Esquisses littéraires - Charles de Mazade

Esquisses littéraires - Charles de Mazade
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 286-323).
ESQUISSES LITTERAIRES

M. CHARLES DE MAZADE

C’est pour ainsi dire un axiome parmi les honnêtes gens qu’aux approches de la vieillesse il faut s’inquiéter de régler ses comptes avec le monde, et les moralistes ont fait admettre depuis longtemps que le soir de la vie doit être employé à mettre en ordre les affaires de sa conscience. Il me semble que l’on devrait faire pour la vie de l’intelligence quelque chose de ce que l’on fait pour la vie des intérêts et la vie de l’âme. Là aussi nous avons à chercher l’emploi que nous avons donné à nos journées, à contrôler l’usage que nous avons fait de nos facultés, à établir la balance des services que nous avons rendus et des services qui nous ont été rendus ; là aussi nous avons nos créanciers sous la forme des amis qui nous ont accompagné de leurs sympathies, des patrons qui nous ont couvert de leur influence ou assisté de leurs conseils, des esprits qui ont eu part à nos destinées ou contribué à la direction de nos pensées ; nous avons aussi nos débiteurs moins faciles à connaître et à atteindre, moins utiles aussi à rechercher et à qui nous devons laisser le soin de faire les mêmes réflexions que nous faisons en ce moment. Lorsque nous commençons à descendre la pente des années tristes, nous ne tardons pas à nous apercevoir que nous n’avons plus du temps pour toutes choses. Les loisirs que nous fait alors une solitude toujours croissante, la maladie de plus en plus pressante les abrège et les réduit à quelques bonnes heures, et à quoi mieux consacrer ces bonnes heures qu’à ces devoirs de reconnaissance intellectuelle ? Lorsque tout va bientôt nous quitter, ce n’est plus le moment d’être curieux de nouveaux visages et de nouvelles formes d’esprit, c’est plutôt l’heure de nous serrer davantage auprès de ceux que le temps nous laisse encore, qui ont pensé comme nous, combattu pour les mêmes causes, partagé les mêmes espoirs et quelquefois les mêmes déceptions et les mêmes tristesses. Chaque génération, à mesure qu’elle vieillit, est ainsi amenée de plus en plus à s’occuper avant tout d’elle-même, et ce n’est que raison. De qui attendrons-nous équité sinon de ceux qui, ayant fait côte à côte avec nous le voyage de la vie, n’ont aucun intervalle à parcourir pour rejoindre nos opinions, ni besoin d’aucun effort pour atteindre au secret de nos actions ?

C’est un devoir de cette sorte que nous voudrions remplir aujourd’hui envers un homme bien connu de tous nos lecteurs, et dont une longue fréquentation nous a appris à aimer la personne autant qu’à goûter l’esprit. Nous entreprenons d’autant plus volontiers cette tâche sympathique qu’en l’accomplissant il nous semble faire justice non à un seul écrivain de mérite, mais à une génération entière. La génération à laquelle appartient M. de Mazade n’a pas en effet été gâtée par le sort, et je doute que dans toute notre moderne histoire on en trouve une autre qui ait été aussi cruellement refoulée et inexorablement comprimée. Tout lui a été contraire, les événemens, les hommes, les nécessités sociales. Née, élevée et grandie sous la tutelle de régimes de sage liberté dont elle se promettait d’être l’héritière, elle essayait à peine ses premiers pas lorsqu’éclatait à l’improviste la révolution de février qui, la rejetant hors de la voie tracée d’avance toute grande devant elle, commença par dérouter la logique de ses plans. Sans renoncer à ses espérances, il lui fallut au moins les ajourner indéfiniment, et, tout étourdie du coup qui la frappait, chercher à ne pas errer à l’aventure au milieu de la mêlée confuse des partis, et à garder une attitude sagement expectante en face de l’obscurité des événemens. Chose mal commencée devant nécessairement mal finir, la révolution de février expirait au bout de trois années sous le coup d’état de décembre. A tout gouvernement qui s’établit il faut des acteurs nouveaux, et le coup d’état en introduisit de nombreux sur la scène politique ; mais outre que ces acteurs se tirèrent presque tous d’élémens très particuliers, la génération dont nous parlons n’eut ni pouvoir ni désir de bénéficier d’un changement politique qui la rejetait plus loin encore que la révolution de février de sa droite ligne libérale. Un régime de gênante compression s’établit auquel la masse de la société d’alors, encore mal remise des chaudes alertes de février et de juin, ne marchanda ni les approbations, ni les complaisances. La crainte d’une politique hydrophobe fit mettre en vigueur un système général de muselières dont les muets ne se plaignirent pas, mais dont s’accommodèrent assez mal tous ceux qui se sentaient quelque voix. Nul groupe social ne souffrit davantage de cette suspension des libertés publiques que les nouveaux venus à la vie qui se trouvèrent chargés d’expier les sottises qui les ruinaient et dont ils étaient aussi innocens que l’agneau de La Fontaine est innocent des méfaits dont l’accuse le loup. C’est ainsi que nous avons tous eu à cette époque à payer pour les excès de langage des affreux petits rhéteurs dénoncés du haut de la tribune par M. de Montalembert et pour les excentricités d’action de la vile multitude de M. Thiers, laquelle, après avoir bouleversé l’ordre public par l’incandescence de ses passions, regardait avec une tranquille complaisance des vainqueurs heureux confisquer cette liberté compromise par elle. Le camp naturel de refuge de la nouvelle génération libérale était celui des partis vaincus ; mais là encore elle ne trouvait ni grand appui, ni utiles conseils. Les événemens l’avaient trop désabusée de certaines éminentes sagesses pour qu’elle pût se ranger aveuglément sous leurs drapeaux et se soumettre à leur direction en toute naïve docilité. Il était difficile à des jeunes hommes qui avaient assisté à la révolution de février de se persuader qu’ils ne portaient pas la peine des fautes commises par ces sagesses et de se contraindre assez sévèrement pour ne pas laisser échapper, en y mettant toutes les réserves convenables, qu’à leur humble avis elles avaient quelquefois failli. Repoussée de la vie publique par le régime triomphant, condamnée à l’isolement par les différences d’appréciation politique qui la séparaient des partis vaincus, force fut donc à cette génération de rester de longues années dans un état de malfaisante stagnation et d’y grelotter d’inaction, ou de chercher pour l’emploi de ses facultés toute sorte d’occupations prudentes incapables d’attirer sur elle l’attention des puissans ; questions innocentes, littératures exotiques, généralités inoffensives.

Des jours plus démens vinrent enfin à luire après la campagne d’Italie, mais elle n’en retira pas d’autre bénéfice que la satisfaction à peu près purement platonique de pouvoir dire plus librement sa pensée sur des événemens auxquels elle assistait en spectatrice passive. Un instant cependant, lorsqu’il fut question d’empire constitutionnel, on put croire que ceux des hommes de cette génération qui n’avaient pas été tout à fait brisés par les mécomptes de cette longue attente pourraient prendre enfin une tardive revanche sur la destinée ; mais à peine cette réparation de la dernière heure était-elle entreprise que ces minces espérances disparaissaient dans l’abîme de la guerre de Prusse. La république en succédant à l’empire va peut-être enfin lui créer cette scène qui lui a été jusqu’alors refusée. Si quelques-uns ont eu cette illusion, elle a dû être de courte durée. Tandis qu’en effet elle moisissait dans son inertie forcée pendant les vingt années de l’empire, une nouvelle génération était née, avait grandi, et se trouvait prête à point pour bénéficier en masse de cette nouvelle révolution dans de meilleures conditions que sa devancière, c’est-à-dire en portant dans la vie publique une ardeur plus entière, des espérances moins craintives, une fermeté moins émoussée, une confiance moins susceptible de scepticisme. Il y a des situations politiques qu’il est désavantageux d’aborder avec trop de prudence et qui réclament des âmes toutes neuves, et c’est peut-être le cas pour la situation actuelle. « Nous avons été ruinés deux fois, la première fois à l’époque des semailles, la seconde fois à l’époque de la moisson, » nous disait récemment un peintre de genre du talent le plus lin qui n’a pas eu trop à se louer de la fortune, et ce mot résume avec un pittoresque bonheur d’expression la malencontreuse histoire de la génération dont nous venons d’esquisser la maussade destinée, et dont notre cher collaborateur Charles de Mazade est aujourd’hui un des survivans les plus distingués.

Laissons-le s’introduire lui-même, nous dire lui-même d’où il vient et ce qu’il est. Il l’a fait excellemment dans quelques lignes à nous adressées en réponse à une demande de renseignemens biographiques précis. Bornons-nous à transcrire ces lignes ; nous ne saurions dire aussi bien et avec autant d’autorité :


« Mon histoire n’est guère compliquée ; c’est l’histoire d’un homme de travail. Tout ce que je puis vous dire, c’est que ma famille a toujours eu quelque considération dans le Midi. Mon grand-père avait été de la convention pour la Haute-Garonne. Mon père était un magistrat de la vieille roche, de la haute tradition, qui a laissé des souvenirs d’honneur dans le pays ; c’était l’intégrité même dans la douceur. Il avait été procureur du roi à Castel-Sarrazin, où je suis né ; il est mort président à Moissac après 1830. Je m’en souviens à peine. Détail singulier, mon père avait été après 1815 à Castel-Sarrazin le protecteur de M. Troplong, qui n’était alors qu’un petit maître d’études, et il avait contribué à faire sortir de là le futur président de la cour de cassation et du sénat. Ma mère était aussi la fille d’un magistrat qui avait été de la première assemblée législative, puis président de la cour criminelle à Auch, puis conseiller à Agen. C’était une femme de grande et simple vertu, très pieuse et très tendre. Veuve jeune encore, elle m’a élevé par la confiance et l’affection plus qu’autrement. Elle m’a laissé des traces indélébiles. Je l’ai perdue il y a déjà vingt-cinq ans. Elle est morte à Flamarens (Gers) où je garde encore la modeste maison de famille. C’est là que j’ai vécu et que j’ai grandi, mon pauvre ami, devant beaucoup à ma mère. J’avais commencé mon droit à Toulouse, très jeune, vers 1840. C’est après cette date que je suis venu à Paris, où je me suis trouvé seul chargé de ma petite destinée, cherchant peu les protections. J’avais écrit vers 1843 ou 44 quelques articles à la Presse. Sainte-Beuve, que j’avais rencontré par hasard, me tira de là et m’appela à la Revue. Il n’y eut pas dix paroles échangées entre Buloz et moi pour mon entrée, et depuis vous savez l’histoire ; nous avons presque toujours vécu côte à côte… »


L’autobiographie est courte, mais pour quiconque a connu familièrement Charles de Mazade, elle révèle d’emblée la nature de son caractère et le secret de sa destinée littéraire. Charles de Mazade, on le voit, a des origines, et nous en savons plus d’un qui a fait hardiment sa poussée en ce monde sans pouvoir se recommander d’aussi honorables souvenirs. Ces souvenirs, cependant, il n’a jamais essayé à aucun moment de sa vie de les utiliser. Charles de Mazade est le simple fils de ses œuvres, il s’est fait lui-même ce qu’il est par la seule force de son mérite et la seule persévérance de son travail. Comment donc ! il a eu un grand-père ayant siégé dans la convention, un autre ayant siégé dans la première assemblée législative, et il ne lui est pas venu à la pensée de se faire un titre de ce qui a été pour tant d’autres l’unique skibboleth qui à l’origine leur a ouvert les portes de la fortune et du pouvoir ! Comment ! ses parens les plus proches ont appartenu à cette magistrature française où l’esprit de corps était naguère encore si puissant, et il n’a pas eu la moindre velléité de rechercher les protections que cette circonstance appelait naturellement. Comment ! le tout-puissant président du sénat sous Napoléon III était l’obligé de son père, et nous n’avons jamais appris qu’il eût réclamé auprès de cet influent débiteur le prix des services passés ! On trouverait difficilement, même parmi les plus probes, beaucoup d’hommes ayant le courage de se refuser ainsi le bénéfice de leurs antécédens sociaux. Nous le connaissons assez pour pouvoir nommer le mobile qui le guidait en agissant ainsi : c’était l’ambition si digne d’un véritable écrivain de conserver intacte l’indépendance de son caractère et la liberté de ses jugemens. Protection appelle naturellement dépendance, patronage accepté implique obéissance subie, qui dit parti dit discipline, et la discipline ne va pas sans un sacrifice volontaire des mouvemens les plus personnels de notre âme, et il suffit enfin de prononcer le mot de coterie pour évoquer l’idée de l’asservissement le plus complet dans les chaînes les plus étroites, ou de l’idolâtrie la moins digne devant les égoïsmes les moins scrupuleux. Tout cela, personne peut-être de notre temps ne l’a mieux compris que notre cher collaborateur, et c’est pourquoi on ne l’a jamais vu à aucune époque l’homme d’une coterie. Toujours il a su tenir sa pensée exempte de ces exagérations que les partis réclament de nous, triomphans sous la forme d’adhésion sans réserve à leurs excès de pouvoir, vaincus sous la forme d’apologies sans réserve de leurs erreurs et de leurs fautes. Écrivain politique il n’a jamais reçu de mot d’ordre, critique littéraire il n’a jamais éteint son opinion pour ménager une influence chatouilleuse, sûr qu’il était de ne blesser que ceux qui se blesseraient de la vérité. Peut-être aussi est-il vrai d’ajouter que cette indépendance a été bien servie par les instincts qu’il tenait de son origine méridionale, c’est-à-dire une vertueuse indolence qui le laissait sans empressement pour courir après les choses peu dignes d’être poursuivies, et une spontanéité de franchise qui lui interdisait d’abandonner son opinion en face des circonstances ou de la taire en face des personnes. Les méridionaux, en effet, nous leur rendrons cette justice qu’on ne leur reconnaît pas assez, sont par leurs qualités et par leurs défauts à la fois plus naturellement portés peut-être à l’indépendance que les hommes du nord, car, si la violence de leurs passions en a fait de tout temps les séides les plus fanatiques et les plus aveuglément dévoués, leur mélange de lenteur et d’impatience en fait d’un autre côté les caudataires les plus maladroits. Nous ne croyons pas que notre ami Charles de Mazade soit jamais pour démentir la vérité de cette observation.

La question d’origines est toujours d’une importance considérable pour tout homme distingué, et nous croyons bien que pour Charles de Mazade cette importance, sans être capitale, a été très réelle. Nous serions en effet assez enclin à attribuer à ces origines la forme très particulière de modération qui est propre à son esprit. Quoiqu’il ait perdu ses ascendans de bonne heure, il a recueilli des souvenirs, des traditions lui ont été transmises. L’esprit qui régnait dans le milieu où il est né, nous pouvons sans peine le deviner, était cet esprit à la fois conservateur et libéral qui a toujours dominé dans la magistrature et qui tient à ses fonctions. Quiconque a pris plaisir à observer la diversité des formes que revêtent les mêmes opinions, selon les différentes conditions humaines, aura pu remarquer que les hommes appartenant ou ayant touché à la magistrature sont beaucoup plus sensibles aux nécessités sociales qu’aux intérêts politiques des partis. Plus que les hommes des autres conditions, ils ont le sentiment que le cours des sociétés ne doit jamais être interrompu, et que cette permanence sociale doit être maintenue même contre les entraînemens les plus légitimes ou les espérances les plus voisines de la certitude d’une heureuse réalisation. Un militaire ne redoute pas toujours la suspension de l’ordre général, s’il croit y voir un avantage à venir pour la société ; un ecclésiastique, loin de la redouter, la désirera peut-être, si par ce moyen des intérêts d’ordre moral supérieur peuvent mieux être sauvegardés ; un magistrat n’y consentira jamais qu’avec honte et en se voilant la face. Les magistrats sont donc tenus d’être à la fois libéraux contre les conservateurs et conservateurs contre les libéraux, afin de sauvegarder les intérêts généraux de la société. De là d’ordinaire chez eux peu d’entraînement enthousiaste pour les principes absolus et les idées pures, et peu de dévoûment aux personnes, princes ou multitudes ; aussi, lorsque leur politique est par hasard passionnée, ce qui se voit quelquefois, ne leur en sait-on que peu de gré, cette passion se portant beaucoup plus sur cet être de raison qui s’appelle l’ordre social que sur aucun être vivant et aimant pouvant la récompenser. Eh bien ! je dirai que notre ami Charles de Mazade me semble avoir beaucoup marqué sa critique et sa littérature politique de l’empreinte de cet esprit-là. A la fois conservateur et libéral, il n’a jamais cherché à être plus conservateur que la société générale ne demandait à l’être, et plus libéral que le temps ne le permettait. Dans les nombreux événemens qui se sont succédé devant lui, et qu’il a dû juger et commenter, il n’a jamais vu que des phénomènes qui étaient acceptables ou inacceptables, non selon qu’ils flattaient telles ou telles espérances ou favorisaient telles ou telles doctrines, mais selon qu’ils étaient susceptibles d’être approuvés par la logique et mis en accord avec l’ordre général. Sa modération s’accommode mieux des résultats des choses que de leurs principes ; il sera toujours plus sensible à un beau livre qu’à la doctrine qui l’a produit, et plus porté à soutenir une bonne mesure politique qu’à se faire le champion de la théorie d’où elle est sortie. Nous ne l’avons jamais connu très ardent sur les questions de personnes et d’écoles, mais nous l’avons vu maintes fois se passionner pour des questions de situations politiques et littéraires. Ne remarquez-vous pas cependant combien il est vrai que le meilleur de nous-mêmes est la partie qui nous en a été transmise, et combien est profonde cette pensée du poète Wordsworth : « L’enfant est le père de l’homme, » puisque, ayant à faire mention des influences premières qui ont contribué à former l’esprit de notre collaborateur, nous avons été amené par cela seul à mettre en pleine lumière quelques-unes des qualités les plus dignes d’estime de son caractère et de son talent.

Les intelligences les plus sensées et les plus nettes ont à leurs débuts leur heure d’incertitude et de tâtonnemens. Cette heure fut courte pour M. Charles de Mazade ; elle a existé cependant. Les lecteurs habituels de cet esprit si judicieux apprendront peut-être avec quelque surprise qu’il débuta en 1843 par un volume d’Odes qui eut l’honneur de deux éditions, et dont nous avons nous-même ignoré l’existence jusqu’au jour où nous avons été appelé à parler de son auteur. Ce volume, recueil de vers bien faits sur des sujets nobles, n’a certainement pas de chef-d’œuvre inconnu à nous révéler, bien que quelques-unes de ces odes soient, comme la première, presque belles par la justesse du mouvement lyrique, ou tout à fait touchantes, comme la pièce intitulée le Vieillard, écho ému et respectueux de la sagesse attristée de l’un ou l’autre de ces deux aïeuls qui avaient traversé la tourmente révolutionnaire ; il mérite pourtant d’être mieux que mentionné en passant, car à quiconque a eu la bonne fortune de connaître notre collaborateur, il le montrera tout formé déjà et avec quelques-uns de ses caractères les plus persistans. Qu’elle est par exemple un vrai et fidèle résumé, par anticipation, de toute la vie littéraire de l’auteur, cette épigraphe au vaillant laconisme qu’il a placée en tête de son recueil, Perseverando ! Persévérer en effet, personne ne l’a mieux su que M. de Mazade, personne n’a jamais moins connu les impatiences et les lassitudes inhérentes à toute carrière littéraire, n’a mieux porté le joug du travail avec une dignité plus calme et trahissant moins la fatigue, ni moins récriminé contre la longueur de la route et la courte durée des relais. Et cette brève préface par laquelle s’ouvrait le volume et où le jeune débutant exposait ses opinions sur la vraie nature de la poésie et la vraie mission du poète, qu’elle donne bien par avance la clé de ses jugemens critiques ! Selon lui, la poésie moderne faisait fausse route en s’engageant dans une voie personnelle et intime où elle n’avait à espérer le succès que par le scandale de misères morales cyniquement mises à nu, racontées avec une indiscrétion frivole ou glorifiées avec une complaisance coupable. La vraie mission de la poésie était au contraire « d’entretenir le culte des choses grandes, des choses belles, qui font souvenir l’homme de l’image à laquelle il a été créé, » en sorte que les sujets du poète devaient être extérieurs à lui quant à la matière, et libres d’égotisme quant à l’émotion. Pour répondre à cette théorie, le jeune poète avait fait choix de l’ode, le plus impersonnel des genres lyriques, et lui avait imposé la tâche de célébrer, avec une impartialité qui ne tînt compte ni de ses préférences personnelles, ni des préjugés des partis, les dramatiques infortunes et les augustes spectacles de notre moderne histoire, la fédération, Marie-Antoinette, les Girondins, Charlotte Corday, André Chénier, le roi de Rome, les funérailles de l’empereur.

Il y en aurait long à dire sur cette théorie, moralement irréprochable et vraie dans une large mesure, mais qui, selon nous, est loin d’être juste quand elle est posée d’une manière trop absolue. On pourrait répondre à notre ami que toute poésie qui n’a pas sa source dans le cœur même du poète est au contraire toujours menteuse par quelque endroit, que pour cette raison même, l’ode, en dépit de quelques illustres exemples, est le plus artificiel des genres lyriques, et, malgré la flamme dont il est convenu qu’elle brûle, le plus pauvre en œuvres réellement inspirées, que les plus grands lyriques qui ont pratiqué ce genre ne contredisent pas cette opinion, car le père même de l’ode, Pindare, n’a toute sa grandeur que lorsque, glissant hors de son sujet, il redevient personnel autant qu’un moraliste ancien pouvait l’être, et que l’originalité d’Horace est précisément d’avoir associé les sentimens les plus intimes et les plus délicatement scabreux de son âme aux sujets légendaires ou mythologiques qu’il choisissait. Toutefois, si l’on se reporte à l’époque où ce recueil et sa préface furent composés, si l’on se rappelle le troupeau des sectateurs maladifs de Joseph Delorme, l’armée des byroniens à la misanthropique outrecuidance, la bande turbulente des imitateurs d’Alfred de Musset, on se dit qu’on aurait alors pensé par réaction comme le jeune auteur, car il y a une heure où toute théorie est vraie, l’heure où son contraire est effrontément et scandaleusement professé. Sous la tentative poétique, l’observateur attentif et sensé des mouvemens de la littérature contemporaine perce donc déjà et se laisse reconnaître. Et cette théorie de l’impersonnalité, ainsi professée dès l’origine, est, si l’on y prend garde, un indice bien marqué de la nature d’esprit qu’il a porté dans la critique et le jugement des choses contemporaines. Si, comme le disait Pascal, le moi est haïssable, nul parmi nos confrères n’a su échapper mieux que Charles de Mazade à ce tyrannique défaut.

Cette tentative poétique fut sans résultats fâcheux, je veux dire par là qu’elle n’engagea le talent de notre auteur dans aucune fausse direction. Un esprit aussi judicieux ne pouvait tarder à s’apercevoir qu’en s’obstinant à de telles entreprises il ne s’estimait pas à sa vraie valeur, et que des vers agréables ou faciles ne vaudraient jamais d’excellente prose comme celle dont il se sentait capable. Ses véritables débute se firent donc dans cette Revue même, où il entra en 1846 par un article sur le poète italien Niccolini. Il n’y eut pas, nous a-t-il dit, dix paroles prononcées entre lui et le directeur de la Revue, et rien ne peint mieux que ce petit fait l’homme éminent que nous avons perdu et qui nous a guidés si longtemps. On dit que la malveillance est clairvoyante ; il faut croire cependant qu’elle se trompe quelquefois, car les jugemens que nous lui avons entendu porter sur notre défunt directeur avaient invariablement le défaut de frapper à côté de la vérité. La Revue, disait-on, était inabordable ; il n’y a jamais eu au contraire de publications dont l’abord fût plus facile, pour peu qu’on eût quelque chose de sérieux ou d’utile à proposer. La Revue, disait-on encore, était fermée aux jeunes gens ; or cette assertion était d’une insigne fausseté, nous n’en voulons pour preuve que l’exemple même de M. de Mazade. Voici un jeune homme qui se présente, un jeune homme sans titres, sans précédens littéraires, sans recommandations influentes, un inconnu en un mot, mais le coup d’œil sûr du maître sait distinguer en un instant le sérieux et les ressources d’esprit de cet inconnu, et d’emblée, sans lui laisser faire antichambre, sans le soumettre à un stage quelconque, il lui ouvre les portes de son recueil. Et avec combien d’autres n’avons-nous pas vu le même fait se renouveler ! Les talens inconnus et les débutans pouvaient d’autant mieux l’aborder que je n’ai pas connu d’homme qui offrît à un pareil degré la garantie de l’impartialité. Rien au monde, absolument rien, ne pouvait influencer la liberté de son jugement. Sans préjugés sociaux d’aucune sorte, l’opulence ou la pauvreté, les blasons ou l’obscurité des écrivains lui importaient peu ; il n’était à cet égard sensible qu’au talent, mais il l’était à un point de délicatesse et de finesse qui étonnait chez une aussi vigoureuse nature. Il passait pour tyrannique, et il l’était en effet terriblement pour les virgules mal placées et les coquilles d’imprimerie ; cependant ce tyran était pour les jeunes écrivains un rare protecteur, car en leur ouvrant les pages de la Revue il ne leur ouvrait pas seulement la carrière, il la leur donnait toute faite dès le premier jour. La preuve en est encore dans notre ami de Mazade, dont la position était si bien établie dès son entrée à la Revue qu’il n’y a jamais eu pour lui nécessité à changer de place, et que toute sa vie littéraire s’est écoulée dans le lieu même qui avait vu ses débuts.

Ces débuts justifièrent pleinement la sûreté de jugement du directeur de cette Revue. Dès le premier jour il se présenta à nos lecteurs avec toutes les qualités d’un vétéran de la littérature, maître d’une forme à la fois sans inégalités et sans faiblesses, expert dans cet art difficile de grouper ses idées en succession logique qui s’appelle l’art de la composition. Il était de ceux qui entrent en lice si bien munis et préparés qu’ils atteignent le but du premier coup et n’ont pour ainsi dire plus à progresser. Il ne révéla cependant pas tout d’abord cette variété d’aptitudes qu’il a montrée par la suite, et pendant d’assez nombreuses années il limita son domaine, se partageant à peu près également entre la critique littéraire courante des œuvres françaises et l’Espagne, dont il connaissait à fond la littérature et l’histoire, et dont il comprenait le génie non-seulement par l’étude, mais par cette sorte d’affinité instinctive du méridional qui s’est plus d’une fois fait jour dans notre histoire littéraire, et qui, au moyen âge par exemple, rapprocha les races voisines au point de ne permettre qu’une même littérature aux Languedociens et aux Catalans. Le résultat de ces premières années d’études nous est présenté par le volume intitulé l’Espagne contemporaine, série d’esquisses séparées, mais issues d’une pensée commune qui leur sert de lien assez étroit pour en faire les divers chapitres d’un tableau général de l’âme espagnole dans notre siècle. La lecture n’en est pas seulement des plus instructives, elle en est des plus attachantes et des plus agréables. Un souffle contenu de jeunesse circule doucement dans ces pages et en tempère la gravité ; on sent que, lorsqu’il les écrivit, l’auteur était voisin des années heureuses. Un sentiment catholique plus vif qu’on ne le rencontre dans ses écrits postérieurs s’y fait aussi remarquer, et ce sentiment n’est pas commandé par la seule nature du sujet, il fixe une époque où le méridional, plus proche des influences de l’éducation, restait en lui plus entier et n’avait pas encore été entamé par les courans du siècle et la longue vie parisienne. Ce livre, dont les matières sont classées avec art, s’ouvre par un récit de voyage, court et substantiel résumé des impressions de l’auteur, sans fantaisie pittoresque, mais riche en observations précises où sont exposées les lacunes politiques, sociales, morales qui laisseront l’Espagne en proie à l’agitation jusqu’à ce qu’elles soient comblées, et se termine par une peinture brillante de la persistance des mœurs populaires et de la résistance inconsciente qu’elles opposent à l’esprit de révolution ; entre ces deux pôles ennemis de l’état moral de la péninsule se présentent les personnalités les plus éminentes de l’Espagne à l’heure où écrivait notre ami, politiques, philosophes, poètes, publicistes, Narvaez, don Jaime Balmès, Donoso Cortès, le duc de Rivas, Breton de Los Herreros, Espronceda, José de Larra. Il manque bien un ou deux noms célèbres pour que la galerie soit au complet, et nous regrettons en particulier de n’y pas voir figurer celui de don José Zorilla, mais, hélas ! c’est un des inconvéniens de notre vie d’essayistes que, sans cesse sollicités par la diversité des sujets, il nous est rarement possible d’épuiser sans nous détourner une même matière.

Rien d’ébauché ni d’incomplet dans cette galerie, ce sont tous portraits achevés, peints sans hâte d’un pinceau qui sait appuyer, et par ces mots nous définissons exactement la manière propre à l’auteur dans ce genre difficile du portrait littéraire. Il y en a là de presque classiques par la sévérité des lignes, comme celui du duc de Valence, de froids et d’austères, comme celui de Balmès, de noblement mélancoliques et de tout à fait aimables, comme celui du duc de Rivas, de chatoyans et de bigarrés, comme celui de Larra ; tous sont différenciés par la seule insistance de l’auteur à nous expliquer chacun de ses modèles trait par trait jusqu’à ce que notre esprit en ait reçu une exacte et entière empreinte. Charles de Mazade ne pose pas dramatiquement ses personnages et ne les met pas en action comme tel essayist naguère célèbre, il ne cherche pas comme Sainte-Beuve à fixer la ressemblance en laissant tomber un point lumineux sur quelque grâce particulière ou en faisant ressortir un trait saillant par un habile effet de clair-obscur, il ne moralise pas à leur sujet comme Saint-Marc Girardin. Ses figures valent par elles-mêmes sans le secours des accessoires, des fonds, des costumes et des attitudes, sans artifices, ni trompe-l’œil, ni simulacres de la vie, et nous offrent pour garantie de leur ressemblance la neutralité judicieuse du peintre plus ambitieux de reproduire fidèlement l’image de son modèle que de détourner au profit de son art une partie de l’intérêt qu’il cherche à lui créer. Pour prendre des points de comparaison susceptibles d’éclairer notre pensée, disons que ses portraits sont à ceux de ses émules ce que les produits de l’art d’un Holbein ou d’un Clouet sont aux produits de l’art d’un Van-Dyck ou d’un Titien, et l’on sait si les premiers sont moins fidèles à la vérité que les seconds. Notons cependant une exception importante aux observations qui précèdent : le portrait de Donoso Cortès, écrit avec une éloquence affectueuse où se trahit le zèle d’un ami qui est entré dans l’intimité d’une belle âme et a eu part à ses confidences, suffit pour nous prouver que cette neutralité habituelle au peintre est volontaire et qu’il sait l’échanger contre une personnalité plus accentuée lorsque la sincérité et l’équité du juge ne doivent pas en souffrir.

Cette méthode n’est pas sans inconvéniens. A force de se concentrer sur la figure même qu’il s’agit de peindre, de se refuser le bénéfice des suggestions de pensée, des comparaisons et des souvenirs qu’elle serait susceptible d’éveiller, il peut arriver qu’on la prive de ces associations par lesquelles elle pourrait se relier plus étroitement à la littérature du passé et qui permettraient de remonter souvent à l’origine cachée des inspirations du poète ou de retrouver la filiation des idées de l’écrivain. Je prends quelques exemples dans ce volume de l’Espagne contemporaine. Dans l’étude sur le noble et sympathique duc de Rivas, M. de Mazade nous a donné une saisissante analyse du beau drame intitulé Don Alvaro, ou la force du destin, et cependant il l’a jugé avec trop de timidité, faute de se reporter aux exemples de là littérature passée qui en justifiaient la violente excentricité. S’il est une œuvre contemporaine où le génie dramatique espagnol nous paraisse avoir été ressaisi à sa source, c’est bien celle-là, car le scenario en est digne de Calderon même, et en vérité l’inspiration première en sort visiblement. Comment M. de Mazade, qui est si versé dans la littérature espagnole, n’a-t-ii pas reconnu que ce don Alvaro, jettatore chevaleresque, condamné par le destin à tuer tous ceux qu’il aime, est, en dépit de sa loyauté, singulièrement proche parent du don Eusebio de la Dévotion à la croix, assuré d’être sauvé malgré tous ses sacrilèges et ses crimes ? Les effets du destin sont inverses dans les deux pièces, mais la donnée fondamentale est la même, le ressort dramatique principal est le même, la morale superstitieuse qui en est à la fois le principe et la conséquence est la même, l’impression d’effroi révolté qui en résulte est le même. En parlant d’Espronceda, M. de Mazade a nommé les grandes influences d’où sont sortis ces poèmes ; il est une origine plus cachée cependant qu’il ne me semble pas avoir connue. Ou je me trompe fort, ou le héros du Diable monde, ce Liborio échappé de la prison de la mort pour revivre sous le nom d’Adam et porter le fardeau d’une immortalité cruelle, destinée à lasser et à désespérer son âme du spectacle éternellement renouvelé des crimes de l’humanité, n’est qu’une transformation heureuse et neuve de l’épilogue saisissant de l’œuvre ignorée de Grainville, le Dernier Homme, épilogue où l’on voit Adam, condamné par la justice divine à vivre jusqu’à la mort de son dernier descendant afin de suivre dans sa postérité les conséquences de sa faute, pousser un soupir de délivrance en apprenant que c’en est fait de sa race. Enfin, en nous parlant de José de Larra, comment M, de Mazade n’a-t-il pas remarqué que l’entretien satirique intitulé la Nuit de Noël n’est pas une fantaisie philosophique suggérée par le souvenir des saturnales, qu’elle est une traduction, ou s’il l’aime mieux une adaptation très piquante sans doute, mais très fidèle et se tenant très près du texte, d’une œuvre littéraire célèbre directement inspirée par ces mêmes saturnales, la fameuse satire d’Horace où l’esclave Dave profite de la licence autorisée de cette fête populaire pour faire la leçon à son maître le poète ? Voilà bien des chicanes. Après tout, chaque mode de critique a ses inconvéniens et ses avantages, et notre ami de Mazade pourrait nous répondre que la critique qui se donne le droit de battre les buissons en toute liberté s’expose singulièrement à grossir les analogies et les ressemblances qu’elle ne peut manquer de découvrir, et peut-être en effet est-ce là ce que nous faisons en ce moment.

Un second ouvrage, les Révolutions de l’Espagne contemporaine, est consacré à nous montrer une Espagne moins aimable que la précédente. Dans ce livre, écrit pour la Revue à mesure que les événemens se déroulaient, l’auteur suit période après période les déconcertantes évolutions de la politique espagnole entre l’insurrection de 1854 et la chute de la reine Isabelle en 1868. Il a réussi à exposer avec clarté l’imbroglio confus de ce long drame de cape et d’épée qui n’a d’héroïque que le court intermède de la guerre du Maroc, et la tâche n’était point facile, tant cette mêlée étroitement pressée de révolutions sans scrupules et de réactions sans bon sens supporte difficilement d’être expliquée et racontée selon les lois de la logique ordinaire. C’est la marque d’une habileté peu commune que d’être parvenu à nous intéresser à un spectacle devant lequel il est impossible de se prendre d’une sympathie quelconque pour aucun des acteurs. Une monarchie sans sincérité sérieuse, obligée chaque soir à des promesses qu’elle essaie de reprendre chaque matin, une armée sans discipline générale dont chaque régiment n’attend pour menacer la paix sociale que le signal d’un colonel mécontent, des partis qui se conduisent comme des factions, des ministres qui agissent comme des conspirateurs, des volte-face sans vergogne, des ambitions effrénées, instruites dans l’art de provoquer les pouvoirs parle spectacle populaire des combats de taureaux, irritant avec une immorale habileté le gouvernement pour le faire se précipiter sur l’épée dont ils lui présentent la pointe, un peuple qui regarde avec une méprisante indifférence passer au-dessus de sa tête les crises politiques en se disant : Ce sont jeux d’ambitieux, tels étaient les élémens du tableau qu’avait à nous présenter M. de Mazade, et l’on conçoit qu’il l’ait peint avec des couleurs quelque peu sombres. Le ton général du livre, en effet, est celui d’une tristesse calme, sans sévérité comme sans indulgence, et c’était bien le sentiment que comportait une histoire trop féconde en épisodes coupables pour ne pas lasser le blâme et trop peu riche en faits sympathiques pour stimuler la louange.

L’Espagne contemporaine est généralement peu populaire devant l’opinion européenne, et les libéraux eux-mêmes ne lui ménagent pas les duretés. M. de Mazade ne donne pas dans ce travers, et, tout en déplorant les misères du présent, il ne s’en autorise pas pour refuser, comme on le fait trop souvent, tout avenir à ce noble et malheureux pays. Il n’y a en effet d’ordinaire, à notre avis, ni justesse ni justice dans ces jugemens excessifs. Les contemporains ont nécessairement la vue courte parce que leur vie s’écoule entre des limites singulièrement étroites. Une anarchie de quarante années suffit certainement pour expliquer le pessimisme de ceux qui en sont spectateurs, qu’est-ce cependant que ce laps de temps dans la destinée générale d’un peuple ? La longueur d’une telle durée n’est que pour les témoins vivans. L’histoire, même sommairement interrogée, ne nous répond-elle pas que les divers peuples de l’Europe ont souffert maintes fois de crises semblables à celle qui tourmente l’Espagne et qu’ils s’en sont heureusement relevés ? Écartons les faits d’importance capitale, les mouvemens d’idées et de croyances qui expliquent tout naturellement les longues périodes d’anarchie, comme les guerres anglaises, les guerres de religion, la révolution française, pour nous en tenir aux faits plus analogues à la crise espagnole contemporaine par le caractère mesquin de leur principe et la futilité relative de leur but. Est-ce que les troubles civils qui ont tenu la France dans un état d’anarchie intermittente depuis la mort d’Henri IV jusqu’à la majorité de Louis XIV n’embrassent pas une période de cinquante ans ? Questions de régences, rivalités des princes, ambitions privées prenant le masque du bien public, ce sont les mêmes faits avec les différences que comportent les deux époques et les deux pays. La riche et politique Angleterre n’a-t-elle pas dans son passé une période qui offre des ressemblances plus étroites encore avec la période que traverse l’Espagne actuelle ? La guerre des deux Roses entre les maisons d’York et de Lancastre vaut certainement la guerre civile issue du testament de Ferdinand VII. Les troubles de la minorité d’Henri VI peuvent aisément entrer en comparaison avec les troubles de la minorité d’Isabelle. Marguerite d’Anjou ne le cède pas à Christine, Richard d’York et ses fils, comme prétendans ambitieux, ne le cèdent pas à Montemolin et à don Carlos, Warwick, Suffolk, Buckingham tiennent leur rang en face de Narvaez, Espartero, Cabrera, O’Donnell, les compagnons de Jack Gade ne sont même pas d’ordre inférieur aux récens pétroleurs de Cadix et de Carthagène, et quant à Richard III, en dépit de la férocité dont les partis s’accusent mutuellement, il va sans dire que l’Espagne moderne n’a pas de monstre pareil à présenter. Cette lutte à outrance entre les compétiteurs royaux, en la faisant commencer seulement à la minorité d’Henri VI, a duré soixante ans, et cependant elle se présentait d’une manière simple, tandis que la rivalité des deux branches de la maison d’Espagne se complique de toutes les questions que l’esprit du temps y mêle. Eh bien, je le demande, lorsque nous nous autorisons de l’état présent de l’Espagne pour conclure contre l’avenir de ce pays ne sommes-nous pas aussi peu clairvoyans que l’auraient été les contemporains de la guerre des deux Roses qui se seraient autorisés de ce spectacle immoral et.atroce pour désespérer de l’Angleterre ?

Parmi les causes très complexes qui maintiennent l’Espagne dans l’état d’anarchie intermittente où nous la voyons, il en est une sur laquelle M. de Mazade insiste judicieusement à mainte reprise. L’individualisme. L’individualisme a toujours été puissant en Espagne ; seulement, tandis que dans le passé il a été le principal instrument de la grandeur nationale, il est aujourd’hui le fléau de la société civile. Tant qu’il a eu le monde pour théâtre et l’étranger pour proie il a produit des miracles d’héroïsme et d’énergie, mais lorsqu’il s’est trouvé refoulé dans l’étroit espace compris entre la mer et les Pyrénées, il s’est vu contraint de faire pâture du pays dont il avait fait la puissance ; aussi, tandis que les héros de l’individualisme ancien s’appelaient Fernand Cortez, Pizarre, Almagro, les héros de l’individualisme moderne se sont appelés Cabrera, Espartero, O’Donnell, Prim. Il a pu d’autant plus aisément se livrer à ses dégâts malfaisans que la société espagnole contemporaine, telle que la décrit M. de Mazade, en cela d’accord avec tous les voyageurs, est trop faible pour lui opposer une résistance véritablement efficace. Une grandesse encore fort respectée, mais très réduite en nombre et en importance, des masses pauvres, ignorantes et violentes, des classes moyennes clair-semées et munies de ressorts d’action insuffisans, un faible commerce et une industrie restreinte impliquant la quasi absence d’hommes ayant un intérêt considérable à faire respecter le fruit de leur travail, il n’y a là ni garanties sérieuses pour la protection d’un ordre régulier, ni élémens de défense générale contre les entreprises des ambitions audacieuses. L’individualisme n’est en soi ni un bien, ni un mal ; il est l’un ou l’autre selon le milieu où il s’exerce. Fléau d’une société faible, il sera bienfaisant au contraire dans une société fortement constituée, parce que, rencontrant partout la contrainte puissante des intérêts et des mœurs, il sera réduit à se mettre d’accord avec ces intérêts et ces mœurs, et à travailler à leur profit. Et voilà comment il se fait que, tandis qu’en Angleterre il produit de véritables miracles de dévoûment au bien général, en Espagne il a pu justifier cette parole sévère que prononçait récemment devant nous un de nos plus illustres savans : « L’Espagnol n’a pas le sentiment du devoir collectif. »

Eh bien, tout malfaisant que soit cet individualisme, nous n’osons trop en vérité le reprocher au peuple espagnol, tant il nous apparaît comme le résultat nécessaire des fatalités de son histoire. Sans doute ce peuple y est enclin par nature, mais il faut songer aussi que par un concours de circonstances vraiment inouï, il n’a jamais subi que des influences excessives, toutes faites à l’envi pour décupler l’énergie de son penchant instinctif. Il en fut ainsi dès l’origine ; les historiens n’ont-ils pas remarqué que les lois des Wisigoths accordaient au pouvoir ecclésiastique une autorité que ne lui attribuaient pas les autres codes barbares et contenaient déjà en germe la future inquisition ? Puis vint la conquête arabe qui pendant sept longs siècles établit en face l’une de l’autre deux populations rendues irréconciliables par l’opposition tranchée des religions. Le fanatisme se fit jour et se confondit avec le sentiment de l’indépendance jusqu’à entière identité, et qui me sait que de toutes les puissances morales la religion est celle qui favorise le plus fortement l’exaltation de l’âme ? Ce que cette existence de haine invétérée et de luttes quotidiennes communiqua de sève nourricière à cet individualisme, ce qu’elle développa chez le peuple espagnol de bonnes et de mauvaises passions, et à quel point de vigueur elle les porta, cela se vit au sortir du moyen âge et au lendemain même de la délivrance nationale, lorsque les circonstances historiques les plus inattendues et les plus exceptionnelles permirent à cette nation de manifester sa nature telle que l’avait formée ce long état de violence. Une formidable variété de l’espèce humaine apparut alors, un monstrueux composé d’honneur, de cruauté, d’orgueil et de loyauté, et c’est à ce peuple indompté que le hasard voulut faire don d’un monde inconnu où son énergie put aller sans contrainte jusqu’au bout d’elle-même, et où l’appât de faciles richesses pût surexciter jusqu’au plus haut degré son ambition et ses convoitises. La fièvre de l’or née de la découverte de l’Amérique aurait seule suffi pour perpétuer pendant de longues générations l’ignorance de ce sentiment du devoir collectif dont parlait notre savant, et voilà cependant qu’à ce fait énorme un autre plus énorme encore vint s’ajouter. Une seule chose aurait pu réprimer cet individualisme effréné, la discipline qu’impose l’idée de patrie telle que l’ont comprise la plupart des peuples de l’Europe moderne, et nul doute que, s’il eût été laissé à lui-même, le peuple espagnol n’eût acquis davantage de cette contrainte volontaire qui nous fait réprimer sans trop d’effort les intempérances de notre moi au profit de l’ordre général ; mais, à ce moment il se trouva gouverné par un prince magnifique, héritier de presque toutes les maisons souveraines de l’Europe, cosmopolite par ses possessions, qui, en agrandissant pour l’Espagne le sens du mot de patrie, le dénatura et le faussa. Appelé à la réalisation d*entreprises d’ordre universel, la monarchie européenne et le rétablissement de l’unité religieuse par l’extirpation de l’hérésie, le peuple espagnol ne connut plus d’autre devoir envers la patrie que celui de détruire tout ce qui ne lui ressemblait pas, et son individualisme, loin de se discipliner par ces longues guerres entreprises au nom de la foi et d’une conception politique grandiose, en reçut une exaltation qui ne le rendit que plus redoutable. Donoso Cortès, nous apprend M. de Mazade, disait que la domination de la maison d’Autriche n’était qu’une parenthèse dans l’histoire d’Espagne ; il faut avouer, en ce cas, que voilà une parenthèse qui tient de la place, et qu’à côté de la phrase incidente enfermée entre ses crochets les chapitres qui suivent font mince figure. Ce qui nous paraît beaucoup plutôt une parenthèse véritable, c’est cette période de bienfaisante torpeur pendant laquelle le génie propre à l’Espagne s’endormit enfin de lassitude après l’avènement de la maison de Bourbon pour ne se réveiller qu’avec l’injuste entreprise de Napoléon. Retiré brusquement de son repos, cet individualisme espagnol qui sommeillait inoffensivement depuis un siècle reparut alors tel qu’on l’avait connu autrefois. Sublime au réveil, il ne s’est plus rendormi depuis, mais il n’a plus trouvé d’aussi nobles carrières à parcourir, et s’il a montré qu’il était toujours assez patriotique pour protéger contre l’extérieur la nationalité, il n’a pas montré avec moins d’évidence qu’il était assez égoïste pour refuser toute stabilité à la société espagnole.

La nécessité de classer selon leur nature les matières si diverses dont s’est occupé notre collaborateur nous a obligé et nous obligera encore à ne pas tenir trop rigoureusement compte des dates de ces différentes publications ; revenons à une époque très antérieure à celle de ces études sur la révolution espagnole, c’est-à-dire au lendemain du coup d’état de décembre. Ce changement soudain de régime fournit à M. de Mazade l’occasion de rendre à la Revue un important service qui a marqué dans sa carrière, car il le transforma en publiciste de critique littéraire qu’il avait été presque exclusivement jusqu’alors. À ce moment-là, notre chronique politique était rédigée par M. Alexandre Thomas, dont les plus âgés de nos lecteurs n’ont certainement pas perdu le souvenir, homme de grand et sûr savoir, d’un libéralisme d’une netteté et d’une précision singulières, intelligence altière qui portait dans la défense des idées strictement constitutionnelles la ténacité ardente qu’on n’a coutume de chercher que dans les opinions extrêmes. Un tel homme, qui se rapprochait beaucoup plus du sage stoïque selon Horace, — impavidum ferient, — que du sage ondoyant et divers selon Montaigne, devait manquer du degré de souplesse optimiste nécessaire pour prendre patience en face des événemens. Personne en effet ne les ressentit avec une plus violente irritation, car il aima mieux s’expatrier que les subir. Je le vois encore à ce lendemain du coup d’état, descendant d’un pas fiévreux l’escalier de la Revue, rassemblant en toute hâte les honoraires accumulés de son travail, et bouclant pour ainsi dire ses malles afin de partir au plus vite pour cet exil volontaire où il allait, en compagnie du comte d’Haussonville, rédiger contre la politique présidentielle une publication périodique, le Bulletin de l’étranger, bientôt arrêtée par la mort prématurée de l’écrivain, Cette fuite soudaine laissait la chronique sans occupant, et il n’était pas facile de pourvoir à ce moment au remplacement du fugitif. Les circonstances exigeaient une extrême prudence, et des écrivains qu’on pouvait appeler à cette tâche difficile les uns étaient compromis par leurs antécédens politiques, les autres compromettans ou peu soucieux de se charger d’un devoir qu’ils prévoyaient gros de périls. Ce fut alors que le directeur de la Revue eut la bonne inspiration de faire appel au dévoûment de ce jeune homme dont il avait-éprouvé depuis plus de six ans déjà la sûreté de jugement, la modération sans mollesse, la fermeté sans obstination, la nature à la fois conciliante et droite. Nul choix ne pouvait être plus heureux, car de toutes les qualités nécessaires pour passer ce difficile moment il n’en manquait pas une seule à notre ami. Il s’agissait pour la Revue de tenir ferme sans le fléchir son drapeau constitutionnel, et, devoir plus important encore peut-être, de maintenir l’indépendance des écrivains sans donner prise à la malveillance de l’autorité, de rester libérale en un mot sous un gouvernement qui suspendait toute liberté. Avec bien de la finesse et de la sagacité, M. Charles de Mazade trouva le biais délicat qui lui permettait de ne rien taire sans éveiller les ombrages de l’Olympe d’alors ; ce biais consista à donner aux affaires extérieures le pas sur les affaires françaises et à introduire dans la chronique un certain élément littéraire et critique qui lui était jusqu’alors resté étranger. Il disait son mot à demi-voix sur les questions intérieures, et achevait sa pensée par le moyen de l’Italie ou de l’Espagne, ou sous le prétexte d’une publication nouvelle ou d’un incident littéraire. Pendant six ans, il fut notre pilote, et par sa prudence nous garantit à nous tous écrivains notre sécurité. Ce sont là de ces services que la plupart ignorent, mais que ceux qui les connaissent ne peuvent oublier.

Il conserva cette chronique jusqu’au milieu de 1858, époque à laquelle il l’abandonna à Eugène Forcade, qui la prit dans des conditions de succès autrement favorables que ne l’avait fait M. de Mazade après le coup d’état. À ce moment l’empire, déjà compromis auprès des partis religieux et conservateurs, s’était relâché de sa rigueur systématique, et se trouvait obligé d’endurer une certaine discussion denses actes. Le parti libéral sentait qu’il y avait, dans ce pouvoir jusqu’alors si bien crénelé, une fissure qui pouvait aisément devenir brèche ; ce fut à l’élargir qu’Eugène Forcade se consacra. Le retentissement de ses chroniques, surtout des premières, fut grand ; ce fut comme un clairon sonnant la diane de la liberté dans la fraîcheur de l’aube après une longue nuit maussade et brumeuse. Mais il est douteux que son succès eût été aussi considérable si, au lieu de ce rôle de clairon, il avait été, comme notre ami de Mazade, obligé de remplir celui de veilleur patient pendant cette interminable éclipse de toute discussion qui avait précédé. Pauvre Eugène Forcade ! Puisque son nom se rencontre sous ma plume, je ne perdrai pas cette occasion d’adresser à sa mémoire un tardif adieu. Encore une des victimes, et non la moins remarquable, de ces circonstances qui ont été fatales à la génération dont nous parlions en commençant et à laquelle il appartenait, comme M. de Mazade. C’était un des hommes les plus naturellement doués pour la politique que nous ayons rencontrés ; il y était porté comme d’autres sont portés à la poésie, naïvement, par l’effet d’une disposition primesautière de l’intelligence. Aussi, quand il en traitait, son esprit entrait-il dans ses sujets d’un mouvement facile, où ne se sentait ni l’effort d’une volonté ambitieuse, ni le triomphe de l’étude sur une nature primitivement rebelle à sa tâche et domptée seulement par le travail. Rien d’oratoire dans sa manière ; il n’était pas de ceux qui, pour devenir hommes publics, ont d’abord besoin d’être tribuns. Rien non plus de spéculatif et de théorique ; il avait en suspicion la politique des hommes qui ont trop longtemps séjourné dans le cabinet d’affaires ou le cabinet d’études, des avocats et des professeurs, et nous l’avons mainte fois entendu s’exprimer à cet égard avec une vivacité exceptionnelle. Sous un gouvernement libre, sa place légitime eût été dans une assemblée législative, mieux encore dans les conseils mêmes du pouvoir et autour du tapis vert d’un ministère ; le sort ne lui laissa pour théâtre de ses rares facultés que le journalisme et la littérature, et encore non sans combats et sans obstacles. Si le caractère était aussi ferme que l’intelligence était lumineuse est une question qu’il nous serait plus difficile de résoudre affirmativement ; ce qui est certain, c’est que, dans le commerce de la vie, il était la douceur même, d’une affabilité et d’une politesse charmantes. Nous n’avons pas connu de camarade meilleur, plus serviable, plus délicatement soigneux des susceptibilités et de l’amour-propre de ceux qui l’approchaient. Sociable au possible, et avec une pente native à la bonne humeur, jamais, à notre connaissance, son entrain ne dégénéra en agression capable de blesser. Il était de ceux, hélas ! qui, inoffensifs pour tout le monde, ne sont offensifs que pour eux-mêmes. Il est mort avant l’heure, nous donnant le mélancolique spectacle d’une vocation qui n’a pu s’accomplir et d’une destinée que le hasard des circonstances a fait mentir aux promesses certaines des astres propices.

M. de Mazade avait toujours eu un goût naturel pour la littérature politique ; ces six premières années de chronique le développèrent et lui en firent une habitude d’esprit désormais impérieuse. Aussi à peine relevé de ses fatigantes fonctions chercha-t-il un nouveau cadre pour les études qui lui étaient devenues familières. Justement, en cette année 1858, les destinées de l’Italie commençaient à s’agiter, et M. de Mazade se promit d’être un des témoins de cette résurrection que tant de signes précurseurs dénonçaient alors comme imminente. Il était des mieux préparés à ce rôle. Cette résurrection, il l’avait prévue et annoncée dans divers écrits publiés pendant les années précédentes, notamment dans de beaux et éloquens récits consacrés à la guerre de 1848-49 entre le Piémont et l’Autriche et à la destinée tragique du noble roi Charles-Albert. Voulant se rendre compte par lui-même du jeu des événemens, il fit un voyage en Italie, sonda les choses, interrogea les hommes, et revint plus convaincu que jamais de la justice de la cause italienne et plus décidé que jamais à la défendre. Il y avait à cela un certain courage, sûr que l’on était, surtout à la première heure et avant que le destin eût prononcé, d’avoir contre soi tous les partis, les uns par crainte des périls que l’indépendance italienne allait faire courir aux institutions religieuses, les autres par haine du champion couronné qui se proposait comme le libérateur de l’Italie et de la popularité que cette entreprise pouvait lui rapporter. M. de Mazade fut un de ceux qui, se plaçant d’emblée au-dessus des objections égoïstes des partis, ne voulurent voir dans cette question que la revendication du droit le plus légitime pour un peuple, celui de s’appartenir en dépit des convenances d’autrui, et qui estimèrent que l’indépendance italienne était d’ailleurs au moins aussi importante pour la cause de la liberté dans le monde qu’une extension de franchises parlementaires ou une nouvelle immunité concédée à la presse chez telle ou telle nation.

Les nombreux écrits consacrés par M. de Mazade à la cause italienne ont été en grande partie recueillis dans deux volumes intitulés l’un l’Italie moderne, l’autre l’Italie et les Italiens. L’esprit et le but sont les mêmes dans ces deux ouvrages ; ils ont cependant chacun leur objet et leur caractère particuliers. Le premier est spécialement consacré à exposer la situation générale de l’Italie pendant les années qui précédèrent la guerre de l’indépendance. Il n’y eut jamais chez aucun peuple de situation plus douloureuse et plus irritante. On me racontait naguère qu’un jeune patricien de Florence ayant trouvé la mort dans je ne sais quelle émeute ou prise d’armes contre les Autrichiens, sa mère, par une de ces inspirations dramatiques dont la race italienne a le secret, descendit s’asseoir derrière la chapelle ardente élevée dans le vestibule de son palais, et resta là, tant qu’y resta le corps, sans larmes et ne parlant que par ses regards où les passans qui se découvraient devant ce grand deuil pouvaient lire tout ce que son âme contenait de douleur et de courroux. C’est dans cette attitude éloquente, avec ces regards pleins de flammes sombres, que se présentait devant l’Europe l’Italie d’avant l’indépendance, cette Italie que Montalembert, par une de ces expressions qui peignent, appelait un enfer politique et intellectuel, et le plus grand éloge que je puisse faire des études de M. de Mazade est de dire qu’elles en ont ressuscité en moi l’image dans toute sa pathétique vivacité. M. de Mazade montrait l’étranger étendant partout sa main en Italie au mépris des droits des états, plaçant garnison dans les Marches et la Romagne, pesant sur la Toscane et les duchés du centre jusqu’à leur enlever toute ombre d’autonomie, menaçant le Piémont et présentant la liberté récente de ce pays comme une insulte à son adresse, comme une attitude d’hostilité, ne voulant enfin en Italie de princes que complices et de peuples que sujets. Dans toute l’Italie un seul état conservait réellement son autonomie, et se trouvait à l’abri des menaces et de la pression de l’étranger, le royaume de Naples ; or ce royaume autonome était gouverné par l’absolutisme le plus franc et l’obscurantisme le moins hypocrite. Toutes les variétés du silence s’étaient établies sur cette terre où régnait sans partage tout ce qui le crée, l’appelle, ou le favorise, la compression, le deuil, le mystère, la conspiration. Dans ce violent état de choses, où il n’y avait de liberté que pour le plus bas peuple, le seul recours possible contre l’injustice pour les opprimés étant le crime, et les seuls moyens de sécurité pour les oppresseurs étant l’espionnage et l’arbitraire, la fatale habitude des sociétés secrètes s’était enracinée dans les mœurs publiques à ce point qu’elle était partagée par le pouvoir lui-même. Il faut lire très particulièrement dans le livre de M. de Mazade ce tableau de l’état politique du royaume de Naples sous Ferdinand II, il est de main de maître, et l’impression qu’il laisse est d’autant plus grande qu’il est peint d’un pinceau sans fièvre, avec des couleurs sans violence, sans aucune recherche d’effets criards, sans aucune facile rhétorique d’indignation. Comme invariable conclusion à ses éloquens exposés de faits, M. de Mazade demandait aux adversaires de l’Italie combien de temps on croyait pouvoir maintenir un tel statu quo qui ne présentait rien, menaçait tout, et n’était autre chose que l’anarchie en permanence.

L’originalité de cette défense de la cause italienne, c’est que, tout en se tenant ferme sur le terrain de la justice et du droit, M. de Mazade ne se refusait pas à discuter avec les partis ennemis de l’indépendance, qu’il acceptait leurs argumens, leurs appréhensions, leurs scrupules pour les retourner contre eux-mêmes et leur démontrer que les intérêts qu’ils prétendaient protéger devaient être mieux servis par la nationalité nouvelle que par l’état de choses ancien. C’est là surtout le caractère du second volume intitulé l’Italie et les Italiens, dont les différentes études, écrites au fur et à mesure que se déroulaient les conséquences du traité de Villafranca, portent beaucoup plus que celles du premier ouvrage la forme de plaidoyers. C’est de l’Italie qu’il s’agit, mais c’est aux partis français que s’adresse l’écrivain, et il ne laisse sans réfutation aucune de leurs allégations.

Vous prétendez, disait-il à ces partis, que la révolution italienne est une menace pour les conservateurs, et je vous réponds que l’indépendance italienne est au contraire une nécessité pour l’ordre européen, car seule elle peut mettre fin à l’anarchie qui est la conséquence fatale d’une situation détestable. Vous prétendez que la formation d’une nationalité italienne est une entreprise d’utopistes et de rêveurs, et je vous réponds que les seuls utopistes sont ceux qui prétendent faire vivre des pouvoirs qui tombent d’eux-mêmes. Comment voulez-vous maintenir ce qui renonce et se refuse à se défendre ? Là-dessus, pour appuyer son dire, il racontait les mésaventures tragi-comiques de ce chef carliste espagnol, Borges, qui, s’étant rendu en grande hâte dans le royaume de Naples pour défendre la royauté légitime, ne vit pas venir à lui un seul volontaire, et ne recueillit d’autre récompense de son zèle que d’être affamé, houspillé et dévalisé par les chefs de bandes qu’on lui avait désignés comme les champions de la monarchie et qui n’étaient en réalité que des chefs de voleurs ; ou bien encore, il citait ce mot légèrement sceptique du pape Pie IX disant, avec la fine ironie qui lui était propre, un jour qu’on lui montrait certains bataillons de volontaires pontificaux organisés par Lamoricière : « Ainsi donc c’est avec ces hommes que nous allons reconquérir nos provinces ? » Se récriait-on contre l’illégalité et la violence de l’entreprise de Garibaldi sur les Deux-Siciles, — vous oubliez, ripostait-il, que de pareilles entreprises ne sont point propres seulement à notre temps et que des gouvernemens peu imbus de principes révolutionnaires en ont fait de toutes semblables ; n’avez-vous donc jamais entendu parler d’une certaine expédition en Sicile exécutée par son éminence le cardinal Alberoni, ministre de Philippe V et d’Elisabeth Farnèse ? et il racontait l’histoire de cette entreprise médiocrement soucieuse du droit des gens. La révolution italienne, disaient certains optimistes portés au paradoxe, était l’œuvre d’un petit nombre d’ambitieux politiques, les Italiens ne demandaient rien et se trouvaient heureux de leur sort ; pour réponse, M. de Mazade retraçait la peinture de quelques-unes des existences italiennes de notre siècle, de celle du triste et éloquent Leopardi par exemple, le montrait fatalement victime d’un état social à la fois vulgaire et brutal qui lui refusait la vie morale et ne laissait d’autre aliment à son cœur que celui de la plus vigoureuse misanthropie qu’on ait jamais connue. D’autres alléguaient que la liberté du peuple romain était incompatible avec le pouvoir temporel ; ceux-là, M. de Mazade les faisait contredire par le pape lui-même, qui sans doute n’en jugeait pas ainsi, puisqu’il y avait eu un jour où il avait consenti à l’établissement d’un gouvernement constitutionnel, et il dessinait d’un crayon ferme la hautaine figure de Pellegrino Rossi, le promoteur et la victime de cette patriotique entreprise. Un grand nombre enfin, sans se refuser à la création d’une nationalité italienne, contestaient que ce but pût être atteint par l’unité et affichaient leur préférence pour l’idée de confédération ; à cette opinion, M. de Mazade opposait un raisonnement d’une logique absolument victorieuse. Vous oubliez, disait-il, que dans la condition où les laissaient la paix de Villafranca et le traité de Zurich, les Italiens n’avaient pas le choix des moyens. La confédération eût été possible si le programme impérial eût été rempli jusqu’au bout, si l’Italie avait été libre jusqu’à l’Adriatique. Alors, le sol étant libéré de toute occupation étrangère, on aurait pu faire plus aisément sa part au Piémont, qui n’avait plus à prétendre à la prépondérance puisque son rôle de défenseur de l’indépendance prenait fin et qu’il cessait d’être l’unique centre d’attraction. D’autre part, les princes n’ayant plus, les uns à craindre la pression de l’Autriche, les autres à compter sur son appui, se seraient trouvés en tête-à-tête avec leurs peuples, et auraient été amenés à former avec eux des pactes plus sérieux que par le passé. Mais, livrés à eux-mêmes et encouragés à agir par eux-mêmes, que pouvaient-ils faire d’autre, les Italiens, que ce qu’ils ont fait ? Voilà comment l’unité, à laquelle personne ne pensait la veille, excepté comme but idéal, lointain et presque inaccessible, a été acceptée par tous le lendemain comme le seul moyen immédiat et pratique d’action. — C’est ainsi que les allégations des partis sont relevées successivement, et qu’aucune ne reste sans réfutation ou démenti. Si l’Italie n’est pas ingrate, elle devra garder reconnaissance à M. de Mazade, car elle n’a pas eu en France d’avocat qui ait défendu sa cause avec autant de verve sensée, de franchise logique, et une connaissance plus approfondie du dossier politique et historique du grand procès qu’elle a gagné devant l’Europe.

Le triomphe assuré, M. de Mazade n’a pas abandonné son illustre cliente, et dans les dernières années il nous donnait une belle étude, riche de faits, plus riche encore de vues sagaces et de fermes jugemens, sur le grand ministre qui fut le promoteur et l’âme de ce mouvement italien, destiné grâce à sa haute raison à un succès si complet, le comte Camille de Cavour. Il y avait en vogue, il y a quelque trente ans, une théorie qui, cherchant par un faux sentiment démocratique à rabaisser le rôle des grandes individualités humaines, rapportait aux masses tout progrès politique et social. Si jamais théorie fut promptement démentie par les faits, c’est bien celle-là. Deux fois, hélas ! en quelques années les contemporains ont pu comprendre de quel poids pesait une volonté forte dans les affaires de l’humanité, et combien en comparaison étaient faibles cette volonté par association et ce génie coopératif qu’on se plaisait à attribuer aux forces collectives et anonymes. Voyez plutôt l’exemple de Cavour. Il trouve devant lui en arrivant aux affaires une Italie morcelée matériellement, et moralement divisée contre elle-même, à la fois faible et violente, anarchique et irrésolue, et il meurt en laissant une Italie indépendante, libre et une, dont la sagesse et la prudence ont attendu dix-huit années pour se donner un premier démenti. Et qu’on ne vienne pas dire que les temps étaient mûrs, et que tout autre aurait tout aussi bien accompli l’œuvre. Cette histoire est contemporaine, et le témoignage pour ainsi dire de nos yeux contredit cette allégation de la manière la plus formelle. Nous avons vu passer sur la scène tout le personnel politique du. Piémont d’alors, nous avons pu juger de quoi étaient capables les hommes qui le composaient, et, sans vouloir rabaisser le mérite d’aucun d’eux, il est bien permis d’affirmer que, si Cavour n’eût pas été là, ce n’eussent été ni M. de Revel, ni l’avocat Brofferio, ni même le souple Ratazzi qui auraient mené à bien l’entreprise. D’autre part, les temps étaient si peu mûrs que jamais l’Italie ne parut plus loin de sa résurrection qu’à l’époque où Cavour prit en main les, affaires, que jamais l’influence de l’Autriche n’avait été aussi étendue et aussi puissante, que jamais la compression politique n’avait été vue d’un œil plus indifférent par l’opinion générale de l’Europe encore sous l’impression de l’explosion de 1848. C’est Cavour qui mûrit et hâta le temps par sa clairvoyance et son activité, en se servant habilement de tous les incidens, même les plus étrangers au but qu’il poursuivait, en contraignant à force d’adroite insistance l’opinion récalcitrante à s’intéresser à ses projets.

Le comte de Cavour fut un grand ministre ; fut-il encore un grand homme comme l’appelle M. de Mazade ? Affirmer ici est plus délicat ; disons seulement que, s’il ne fut pas un grand homme, il est aisé de s’y tromper, car un grand homme n’aurait pu faire plus, mieux et autrement que lui. A vrai dire, l’idée de faire du Piémont l’arme de la nationalité italienne ne lui appartient pas en propre, et l’honneur doit en revenir au roi Charles-Albert, qui avec une entière noblesse conçut la généreuse pensée de transformer l’ambitieuse politique traditionnelle de sa maison en une politique de dévoûment, de faire de l’Italie une patrie par le moyen de son royaume, au lieu d’agrandir son royaume aux dépens de l’Italie comme ses prédécesseurs. Cavour ne fut que l’exécuteur de cette pensée royale, mais il le fut avec une fermeté, une décision et une fidélité admirables, jusque dans îles actes de sa politique que ses adversaires lui reprochèrent avec le plus de violence, par exemple cette cession de la Savoie et de Nice qui souleva de si grands orages dans le parlement de Turin, et qui n’était cependant, à la bien considérer, que le gage le plus fort de sincérité que le Piémont pût donner à l’Italie. Si jamais acte fut significatif, ce fut bien celui-là, et si l’on conçoit que des Piémontais en aient ressenti quelque amertume, on comprend plus difficilement que des Italiens s’y soient mépris, car que disait-il au fond sinon ceci : « Voyez, nous avons coupé les câbles qui nous rattachaient à une politique locale et restreinte, nous voilà maintenant hors de chez nous sans autre abri que la patrie encore en formation que nous nous efforçons de vous donner. Désormais c’est avec l’Italie et pour l’Italie qu’il faut vivre et mourir ; si vous périssez, nous périssons avec vous. » Cavour ne donna pas seulement aux Italiens une patrie commune, il leur donna un nouvel esprit, et c’est là la partie tout à fait personnelle et originale de son œuvre. Pour exécuter son entreprise en effet, il n’eut recours à aucun moyen machiavélique ou pervers à l’ancienne mode italienne, il ne sema pas la corruption et la vénalité à l’instar des fondateurs du régime constitutionnel anglais, il n’employa pas l’arbitraire et la force à l’instar des champions de l’ordre chez tous les peuples. Ce qu’il fit, il le fit honnêtement, sans tortuosités ni duplicités, simplement, sans jeux de scène parlementaires, allures théâtrales, hyperboles déclamatoires à la mode méridionale, ouvertement, sans intrigues à double et triple fond ni façons de conspirateur. En même temps que par sa personne il offrait à l’imitation des Italiens les vertus des pays libres, il leur donnait, en étendant le régime piémontais à toute la péninsule, le gouvernement qui les avait inspirées, et il faisait rentrer de plain-pied l’Italie dans les rangs des nations modernes. D’un seul coup, il fermait les deux plaies qui rongeaient l’Italie, la prolongation malfaisante de l’ancien régime et la politique de conspiration. D’une part il effaçait de l’Italie tous ces caractères surannés qu’elle présentait avant l’indépendance, esprit local dès longtemps sans objet, stériles orgueils de clocher, conservatisme béat, machiavélisme d’antichambre, de l’autre il la retirait de l’état somnambulique où elle vivait sous l’action des sociétés secrètes pour lui faire respirer l’air pur et vivifiant des institutions au grand jour. A tous ces titres, Cavour fut plus qu’un grand politique, et mérite d’être appelé un bienfaiteur de l’Italie, car il lui a inoculé le vaccin de la vraie liberté, l’a purgée de ses pestes morales, a redressé ses habitudes vicieuses, et lui a fait en un mot une éducation en rapport avec ses destinées nouvelles.

La belle étude de M. de Mazade nous fait connaître dans toutes ses nuances ce personnage remarquable, et il nous suffira d’en rassembler quelques traits pour faire apparaître une figure singulièrement originale. Ce fut une nature très simple, mais d’une simplicité fort nuancée, d’une finesse profonde habilement masquée de rondeur et d’une droiture réelle prudemment armée d’adresse. Aristocrate de vieille roche, il eut en lui un certain élément populaire qui se traduisait par une bonhomie toute bourgeoise et qui le rendit capable d’être le chef acclamé d’un mouvement où la démocratie jouait un rôle prédominant ; très Italien de fond et de passion, il fut cosmopolite par sa forme d’intelligence, son tour d’esprit, son expérience politique, son langage diplomatique, et sut par là faire accepter son œuvre à l’Europe. En dépit de ses origines, de son éducation, de ses alliances, rien chez ce gentilhomme ne se sentait du passé ; il a été vraiment en politique le premier Italien tout à fait moderne. Mâle sans rien d’agressif, fier sans rien de hautain, ferme sans rien de cassant, dominateur sans rien d’arrogant, il sut réussir parce qu’il sut, à l’inverse de la plupart des hommes, n’avoir aucun des défauts de ses qualités. Il eut de l’esprit, et du meilleur, témoin le mot si souvent cité sur les ménagemens que méritent les petites cartes, mais il n’eut jamais cette faiblesse qu’on a connue à tant d’hommes éminens d’être puérilement heureux de la séduction facile qu’exerce ce don brillant. Il ne se piquait pas de littérature, quoiqu’il fût, paraît-il, grand lecteur de (romans. Nous ne savons trop ce qui en était à cet égard ; ce qui est certain, c’est que les billets à Mme de Circourt, que nous lisons dans l’étude de M. de Mazade, sont aussi charmans par les sentimens que gracieusement polis par le tour, ce qui est non moins certain, c’est que le discours par lequel, lors des débats sur la cession de la Savoie, il répondit à l’inexacte comparaison que Guerrazzi avait établie entre sa politique et celle du premier lord Clarendon, est l’œuvre d’un maître homme et trahit une connaissance de l’état des partis sous Charles II d’Angleterre qui ferait honneur à l’historien le plus studieux. Le temps marche vite pour les renommées politiques, et cependant, vu à la distance où nous sommes aujourd’hui de lui, Cavour grandit au lieu de diminuer, et il dépend de ses successeurs de le grandir encore. A l’heure qu’il est, l’avenir de sa renommée est entre leurs mains, car c’est sur l’usage qu’ils sauront faire de son œuvre que la postérité, puissance ingrate qui ne se laisse influencer que par les choses de longue durée, prendra définitivement la mesure de sa taille. Une des choses les plus consolantes qu’il y ait en ce monde, c’est que le bien a sa contagion comme le mal, que le cœur prend l’habitude des sentimens élevés comme des sentimens bas, et l’intelligence l’habitude des pensées vertueuses comme des pensées perverses. Toute bonne action pousse à récidive, et c’est ainsi que notre ami de Mazade, après avoir fait œuvre de justice en faveur des Italiens, se trouva tout préparé à reprendre ce même rôle de défenseur de l’humanité et du bon droit en faveur d’un autre peuple plus opprimé encore que le peuple italien ne l’avait été et réservé à moins de bonheur. On se rappelle ce soulèvement de la Pologne de 1861-62, qui parut si formidable à la Russie que pour le réprimer elle ne craignit pas d’avoir recours aux plus cruels moyens, et qui fit luire aux yeux de l’Europe l’espoir du relèvement de cette héroïque nation. Un instant même on eut l’illusion que les événemens forceraient certaines puissances à intervenir et qu’une guerre réparatrice pourrait s’ensuivre. Malheureusement pour nous, cette occurrence ne se présenta pas, et il se trouva que la facétieuse sagacité de lord Palmerston avait touché juste lorsqu’elle lui avait fait exprimer la crainte que ce ne fût l’allumette du Holstein plutôt que la torche de la Pologne qui mît le feu à l’Europe. M. de Mazade fut de ceux qui voulurent espérer contre toute espérance et qui prirent spontanément la défense de ce mouvement. Il se mit en campagne comme un véritable volontaire de la Pologne, et tant que durèrent les événemens combattit de sa plume avec une confiance au bon droit où se révélait un cœur resté jeune pour toutes les nobles choses. Si les suggestions amicales de notre éminent collaborateur Julian Klaczko, que M. de Mazade voyait beaucoup alors, ou celles d’une aimable influence aujourd’hui disparue, eurent une certaine action sur son esprit à cet égard, nous ne le savons pas, mais nous croyons qu’il fut peu nécessaire de le presser pour le décider à cette campagne de justice et de pitié. M. de Mazade fut moins heureux avec cette cause qu’avec la précédente ; il n’eut cependant pas à regretter de l’avoir soutenue, car elle fournit à son talent élevé l’occasion de révéler un accent nouveau. Jamais il n’a été mieux inspiré que dans les récits réunis sous le titre de : la Pologne contemporaine. Soit qu’il décrive l’origine et le cours de ce mouvement si religieusement poétique à ses débuts, si lugubre à son dénoûment, soit qu’interrogeant un siècle d’histoire il montre les copartageans embarrassés de leur proie au point de parler à mainte reprise de lui laisser vie, ou l’Europe tellement déconcertée devant l’énormité de l’acte commis que, toute forcée qu’elle soit d’accepter le fait accompli, elle se refuse à le regarder comme définitif et ne cesse de faire réserves et stipulations, soit qu’il raconte les aventures de la triple émigration du poète Niemcewit, ou qu’il parcoure les phases diverses de l’illustre amitié qui unit l’empereur Alexandre et le prince Adam Czartoryski, soit enfin qu’il peigne les hautes figures de ces deux Polonais contemporains, le comte André Zamoyski et le marquis Wielopolski, toujours quelque chose du pathétique propre à son sujet palpite dans ces études écrites avec une éloquence mélancolique et une émotion contenue où l’on sent pour ainsi dire cette naissance des larmes que provoque en nous le spectacle des nobles malheurs. Le portrait du marquis Wielopolski en particulier est d’un relief saisissant, et s’empare de l’imagination à l’égal d’une figure de drame ou de poème. Rien de plus vivant ne s’est vu depuis longtemps dans le monde des faits que cette conception politique inspirée par une frénésie de vengeance qui fait revivre dans nos jours de mesquines ambitions et de froides intrigues les vigoureux sentimens des âges barbares et héroïques. Par l’originalité et l’intensité des passions, le marquis Wielopolski se présente comme un personnage en chair et en os d’un poème de Miçkiewicz, de Sigismond Krazinski ou de lord Byron, comme un frère de Konrad Wallenrod, d’Irydion ou de Childe Harold, et il est si bien leur frère en toute exactitude que le poète qui serait tenté de s’emparer de ce caractère n’aurait qu’à faire œuvre de réalisme et à le transporter dans le cadre qu’il choisirait sans altérer un seul de ses traits pour doter le monde d’une création poétique égale à toutes celles que nous avons citées. M. de Mazade a produit dans sa vie bien des pages excellentes, il n’en a pas à mon sens produit de plus durables que ces pages sur la Pologne, ni de mieux faites pour lui mériter une estime sans partage et une sympathie sans réserve d’opinions. Il a pu faire quelquefois des mécontens en Espagne, et l’Italie lui a valu en France plus d’un contradicteur ; sur ce sujet de la Pologne, au contraire, je suis sûr qu’il n’a rencontré que des approbateurs et des adhérens.

La politique cependant n’a jamais absorbé tout entière la studieuse existence de Charles de Mazade, et à toutes les époques le critique littéraire a aimé à alterner avec le publiciste. La critique occupe une place considérable dans l’ensemble de ses travaux, mais la plus grande partie de ses études reste encore disséminée dans les pages de ce recueil, et il n’en a jusqu’à ce jour été publié que trois volumes, les Portraits d’histoire morale et politique du temps, une longue et belle étude sur Lamartine, et deux portraits en pied de Marie-Antoinette et de Mme Roland, réunis sous le titre de Deux Femmes de la révolution. C’est peu sans doute par rapport à la quantité de travaux dont il est l’auteur, mais ce peu nous suffira largement pour marquer avec certitude les traits principaux de sa physionomie comme critique. Tout écrivain qui vient de faire un livre se choisit un critique en imagination, et le choisit, cela va sans dire, selon les affinités intellectuelles qu’il suppose exister entre eux ; cherchons un instant quelle classe d’écrivains doit être ambitieuse des suffrages de M. de Mazade et quelle autre doit redouter ses arrêts, et nous découvrirons aussitôt de quelle manière notre ami entend ses fonctions à cet égard et quelle nature d’esprit il y porte. Eh bien ! si j’avais fait une œuvre littéraire qui s’adressât plus à l’âme qu’aux facultés matérielles, une œuvre où je n’aurais usé pour amorcer le succès ni des piperies de la forme, ni du galvanisme de la mise en scène, ni des séductions préméditées d’une fantaisie équivoque, une œuvre pour laquelle je n’aurais demandé inspiration et soutien qu’aux muses les plus sévères, je ne voudrais pas avoir d’autre critique que M. de Mazade ; mais, si j’avais au contraire commis une œuvre qui s’adressât plutôt à la curiosité qu’à la méditation, et où je me fusse plus soucié des artifices de la forme que de la noblesse des sentimens, quelque histoire de passion où j’aurais mis toute ma verve à rendre le brillant du péché sans préoccupation de l’impression dangereuse qui pourrait en résulter sur le lecteur, quelque étude de sensualité que j’aurais creusée avec l’amour malsain d’une basse vérité, je me garderais bien de la lui faire parvenir, et je ferais tout au monde pour éviter qu’il fût mon juge. M. de Mazade est du nombre des critiques aujourd’hui trop rares qui font justement passer avant toute autre considération les droits de la morale et les intérêts du bien. Il est de ceux qui, lorsqu’ils ouvrent une œuvre nouvelle, se demandent tout d’abord non pas « l’œuvre est-elle amusante et peut-elle attraper le succès ? » mais « quel bien ou quel mai peut-elle faire, quelle influence salutaire ou corruptrice peut-elle exercer, quelle cause peut-elle servir ou ruiner ? quels principes moraux affaiblit-elle ou défend-elle ? Jamais le dilettantisme n’a fait commettre à M. de Mazade une complaisance coupable, et il est de ceux, j’en suis certain, qui aimeraient mieux s’être trompés sur la valeur littéraire d’une œuvre que de l’avoir reconnue, si pour cela il leur avait fallu faire fléchir certains principes de morale et de goût. Le succès d’une œuvre acclamée ne l’intimide pas, le talent de l’auteur ne le corrompt pas, son jugement ne se laisse ni duper, ni séduire par les opinions plus ou moins complices qui arrivent jusqu’à lui. Ce qu’il pense ou ce qu’il répond en pareil cas, je le sais, et je puis hardiment parler pour lui. « Cette œuvre a du succès, me dit-on, c’est précisément ce qui m’en fâche ; elle est amusante, c’est ce que sont aussi quantité de choses qui ne se piquent pas de littérature ; elle est écrite avec talent, qu’importe si ce talent habille des pensées malsaines ou des créations vicieuses ? Il y a nombre de courtisanes qui sont l’élégance même, cette élégance fut-elle jamais par hasard une justification de leurs mœurs ? » Personne, à ma connaissance, n’a eu à un degré plus délicat que M. de Mazade ce sentiment de la responsabilité intellectuelle ; or, comme ce sentiment est peut-être le plus haut qu’un écrivain puisse posséder, il suffit de le nommer pour dire à quel rang M. de Mazade doit être placé parmi les juges des œuvres de l’esprit.

Une grande probité ne va pas toujours sans quelque morgue et quelque dogmatisme ; chez M. de Mazade au contraire la probité intellectuelle s’allie à une modestie qui en est la grâce et le complément. La sévérité qu’il applique aux œuvres d’autrui, il commence par l’exercer sur ses propres jugemens, s’interdisant de leur donner aucune de ces formes tranchantes qui font mettre en doute si l’orgueil de l’autorité n’est pas plus fort chez l’écrivain que l’amour de la vérité. Il ne s’impose pas, il propose et il expose, considérant son devoir comme rempli lorsqu’il a prévenu son lecteur contre quelque piège intellectuel ou quelque erreur morale. De même qu’il se refuse à tout dogmatisme impérieux, il défend à son esprit tout artifice oratoire qu’il ne pourrait se permettre qu’aux dépens de la stricte justice ou toute fantaisie qui le mettrait hors de la stricte exactitude. Il se consacre sans réserve à son sujet, sans égoïste retour sur lui-même, s’efforçant de saisir dans toute sa complexité l’œuvre qu’il examine ou l’homme qu’il veut peindre. Cette modestie scrupuleuse l’inspire à merveille. Lisez par exemple dans les Portraits d’histoire morale la très belle étude sur le comte de Montalembert, et dites si la critique dogmatique la plus vigoureuse aurait mieux réussi à atteindre l’homme vrai que ne l’a fait M. de Mazade en rassemblant toutes les contradictions de cette originale personnalité. Lisez encore la non moins belle étude sur M. Guizot, et dites s’il est possible d’embrasser avec une plus impartiale justesse toutes les grandeurs et toutes les faiblesses d’une haute pensée. Il ne faudrait pas croire que cette modestie soit sans armes. Elle recouvre une ironie souvent très fine qu’il n’aime pas à prodiguer, mais qu’il sait faire sortir à l’occasion pour bien montrer qu’il n’est pas dupe et qu’il n’a pas envie de l’être, témoin par exemple cette très piquante définition des doctrinaires dans l’étude déjà citée sur M. Guizot : « Hardis d’intelligence et habiles à déguiser leurs irrésolutions sous l’ampleur des formules, superbes pour eux-mêmes et modestes pour les autres. » Certes le trait est excellent. De l’ironie, j’en rencontre encore de bien subtile et de bien discrète dans le portrait consacré à Mme Swetchine, de bien gracieuse et de bien enjouée dans les pages consacrées à Mme de Gasparin. Une fois, une seule, M. de Mazade s’est livré à la muse de l’ironie avec un entier abandon, et il a écrit un petit chef-d’œuvre de verve, le portrait de Michelet peint sous les traits du mauvais moine dont l’imagination remplie de pensées impures par les obsessions diaboliques dans la solitude de la cellule devient le jouet de toutes les hallucinations de la chair et enfante un mysticisme de sensualité. Le portrait est partial comme le sont nécessairement tous les portraits tracés par l’ironie, mais il est, dans ceux des traits qu’il met en relief, d’une vérité amusante à nous faire regretter que l’auteur n’ait pas plus souvent recours à cette muse, dût sa modération habituelle en souffrir quelquefois. L’ironie prolongée ou trop fréquente est certainement incompatible avec la véritable critique, parce qu’elle altère l’impartialité du jugement, et, sous prétexte de faire justice, risque de la refuser ; mais elle est, il faut en convenir, une admirable inspiratrice, et M. de Mazade nous en a fourni par ce portrait de Michelet une preuve d’une piquante évidence.

A tous ces caractères ne reconnaissez-vous pas cependant l’aptitude qui est plus particulièrement propre à M. de Mazade, celle que M. Taine appellerait son aptitude maîtresse ? Ces portraits littéraires relus d’ensemble me la nomment : M. de Mazade est avant tout un publiciste, et chez lui le critique, sans être inférieur à ce premier homme, lui obéit cependant et suit ses inspirations. Cela se sent non-seulement aux préoccupations sévères qu’il apporte dans le jugement des œuvres littéraires, mais dans la nature des sujets qu’il choisit de préférence. Voyez quels sont les noms qui remplissent sa brillante galerie littéraire : Guizot, Montalembert, Lacordaire, le père Gratry, Mme de Swetchine, Michelet, ce sont tous noms avec lesquels on est sûr de ne jamais perdre de vue les questions d’intérêt social et qui conduisent forcément le critique à la discussion des choses de la politique et de la religion. Quel que soit le mérite littéraire de ces personnalités éminentes, M. de Mazade ne s’y attarde pas longtemps ; ce qu’il cherche avant tout, c’est la trace de leurs actions dans les affaires contemporaines, ce dont il leur demande compte avant tout c’est du résultat de leur influence sur les âmes et les intelligences. Cette préoccupation politique est sensible avec plus d’évidence encore dans l’étude sur Lamartine qu’il écrivit au milieu des cruelles épreuves de la guerre de 1870 et du siège de Paris. Il y eut deux hommes en Lamartine, un incomparable poète et un homme public d’un génie oratoire éblouissant et d’un prestige personnel fascinateur. Sans doute le poète est jugé par M. de Mazade avec sa sûreté habituelle, il a décrit en particulier avec une rare sagacité le caractère de merveilleuse spontanéité de cette poésie jaillissant directement du cœur du poète, sans précédens littéraires, sans appui de doctrines, sans autres rapports avec la tradition que vagues, lointains et effacés ? mais c’est vers l’homme public qu’il se hâte, c’est le secret de l’homme public qu’il veut savoir de préférence, et ce secret, je le crois bien, s’il ne l’a pas absolument saisi, il l’a serré de plus près que personne ne l’avait fait avant lui.

Après tout ce qui avait été écrit sur Lamartine, il semblait que tout eût été dit sur ce sujet ; l’étude de M. de Mazade, une des dernières en date, n’en est pas moins d’une curieuse nouveauté. Le critique y développe une idée qui nous avait vaguement frappé nous-même lorsqu’il nous était arrivé de songer à Lamartine, mais qui n’a pris forme nette devant notre esprit que lorsque nous l’avons aperçue dans le miroir que nous présente notre collaborateur. Cette idée, c’est que le désaccord si considérable et jugé monstrueux par quelques-uns qui a coupé la vie de Lamartine en deux périodes tranchées où tout est en opposition, principes politiques, croyances morales, sources et mobiles d’inspiration, est plus apparent que réel, et qu’avec une clairvoyance quelque peu subtile il est possible de retrouver l’unité cachée de cette illustre existence troublée. Selon M. de Mazade, le royaliste de la restauration a toujours survécu chez Lamartine à son insu, et c’est ce premier homme qui a provoqué les transformations les plus hardies et les plus inattendues du second. Il vit tomber avec tristesse la monarchie de 1815, mais il ne jugea pas qu’il lui dût plus que ses regrets. Il accepta donc la révolution et le nouvel état de choses sans se rapprocher de la dynastie nouvelle, et ce fut là sa manière de garder fidélité à la dynastie déchue. La délicate situation d’âme et de cœur que lui faisaient les événemens lui créa une situation politique à son image. Placé entre un trône brisé qu’il regrettait et un trône nouveau auquel il gardait une aversion déguisée, il passa tout le règne de Louis-Philippe dans une sorte d’harmonieux isolement, séparé de tous les partis d’alors, et s’en rapprochant ou s’en éloignant selon qu’ils lui paraissaient servir ou offenser la liberté, seule puissance qu’il voulut dès lors honorer de son dévoûment sans emploi et de son amour sans engagement. Les cœurs trompés une première fois sont terribles dans leurs secondes affections, et ce second amour chez Lamartine fut d’autant plus âpre, plus jaloux et plus exclusif qu’il était grossi de toutes les rancunes secrètes laissées par sa première déception. L’amour de la liberté fut donc à la fois pour lui une passion et une vengeance, en sorte que les scènes parlementaires du 24 février, le cruel refus d’une régence, la proclamation de la république, triomphes apparens du parti populaire, ne furent au fond que la revanche indirecte, mais foudroyante, de la restauration sur le trône de 1830. A moitié volontairement, à moitié à son insu, Lamartine aurait donc joué à l’égard du gouvernement de juillet un rôle assez analogue à celui que le marquis Wielopolski, dont nous parlions il y a un instant, a joué à l’égard des copartageans germaniques de la Pologne, en poussant les Polonais à se jeter entre les bras de la Russie. M. de Mazade n’est pas tout à fait aussi explicite que nous le sommes, mais force nous est de condenser la pensée répandue dans toute son étude pour la faire apparaître. Le cœur humain, surtout chez les hommes de génie, a d’étranges mystères, et, sans oser affirmer absolument, nous sommes fort porté à croire que le secret de la destinée de Lamartine fut en grande partie dans le sentiment que nous venons d’indiquer.

La mort d’Eugène Forcade survenue en 1868 remit M. de Mazade en possession de notre chronique, qu’il n’a plus quittée depuis. Les temps étaient alors bien différens de ce qu’ils avaient été lorsqu’il l’avait prise pour la première fois, et son talent libre désormais de toute contrainte put déployer une toute autre envergure que les circonstances ne lui avaient permis de le faire naguère. Nos lecteurs savent quelle constante élévation el quelle sagesse perspicace il porte dans l’exécution de cette tâche écrasante dont un écrivain peut seul bien comprendre les difficultés et le poids. Ce qui pour nous distingue avant tout M. de Mazade dans cette chronique, c’est qu’il y réunit deux qualités que l’on rencontre rarement ensemble, l’indépendance et la modération. Il est modéré précisément parce qu’il est indépendant, ce qui devrait toujours être en bonne logique, car où est le bénéfice de l’indépendance si elle ne nous préserve pas des exagérations passionnées, des opinions à outrance et des aveuglemens volontaires ? L’indépendant est sans violence parce qu’il soumet tout à la critique, sans obstination parcs qu’il est exempt de parti pris, sans dépits contre les choses ni aversions contre les hommes parce qu’il prend pour règle de sa conduite les lois du monde plutôt que les désirs de son cœur. Il accepte tous les faits nécessaires, mais il n’accepte que ceux-là, et fait ses réserves sur les formes particulières que les passions voudraient leur donner ; il adhère aux principes dont la raison lui a démontré la justice ou l’utilité, mais il se garde autant que possible d’identifier ces principes avec les hommes qui prétendent à l’ambition de les appliquer. En traçant ce croquis de l’indépendant, qu’ai-je fait autre chose que fixer dans ses traits principaux l’esprit que notre cher collaborateur apporte chaque quinzaine dans l’examen des choses de la politique ? Ai-je besoin de beaucoup insister pour faire comprendre comment, en choisissant ce rôle d’indépendance et de modération dont il ne s’est jamais départi, M. de Mazade a choisi la position la plus difficile à maintenir et la moins accompagnée d’avantages. La modération en politique reçoit d’ordinaire moins de flatteries que de sarcasmes et rencontre plus de calomniateurs que d’apologistes. Nombre de choses en ce monde sont mal comprises, mais il n’y en a pas qui le soient plus mal que la politique modérée, car chacun des défauts dont on l’accuse pourrait lui être tourné en louange. Les esprits impérieux l’accusent d’être timorée parce qu’elle n’est pas servile et ne prend pas de mots d’ordre, les violens l’accusent de froideur parce qu’elle ne s’enflamme pas d’un zèle de séide pour des ambitions particulières, les dogmatiques et les intransigeans l’accusent d’être hybride parce qu’elle repose sur ce principe irréfutable que dans un monde où tout est contingence, toute politique doit nécessairement aboutir à une transaction. Ces accusations et ces sophismes ne sont point pour effrayer un cœur honnête et ne tiennent pas devant un esprit droit. Oui, notre ami de Mazade a raison, la politique modérée est la vraie politique parce qu’en définitive c’est elle qui est toujours destinée à avoir le dernier mot de toutes les autres. Lorsque les partis extrêmes ont longtemps troublé la société de leurs violences, où donc trouve-t-elle enfin son point de repos sinon dans les partis modérés ? Lorsque les mouvemens anarchiques se précipitent, qui donc les retient sur la pente de l’abîme, leur impose lenteur et finalement inertie, sinon l’élément modéré ? Lorsque les réactions se prononcent, qui donc leur imprime un caractère de calme légalité et les empêche de dégénérer en vengeances ? La politique modérée est la seule en laquelle la société trouve de véritables garanties. Elle n’a pas en effet de principes absolus à imposer comme les partis extrêmes ; lorsqu’elle triomphe, elle ne demande pas à la société de détruire son équilibre et de verser toute entière d’un seul côté, elle ne la menace pas de la refaire à l’image de tel ou tel groupe restreint de la population ; en un mot, tandis que les autres partis considèrent la société comme faite pour eux, elle se considère modestement comme faite pour la société. La politique modérée au fond c’est le vrai libéralisme. Restons-lui donc toujours fidèles à l’exemple de notre cher collaborateur ; elle ne suffit pas toujours à la fortune de ceux qui la défendent, mais elle a cet avantage qu’elle suffit à leur conscience et qu’elle les sauve de ces crimes de l’intelligence si fréquens dans la vie publique, et dont s’effraient à bon droit tous ceux qui comme M. de Mazade ont un vif sentiment de la responsabilité intellectuelle. 1870 doit marquer pour nous, dans cette étude, la dernière date de la carrière de M. de Mazade. Personne n’a ressenti plus vivement les tristesses patriotiques de cette année, que Victor Hugo a justement nommée l’année terrible, et n’a su faire de ces tristesses un plus noble et plus utile usage. Il en est résulté un très beau livre, consacré à la crise militaire et politique d’où la France est sortie ensanglantée et mutilée sans autre refuge que la liberté. Quantité de récits épisodiques ont été publiés sur ce douloureux sujet, mais la Guerre de France de M. de Mazade reste jusqu’à présent le seul livre qui l’embrasse d’ensemble et le présente dans sa cruelle unité. C’est un ample et large récit, aux proportions imposantes, laissant toujours présens, sous l’œil de l’esprit, les vastes horizons de ce champ de bataille qui occupa un tiers de la France, d’une seule teneur et nous dirions presque d’une même haleine, tant du commencement à la fin le ton en est soutenu, égal et un, où les événemens, groupés avec un ordre habile sans rien d’artificiellement méthodique, se déroulent avec un étroit enchaînement, chacun à son rang logique de succession, se tenant tous ainsi d’une seule pièce, et ne s’isolant jamais pour faire épisode à part et troubler l’harmonie lugubre du sujet. Rarement nous avons eu exemple d’une composition qui ait réussi à créer une impression générale moins morcelée et moins distraite. Le livre entier n’est qu’un même tableau, varié, complexe, tumultueux, mais de la plus rigoureuse ordonnance, et où les faits ont été soumis en quelque sorte à la discipline la plus sévère. L’exécution est au niveau de la composition. Un dessin d’une précision remarquable enserre et présente les choses avec exactitude, un coloris sans fougue, mais sans mensonge, les éclaire avec fidélité. Le livre soulève de nombreuses réflexions que nous nous dispenserons pourtant d’exprimer, persuadé que nous sommes que, dans la situation présente de notre pays, moins on reviendra sur cette fatale époque et mieux cela vaudra pour la concorde sociale et l’apaisement des esprits. Nous en sommes trop près encore pour en parler avec l’impartialité désirable, et remuer son souvenir ne peut produire rien de bienfaisant. Nous voulons tous une France unie pour être forte, et patiente pour être sage ; or, rappeler ce qui divise est un mauvais moyen de semer l’union, et insister sur ce qui provoque l’irritation est un moyen non moins mauvais de semer la patience. La guerre pouvait-elle être évitée ? La révolution qui substitua le gouvernement de la défense nationale au gouvernement impérial fut-elle légitime ? La république eut-elle raison de continuer la lutte après la chute de Napoléon III ? Le défendeur de Metz fut-il coupable de trahison positive ou seulement d’avoir conspiré vaguement, se réservant dans le secret de sa pensée d’être l’arbitre d’événemens qui ne pouvaient se produire ? Y a-t-il eu dans la commune plus de frénésie patriotique que de scélératesse préméditée ? Voilà de grosses questions qui exigent de longues réponses, et le lecteur comprendra sans peine que nous reculions devant une tâche qui, pour être convenablement remplie, demanderait à elle seule un travail d’une étendue égale à celui dont nous achevons les dernières lignes. Sur toutes ces questions, M. de Mazade a émis des jugemens avec cette modération qui est une garantie d’impartialité ; il y aurait, nous le croyons, peu de choses à y changer pour qu’ils soient aussi les nôtres, et mous les acceptons comme voisins de la vérité. Tout ce que je veux ajouter c’est que la lecture de ce livre consciencieux a été pour moi pleine de surprises consolantes. Au lendemain de la guerre de 1870, nous avons été sévères pour nous-mêmes, nous avons souvent pris pour vérités les injustices que l’amertume de la défaite nous suggérait contre des catégories entières de nos concitoyens. De quoi, par exemple, n’avons-nous pas accusé nos malheureux généraux pendant et après cette guerre ? Incapacité, ineptie, légèreté, ignorance, toutes ces accusations ont été formulées, sans compter les superstitieuses accusations populaires, qui dans leur effarement ne craignaient pas de parler de trahison. Eh bien ! la lecture des récits si minutieusement circonstanciés de M. de Mazade ne laisse rien subsister, non-seulement des plus graves, mais des plus clémentes de ces accusations. Du premier au dernier, nos généraux ont fait ce qu’ils pouvaient faire dans la position où on les avait placés et avec les élémens qu’on leur avait donnés ; ce n’est pas à eux que revient la responsabilité de leurs revers. Autre surprise plus heureuse encore, cette défense du territoire envahi pendant le siège de Paris, bien qu’à l’exception de deux ou trois succès stériles elle ne compte que des défaites, savez.-vous qu’elle fait eu définitive fort bonne figure dans le livre de M. de Mazade ? En voyant les préoccupations que cette défense donnait aux chefs de l’armée ennemie, les précautions minutieuses qu’ils prenaient pour la couper ou l’empêcher de s’étendre, les mesures cruelles dont ils usaient pour la réprimer, la quantité de troupes aguerries dont ils affaiblissaient leur armée d’investissement de la capitale pour les. porter à la rencontre de troupes rassemblées en toute hâte, sans apprentissage militaire, on se dit que dans d’autres circonstances les envahisseurs auraient joué très gros jeu en s’aventurant ainsi au cœur de la France, et qu’il n’aurait fallu pour qu’ils eussent à s’en repentir qu’une surprise un peu moins subite et un affolement un peu moins universel.

Nous voilà arrivés au terme de cette tâche qu’il nous a été doux de remplir, et cependant nous sentons comme si nous n’avions pas rendu encore à notre collaborateur toute la justice qui lui est due. Pour le peindre, nous n’avons usé que de ceux de ses écrits qui sont sortis de cette Revue pour revêtir la forme de volumes, mais que d’études instructives et brillantes nous avons dû laisser hors de notre cadre ! Les volumes publiées sur l’Italie et l’Espagne sont loin de contenir tout ce que notre ami a publié sur ces sujets, et de combien d’autres peuples ne nous a-t-il pas parlé ? Portugal, Russie, Mexique, Amérique du Sud, sans compter tant de pages charmantes ou fortes sur les choses de notre littérature et les personnalités de notre histoire, Jasmin, Mme de Sévigné, Mme de Pompadour. On trouverait difficilement, j’imagine, de notre temps une existence plus studieuse, mieux remplie de nobles et utiles travaux, moins distraite par les ambitions mesquines et les poursuites vulgaires.

Une telle vie mérite sa récompense et attend son couronnement. Nous avons applaudi récemment lorsqu’une justice tardive est venue enfin apporter à notre ami cette marque de distinction sociale qui avait attendu si longtemps pour arriver jusqu’à lui, bien qu’elle s’abatte si aisément sur tant de rusés mérites ; mais cette réparation ne nous satisfait pas encore, et nous croyons pouvoir sans trop d’audace en rêver une autre plus éclatante et plus complète. Il est en France un corps illustre, qui a pour fonction glorieuse de représenter la littérature et qui se plaint parfois, dit-on, que ses choix deviennent difficiles. L’homme dont nous venons d’étudier le talent ne montre-t-il pas cependant que ces difficultés ne sont point absolument insurmontables, et que, sans chercher longtemps, ce corps illustre peut aisément se tirer de peine au moins une fois ? Où trouverait-il mieux réunies tant des qualités qu’il prise justement avant toutes les autres, une vie plus entièrement dévouée au travail, un soin plus constant de tout ce qui fait la dignité de l’écrivain, un respect plus sérieux des choses de l’esprit, une modération politique plus persévérante, une probité intellectuelle plus délicate ? C’est sur l’expression de ce désir de justice que nous voulons clore ces pages, dont la conclusion véritable à notre avis devrait être donnée ailleurs qu’ici et par des voix ayant plus grande autorité que la nôtre.


EMILE MONTÉGUT.