et la ruse déloyale, ont été représentées sous les formes du loup et du renard. L’idée a donc beaucoup servi, et servira bien souvent encore, car c’est une de celles qui composent, pour ainsi dire, le fonds de magasin et d’atelier de l’esprit humain, un de ces sujets élastiques comme il y en a dans tous les arts, qui se prêtent aux expériences les plus diverses. Aussi les Scènes de la vie publique et privée des animaux ne portent-elles aucune trace d’imitation et se lisent-elles sans rappeler en rien les œuvres auxquelles cette idée a servi de cadre. Ce qu’on y trouve, c’est non pas une satire générale de l’humanité, mais une satire d’une vivacité suffisante des mœurs politiques et sociales issues de la révolution de juillet, et une peinture par anticipation des scènes de la révolution de février, qui serait d’une divination singulière, si l’on ne savait que la nature humaine ne varie pas plus ses procédés d’action que ses modes de pensée, et que par conséquent il suffit de se rappeler avec exactitude pour faire inconsciemment œuvre de prophète. Le livre étant de diverses plumes n’a qu’une unité peu étroite : Balzac, George Sand, Charles Nodier, en ont fourni plusieurs chapitres, et c’est de là que s’est échappé le joli Merle blanc d’Alfred de Musset ; cependant on peut dire sans exagération qu’il est l’œuvre de Stahl, car la majeure partie et la meilleure, à deux ou trois exceptions près, lui appartient. Cette part étendue de collaboration, les Mémoires d’un lièvre, les Aventures d’un papillon, la Vie et les réflexions philosophiques d’un pingouin, reprise par l’auteur, a fourni la matière d’un volume, bien intitulé Bêtes et gens, où ses aptitudes de moraliste se sont donné libre carrière et où son observation a touché en se jouant à l’une des questions morales les plus importantes de notre temps. Touchons-y, comme il a fait lui-même, en courant et sans insister.

L’époque où parurent les Scènes de la vie publique et privée des animaux était l’âge d’or du socialisme. On était à peine dégrisé du saint-simonisme, et la doctrine de Fourier obtenait auprès du public un succès de curiosité dont il est assez difficile de donner idée aux nouvelles générations. Beaucoup en plaisantaient, chose facile, car il y a dans le fouriérisme toute une partie merveilleuse qui donne aisément prise à la raillerie, les mers de limonade, la bataille des petits pâtés dans la plaine de Babylone, surtout l’appendice caudal orné d’un œil dont la perfectibilité par son jeu incessant devait finir par gratifier notre espèce, singulière fantaisie qui ressemble à la fois à une prescience de la doctrine contemporaine du transformisme et à une satire de ses conséquences. D’autres s’en indignaient, ce qui était aussi facile que d’en plaisanter, tant l’opinion que l’humanité pouvait être conduite au terme suprême de ses destinées par tout ce qu’il y a de plus bas dans les instincts individuels aussi sûrement que par les vertus les plus nobles avait de quoi révolter la conscience. Peu cependant songeaient à s’attaquer à l’idée fondamentale d’où sortaient ces fantaisies, car bon nombre, tant de ceux qui plaisantaient que de ceux même qui s’indignaient, acceptaient d’instinct cette idée avec une foi presque aussi entière que celle du phalanstérien le plus croyant, et aujourd’hui même que le fouriérisme est allé rejoindre les milliers de vieilles doctrines dont l’esprit humain s’est étayé successivement, que son nom est recouvert d’oubli et presque inconnu du public actuel, dans combien de cœurs contemporains ne la trouverait-on pas enracinée ? Cette idée, c’est que le bonheur est non-seulement la fin suprême de l’humanité, mais l’objet de toute existence individuelle, que le droit de chacun est d’y atteindre, le devoir de tous d’aider chacun à cette difficile entreprise, et que toute génération qui ne l’aura pas rencontré dans le cours de son étroite durée sera victime d’une injustice irrémédiable, la mort mettant fin également à toute revendication et à toute réparation. Stahl, par l’organe de ses lièvres philosophes, de ses papillons amoureux et de ses pingouins voyageurs, s’insurgea contre cette dangereuse doctrine avec une verve sensée, souvent fort piquante dans ses expressions. Par exemple, il démontre fort ingénieusement que ce désir enragé de bonheur est un nouveau et infaillible moyen d’infortune pour ceux qui lui ont donné place dans leur cœur. Non-seulement il pense avec les bonnes gens et les vieilles femmes que chacun doit porter sa croix comme on disait autrefois, — disons porter son bât, pour être mieux en harmonie avec le réalisme contemporain, — mais il s’étonne du tourment singulier que les hommes se donnent pour atteindre une chose dont il est en somme facile de se passer, puisque, bon gré, mal gré, tout le monde s’en passe. A quoi bon, dit-il, prendre, pour être heureux, plus de mal qu’il n’en coûte pour être tout bonnement malheureux comme toute créature sensée doit consentir à l’être ? Tout cela est bien dit, encore mieux pensé, et trouve son application aussi directe aujourd’hui qu’il y a trente ans.

Toute morale suppose une philosophie générale d’où elle découle, la philosophie de Stahl est de même nature que sa morale. Stahl, je l’ai dit déjà, n’est pas un homme de cette génération. Au temps de sa jeunesse, l’athéisme, aujourd’hui de mode, ne jouissait d’aucune faveur, et le panthéisme nouvellement importé d’outre-Rhin rencontrait plus d’étonnement que d’enthousiasme, et plus d’admirateurs que d’adeptes ; mais ces doctrines, eussent-elles obtenu plus de vogue, n’auraient pas conquis encore le cœur de notre moraliste. Sa nature aimante et sensible n’aurait pu, je le crois, accepter comme vérité une doctrine qui serait une terreur pour l’intelligence ou un cauchemar pour l’âme ; il lui fallait une vérité moins ennemie de nos illusions, plus compatissante à nos faiblesses, mieux faite à l’image de nos bons instincts, et cette vérité il la trouvait dans ce que le mouvement du siècle avait encore épargné des croyances traditionnelles du genre humain : Dieu, la responsabilité morale, l’immortalité. Une dose très prononcée de déisme, tendrement dissoute dans les flots abondans d’une sentimentalité bienveillante, voilà la philosophie de Stahl. Un malin dirait que c’est la philosophie des bonnes et simples gens qui, s’étant piqués de devenir esprits forts, reviennent comme d’instinct à la foi du charbonnier qu’ils ont quittée la veille ; mais nous qui ne sommes pas malin, nous féliciterons au contraire notre auteur de s’en être tenu à ces antiques doctrines qui ont consolé tant de douleurs, n’en ont jamais créé aucune, et sont d’ailleurs en si parfait accord avec cette morale commune à tous, qui est celle que prêchent et recommandent ses écrits.

En 1848, Stahl, très jeune encore, ayant eu quelque part à la politique de cette époque, s’écarta quelque temps de la littérature ; mais cette éclipse dura juste autant que la république de février, et entre les années 1850 et 1858 il publia diverses nouvelles humoristiques dont cette morale à l’usage de tous que- nous avons essayé de décrire forme invariablement le fond. Que prouve le Voyage d’un étudiant, amusante leçon de morale matrimoniale écrite à l’usage de la première jeunesse par un homme de la seconde, sinon que la compagnie des demoiselles bien élevées et issues de parens honnêtes gens est plus saine pour la jeunesse que la compagnie des demoiselles Fleurette, et qu’il n’est permis de se crotter qu’autant que la crotte ne fera pas tache, qu’il suffira d’un seul et rapide coup de brosse pour en faire disparaître tout vestige, et qu’on s’y prendra à la bonne heure pour cette opération de toilette ? Que prouve l’Histoire d’un prince et d’une princesse, sinon qu’il faut des époux assortis dans les liens du mariage, et que l’union d’un géant et d’une naine, ou d’une buse et d’un colibri, ne saurait avoir des résultats heureux, bien que ces résultats ne soient pas toujours connus ni faits pour l’être ? La leçon, vous le voyez, est directe, simple, élémentaire, oserai-je dire ; mais le talent de l’auteur consiste à la ménager de telle sorte qu’on ne l’aperçoive qu’au terme du récit comme un paysage dont on ne découvre l’ensemble qu’au bout d’une promenade. Que de charmans méandres pour y arriver, que d’aimables circuits, que de points de vue variés et de frais ruisseaux jaseurs tout le long de la route ? Stahl a véritablement inventé l’art d’enseigner la morale par l’école buissonnière, art ingénieux et qui ne saurait manquer son but, car quel est l’écolier, je le demande, qui refuserait de se rendre auprès du précepteur par le chemin du petit Chaperon-Rouge ?

C’est que chez Stahl le moraliste est doublé d’un humoriste, et que l’humour est un don plein de propriétés merveilleuses. Que de miracles ne sait-il pas opérer ! il rehausse la saveur des vérités simples, adoucit l’amertume des vérités sévères, rajeunit les lieux communs les plus rebattus, brode de dessins fantasques le vase qui contient la déplaisante médecine, donne à la brusquerie le charme de l’imprévu, échauffe de cordialité l’ironie cruelle, et met dans les larmes une volupté plus douce que celle du plaisir. Sans doute tous ces miracles il ne les accomplît pas également bien chez Stahl, mais c’est assez qu’il en accomplisse quelques-uns en toute perfection pour que notre auteur ait droit de prendre rang dans cette tribu d’écrivains qui plus que tous autres ont des titres à la reconnaissance du lecteur, étant de tous ceux qui savent le moins l’ennuyer. Stahl, avons-nous dit, est moraliste par nature, mais son humour est d’essence moins simple : la nature y est pour une partie, et l’étude y aide et y complète la nature. Dissous par l’analyse critique, on trouve que cet humour se compose par doses à peu près égales de fantaisie à la Sterne, de sentimentalité germanique, et d’un esprit très particulièrement parisien, le plus exclusivement parisien même qui se puisse imaginer, celui des boulevards, des ateliers d’artistes, des bureaux de journaux. Voilà bien des complications, mais le résultat en est sans discordance aucune, tant l’assimilation opérée à la fois par le travail et la vie a réussi à fendre les élémens donnés, par l’étude avec les élémens donnés par la nature. A plus d’un endroit, on distingue des marques d’influence et des indices de souvenirs que l’on appellera, si l’on veut, imitations, mais l’imitation est parfaitement légitime quand elle est faite avec franchise et naturel, et qu’elle rivalise avec le modèle choisi sans gaucherie ni imperfection. Il est évident par exemple que tes premiers chapitres de l’Histoire d’un prince et d’une princesse portent les traces d’une lecture répétée des fantaisies de Charles Nodier. Reprocherons-nous cependant cette imitation à l’auteur ? Non, car ces chapitres pourraient être transportés dans l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux ou dans la Fée aux miettes, sans que le lecteur le plus exercé s’aperçût d’une différence de manière bien marquée, ou d’une infériorité de talent. Il est évident encore que le portrait si bien réussi du jeune officier russe qui, dans le même conte, vient avec tant d’à propos servir de principal auxiliaire à saint Remacle pour l’accomplissement du miracle demandé par les époux princiers, a été composé par quelqu’un qui a su lire avec profit certains auteurs sobres et élégans, Mérimée, Xavier de Maistre, d’autres encore ; que nous importe cependant l’influence de ces lectures, puisque ce portrait compose une suite de pages enlevées avec bonheur, où l’un des types les plus curieux du monde actuel a été saisi sur le vif et détaillé dans les nuances les plus fines de sa nature aux contradictions étranges.

L’Histoire d’un homme enrhumé est celle des nouvelles de Stahl où son humour s’est donné le plus entièrement licence. C’est une anecdote digne de Sterne que l’histoire de cet homme enrhumé de naissance, dont l’infirmité ridicule agit sur sa destinée à l’égal de la plus tragique malédiction, et qui, délaissé de sa femme, vaincue elle-même par la persistance de cette obstruction nasale invétérée, erre à travers les pays du nord à la recherche des lieux marécageux et des sites humides où il peut espérer de rencontrer un assez grand nombre de compagnons d’infortune pour échapper incognito aux quolibets des méchans. La suprême douleur des malheurs à tournure comique est de n’obtenir ni consolation, ni pitié ; mais la bonté de Dieu, qui est infinie, épargne à l’homme enrhumé cette lugubre extrémité, et lui rend le cœur et la compagnie de sa femme en la frappant d’une surdité bienfaisante qui lui rend facile la cohabitation conjugale, en même temps qu’elle est une juste punition de sa trop petite patience antérieure. Tout cela est très amusant et aurait mérité de trouver place dans le Tristram Shandy, à la suite des histoires du nez de Slawkenbergius, de l’abbesse des Andouillettes, et autres inventions facétieuses du charmant Yorick. C’est le comique excentrique de Sterne dans ce qu’il a de meilleur, et dépouillé de cette prédilection pour l’équivoque dont l’auteur du Voyage sentimental aime à souiller comme par manie ses pages même les plus touchantes ; si Stahl en effet a beaucoup lu Sterne, il a en revanche moins lu que son modèle Rabelais, Beroalde de Verville et autres conteurs chez qui la décence n’est pas précisément de rigueur. Le diable ne veut jamais tout perdre cependant, et c’est pourquoi, à défaut de grivoiserie équivoque à la manière de Sterne, il se trouve dans cette nouvelle une pointe de gaîté parisienne très accusée qui nous a fait songer qu’il y avait là un excellent sujet de vaudeville pour quelqu’une de nos scènes où règne le comique burlesque. Comment notre auteur ne s’en est-il pas aperçu, et comment nos vaudevillistes ont-ils laissé échapper ce sujet ? Quel rôle fait à souhait pour tel acteur au nez célèbre que l’homme enrhumé ! que feue Mme Thierret eût été majestueuse dans ce rôle de l’Anglaise qui, sur le bateau à vapeur du Rhin, où pleuvent les rhumes de cerveau, s’empare des mouchoirs de poche des passagers en vertu de ses prérogatives de femme. A l’histoire de l’homme enrhumé s’en trouve accolée une seconde plus sentimentale et qui veut être plus touchante, sans doute encore pour unir, à l’imitation de Sterne, les pleurs au rire et la mélancolie à la gaîté, — celle d’un petit orphelin russe ; mais cette fois la pièce sérieuse ne vaut pas la farce, qu’elle n’aurait réussi qu’à gâter, si cette dernière n’avait pas été si bien trouvée et si franchement rendue qu’elle a pu supporter sans dommage ce voisinage sentimental.

Stahl s’est beaucoup occupé de l’amour et des femmes, et il a fait de cet attrayant et inépuisable sujet le thème de divers opuscules, l’Esprit des femmes et les femmes d’esprit, De la jalousie, etc. On y trouve beaucoup d’esprit, un idéal élevé et une expérience pratique qui est mainte fois en contradiction avec cet idéal. L’auteur y parle de l’amour avec un sérieux respect, et des femmes en galant homme qui ne semble pas avoir eu trop à se plaindre d’elles, et qui ne tient pas trop à se rappeler cet instructif prologue des Mille et une Nuits où l’on voit une sultane assez habile pour tromper en pleine solitude du désert et sans sortir du coffre où elle a été emprisonnée le méchant génie sous la garde duquel elle a été placée. Il y règne cependant un certain mécontentement de leurs ruses et de leurs finesses, mais ce mécontentement sans amertume est celui d’un homme heureux, et s’explique peut-être d’ailleurs par l’âge qu’avait l’auteur lorsqu’il écrivit ces opuscules, c’est-à-dire les approches de quarante ans, ce qui est chez les hommes l’âge de la crise, selon le mot si bien trouvé par Octave Feuillet pour définir ce délicat moment psychologique. Les hommes ont en effet leur heure de crise comme les femmes, seulement, tandis que chez les femmes la crise se compose de regrets pour le roman que leur honnêteté n’a pas eu, chez les hommes elle se compose de crainte pour les romans qu’ils redoutent de ne plus faire. Il vient un jour où quelque ride, quelque cheveu blanc, ou tout autre signe physique donnent à l’homme la certitude qu’il est moins aimable, et où quelque accueil plus froid ou quelque abord plus réservé lui inspirent en même temps le soupçon qu’il est moins aimé. Ce jour-là est invariablement celui où le plus optimiste commence à penser un peu de mal du sexe féminin, et à découvrir dans celles en qui jusqu’alors il n’avait vu que des anges un bout de pied de chèvre, et aux coins des tempes de naissans indices de protubérances sataniques, ce qui, comme vous le voyez, n’est pas fait pour démentir ce principe de La Rochefoucauld, que l’amour-propre est la loi du cœur humain.

Sur cette question de l’amour, le moraliste chez Stahl, j’ai le regret de le dire, vaut mieux que le métaphysicien. Nous avouons avoir quelque peine à comprendre sa théorie sur ce sujet. Il refuse à l’amour le droit d’être une passion sous le prétexte que toute passion est bestialité et nous ramène au sensualisme païen à jamais détruit par le christianisme, et il supprime du coup la jalousie, comme n’ayant plus de raison d’exister, étant un reste de cet amour inférieur qui, considérant la femme comme une propriété, apportait dans la garde de cette propriété un genre particulier d’avarice que n’admet pas l’amour chrétien fondé sur l’égalité de l’homme et de la femme. Ainsi la jalousie doit disparaître parce que le christianisme a superposé l’amour des âmes à l’amour des corps ; la conséquence, on en conviendra, est assez singulière. Il a tracé du jaloux un portrait ironique dont quelques traits sont excellens, et dont nombre de femmes le remercieront sans doute ; je crains cependant qu’il ne trouve sa clientèle moins chez les femmes vraiment aimantes que chez les femmes d’esprit auxquelles il conteste la vertu de savoir aimer. Il me semble qu’il y a dans tout cela quelque confusion ou quelque malentendu qui n’existerait pas si l’auteur s’était efforcé de donner des définitions claires de l’amour et de la passion. Sans doute l’amour sous l’empire du christianisme est différent de ce qu’il était sous l’empire du paganisme, cependant aujourd’hui comme alors il comporte toujours une certaine satisfaction sensuelle sans laquelle il est mutilé, devient une infortune ou reste purement platonique. Et pourquoi la passion serait-elle exclue de l’amour ? Si elle n’est pas l’amour même, elle en est au moins la loi. Qu’est-ce que l’amour dans son sens le plus complet et lorsqu’il est parvenu à se reposer dans sa phase définitive ? C’est l’accord harmonique de deux êtres, c’est-à-dire la suppression de tout antagonisme, de tout contraste, de toute dissemblance entre ces deux êtres. Et comment cet accord a-t-il été obtenu ? Par un irrésistible attrait mutuel qui a fait désirer à chacun des amans d’absorber sa personnalité dans celle de l’autre, de manière que par cette fusion parfaite ils ne formassent qu’un seul et même être. Cette force d’attraction mutuelle et cette fougue d’oubli de soi, voilà la passion, et l’auteur conviendra certainement qu’elle peut exister dans l’amour le plus pur comme dans l’amour le plus païen. Il est vrai que cet attrait mutuel peut se produire dans des conditions coupables, et que c’est probablement à ces cas d’exception que l’auteur songeait lorsqu’il voulait proscrire le mot passion du vocabulaire de l’amour ; mais les lois de la vie sont les mêmes chez les criminels que chez les gens vertueux, et la passion ne change ni de caractère, ni de nature, soit qu’elle se produise chez des natures perverses ou folles, sort qu’elle se produise chez des natures vertueuses et sensées. Il nous est également fort difficile de comprendre pourquoi l’amour établi sur l’égalité des sexes doit supprimer La jalousie. Il nous semble au contraire qu’il est fait pour la rendre d’autant plus aiguë qu’il repose sur la parfaite confiance des âmes, car alors la plus vénielle infidélité devient trahison, et la plus légère réticence devient mensonge. Nous goûtons mieux ce que l’auteur a écrit de l’esprit des femmes et des femmes d’esprit- Elle est bien fine et bien vraie cette opinion qu’un certain degré de bêtise est le signe du véritable amour, et que dans toute liaison celui qui a toujours le plus d’esprit est celui qui aime le moins. Mais c’en est assez sur ces spirituels opuscules, et, pour en résumer la morale, disons qu’en quelques méandres que son observation le promène, l’auteur en revient toujours à la conclusion qu’il n’y a qu’un seul et véritable amour, l’amour légitime et fidèle, et que tous les autres, de quelque éclat menteur qu’ils s’entourent, n’en sont que les ombres, les contrefaçons, ou les parodies calomnieuses.

Stahl a eu la rare prudence de ne jamais rien entreprendre qui fût au-dessus de ses forces ou trop ouvertement contraire aux inclinations de son talent, ce qui revient à dire qu’il a su diriger sa vie littéraire avec bon sens. Un jour, comme mécontent d’éparpiller sa verve humoristique et ses qualités d’observateur, il se sentit venir l’ambition de se concentrer et de se résumer dans une œuvre de plus longue haleine que celles qu’il avait entreprises jusqu’alors. La tâche n’était pas sans difficultés, son talent étant de ceux qui se prêtent mieux aux courtes œuvres qu’aux longues, à la nouvelle, par exemple, mieux qu’au roman. Il s’en rendit sans doute exactement compte, car l’œuvre maîtresse désirée fut conçue et combinée de manière à réaliser son ambition sans l’obliger de recourir à d’autres facultés que telles dont il s’était toujours aidé. Une série de nouvelles de dimensions modestes, rattachées les unes aux autres par le lien étroit d’une pensée unique, tel fut le plan très finement approprié à sa nature d’esprit auquel il s’arrêta, et de ce plan sortit son chef-d’œuvre, une sorte de Décaméron moderne qui s’appelle les Bonnes fortunes parisiennes. Le cadre, la mise en scène et les personnages sont heureusement trouvés. L’Alsace, le duché de Bade, les bords du Rhin, tels sont les pays où l’auteur, Alsacien d’origine, a placé invariablement le théâtre de ses fantaisies jusqu’au jour où les événemens l’ont contraint de changer ses préférences et de remplacer la verdoyante sauvagerie du nord par les élégances brûlées de la Provence et du comté de Nice ; c’est donc encore le paysage de l’Allemagne qui sert de décor aux Bonnes fortunes parisiennes. Une bande de Parisiens, réunis par le hasard d’un orage qui les a trempés jusqu’aux os, se trouve réunie dans la salle d’une restauration, tout au haut de la Bastei, montagne pittoresque des environs de Dresde. Ces Parisiens sont de conditions fort diverses. Il y a là un peintre et un colonel de dragons, un avocat et un marin, un notaire et un diplomate, mais ils sont rapprochés par un lien plus fort que toutes les différences de profession et même de rang, la franc-maçonnerie de la vie mondaine qui, s’autorisant de leur commune mésaventure, en a bientôt fait une bande d’amis prêts à tout se confier. Il leur faut tromper les heures en causant, pendant qu’ils se sèchent affublés de toutes les hardes masculines et féminines que le personnel de la restauration a pu leur fournir, mascarade qui ne contribue pas médiocrement à accroître encore la familiarité. Or de quoi causer sinon de cet éternel sujet, si fertile en sa monotonie, sans lequel il n’y aurait ni vaudevilles, ni comédies, ni opéras, ni romans, ni fêtes mondaines, ni mariages heureux ou malheureux, et qu’il serait en conséquence assez difficile de remplacer, l’amour ? Et de quel amour parler entre célibataires dont quelques-uns sont déjà sur le retour, sinon de cet amour qui a pour origine le hasard, pour vertu forcée la discrétion, et dont le dénoûment toujours incertain et obscur varie entre le scandale public et le désespoir secret, c’est-à-dire de ces aventures improprement appelées bonnes fortunes, mais dont le nom véritable serait plutôt chances fatales ou accidens mauvais ?

Dire d’un livre portant pour titre les Bonnes fortunes parisiennes qu’il est de la plus scrupuleuse moralité semble presque un paradoxe et n’est pourtant que l’expression de l’exacte vérité. Dans son ensemble, le livre est une apologie en toutes règles de l’amour légitime qui n’a pas besoin de l’ombre pour le bonheur et du silence pour la sécurité, et chacune de ces nouvelles est un exemple particulier de quelqu’une des conséquences infiniment diverses, mais également désastreuses, qu’entraîne l’amour hors la loi, l’amour de maraude et de buissons. Toute bonne fortune tourne facilement au drame, nous dit la première de ces nouvelles, et il n’y en a guère de plaisantes que dans les vaudevilles et les chansons à boire, plus romanesques en cela que les romans les plus faux. A coup sûr, la mésaventure d’un officier de dragons qui révèle à un mari jaloux rentré trop subitement le lieu de sa cachette pour s’être assis par mégarde sur un fauteuil à musique est bien faite pour provoquer le rire ; cependant, si les conséquences en sont un procès infamant pour l’un des coupables et une folie inguérissable pour l’autre, le rire courra risque d’être de durée passagère, et, quand on se rappellera plus tard cette aventure, ce ne sera certainement point la joie aux lèvres et pour s’en faire gloire. Une bonne fortune est donc souvent une méchante action, mais c’est plus souvent encore une méchante affaire où des deux parties engagées c’est invariablement celle dont la nature est supérieure qui est la dupe. A de très rares exceptions près, qu’est-ce qu’une bonne fortune sinon la satisfaction d’une fantaisie vicieuse qui ne peut donner que des résultats vicieux comme elle ? Cependant, par une illusion des plus singulières, beaucoup s’étonnent et se désespèrent de ne pas rencontrer la délicatesse des affections vertueuses là où le mobile unique a été le vice, ce qui est à peu près comme demander au chardon de fleurir à l’égal de la rose. Le vice est de sa nature non-seulement égoïste, mais inéducable ; c’est donc forces perdues que celles que certains hommes, abusés par les paradoxes mis en vogue par des romanciers ou des philosophes plus imaginatifs que sages, dépensent pour lui enseigner le dévoûment et la fidélité. Le récit intitulé Appartement à louer, ingénieuse critique des sophismes répandus à l’envi pendant la jeunesse de l’auteur par le romantisme et le saint-simonisme à la fois, est un démenti avec preuve à l’appui de ces miracles de virginités refaites par l’amour et de cette pureté des affections libres, préconisés à si grand renfort de lyrisme et d’éloquence. Une affection illégitime rencontre-t-elle par exception chez les deux parties une égale noblesse de cœur et une égale élévation d’âme, le mal ne fera que se déplacer, et les fruits n’en seront pas moins amers. Cette affection se prolongera par le fait de ces qualités mêmes, et en se prolongeant elle deviendra cette plus équivoque de toutes les choses, un ménage à la fois clandestin et patent, public et inavoué, dont les tristes conjoints auront à la fois toutes les hontes de l’amour libre sans en avoir les plaisirs et tous les fardeaux du mariage sans en avoir les bénéfices. Même quand elles mériteraient d’être heureuses par les mutuelles vertus des amans, ces affections sont toujours maudites par quelque côté, et ce n’est que justice, car il y a toujours quelqu’un envers qui elles ont commis iniquité, tantôt des parens dont on n’a pu vaincre la sévérité et qui vous tiennent hors de la famille comme vous vous tenez hors de la loi, tantôt un mari outragé qui, même indigne, se venge de l’injure qu’il subit en s’obstinant à vivre, et refuse ainsi aux coupables l’occasion d’effacer leur faute par une union légitime, tantôt enfin des enfans dont le sort ne peut être réglé, et qui porteront jusqu’au terme de leurs jours la tache de la bâtardise, ou la qualification, plus terrible encore, étant plus ineffaçable, d’enfans de l’adultère. L’histoire de Laure, charmante petite princesse italienne séparée d’un mari infâme, et de son très loyal amant, Max Rigault, nous fait apercevoir quelques-unes de ces souffrances, inévitables même dans les fautes les mieux justifiées. Si, comme le prétend Shakspeare, le cours de l’amour vrai ne fut jamais paisible, que dire de celui de l’amour illégitime avec ses cataractes mugissantes, ses tourbillons dangereux, et ses déplacemens de rives causés par la digue des lois et les barrières de l’opinion ?

Est-ce donc qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir de bonnes fortunes heureuses ? Si, mais c’est à des conditions que ne comportent guère d’ordinaire les aventures auxquelles est donné ce nom a la menteuse gaîté : celles de n’exister que pour l’âme et de se pas recevoir de réalisation charnelle. Le cœur n’est pas toujours libre de ses choix et de ses préférences ; il peut donc y avoir des désirs, même illégitimes dans leur principe, qui soient la source et l’occasion des plus nobles vertus. Ce n’est pas après tout la passion qui est un mal, c’est l’obéissance à la passion. Deux êtres séparés par des devoirs inexorables se sont rencontrés par hasard et se sont reconnu comme à la lueur d’un éclair une parenté d’âme qui les rendait dignes l’un de l’autre ; au lieu d’obéir à l’attrait qui les poussait à se rapprocher, ils se sont écartés de la faute à commettre comme d’une souillure et se sont fuis aussitôt comme deux ennemis, chacun emportant au fond du cœur une image ineffaçable et une tristesse où le repentir n’entre pour rien. Leur récompense est d’être hantés par ce souvenir comme par un bon fantôme qui les protége contre toute tentation analogue à celle dont ils ont triomphé. Tout désormais leur paraît vulgaire de ce qui ne répond pas à cet amour sans faiblesse sur lequel ils règlent leurs vies. Ils ne connaissent pas leurs noms, ils ne savent pas en quels lieux leurs destinées réciproques s’accomplissent, cependant ils agissent comme s’ils étaient placés sous le regard l’un de l’autre, qu’ils fussent tenus d’éviter tout ce qui pourrait leur faire perdre de leur mutuelle estime, et de rechercher au contraire tout ce qui pourrait augmenter leur amour. Véritable bonne fortune en effet celle-là, puisqu’elle est génératrice de noblesse et ouvrière de perfectionnement moral. Mais que viens-je donc d’écrire ? Est-ce par hasard une analyse de quelque théorie issue de Platon ou de quelque poème issu de Pétrarque ? Non, je viens de résumer très exactement, dans toute sa charmante délicatesse, une nouvelle qui est parmi les meilleures des Bonnes fortunes parisiennes, — les Amours d’un pierrot, dont le titre carnavalesque est probablement choisi à dessein pour faire contraste avec la chasteté du récit et tromper ainsi d’une manière piquante l’attente du lecteur.

Un étudiant qui est allé au bal de l’Opéra pour chercher des consolations au cruel chagrin d’un premier, mais vulgaire amour, y fait encontre d’un domino séparé de ses guides protecteurs par la cohue tourbillonnante des masques. Il a l’esprit de la deviner, la modestie de la respecter, et, après avoir coupé court au flux de ses galanteries burlesques, il s’est offert à l’accompagner hors de la salle. Le temps d’échanger quelques paroles, de la retirer du tourbillon et de la remettre en lieu sûr, et il emporte un amour qui durera autant que sa vie. Il a trouvé le dictame qu’il était allé chercher à l’Opéra contre les maux que font les mauvaises amours. Les années passent, le jeune étudiant devient un homme blessé au cœur d’un souvenir dont il ne veut pas guérir, et ne demandant de remède qu’aux joies austères et héroïques de la science et de l’action. Vaillant marin et grand explorateur, il devient l’ami et comme le fils d’un vieil amiral dont il sauve les jours en recevant à son compte les flèches qui lui étaient destinées. Un jour, à la fin d’une longue convalescence, le vieil amiral lui présente inopinément sa femme, et, surprise à la fois heureuse et cruelle, cette femme, c’est le domino dont l’image n’a plus quitté son âme depuis cette nuit dont le lendemain s’est fait attendre si longtemps. La destinée semble donc vouloir les unir, mais la souillure dont ils se sont écartés une première fois est encore là devant eux, menaçante et plus odieuse que jamais ; ils se regardent, se comprennent, et, sans échanger une parole, se dérobent de nouveau l’un à l’autre, malgré l’insistance de l’amiral qui ne peut comprendre le secret de cette apparente indifférence. Enfin le mot de l’énigme est découvert par celui-là seul qui a le droit de la connaître et qui unit à son lit de mort les deux amans par une clause formelle de ses dernières volontés, récompensant ainsi un amour dont il a été respecté. C’est un petit chef-d’œuvre de sensibilité et de passion noble que cette nouvelle, écrite et conçue dans une manière dont le roman contemporain nous a depuis longtemps déshabitués, qui débute avec la pétulance d’un récit de De Musset, — le De Musset des Deux Maîtresses ou de Mimi Pinson, — et continue avec la chasteté et l’élévation d’un récit d’Alfred de Vigny. Lisez-la en toute confiance, et si vous n’avez pas l’heur d’en être ému, ne vous en vantez pas trop haut, car ce serait une preuve ou que l’acide de notre littérature actuelle a déjà trop mordu sur votre goût, ou qu’il manque à votre cœur une certaine fibre sans laquelle on peut vivre assurément, mais qu’il vaut mieux avoir cependant, dût-on en souffrir comme le héros du récit.

Une autre nouvelle d’un ordre sinon plus rare, au moins plus exceptionnel encore que la précédente, nous montre un second genre de bonnes fortunes qui peuvent avoir une influence bienfaisante sur la vie, celles qui s’obtiennent à l’âge où l’on ignore la signification de ce mot si gai et si triste, les bonnes fortunes d’enfans, les meilleures de toutes. Celles-là au moins sont franches et pures, et celui qui en est favorisé, s’il avait l’art de s’interroger, aurait bon droit d’en être fier, car les arrière-pensées de l’égoïsme et du vice n’y entrent pour rien. Que la nature naissante y parle avec innocence ! que l’âme qui s’éveille y a de spontanéité ! C’est la limpidité d’un fleuve à sa source, la vivacité du premier rayon dans la fraîcheur du matin. Et qui ne sait l’heureuse action éducatrice de ces tendresses enfantines, et quels germes de pensées nobles, de sentimens délicats et d’habitudes décentes elles peuvent déposer dans les jeunes cœurs qui en sont touchés ! Le héros de la nouvelle de Stahl est un notaire qui n’a eu qu’une seule bonne fortune en sa vie, et cela à cet âge indécis où l’adolescence commencé sans que l’enfance soit achevée. Je ne gâterai pas par l’analyse ce charmant récit, lisez-le, et vous y verrez comment M. Pouff, — c’est le sobriquet donné au futur notaire par un oncle fantasque à cause d’une corpulence précoce qui permet de deviner en lui un futur émule de Lablache pour la majesté, — ayant été dans son jeune âge expédié sans mentor à des parens d’Allemagne, fit rencontre entre Verviers et Cologne de Mlle Loulou, jeune artiste chorégraphique, attachée à la troupe des célèbres petites danseuses viennoises qui eurent jadis un si grand succès ; comment les deux enfans lièrent connaissance avec la familiarité sans défiance de leur âge ; comment cette familiarité devint camaraderie à Cologne au déjeuner, amitié fraternelle au souper, amour dévoué sur la route de Leipzig, et comment, lorsqu’ils se séparèrent dans cette dernière ville, c’est-à-dire au bout de deux jours, ils en étaient à l’intimité confidentielle des vieux amans, le tout, cela va sans dire, en parfaite innocence. A quelque temps de là, la petite danseuse se brûla pendant une représentation où elle avait un rôle principal, et mourut après avoir écrit une lettre d’adieux désespérée à son ami Pouff, qui en eut une méningite, et, se consacrant à ce souvenir, passa de cet amour enfantin au mariage sans vouloir jamais connaître d’autre bonne fortune. C’est un vrai tour d’adresse que cette nouvelle, qui frise à chaque instant l’équivoque sans y tomber jamais, et fait penser à ces gravures naguère à la mode où l’on voyait des enfans, en costumes d’autrefois, faire la répétition des scènes galantes et mondaines de la vie élégante. Le personnage de la petite danseuse, avec son gentil argot, sa liberté d’allures et sa précoce expérience, communique à ce gracieux enfantillage un tour d’attachante étrangeté. Cela est d’une candeur épicée, d’une pureté montante, d’une chasteté relevée, tout à fait singulières ; une soupe au lait poudrée de poivre, une crème pimentée. L’entreprise était des plus délicates, elle a été exécutée avec un bonheur qui fait de cette petite nouvelle une chose tout à fait à part, sans analogie avec aucune autre œuvre connue de nous.

On a depuis longtemps remarqué que nos qualités et nos défauts dominans allaient en se débarrassant toujours davantage du voisinage de nos qualités et de nos défauts secondaires à mesure que nous avancions vers la vieillesse, jusqu’à ce qu’enfin ils restassent maîtres de l’âme entière. Ainsi en est-il chez Stahl du moraliste, qui est tellement l’homme même, qu’usurpant toujours sur les autres talens de l’auteur il a fini par confisquer à son profit le conteur et le romancier, l’homme d’esprit et l’humoriste. Autrefois il ne présentait sa morale qu’enveloppée et dissimulée dans des nouvelles et des romans, maintenant, sans renoncer à cette manière, il préfère une application plus directe et allant à son but par un chemin plus court. C’est qu’aussi il a changé de public en changeant d’âge ; jeune, il moralisait pour les jeunes gens, dans sa maturité il moralisait pour les amans et les époux, aujourd’hui il moralise pour les enfans. Depuis longues années déjà, il est l’éditeur en même temps que l’un des collaborateurs principaux de l’un des meilleurs recueils que l’on ait jamais entrepris chez nous à l’usage de l’enfance et de la première jeunesse, le Magasin d’éducation et de récréation. Parler de ce recueil comme il conviendrait nous mènerait plus loin que nous ne voulons aller aujourd’hui, car nombre d’œuvres qui sont parmi les plus appréciées de ces dernières années en sont sorties, le joli récit de la Roche aux mouettes de Jules Sandeau, une bonne partie de ce Livre des pères où Victor de Laprade a présenté une transformation si intime et si touchante de son talent élevé, et l’œuvre entière si amusante de Jules Verne qui demanderait à elle seule une étude à part. Pour aujourd’hui, nous n’avons à nous occuper de ce recueil que pour la partie qui en revient à Stahl, deux volumes qui ont été distingués par l’Académie française, et qui méritaient cet honneur, Morale familière et les Histoires de mon parrain.

Dans ces deux volumes, Stahl a su atteindre le but difficile de tout livre d’éducation d’une manière à la fois adroite et ferme, en répondant au goût du petit public auquel il s’adresse, sans faire aucune concession aux caprices de sa nature. On ne peut instruire les enfans qu’en les amusant ; aussi presque invariablement ceux qui entreprennent cette délicate besogne viennent-ils se heurter contre l’un de ces écueils, ou trop les instruire, ou trop les amuser. Si on cherche à trop les instruire, on les ennuie et ils se détournent du professeur ; si on les amuse trop, ils ne prennent que le plaisir et négligent la leçon qu’il était destiné à faire passer. Qui n’a pu remarquer en effet de quelle adresse sont doués les enfans pour séparer en toutes choses la partie qui est d’amusement de la partie qui est d’utilité ; dans les matières d’instruction en particulier, ils en agissent comme avec leurs tartines dont ils lèchent si dextrement les confitures ou le beurre en laissant le pain intact à la grande colère des mères et des sœurs aînées. Mettez par exemple des contes de fées entre les mains des enfans, et voyez avec quelle prestesse leur petite imagination en absorbera toute la partie amusante, c’est-à-dire le merveilleux, sans se soucier le moins du monde de la leçon morale qu’il enveloppe. L’important est donc d’arriver à faire manger à l’enfant le pain en même temps que les confitures, et c’est là le tour de force que Stahl parvient à accomplir dans les Histoires de mon parrain, et dans les contes et récits de la Morale familière, où la tartine a été si bien préparée qu’il est impossible à l’enfant d’en séparer la partie nourrissante de la partie flatteuse au goût. L’auteur y fait peu usage du merveilleux, bien qu’il l’aime beaucoup et s’en soit constitué le défenseur dans l’agréable notice qu’il a placée en tête de son édition de Perrault, et cherche moins à captiver l’imagination de son public qu’à éveiller sa raison et à émouvoir sa sensibilité par le spectacle de ses travers et de ses défauts, de manière à l’amuser à ses propres dépens. Traiter ses petits lecteurs en enfans aimés et non en enfans gâtés, Stahl, moraliste de l’enfance, est tout entier dans cette nuance. Des récits dont les enfans sont les personnages ne sont pas cependant une forme nouvelle dans la littérature consacrée au jeune âge, c’est ce qu’ont fait presque tous les auteurs qui ont cultivé ce genre, l’excellent Berquin en tête ; l’innovation de Stahl a consisté à transformer ces récits en véritables petits romans où les types de convention de la littérature enfantine, toujours uniformément les mêmes, le bon et le méchant enfant, etc., ont été remplacés par des caractères plus variés, plus originaux, plus près de la réalité, et étudiés avec le même soin que si. les acteurs étaient des hommes. Indiquons en ce genre le récit intitulé une Affaire difficile à arranger, où l’auteur nous raconte la querelle prolongée d’un petit Parisien et d’un petit provincial de Nice, et où les différences de caractères des gens du nord et des gens du midi sont rendus en miniature avec une exactitude parfaite. C’est assez dire qu’en consacrant son talent à l’enfance, Stahl en a conservé les meilleures qualités, et en effet il y a tel de ces contes, les Histoires rencontrées dans le brouillard, par exemple, qui peuvent être lues avec plaisir par les lecteurs de tout âge, et où l’on retrouvera tout l’humour et toute la fantaisie de ses anciennes productions.

La Morale familière va plus directement au but encore que les Histoires de mon parrain. Le livre se divise en deux parties, une partie de contes et de récits de courte haleine, tournant cette fois non au petit roman, mais à l’anecdote morale, à la parabole, à l’apologue à l’ancienne mode avec précepte à la fin ; une partie de conseils, de leçons, de caractères surtout, dont quelques-uns, — ceux du boudeur, du susceptible, du moqueur, — sont excellens, et mériteraient vraiment à l’auteur le titre de La Bruyère de l’enfance. Nous ne pouvons entrer dans l’analyse de chacun des chapitres de ce livre ; bornons-nous à en présenter l’esprit général. Il serait certes dommage que Stahl n’eût pas eu la pensée de s’occuper d’éducation, car il s’acquitte à merveille de cette tâche, témoin la parfaite lucidité avec laquelle il a su distinguer et mettre en relief la vertu qui est à la fois la base et le but de l’éducation, le respect. La fin de toute éducation en effet n’est-elle pas de nous apprendre à respecter, comme la fin de toute instruction est de nous apprendre à admirer, et ces deux mots ne comprennent-ils pas à eux seuls toute culture morale ? Stahl n’ignore pas que cette vieille vertu semble avoir perdu aujourd’hui beaucoup de son ancien prestige, et qu’elle est d’ordinaire regardée comme un reste suranné d’ancien régime, qui ne rencontre ses derniers adhérens que parmi les représentans des opinions conservatrices. Sans s’effrayer de ce mauvais renom cependant, il l’a mise au premier plan de sa morale familière, et en cela il a été bien inspiré par ses opinions démocratiques de longue date. Le respect en effet, qui est le fonds de toute morale sociale, est encore plus indispensable à une société démocratique qu’à toute autre, et doit y être d’un usage plus direct encore et plus étendu, car au lieu de s’attacher, comme autrefois, aux institutions même et aux rares personnes privilégiées qui les représentaient, il doit se généraliser comme la souveraineté nouvelle. A moins de ne jamais être que démagogie, turbulence intrigante ou anarchie féroce, sur quelle base une démocratie sérieuse pourrait-elle jamais s’établir, sinon sur le respect que l’homme doit à l’homme, respect sans lequel les trois mots qui composent ; la devise républicaine ne sont qu’illusion et mensonge ; car là où il n’est pas, la liberté reste sans garanties contre la fraude, et l’égalité est à chaque instant rompue au profit de la violence et de la grossièreté. L’ancienne société avait au moins un avantage sur notre nouvelle démocratie, c’est qu’elle avait vécu de longs siècles, et que par conséquent elle avait eu le temps de créer au grand complet son code de morale sociale, depuis les lois qui réglaient les rapports hiérarchiques jusqu’à celles qui avaient décrété les formes de la politesse et des manières ; c’est ce code qui manque à notre récente démocratie et qu’elle devra désormais travailler à se former, maintenant que ses principes semblent avoir partie gagnée. L’œuvre sera longue et difficile, et ce n’est guère que par l’éducation qu’on y parviendra. Tout cela, Stahl l’a compris avec intelligence et senti avec cœur, et tous ses préceptes d’éducation ne tendent à autre fin qu’à préparer l’enfant à cette forme nouvelle du respect, le respect que l’homme doit à l’homme, je répète à dessein cette formule, dont le sens intime ne saurait être rendu par aucune autre. Tel est, dans son expression la plus condensée, l’élixir de cette morale familière, à la fois très ancienne par ses principes et très nouvelle par ses applications, mélange sensé d’innovation et de tradition, dont nous aurons fait le plus grand éloge si nous disons qu’elle peut entrer dans toute famille française actuelle, monarchique ou républicaine, sans avoir à craindre aucun accueil de mauvaise humeur et sans s’y trouver en contradiction avec les doctrines essentielles que l’on y professe.

Il nous faut, pour être complet, signaler encore deux notices biographiques et critiques, l’une placée en tête d’une édition choisie des anecdotes et des opuscules de Chamfort, l’autre servant de préface à l’édition monumentale du Perrault illustré par Doré. La notice sur Chamfort fut écrite en partie en vue de combattre Sainte-Beuve, qui, dans une de ses Causeries du lundi, avait fort malmené ce bel esprit pessimiste ; nous regrettons d’avoir à dire à Stahl qu’à notre avis la victoire ne lui est pas restée, et que le jugement de Sainte-Beuve est d’une irréprochable justesse. Le grief de Sainte-Beuve contre Chamfort c’est d’avoir poursuivi la destruction de l’ancienne société avec autant d’acrimonie que s’il eût été au nombre de ses parias ou de ses victimes, et je ne sais trop comment Stahl pourrait le justifier à cet égard. Oui, Sainte-Beuve a raison, il est absolument sans excuses d’attaquer des gens chez lesquels on a tant dîné et aussi tant coqueté ; pour avoir ce droit, il aurait fallu que Chamfort n’eût pas partagé leurs mœurs, n’eût pas accepté leur patronage, ne se fût pas poussé par leur amitié ; en un mot, il aurait fallu qu’il eût été Spartiate autrement que d’opinions. J’ai quelque peine à comprendre aussi, je l’avoue, que l’esprit de Chamfort puisse être goûté d’un écrivain qui a si peu cherché la morale d’exception, et qui, même dans ses pages les plus attristées, a toujours su se garder des erreurs du pessimisme. L’esprit de Ghamfort, très réel, très profond et d’une incontestable originalité, marque une date et inaugure un genre ; révolutionnaire, ou pour mieux dire, révolté au plus haut point, il n’a plus rien de l’esprit de l’ancienne France, dont il est cependant si près, et il faut arriver jusqu’à nos jours pour lui trouver des analogues. Chamfort nous a donné du premier coup la monnaie d’or du même genre d’esprit, dont nombre de bohèmes parisiens plus ou moins célèbres nous ont donné la monnaie de billon ; regardez-y bien, c’est la même observation caustique et mordante, la même morale à l’eau-forte ou à l’emporte-pièce, le même pessimisme blessant avec intention, prenant pour victime l’interlocuteur ou le lecteur, comme si la tristesse des sentimens exprimés ne suffisait pas et qu’il fallût y joindre une cruauté faite pour en rendre l’intelligence plus douloureuse. Stahl a été plus heureux avec sa notice sur Perrault ; voilà au moins une admiration sur laquelle personne ne le chicanera et qui s’accorde mieux que la précédente avec la nature bienveillante et les préoccupations habituelles de son esprit.

Nous avons fini, et maintenant ne vous semble-t-il pas que nous avions raison de dire que Stahl avait sa physionomie bien à part dans la littérature contemporaine ? Dans un temps de discussions sans merci et d’audacieuses négations, où tous les principes ont été remis en question et toutes les doctrines rejetées au creuset, voilà un écrivain, engagé dans le tourbillon autant que personne, qui vient attester que la morale est une chose éternelle, indépendante des écoles, supérieure au courant de l’esprit public, et qu’elle doit être respectée de tous les systèmes et de tous les partis, car systèmes et partis ne sont que par elle, tandis qu’elle est sans eux et en dépit d’eux. Cet écrivain a prêché d’exemple sans se démentir à aucun moment de sa carrière : romantique, il n’a jamais admis que l’imagination et la passion eussent des droits contre la morale ; conteur et romancier, il a toujours tenu pour scandale de chercher le succès par des moyens qu’elle condamne ; démocrate, il n’a pas établi de différences sophistiques entre la morale qui doit être celle des sociétés nées du progrès nouveau, et la vieille morale qui s’est éveillée en même temps que la conscience de l’homme. Eh bien, je dis que c’est un spectacle peu commun et qui a son enseignement, celui d’apprendre à tout écrivain qu’il n’a rien à perdre et tout à gagner à cette constance aux principes éternels, car la vie et l’œuvre de Stahl y ont gagné une unité et une logique qu’on demanderait vainement à la vie et à l’œuvre de plus renommés et de plus puissans.


ÉMILE MONTÉGUT.