Esquisses dramatiques - Victorien Sardou

Esquisses dramatiques - Victorien Sardou
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 198-214).
ESQUISSES DRAMATIQUES

M. VICTORIEN SARDOU

De toutes les branches de notre littérature d’imagination à l’heure qu’il est, la moins fertile, celle qui reverdit avec le plus de difficulté, est à coup sûr le théâtre. Tandis que le roman, presque entièrement rajeuni, s’est ouvert des voies nouvelles et conquis de nouveaux représentans pleins de sève et d’ardeur, l’art dramatique, plus stationnaire, se contente d’attester sa vitalité par quelques rares œuvres d’éclat et quelques recrues encore plus rares. Là du moins les talens de vieille date n’ont pas à craindre d’être expulsés de leur renommée par les victoires des jeunes rivaux ; deux noms nouveaux à peine depuis dix-sept ans, il n’y a pas là de quoi tellement charger la mémoire des générations contemporaines qu’elle en oublie les noms plus anciennement en possession de la célébrité. Ne nous hâtons pas cependant de crier trop vite à la décadence, et préférons à ce mot si gros de tristesses celui de décroissance, comme plus exact et plus équitable, car à vrai dire cette infertilité relative n’a rien qui nous étonne, et sans en chercher bien loin la raison, nous la trouverons dans les difficultés malaisément surmontables que L’art dramatique oppose aux téméraires qui lui demandent succès et profit.

Ils seront toujours peu nombreux, les heureux favoris de la nature qui sont capables de sortir victorieux de l’incroyable effort intellectuel qu’exige la production d’une véritable œuvre dramatique ; nous disons véritable, parce qu’on n’ignore pas qu’au théâtre comme ailleurs, et plus qu’ailleurs peut-être, il existe des recettes et des procédés par la grâce desquels on peut produire des œuvres faciles et même capables de faire illusion. L’inspiration ne suffit pas, ni les idées heureuses, ni l’art de la composition, il y faut une intensité de labeur et une condensation des facultés que l’on peut estimer la plus grande violence que l’esprit humain puisse accomplir sur lui-même. Pensez un peu : voici un personnage qui se présente devant vous, et sans qu’il s’annonce ni s’explique, il faut que vous compreniez quels sont sa nature, son caractère, sa situation morale présente, ses ressources pour lutter avec les difficultés de la vie ou réaliser ses espérances ; quant à son histoire passée, il ne vous la racontera pas, et il faudra que vous la deviniez tout entière par les paroles qui lui échappent comme par hasard ou par les allusions discrètes de ses interlocuteurs. Ce n’est là qu’une première difficulté, et elle est cependant déjà si grande que la plupart de nos auteurs en vogue, y compris celui qui fait l’objet de la présente étude, l’ont jugée trop ardue, et qu’à l’imitation inconsciente du théâtre chinois, ils ont pris le parti de la tourner en permettant à leurs personnages de multiplier les longs récits explicatifs et soigneusement circonstanciés, au risque de mettre le spectateur en doute s’il assiste à une représentation dramatique, ou à une lecture de mémoires autobiographiques de l’acteur qui parle devant lui.

Ce personnage, une fois connu, entre en conflit avec d’autres personnages qui tous ont demandé le même effort d’esprit que nous venons de décrire, et il faut qu’il reste logique avec lui-même ; il doit agir, et il faut qu’aucune de ses actions ne démente le caractère sous lequel il s’est présenté devant le spectateur. Enfin, dernière et suprême difficulté, le théâtre n’est qu’action, et cependant l’auteur dramatique n’a d’autre moyen de produire l’action que la parole ; c’est une incarnation continue où tout verbe doit devenir chair. Combien la tâche du romancier est plus aisée et combien ses ressources sont plus variées ! Lui n’a pas qu’un moyen de présenter et de créer ses personnages, il en trois : le dialogue, le récit, l’explication psychologique. Il prend parole à volonté, se substitue à ses personnages, distribue à son gré la lumière et l’ombre, suspend à son gré le dialogue ou le récit, et, en un mot, se tient toujours prêt à aider les enfans de son imagination de toutes les ressources de son esprit. Il peut se permettre toutes les hardiesses, car il est là pour éclairer ce qui semblerait obscur, et justifier ce qui paraîtrait faux et contradictoire ; qu’un de ses personnages démente son caractère par une action illogique, il lui suffira pour le remettre d’aplomb d’avoir recours à l’analyse ; la psychologie est science si commode et d’un si complaisant secours ! C’est assez pour faire comprendre combien en tout temps les auteurs dramatiques sérieusement dignes de ce nom doivent être rares, et pourquoi il faut se garder de tenir cette rareté pour un signe d’affaiblissement intellectuel, car, si le mot de l’Écriture : « il y aura beaucoup d’appelés, mais peu d’élus » trouve sa réalisation quelque part en ce monde, c’est bien au théâtre, dont les difficultés sont si grandes qu’elles n’ont vraiment de comparables que celles du salut ; encore même peut-on dire qu’elles sont plus grandes. L’art dramatique en effet ne tient compte ni de la bonne volonté ni des ouvriers de la onzième heure, et si quelques pages heureuses ont souvent suffi pour faire vivre un livre insuffisant, jamais belle scène ou passage éloquent n’a suffi pour sauver une pièce mal conçue.

M. Victorien Sardou est un de ces élus. Voici maintenant dix-sept ans bien comptés qu’il tient l’affiche, comme on dit dans le familier langage des coulisses, et le prodigieux succès de Dora prouve qu’il n’est pas à la veille de céder sa part de muraille. Acclamé à ses débuts comme un nouveau Molière par des amis trop complaisans, violemment attaqué par les envieux pour son adresse à découvrir les nids à idées dramatiques que leurs auteurs ont pondues sans les couver, sa fortune a triomphé également et de ces engouemens meurtriers et de ces perfides brutalités. Un bonheur si continu et si constant ne peut aller sans quelques qualités exceptionnelles qui l’expliquent et le justifient, et il constitue en tout cas un fait assez considérable pour mériter qu’on le discute et qu’on en cherche la raison d’être.

Cette qualité exceptionnelle, c’est une science très complète de la nature du spectateur, servie par une intelligence fine, souple, adroite et leste dans ses mouvemens. Personne parmi les écrivains dramatiques contemporains n’a mieux démêlé que M. Victorien Sardou les moyens par lesquels on peut réussir au théâtre, et n’a su les employer avec une plus juste tactique. Rien d’impérieux ni de cassant ; il n’a pas essayé, comme tant d’autres, d’imposer brutalement ou cyniquement ses partis-pris au public, rôle que d’ordinaire les fortes volontés aiment assez jouer, au risque de se briser contre la résistance du goût général auquel il déplaît d’être pris à l’improviste ; rien non plus de timide et de poltron, ce même public qui craint la violence ne haïssant rien autant toutefois que d’être traité avec trop de réserves, et se trouvant toujours disposé à réclamer un peu d’audace. Une ligne de démarcation bien difficile à maintenir et à observer que celle qui sépare la violence de l’audace ; M. Sardou y a réussi. Risquez tout, mais ne choquez rien, telle est la presque paradoxale exigence que le spectateur inconsciemment ou en secret impose à l’auteur dramatique ; cette exigence, M. Sardou l’a devinée, et crânement, résolument, il l’a adoptée comme programme de ce qu’il peut et doit oser. De là ces amusantes comédies pleines de mouvement et de pétulance, où l’auteur réussit à produire l’illusion du scandale sans en présenter la réalité, et à faire crier au loup là où, vérification faite, il n’y a que d’honnêtes moutons et de dévoués chiens de garde. M. Sardou est-il franc-maçon comme il était naguère adepte du spiritisme, je ne sais, mais en vérité je ne connais rien qui ressemble autant à ce qu’on raconte des réceptions franc-maçonniques avec leurs épreuves pour rire et leurs effrois simulés que ses comédies.

Voici un amant, enfermé de nuit sur le balcon d’une femme mariée ; il s’agit de sauter de ce balcon pour sauver l’honneur de sa maîtresse ; bravement il se lance tête baissée dans l’abîme et tombe sur une touffe de dahlias qu’il écrase. Un autre, surpris dans la même position que le précédent, a l’héroïsme de se faire passer pour voleur ; on mande le commissaire de police afin qu’il dresse son enquête pour une prochaine cour d’assises, et il arrive pour constater une promesse de mariage. Un vieux célibataire libertin s’avise de se placer en rivalité d’amour avec son fils naturel dont il n’a jamais pris souci et qui l’exècre d’instinct cordialement. Au moment d’être justement souffleté, il ouvre ses bras, et ce fils, en qui la nature outragée n’avait fait parler jusqu’alors que le mépris, dément en un clin d’œil son caractère et ses répugnances instinctives pour s’y précipiter. Un galant ivre s’introduit dans l’appartement de sa voisine, qui, pour s’en débarrasser, s’avise de lui donner de l’opium ; l’ivrogne s’empare de la fiole, en avale le contenu et tombe inanimé ; la dame, qui le croit mort, s’empresse de fuir ce cadavre accusateur, mais un médecin appelé en toute hâte le ressuscite par quelques fortes doses de café noir. Un mari découvre que sa femme est en correspondance et en relations clandestines avec un homme qui lui est inconnu ; éclat, fureurs, menaces de séparation judiciaire. Ce n’était cependant qu’une fausse alerte ; la dame n’avait eu que le tort de jouer trop gros jeu dans une ville d’eaux où elle avait perdu une somme excédant ses ressources, en présence d’un témoin bien appris qui avait eu la galante charité de la tirer d’embarras, d’où cette mystérieuse correspondance et ces relations secrètes. Un jeune homme est aperçu tournant autour de la maison d’une intéressante orpheline : les tuteurs s’en émeuvent et prennent la résolution d’aller droit au séducteur ; on le fait entrer pour le démasquer et, après l’avoir poliment prié de s’asseoir, on entame avec lui une discussion fort bien conduite pour, contre et sur le progrès moderne. Il y a dans tout cela, il en faut convenir, plus de peur que de mal, et le drame menace plus qu’il ne frappe, mais c’est justement par là que l’auteur a prise sur son public et donne satisfaction aux exigences très particulières que le spectateur apporte au théâtre. L’auteur l’a ému un moment, juste le temps nécessaire pour que cette émotion reste un plaisir ; puis, lorsqu’elle pourrait dégénérer en angoisse, il le replace rassuré dans son assiette habituelle et lui dit rieusement : « Ce n’était qu’un jeu, car, vous le savez, nous sommes au théâtre. » Rien ne témoigne davantage de l’intelligence que possède M. Sardou des dispositions du spectateur que la transformation qu’il a fait subir au genre particulier de drame inventé par nos auteurs en vogue, M. Alexandre Dumas en tête. Les romantiques avaient découvert, à l’imitation de Shakspeare, que l’élément dramatique ne va jamais seul en ce monde, et ils lui avaient associé comme contraste l’élément comique ; aussi hardis et plus hardis même que leurs devanciers, bien que leur hardiesse n’ait pas été aussi remarquée, nos modernes, auteurs ont retourné la question et démontré que la comédie franche n’était pas dans la nature. C’est en cela que consiste avant tout la forte originalité du théâtre de M. Alexandre Dumas, dont toutes les pièces prises dans la réalité ordinaire et se présentant avec une physionomie de comédie dégénèrent rapidement en drames et se terminent en catastrophes.

Je ne puis dire que cette découverte de nos modernes auteurs soit fausse. Eh oui ! la comédie n’est pas dans la nature, car il n’est pas une seule de nos actions qui ne soit grosse de conséquences dramatiques, car il n’est pas un seul de nos défauts, pour ne rien dire de nos vices, qui ne soit toujours menaçant de quelque péripétie terrible, et nos plus amusantes folies sont pareilles à la gaîté de l’ivrogne dont les hallucinations plaisantes font rire aux éclats les spectateurs indifférons tout en faisant pleurer dans l’ombre ceux qu’il ruine et déshonore. Il n’est pas de rire qui ne soit précurseur ou générateur de larmes, et il n’est pas de conduite, si plaisante qu’elle soit, que le destin, dieu susceptible et hautain s’il en fut, ne prenne en mauvaise part et ne soit toujours prêt à relever comme un défi. Eh oui ! la comédie franche est une invention de l’art, rien que de l’art, et c’est précisément pour cela qu’elle est de si difficile exécution et qu’elle a tant de prise sur le spectateur. Il est si doux de rencontrer l’occasion de rire dans cette réalité qui ne nous donne que des sujets de pleurs, de nous moquer de l’avare qui nous affame, de déjouer l’hypocrite qui nous poignarde, de plaisanter de la coquette qui nous brise le cœur ; il est si bon de se persuader un instant que tous ces vices de l’âme peuvent tourner au jeu, et qu’ils ne sont qu’amusans, tandis que nous les estimions tragiques.

La comédie franche possède une autre prise sur le spectateur, c’est qu’elle est de tous les genres dramatiques celui qui répond le plus exactement à la nature du plaisir qu’on demande au théâtre. Un théâtre n’est après tout qu’un lieu de récréation où l’on vient chercher une illusion de quelques heures. Le spectateur, en y entrant, sait que ce qu’il va voir, n’est qu’un jeu, et il consent à l’illusion, pourvu qu’il n’en soit pas la dupe ; il veut être ému, il veut même qu’on lui arrache des larmes, pourvu qu’il ne soit jamais amené à oublier entièrement que tout cela n’est pas sérieux, et que son âme garde le sentiment qu’aussi loin qu’elle aille dans l’émotion, elle n’est pas coupée de sa ligne de retraite pour revenir à son équilibre ordinaire. Le secret de la résistance que rencontrent toujours plus ou moins les tentatives de M. Alexandre Dumas est précisément dans la violence qu’il exerce contre cette disposition du spectateur, et il n’a pas fallu moins que son grand talent et son impérieuse volonté pour lui imposer sa tyrannie dramatique, sous laquelle, — tous ceux qui ont assisté à quelques représentations de ses pièces en ont été témoins, — on le sent mal à l’aise et toujours prêt à la révolte.

Ce tempérament du spectateur, M. Sardou ne l’a jamais, au contraire, tenu en oubli à aucun moment de sa carrière, et ce que nous écrivons ici comme un éloge, les malintentionnés pourront, s’ils le veulent, le tourner en critique sévère, car c’est peut-être à ce souci trop constant qu’il doit de n’avoir jamais produit une œuvre où il se soit abandonné franchement et sans arrière-pensée à son inspiration, au risque de rester incompris et d’échouer lorsqu’il se présenterait devant le public. Le spectateur vient au théâtre pour son plaisir ; mais le plaisir est chose complexe et qui comporte bien des variétés. Il y a du bonheur dans le rire, il y a de la douceur dans les larmes, et l’effroi même a sa volupté. Le spectateur, s’il était interrogé, répondrait qu’il veut être amusé, qu’il veut être ému, qu’il veut être consolé et partir sur une impression heureuse. Comment s’y prendre pour satisfaire à la fois à ces trois conditions contradictoires ? Eh mais, en glissant légèrement et lestement sur chacune, en l’amusant passablement, en l’émouvant avec vivacité, mais peu de temps, et en arrêtant les quelques larmes très réelles qu’on lui aura fait répandre par une conclusion qui surgisse à l’improviste, comme un enfant joueur sort de sa cachette pour rassurer ceux qu’il vient d’alarmer. Pour réaliser ce difficile programme, M. Sardou a eu recours à une sorte d’éclectisme dramatique ; il a demandé à tous les genres en vogue dans ce siècle de lui prêter quelques-unes de leurs ressources, et de cette fusion il est résulté un genre nouveau, tout personnel à l’auteur, qui n’est pas sans offrir quelque ressemblance avec ces chimères à face de femme, à ailes d’aigle, à corps de lion et à queue de serpent dont s’est amusée l’imagination des anciens poètes. Deux tiers de comédie, une scène de drame à la Dumas, une conclusion de vaudeville sentimental, et le tour était joué ; M. Sardou tenait son spectateur par ses désirs les plus divers.

A vrai dire, nous ne conseillerions à personne une tentative du même genre, car il a fallu, pour qu’elle réussît, la ressource très singulière que M. Sardou a trouvée dans un certain don qui fait son originalité et que nous connaîtrions seul s’il eût obéi docilement et exclusivement à sa nature. A coup sûr, si quelqu’un était né pour doter le théâtre français d’un genre dramatique analogue à la comédie d’imbroglio que les Espagnols ont si bien nommée de cape et d’épée pour indiquer qu’elle doit consister en deux choses, le cache-cache et la pétulance d’action, c’était M. Victorien Sardou. Qui sait mieux que lui embrouiller l’écheveau d’une intrigue, qui possède mieux que lui l’art des surprises, qui sait mieux jouer avec l’équivoque, prolonger un malentendu, faire soupçonner un secret là où il n’y en a pas donner à une fausse interprétation l’apparence de la vérité, rendre à une énigme son obscurité au moment où elle va être découverte, renouveler un doute au moment où on le croit prêt de se dissiper, ouvrir une fenêtre ou fermer une porte à propos, et, pour tout résumer d’un mot, qui connaît plus profondément tout ce que l’incertitude renferme d’élémens dramatiques, de folles anxiétés, de comiques terreurs ou de cruelles lubies ? C’est avec ces qualités seules qu’il s’est présenté à l’origine devant le public ; point n’est besoin de rappeler ces amusantes comédies pleines de turbulence et de gai tapage par lesquelles il débuta dans la carrière dramatique. Eût-il persisté dans ce genre, qui était le sien propre, il aurait produit des œuvres moins retentissantes peut-être que celles qu’il a fait applaudir, mais à coup sûr plus tranchées, plus nettes et plus fines ; il a préféré s’en éloigner, et nous ne saurions dire qu’il ait eu tort pour son succès et sa fortune. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est jamais plus heureusement inspiré que lorsqu’il y revient ; je n’en veux pour preuve que sa comédie d’Andréa, qui date des dernières années et qui est à mon avis une œuvre charmante, et celle peut-être où ce qui était son originalité propre apparaît le mieux purifié de tout alliage et mélange. Il n’a point renoncé cependant à ces qualités, seulement il les a détournées de leur fin et les a réduites à l’état de moyens. C’est grâce à elles qu’il a pu réaliser cet éclectisme dramatique où il a réussi à fondre des genres si divers. Sa vivacité lui a fourni les moyens de multiplier les incidens capables de conduire une intrigue de l’état d’honnête comédie à l’état de drame orageux, sa subtilité à faire tenir ce drame en si délicat équilibre qu’il puisse donner toutes les émotions du désespoir ou de l’anxiété sans les justifier en fait, et son adresse à faire glisser une situation d’Alexandre Dumas fils dans un dénoûment de Scribe.

Pour si habilement qu’il soit obtenu, cet éclectisme n’est pas sans faiblesse. Le grand défaut des pièces de victorien Sardou, c’est qu’elles sont toujours construites en vue d’amener une scène capitale, avant laquelle le drame n’est pas, et après laquelle il n’est plus. L’exposition est d’ordinaire excellente, et la mise en train de l’action bien lancée ; mais une fois lancée, le développement simple et naturel en est empêché par cette fatale scène arrêtée d’avance ; deux actes se passent à multiplier et à semer les incidens qui peuvent le produire et l’amener, et ces incidens se succèdent si rapidement et sont quelquefois de nature si ténue, qu’on a peine à les emmagasiner tous dans le souvenir, et qu’il en reste bon nombre en route. Arrive enfin la fameuse scène, qui est quelquefois fort belle, après quoi la pièce tombe dans un dénoûment heureux et qui trop souvent serait insignifiant par cela même, n’était une toute petite paille que nous allons y relever dans un instant. Il résulte de tout cela cette fâcheuse conséquence que les pièces de M. Victorien Sardou sont faites pour être jouées beaucoup plus que pour être lues, et que quiconque ne les voit pas au théâtre ne peut se rendre un compte exact de leurs réels mérites. Nous venons de leur faire subir l’épreuve de la lecture, elles la supportent mal. Ce n’est pas qu’elles soient défectueuses sous le rapport littéraire, elles sont au contraire écrites d’un bon style, très correct, parfois éloquent, sans grand relief cependant et sans empreinte de griffe léonine, mais aussi sans rien de brillante ni de forcé, en somme des plus agréables et des plus coulans. C’est que le lecteur est dans de tout autres dispositions que le spectateur, et qu’il se dit qu’aux lieu et place de tous ces incidens qui cachent l’action ou la font voyager en zigzag dans un méandre sans fin, il préférerait de beaucoup une marche plus simple et plus constante, qui, dans sa lenteur progressive, permît aux caractères de se développer, et au drame de s’acheminer vers son point culminant par des péripéties véritables possédant chacune leur intérêt propre. Quant au dénoûment, que lui importe qu’il soit heureux s’il est en contradiction avec la logique et en désaccord avec le bon sens ! Il n’éprouve nullement le besoin d’être rassuré, et la vraie satisfaction qu’il réclame, c’est une conclusion qui soit en harmonie avec les émotions qu’il vient de traverser solitairement.

Il y a parfois une paille dans les dénoûmens de M. Victorien Sardou, disions-nous il n’y a qu’un instant. Cette paille, c’est que ces dénoûmens, où les situations les plus difficiles et les plus cruelles se détendent comme par magie et se dissipent comme un rêve, sont parfois innocemment immoraux. Certes on ne peut reprocher à M. Sardou d’avoir jamais fait sciemment un accroc sérieux à la morale ; mais, dans sa préoccupation de renvoyer son spectateur satisfait, il lui est arrivé trop souvent de retourner la moralité élémentaire des livres à l’usage de la jeunesse, et de présenter la bonne foi punie et le vice amnistié. J’indique tout de suite comme exemples les dénoûmens de la Famille Benoiton, des Vieux Garçons, de Nos bons villageois, et de la charmante comédie de Maison neuve, La conscience du lecteur, sinon celle du spectateur, admet difficilement que des personnages qui sont allés aussi loin dans la légèreté et dans le vice que ceux de ces diverses pièces s’en tirent à aussi bon compte, encore moins peut-elle admettre qu’ils soient aussi subitement guéris de leurs folies ou de leurs erreurs, et qu’il ne leur en reste rien après le pardon, l’excuse ou l’amnistie dont les bénit M. Sardou. En supposant même qu’ils soient guéris, les conséquences de leurs fautes restent, et il n’y a pas de dénoûment heureux qui puisse les effacer. L’excellent oncle de Maison neuve ouvre ses bras à ses neveux repentans, s’ensuit-il moins que ces neveux viennent de se souiller et presque de se déshonorer ? Les demoiselles Benoiton sont guéries par une série de cruelles aventures de la manie du scandale, s’ensuit-il moins que ce scandale a eu lieu ? Le célibataire des Vieux Garçons rencontre un fils dans son rival, s’ensuit-il moins qu’il vient de commettre un acte indigne ? L’auteur a beau donner un dénoûment heureux à une conduite coupable, la conscience et la logique, protestant chacune de leur côté, crient que ce bonheur est immérité et qu’une conclusion où les personnages subiraient les conséquences de leurs fautes les satisferait davantage.

Ces dénoûmens ont encore un autre défaut, mais qui cette fois n’intéresse que l’art, c’est qu’ils sont d’ordinaire beaucoup trop brusqués, et qu’ils réalisent tout, à fait le deus ex machina des pièces antiques. Nous connaissons bien la réponse : le dénoûment est chose secondaire, car enfin il faut finir, et il y a de très grands auteurs dramatiques, Molière en tête, dont les dénoûmens n’existent à peu près pas. Cela est vrai, mais la comédie de Molière n’est pas celle de M. Sardou. La comédie de Molière est la comédie de caractère, et le dénoûment y est chose indifférente, si dans le cours de la pièce les personnages ont montré leur nature au complet ; une telle comédie pourrait même à la rigueur ne pas se terminer du tout et s’interrompre sur quelqu’une des situations dramatiques amenées par le vice ou le défaut du personnage principal, car elle dirait ainsi au spectateur : voici jusqu’où peut aller un tel caractère et ce qu’il peut engendrer de malfaisant, en laissant au lecteur le soin de conclure. Il n’en va pas de même dans la comédie d’intrigue, où le dénoûment est une part essentielle de l’intrigue, ni dans le drame de passion, où les personnages, une fois entraînés, doivent aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, et où il est inadmissible que l’âme, une fois mise hors de son équilibre, se calme subitement. Je n’indiquerai qu’un seul de ces dénoûmens brusqués, celui de Fernande. Dans cette pièce, l’auteur a très adroitement rajeuni et varié le célèbre épisode de Mme de La Pommeraye et du marquis Des Arcis du Jacques le Fataliste de Diderot. La modification qu’il a fait subir à la vengeance de la femme, qui se prétend outragée par l’abandon qu’elle a provoqué elle-même, est excellente et se prête parfaitement aux conditions dramatiques ; mais, avec la scène qui lui succède, le récit de Diderot reprend toute sa supériorité sur le drame moderne pour l’éloquence, la passion et l’entente du Cœur humain. Chez M. Sardou, le marquis Des Arcis, en apprenant l’affreuse vérité, s’abandonne d’abord à un désespoir trop justifié, puis subitement il se calme, sans qu’on trouve rien dans les rares paroles de Fernande, effrayée et surprise, qui puisse motiver un si brusque rassérènement. C’est là ce qui s’appelle faire contre fortune bon cœur ; mais le spectateur admet malaisément que le mari, si perfidement mystifié, consente à l’affront qu’on a fait à son honneur avec tant de docilité. Combien Diderot est autrement dans la logique des passions et le sentiment du pathétique lorsqu’il nous représente Mlle d’Aisnon tombant aux pieds de son mari, le suppliant de la pardonner avec des torrens de larmes, et lui promettant d’être pour lui une épouse aimante et dévouée avec une éloquence qui ne peut tromper et qui est autrement convaincante que le plaidoyer de l’avocat Pomeyrol. Cette scène de désespoir devait donc avoir son complément dans une scène de supplication qui aurait ramené progressivement l’espérance dans l’âme du marquis, et le dénoûment devenait alors non-seulement véritablement heureux, mais encore pathétique, comme la situation même qui l’avait engendré.

On lit dans certains traités de rhétorique que la meilleure manière de juger un auteur est de le juger dans son propre style et à l’aide même des procédés qui lui sont familiers. Nous ne ferons donc qu’imiter M. Sardou en multipliant les observations comme il multiplie les incidens, et en revenant quelque peu sur nos pas, comme il lui arrive de reprendre si souvent quelqu’un des fils de son action que l’on croyait abandonné. La science que possède M. Sardou du tempérament du spectateur et son adresse à le ménager ne se manifestent pas moins dans le choix de ses sujets et dans la nature de son observation morale que dans la forme et la conduite de ses pièces. Ici encore l’éclectisme domine. M. Sardou n’a pas de parti-pris tranché ni d’opinion nettement résolue sur la nature humaine ; ne lui demandez ni la franchise d’indignation d’Emile Augier, ni la misanthropie implacable de Dumas, ni le scepticisme railleur, mais optimiste au fond, de Scribe. Sans parti-pris décidé, que devient cependant la devisé de la comédie : Castigat ridendo mores ? Une comédie qui ne flagelle pas quelqu’un ou quelque chose, est-ce bien une comédie ? Le spectateur, qui n’aime pas les exécutions trop cruelles et qui regimbe volontiers devant elles, veut cependant qu’on flagelle ou plutôt qu’on fustige à peu près jusqu’au premier sang. M. Sardou le sait, et il n’a garde de se refuser à cette exigence, il fustige donc, et d’une manière très piquante ; mais que fustige-t-il ? N’y a-t-il pas dans notre société, entre les gros péchés mortels et les insignifians péchés véniels, quelques vices intermédiaires, produits plus ou moins passagers de la mode ou épidémies d’imitation qui se prêtent pour une moitié à l’indignation, pour l’autre à la raillerie, qu’on puisse invectiver éloquemment dans une scène tout en s’en amusant dans la suivante, et qui permettent à l’auteur dramatique de prendre le masque de justicier en conservant ses fonctions d’amuseur ? Les folies de toilettes des demoiselles Benoiton sont un de ces sujets qui permettent à la fois la raillerie et l’indignation, ou encore la rage des modernes bourgeois de vouloir faire maison neuve et d’échanger une vieille et honorable enseigne contre une enseigne toute reluisante d’un or menteur, ou les rabâchages politiques des ganaches retardataires dont l’intelligence s’est arrêtée avec la chute de celui de nos nombreux régimes politiques qu’ils ont servis, ou les outrances de dévotion d’une belle pécheresse sur le retour qui fait payer en jeûnes et en mortifications à son honnête mari le tort qu’elle lui a fait en lui méritant une épithète perdue dans la langue écrite depuis Molière, ou les déloyautés taquines et les mesquines jalousies des amis prétendus intimes qui empoisonnent votre bonheur sous prétexte de dévoûment ; sur tout cela, on peut frapper juste assez fort pour répondre au besoin de sévérité que le public apporte au théâtre, et pas assez fort pour lui déplaire et le faire se récrier.

Non-seulement les sujets ont été toujours habilement choisis de manière à permettre à l’auteur de se tenir en juste équilibre entre ces deux exigences contraires du spectateur, la sévérité et l’indulgence, mais ils ont toujours été choisis à l’heure précise où ils répondaient à quelque préoccupation du public. Rarement M. Sardou s’est privé des ressources que lui offrait l’actualité. Le luxe de toilettes des femmes avait atteint son point culminant sous le second empire, et soulevait presque autant de blâmes dans le public que le chômage des ouvriers lyonnais y soulève aujourd’hui de tristesses, lorsque M. Sardou mit à la scène la Famille Benoiton. On venait à peine de livrer à l’admiration de la foule le Paris nouveau de M. Haussmann, et plus d’un bourgeois, pris de la fièvre urticaire du progrès, se sentait la démangeaison, de fuir les obscurs quartiers où s’était édifiée sa fortune pour aller porter ses lares commerciaux dans quelqu’une de ces voies somptueuses encore désertes, lorsque, reprenant la donnée du Bourgeois gentilhomme et la coulant dans les formes nouvelles de nos mœurs présentes, notre auteur écrivit cette piquante comédie de Maison neuve, une des meilleures qui soient sorties de sa plume. Nous nous rappelons tous le moment où l’empire, sorti victorieux de la longue épreuve d’isolement que lui avait créée le coup d’état et assis dans une sécurité qu’il croyait définitive, essayait de vaincre les dernières résistances des anciens partis et les conviait à se rapprocher du trône par un mélange de railleurs reproches et de flatteuses avances ; les Ganaches, pour qui les relit aujourd’hui, font revivre encore avec vivacité le sentiment politique de cette heure passagère. On commençait bien à s’alarmer quelque peu des menées du radicalisme, encouragé par la durée déjà longue du régime impérial, lorsque parut cette parodie des coteries politiques provinciales qui a pour titre : Nos bons villageois, et il y avait bien quelque mésintelligence entre le gouvernement d’alors et messieurs du clergé, refroidis par les affaires italiennes, lorsque la comtesse Séraphine vint présenter au Gymnase le spectacle de ses tardives dévotions. De même les Merveilleuses ne pouvaient choisir un temps plus opportun que la troisième république pour étaler sur la scène les folles mœurs de la première, et il est remarquable que Rabagas, satire d’ailleurs peu cruelle des républicains, a choisi pour faire son entrée un des très rares momens d’indécision où la fortune a fait semblant de ne pas vouloir sourire à ces heureux prédestinés, terreurs du passé, mais maîtres du présent et peut-être de l’avenir. Comme tout réussit aux habiles, quand ce n’est pas la volonté de l’auteur qui choisit l’heure de ses productions, le hasard se charge de ce soin et s’en acquitte à merveille. Le drame de Patrie ! on en conviendra, ne pouvait arriver en meilleur temps qu’à la veille de la terrible guerre de 1870, et le remarquable tableau des discordes civiles qui porte pour titre la Haine, venant dans les années qui ont suivi la commune aux durables souvenirs, ne pouvait certes être accusé de manquer d’actualité.

Ces deux derniers titres, Patrie ! et la Haine, rappellent la plus haute et la plus hardie des ambitions qu’ait eues M. Sardou ; il a voulu se mesurer avec le drame historique, et son adresse est telle qu’on ne peut dire que la tentative lui ait été fatale. Certainement, s’il relit aujourd’hui l’imparfait tableau qu’il a essayé de tracer de la révolte des Flandres, il doit s’avouer qu’une succession de scènes rapidement enlevées et courant pour ainsi dire les unes après les autres ne suffit pas pour faire un drame où revive l’âme d’une époque aussi pleine de mâles sentimens que celle qu’il a mise au théâtre, que quelques traits excellens ne suffisent pas pour composer une figure comme celle du duc d’Albe, qu’il est parfaitement mutile d’introduire un personnage tel que le taciturne pour le faire entrevoir à peine, et que lui faire prononcer quelques paroles insignifiantes est plutôt une parodie qu’une imitation de ses habitudes silencieuses. Il n’en est pas moins vrai que ce drame défectueux de Patrie ! contient une des plus belles scènes qu’il y ait dans le théâtre moderne ; nous voulons parler de la scène finale ou Karloo poignarde sa maîtresse coupable d’avoir voulu le sauver en dénonçant ses complices de conspiration. Cet assassin qui frappe en aimant et comme d’un bras mou de tendresse, cette mourante qui se ranime au sein de l’ agonie ; pour se reprendre à l’amour de son meurtrier, cette passion qui n’abdique pas même devant la tombe, et qui voit son ciel dans l’enfer qui s’ouvre pourvu que le bien-aimé le partage, tout cela enlève l’âme à des hauteurs peu communes et lui fait retrouver des émotions dont la littérature contemporaine la tient sevrée depuis trop longtemps. « Monsieur, disait naguère un vétéran des luttes littéraires de la restauration à un poète ; qui lui avait remis un volume de vers audacieux, vous avez rajeuni en moi les sensations romantiques ; » je me permettrai de présenter le même compliment, à M. Sardou. Ah ! que voilà donc cette fois un dénoûment original et bien trouvé, et que la place de M. Sardou serait grande si son aimable bagage contenait nombre : de scènes de cette valeur !

Le drame de la Haine est dans son ensemble fort supérieur à celui de Patrie ! Les mobiles d’action des citoyens de la hargneuse Sienne et les sentimens irréconciliables, qui divisaient les diverses classes dans cette plus démocratique des cités italiennes ont été mieux rendus, et semble-t-il mieux pénétrés par l’auteur que les mobiles d’action et les sentimens des honnêtes citoyens des Flandres du XVIe siècle. Que de beaux traits pris sur le vif de la nature italienne ! Comme la familiarité menaçante de la nourrice Uberta, lorsqu’elle s’aperçoit que Cordelia cherche à sauver le meurtrier de son fils, donne un juste sentiment de cette égalité que les Italiens ont toujours su trouver dans l’excès de la passion, et que l’élan de véhémence qui porte la fille des Saraceni à étancher la soif de l’homme même qui l’a déshonorée et qu’elle vient de frapper il n’y a qu’un instant est bien de son temps et de son pays ! Un vigoureux. christianisme passé dans le sang à l’égal de l’orgueil de race, et poussant à la charité avec autant de fougueuse spontanéité que la nature à la vengeance, voilà bien l’Italien : du moyen âge. La pièce a subi de nombreuses critiques ; on lui a entre autres choses reproché l’amour de Cordelia pour Orso, amour qui, né d’un élan de charité, germe et grandit spontanément au sein de ce même sentiment du déshonneur qui avait armé son bras. Nous ne saurions partager cet avis. M. Sardou, dont la faculté d’observation, pour si fine qu’elle soit, aime d’ordinaire à s’arrêter aux sentimens aisément saisissables, n’a peut-être regardé qu’une fois tout au fond de la nature humaine, et c’est le jour où il a écrit les deux derniers actes de la Haine. Ni la psychologie ni même la physiologie n’ont encore tout expliqué des obscurités de la nature. L’amour de Cordelia tire sa force du viol même dont l’horreur l’égare. Involontairement son âme s’est mêlée au sein du crime à celle du meurtrier de son honneur, elle sent et dit que, quoi qu’il arrive, elle ne sera plus que la veuve d’Orso. Nous n’insisterons pas davantage ; les passions du genre de celle de Cordelia devant toujours être exceptionnelles sont par conséquent difficilement appréciables par l’expérience commune, et rentrent dans cet ordre de choses qu’il suffit de comprendre par intuition et qui ne peuvent se discuter. Quant à la scène finale où Cordelia et Orso, mariés dans l’église comme pestiférés, trouvent dans la mort l’union qui les aurait fuis dans la vie, elle est d’une tendresse désespérée et d’un coloris sombre vraiment superbes. Cela est sérieusement beau, il m’étonnerait que ceux qui ont accordé leur admiration au tableau où M. Laurens a présenté d’une manière si saisissante les effets de l’excommunication au moyen âge la refusassent à la scène du dramaturge.

Il nous reste à mentionner une dernière faculté, la première en ligne peut-être parmi celles qui l’ont aidé à mener depuis tant d’années déjà sa laborieuse et fertile carrière, nous voulons parler de la faculté d’assimilation qu’il possède à un degré remarquable. Nul mieux que lui n’excelle à s’emparer d’une idée dramatique déjà présentée sous une autre forme, à la repenser de nouveau, à la faire passer dans sa propre substance, et à la transformer au point de la rendre méconnaissable. Cette faculté, presque singulière tant elle est complète, ne se borne pas aux données dramatiques, elle s’étend aux procédés et aux formes mêmes de ses rivaux, et de ce fait sa nouvelle comédie, Dora, est une preuve des plus convaincantes.

Est-ce une pièce de Sardou ou une pièce d’Alexandre Dumas que ce drame de Dora, que nous venons de voir représenter sur la scène du vaudeville avec une perfection que bien peu d’œuvres ont obtenue ? On pourrait aisément s’y tromper. D’ordinaire, nous l’avons dit, M. Sardou se contente d’une situation et d’une scène à la Dumas dans cet éclectisme habile qui compose son genre dramatique ; mais cette fois l’assimilation est complète, sujets, caractères, passions, intrigues, dénoûment même, tout cela pourrait être de M. Dumas aussi bien que de M. Sardou. Et tout cela est en effet en partie de M. Dumas, car il a collaboré inconsciemment à ce drame ; il est certain que le M. de Maurillac et le député Favrolles de Dora sont proches parens du M. de Nanjac et de l’Olivier de Jalin du Demi-Monde ; il est certain que l’espionne Zicka refait, sans trop y songer, les narrations autobiographiques de l’affreuse Américaine de l’Étrangère ; il est certain que Favrolles, tendant sa souricière pour prendre la malfaisante petite bête qui fait de tels ravages dans le ménage de son ami Maurillac, rappelle quelque peu les ruses d’Olivier de Jalin au dénoûment du Demi-Monde ; il est certain enfin que les personnages épisodiques de la princesse Bariatine et du député dijonnais ont tout à fait le ton et les allures de ces comparses amusans faits pour les arrière-plans du drame, et que M. Dumas aime d’ordinaire à confondre sur le premier plan avec les personnages principaux. Eh bien ! nous ne nous en plaignons pas, car la pièce de M. Sardou a gagné à cette assimilation si complète une unité d’action et de ton, une simplicité de plan, une logique de déduction que ses œuvres précédentes n’ont jamais présenté à ce degré. L’intrigue à marché cette fois sans dévier, se ralentir et se reprendre, pas de mesquines surprises, à peine quelques incidens parasites ou inutiles. Chaque partie du drame possède son intérêt propre et se suffit à elle-même ; la matière a été heureusement coupée et intelligemment distribuée de manière qu’aucune ne nuise trop à une autre dans le souvenir du spectateur. Il n’y a plus là des actes entiers employés à préparer la situation capitale ; cette situation, à la fois naturelle et imprévue, éclate à sa place logique, c’est-à-dire au troisième acte, par les moyens les plus aisés du monde, sans que rien dans l’exposition, qui est excellente, et dans le second acte, qui est plus languissant, ait pu la faire soupçonner, tant l’auteur a mis d’habileté à la masquer. Une fois créée cette situation est poussée jusqu’à ses dernières limites avec une violence extrême, et cependant avec une minutie d’analyse et un souci des nuances qui sont des plus remarquables. On a là au complet le spectacle d’une âme en proie au sentiment de l’incertitude, sentiment des plus dramatiques assurément, mais des plus dangereux à prolonger longtemps, à cause des saccades contradictoires, et des alternatives de défaillance et d’espoir qui le composent, et qui font éprouver, au spectateur quelque chose de la sensation pénible que donne un voyage sur une route au pavé inégal. Enfin arrive le dénoûment, que cette fois on n’a pas envie de trouver brusqué et qui est accueilli avec bonheur, car la situation a donné tout ce qu’elle contenait de passions, et il est temps d’en finir. Une des scènes de ce drame, celle qui donne naissance à la situation capitale, a été rapidement célèbre ; mais à mon avis cette célébrité mérite de s’étendre aux deux actes entiers qui sont consacrés au développement de cette situation, car ils sont au nombre des plus émouvans qu’il y ait dans le théâtre contemporain. Dora, c’est M. Dumas sans ses puissans défauts, M. Dumas moins ses tirades misanthropiques, son pessimisme meurtrier, ses boutades amères, en sorte que c’est vraiment tant pis pour lui si la pièce n’est pas signée de son nom.

Nous n’avons pas à entrer dans l’analyse de cette œuvre, que tout Paris a vue à l’heure présente. Suivre le développement de l’action scène par scène nous fournirait d’ailleurs peu d’occasions de critiques, car c’est surtout par l’ensemble que vaut Dora, et cet ensemble a été coulé dans le moule dramatique en une seule fois et d’un jet heureux. Nous nous bornerons à présenter à l’auteur deux observations. Il nous semble qu’il n’a pas fait de son espionne Zicka tout ce qu’il en pouvait faire. Il tenait, s’il l’eût voulu, un caractère, il n’a présenté qu’un instrument d’action. Zicka pouvait et même devait être le personnage capital de la pièce, elle n’en est que le principal ressort. On voit agir Zicka, mais on ne la voit pas penser, on ne la voit pas sentir, on n’assiste pas aux orages et aux conflits de sa vie morale intérieure, car nous comptons pour rien ou peu de chose la narration quelque peu sèche et concise qu’elle fait au troisième acte de son affreux passé et les déclamations devenues passablement banales qu’elle lance à l’adresse de la société marâtre. C’était cependant un caractère curieux à pénétrer et tout naturellement fertile en grands effets dramatiques que celui de cette femme homicide par métier et presque par devoir, couverte par le secret contre les conséquences de ses manèges, et qui partout où elle passe porte le deuil avec elle par cela seul qu’elle a passé. Pour n’être qu’un instrument passif, Zicka n’est-elle donc pas une personne vivante ? Si elle est sans responsabilité, est-elle donc sans remords, et si elle est sans moralité, est-elle sans conscience ? Zicka aimait en secret M. de Maurillac, l’époux de l’innocente Dora ; pourquoi n’avoir pas insisté davantage sur cet amour condamné au silence forcé, pourquoi ne nous en avoir pas montré le désespoir profond et continu coupé ça et là de vains rêves et d’illusions rapides que le sentiment de la réalité replonge bien vite dans la nuit ? Cet amour était le vrai moyen d’éclairer en pleine lumière la sombre et infernale situation dans laquelle Zicka se débat au sein des ténèbres, et alors, en place d’une marionnette perverse, nous nous trouvions en présence d’un personnage vraiment dramatique parce qu’il devenait moral et humain.

Notre seconde observation a trait au caractère même de Dora. Il nous semble que, pour si Espagnole qu’elle soit, cette intéressante personne manque quelque peu d’une certaine fierté et d’une certaine délicatesse. On dirait vraiment qu’elle n’a pas confiance en sa valeur, car il lui échappe trop fréquemment des paroles d’où l’on peut induire que le prix dont elle s’estime n’a rien de fort élevé. Elle ne dit pas : Je suis pauvre, mais que l’homme qui me prendrait s’enrichirait en m’épousant ! elle dit : Je suis pauvre, mais que je saurais gré à l’homme qui me ferait la charité de m’épouser ! Lorsque M. de MauriIIac lui annonce qu’il l’épouse, — car il ne prend pas garde qu’il ne lui demande pas si elle veut accepter sa main, il lui déclare d’emblée qu’il prend la sienne, — quel est le premier cri que lui arrache la joie de ce bonheur inespéré ? « Ah ! que voilà une bonne action dont vous ne vous repentirez pas ! » Ah ! dirons-nous à notre tour, que voilà une parole déplaisante et qui sonne mal ! Il nous semble qu’à la place de M. de Maurillac nous ne pourrions nous empêcher de répondre : « Une bonne action, mademoiselle ? dites une heureuse action. » Ce sont là de ces nuances qui se sentent ou ne se sentent pas, mais les sentimens vivent précisément de nuances, et pour un cœur hautain et susceptible, cette parole de quasi-déférence, aimante sans doute, mais trop peu fière, serait capable de renouveler les soupçons qui coûtèrent jadis si cher à la pauvre Griselidis, et de donner envie de refaire la cruelle expérience du marquis de Saluces. Elle l’a dit, penserait ce cœur, c’est une bonne action ; l’amour qu’elle prétend avoir n’est que de la reconnaissance ; ce qu’elle aime en moi, c’est de l’avoir arrachée à la vie de misère et d’expédiens, c’est d’avoir entouré sa vie de sécurité, mais l’amour persisterait-il si ces biens matériels que je lui prodigue étaient retirés ? Encore une fois ce n’est qu’une nuance, mais elle déteint sur tout le caractère de Dora et lui enlève une partie de son intérêt.

Nous avons maintenant achevé de résumer les impressions que nous a laissées une lecture récente et attentive des œuvres de M. Sardou, aidée de nos souvenirs plus anciens. En somme, notre littérature dramatique possède des talens plus vigoureux, d’une portée d’esprit plus grande, d’une audace plus fière, elle n’en possède pas qui aient une plus parfaite intelligence de la scène, une connaissance plus fine du public, et qui soit plus assurée contre l’insuccès ou la déchéance. Si ses armes ne sont pas de la trempe la plus forte, son escrime est excellente, et, grâce à elle, il est toujours sûr de protéger les défauts qui pourraient se trouver dans sa cuirasse et de rétablir l’égalité du combat, c’est-à-dire de maintenir sa réputation contre n’importe lequel de ses rivaux. Il ira longtemps, perfectionnant et agrandissant toujours davantage sa manière par cette intelligente faculté d’assimilation qui lui permet de faire profit des innovations de ses confrères sans épouser du même coup leurs défauts comme il arrive à ceux qui ne sont que de vulgaires imitateurs, et plus tard, dans bien des années, quand, sa carrière close, la génération qui suivra la nôtre voudra rechercher et étudier les caractères divers du théâtre contemporain, elle en trouvera dans ses œuvres le résumé le plus ingénieux et le plus vivant microcosme.


EMILE MONTEGUT.