Esquisse d’une philosophie



ESQUISSE
D’UNE PHILOSOPHIE
PAR M. F. LAMENNAIS.

C’est une périlleuse entreprise aujourd’hui plus que jamais, que de construire un système complet de philosophie. Dans une époque de grande civilisation, comme la nôtre, il y a tant d’idées en circulation, tant de questions à résoudre, qu’on ne peut guère se proposer de répondre à tout, et de tout renfermer dans un système. La curiosité de chaque siècle laisse à la postérité moins d’anciens problèmes résolus que de problèmes nouveaux à discuter. Il faut donc subir la loi de notre faiblesse ; il faut choisir, ou de tracer un plan général et d’en asseoir fortement les bases, ou de s’isoler dans de patientes recherches sur un objet spécial, pour apporter ensuite cette obole à l’œuvre commune.

Au commencement d’une civilisation, quand la curiosité humaine n’est éveillée que d’hier, c’est l’âge d’or des systèmes. C’est ainsi que l’on voit, dans les premiers temps de la philosophie grecque, toute une famille de penseurs qui viennent, chacun à son tour, avec une confiance admirable, proposer sur la nature des choses une explication universelle, toujours différente il est vrai, mais toujours définitive. Plus tard, et lorsque l’esprit grec se fut doublement éprouvé à l’école de Socrate et à celle de l’expérience et du temps, sa hardiesse ne parut pas affaiblie ; et pour ne citer qu’un nom, Aristote put sans témérité, de cette même main qui élevait à la logique et à l’histoire naturelle des monumens immortels, écrire sa Rhétorique, sa Poétique, sa Morale, sa Physique générale, son Économique, pour terminer enfin dans la philosophie première le cercle entier de la science universelle. Il y a deux mille ans que se faisaient ces grandes choses ; l’esprit humain, jeune encore, avec moins d’étendue et de sagesse, avait, à cause de cela même, plus d’audace, plus d’ardeur, une plus vigoureuse puissance d’initiative. Aristote recommencerait-il aujourd’hui, s’il avait derrière lui cette centaine de philosophies qui ont succédé à la sienne et qui, moins heureuses pour la plupart, n’ont pas survécu à leurs auteurs ?

Le moyen-âge fut aussi une époque de vastes conceptions systématiques. Ces sortes d’épopées se conçoivent également quand tout est nouveau, et que l’esprit humain a tout à faire par ses propres forces, et quand, soutenu par la foi dans une autorité, il se persuade que son effort doit tendre uniquement à coordonner ses croyances. Il suffit de rappeler la Somme de saint Thomas, prodigieuse encyclopédie, où toute la science, toute la foi, toute l’érudition de ce temps se développe et s’ordonne sous l’exacte discipline du syllogisme ; lumineuse et imposante synthèse qui n’aspire à rien moins qu’à reproduire l’ordre absolu des choses, Dieu d’abord dans les profondeurs de l’unité, puis la Trinité, les personnes divines, la création, les lois générales du monde, l’homme enfin. C’est là précisément le plan de l’Esquisse d’une philosophie, et c’est, comme on voit, une très ancienne et très glorieuse origine.

Peut-être qu’en un temps qui n’est pas loin de nous, l’auteur de l’Esquisse n’avait pas de plus haute ambition que de rassembler, à l’exemple du docteur angélique, dans l’unité du dogme chrétien, tous les élémens scientifiques accumulés par le progrès des âges. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui de refaire la Somme de saint Thomas : c’est une philosophie que M. Lamennais nous donne ; il est entré sans retour dans cette famille de libres penseurs dont Descartes est le père, et qui doit être fière de le recueillir dans son sein, après une séparation qui n’a pas été sans orages.

Cette participation éclatante et fougueuse aux luttes religieuses et politiques n’aura donc été qu’un épisode dans la vie de M. Lamennais, et cette vie était vouée tout entière à l’établissement d’un système philosophique. Il y a même là, avant toute appréciation de son livre, un sujet de défiance légitime : une telle entreprise dans une seule vie ; l’homme, Dieu, la nature, toutes les sciences et tous les arts, embrassés à la fois dans une vue générale et ramenés à leurs principes ! Est-il donné à un seul homme de nous dérouler ainsi les secrets de toutes choses ? Bacon n’a-t-il pas épuisé son génie à tracer la méthode nouvelle ? Descartes, qui n’était pas un esprit timide, demande déjà, à la fin de son Discours de la Méthode, plusieurs vies pour achever l’œuvre. Malebranche et presque tous les maîtres s’exercent dans des traités particuliers, avant de composer cette synthèse définitive que la mort interrompt presque toujours, guidés toutefois dans leurs travaux par un plan général et immense dont l’unité ne devait ressortir pour nous et peut-être pour eux-mêmes que quand l’édifice serait complet. Qui ne sait que Leibnitz, le plus actif génie et le plus fécond qui fut jamais, après soixante années de travaux et de veilles, n’a laissé que des fragmens ?

Mais si l’entreprise de M. Lamennais a ses dangers, elle a ses avantages réels, qu’il ne faut pas méconnaître. Quelque résultat qu’elle amène, elle servira du moins à rappeler le caractère essentiel de la philosophie et le véritable objet de la science. À force de diviser, à force de spécialiser, le sentiment de l’ensemble, la vue générale finit quelquefois par disparaître ; et dans ces temps où il n’y a plus, pour ainsi dire, d’école, où chaque disciple n’aspire qu’à renier son maître et à proclamer en toute hâte une indépendance souvent stérile, ne nous donne-t-on pas tous les jours une doctrine isolée, ou un fragment de doctrine, pour un système complet ? Et ne voyons-nous pas prendre un point de la philosophie pour la philosophie entière ? Une vue systématique, si audacieuse qu’elle soit, a donc son utilité et son importance propre et quand le système ne contiendrait aucune partie qui fût neuve ou vraie, il est bon qu’il se produise des systèmes. M. Lamennais d’ailleurs, et cela doit nous rassurer, n’a pas la prétention d’innover, si ce n’est pour la construction de l’ensemble. Sa Trinité est la Trinité chrétienne, sauf l’incarnation et la foi ; ses opinions sur la substance et la création sont conformes dans sa pensée, ou je me trompe fort, aux doctrines du concile de Latran ; elles s’écartent fort peu des théories alexandrines ; il explique la matière de la même façon et presque dans les mêmes termes que Plotin ; la réalité des idées divines, l’uniformité et l’analogie des lois qui gouvernent le monde, la loi de l’affinité et de la cohésion dans le monde corporel considérée comme une manifestation obscure de l’amour, c’est la pure doctrine platonicienne. Pour ce qui regarde l’homme et sa nature psychologique, sauf la liberté de la foi, qu’il emprunte au christianisme, et l’extase qu’il place au-dessus même de la raison, comme tous les mystiques d’Alexandrie, il est de la grande école psychologique française. C’est à la louange de M. Lamennais, pour montrer que son entreprise était humainement possible, et que ses théories ont leurs racines dans l’histoire, que nous faisons ces rapprochemens. Une seule de ses doctrines n’a point de passé et ne date que de lui, c’est la doctrine de la raison commune. On peut lui trouver des analogues depuis Héraclite jusqu’à Oswald et Reid, mais pas d’antécédens véritables. Avant M. Lamennais, ceux même qui demandaient à la raison individuelle le sacrifice absolu de son indépendance reconnaissaient au moins un pouvoir dont ils ne craignaient que l’usage ; mais ce n’est rien de prétendre que la raison humaine est trop sujette à faillir pour qu’on puisse s’en contenter : le scepticisme de M. Lamennais est plus radical, et ce n’est qu’après nous avoir ôté toute chance d’arriver par nous-mêmes à la certitude, qu’il nous propose sa théorie dogmatique de la raison universelle.

Cette grande et éternelle question de la certitude est sans contredit le premier de tous les problèmes philosophiques, c’est-à-dire le premier de tous les problèmes. Lorsque parut, il y a bien des années, l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, tel fut sur le public français, aussi indifférent de sa nature à la philosophie qu’à la religion, l’effet de cette verve inépuisable et passionnée, qu’elle intéressa tout le monde à la question du criterium de la connaissance, et rendit en quelque sorte populaire une discussion de pure logique. Les critiques et les réfutations arrivèrent de toutes parts ; elles trouvèrent M. Lamennais tout préparé à leur répondre, et aujourd’hui qu’après un long silence il revient à ses études philosophiques, le premier mot qu’il prononce est pour reprendre son ancien système. Il a entendu les objections, il les a pesées, il les a jugées, et il persiste ; tenacem propositi. Dans sa marche rapide, il ne consacre à sa théorie logique qu’un petit nombre de pages ; mais la raison individuelle y est proscrite avec ce même dédain d’autrefois et systématiquement soumise au joug de la raison générale.

Sans renouveler toute cette dispute, où chaque parti n’aurait eu qu’à répéter d’anciens argumens, on aurait pu donner quelques éclaircissemens sur deux ou trois points contestés. La théorie de M. Lamennais, faute de ces développemens nécessaires, pourra paraître obscure à quelques esprits, et peut-être même contradictoire. Rien de plus simple que la partie critique et négative de cette théorie : elle n’a rien de bien nouveau, et l’intelligence humaine a été plus d’une fois battue en brèche par les mêmes raisons, et si j’ose le dire, par des raisons plus fortes encore ; mais l’opinion dogmatique de M. Lamennais sur le principe de la certitude a suscité des objections qui conservent toute leur force, ou plutôt elles en acquièrent une nouvelle, grace à certains passages de l’Esquisse. Qu’on nous permette de le montrer en très peu de mots, et seulement pour ce nouvel ouvrage de M. Lamennais ; car la question, en ce qui touche à la philosophie, nous paraît depuis long-temps résolue.

S’il est une fois bien constaté, disait-on, que la raison individuelle ne peut donner que des probabilités, et qu’elle doit toujours se défier d’elle-même, pourquoi se regardera-t-elle comme infaillible, quand elle affirme l’autorité de la raison commune ? Le scepticisme qui attaque les facultés humaines, attaque la connaissance humaine dans sa seule et unique source ; c’est un scepticisme radical et sans remède. Que M. Lamennais nous dise si un homme isolé du reste des hommes peut arriver par ses facultés propres à connaître la vérité : s’il répond que oui, il renonce à son système ; s’il dit que non, il renonce à tout système et à toute connaissance ; voilà ce que l’on disait. Que sera-ce, si aujourd’hui il répond à la fois oui et non ? Or, le oui et le non se trouvent dans l’Esquisse, et, sauf explication, ils semblent également catégoriques. M. Lamennais dit à la page 12 : « Quelle que soit la force avec laquelle une perception interne entraîne l’acquiescement d’un individu isolé, il ne doit pas regarder cet acquiescement, même invincible, comme le caractère définitif du vrai. » Il dit à la page 5 : « La raison ne relève que de ses propres lois, on peut l’atténuer, la détruire plus ou moins en soi ; mais tandis qu’elle subsiste et au degré où elle subsiste, sa dépendance est purement fictive, car c’est elle encore qui détermine, en vertu d’un libre jugement, sa soumission apparente. » Ce n’est pas ici de la raison générale qu’il s’agit, mais d’une opération de logique évidemment individuelle. On ne pouvait pas mieux exprimer une vérité plus incontestable, et Descartes n’aurait pas dit autrement.

Mais enfin si l’on consent à soumettre à la raison commune sa raison individuelle, à croire, quand la raison commune le voudra, le contraire de ce que l’on voit, de ce que l’on touche, de ce que l’on sent, nous donnerez-vous au moins, en échange de notre liberté, la sécurité dans la foi ? Après l’Esquisse, on se demande encore : qu’est-ce que la raison commune ? Si par là vous entendez ce que les rationalistes ont coutume d’appeler la raison pure, vous réduisez la certitude à quelques axiomes de métaphysique, et l’humanité ne gagnera rien à passer de Hume à vous ; car il nous ôtait le principe, et vous supprimez l’usage. Mais ce n’est pas là votre pensée : la raison commune est quelque chose d’extérieur ; vous allez même jusqu’à l’appeler la tradition. Pourquoi donc lui donner aussi, dans ce livre, le nom de raison universelle ? C’est la raison générale qu’il fallait dire. Il n’y a d’universel dans la croyance des hommes que ces axiomes nécessaires de la raison pure, et nous les savons universels par cette unique raison que nous les savons nécessaires

C’est donc ici une question de majorité et non pas d’universalité. Et alors, quelle sera la majorité ? La logique veut que ce soit la majorité de l’espèce humaine ; le passé compte, prenez-y garde, l’avenir aussi ; et comme dans vos principes le monde et l’humanité ne doivent point finir, calculez votre majorité sur cette base ! Mais Dieu seul a cette connaissance, inutile pour Dieu seul. Si vous fixez une limite, elle ne peut être qu’arbitraire. Ne s’agit-il que d’une majorité éventuelle, sans limite déterminée, par exemple, la majorité parmi les personnes consultées, quel qu’en soit le nombre ? On n’oserait vous imputer un pareil système, et pourtant quand vous prenez un exemple pour montrer comment se doit appliquer votre théorie, vous dites : « Qu’on se place par la pensée au milieu d’un nombre quelconque d’autres hommes. » Il est très vrai que l’opinion des personnes présentes, quel qu’en soit le nombre, exerce sur la nôtre une grande influence, c’est un fait constaté en psychologie ; mais cette influence n’est-elle pas pernicieuse ? n’est-ce pas là l’origine et la cause psychologique du servum pecus ?

Au moins, nous laisserez-vous tenir compte de l’intelligence et de la capacité de ceux qui forment l’opinion générale ? Importe-t-il, oui ou non, que ces hommes en nombre quelconque soient compétens ou ne le soient pas ? Ici encore, l’Esquisse nous laisse dans les ténèbres, et on ne sait trop comment se décider ; car, d’un côté, si l’on tient compte de la compétence, qui en sera juge ? Le véritable arbitre est celui qui nomme les arbitres. Galilée, devant le tribunal, aurait bien pu se déclarer seul compétent. Du temps de Galilée (c’était aussi le temps de Bacon et de Descartes), la raison générale était pour l’immobilité de la terre, et la raison de l’inquisition aussi, comme il n’y parut que trop.

Si, au contraire, on coupe court à cette difficulté en ne considérant pas la compétence des juges, songez que ce n’est pas à une raison plus éclairée que vous sacrifiez ma raison ; vous sacrifiez la supériorité intellectuelle à la supériorité numérique. Cela est-il bien conforme à la sagesse des nations, dont vous devez particulièrement tenir compte, et qui proclame que les gens d’esprit sont partout en minorité ? Vous-même, vous pensez avec raison que le peuple est dans une perpétuelle enfance : « Le peuple, sous bien des rapports, dites-vous, le peuple au moins tel qu’on l’a fait, ne sort guère de l’enfance, et c’est une des raisons pourquoi la police humaine, en tout ce qui tend à le maintenir dans l’ordre, agit sur lui par la sensation. » Si vous constituez le peuple juge souverain de la vérité (le peuple forme la majorité sans contredit), qui l’éclairera désormais, qui le guérira de ses préjugés ? Ces préjugés, apparemment, ne sont pas ce qui constitue la raison commune, ce à quoi nous devons nous soumettre en dépit d’une répugnance invincible ? Il est vrai qu’il s’agit, dans le passage cité, du peuple tel qu’on l’a fait ; mais si la minorité intelligente façonne ainsi la majorité, que deviennent donc et cette majorité, et la vérité qu’elle garde comme en dépôt et qui dépend de ses appréciations ? Dût M. Lamennais ne pas nous le pardonner, en matière de métaphysique, son opinion prévaudra toujours à nos yeux sur celle de mille ignorans.

Loin de diminuer les difficultés, cette nouvelle exposition de la théorie de M. Lamennais les a donc compliquées. La raison individuelle sacrifiée d’abord sans restriction à la raison commune, et l’indépendance radicale de cette même raison individuelle défendue ensuite avec une fierté digne de Descartes ; la raison commune présentée d’abord sous le nom d’universelle et réduite à n’être plus que la raison générale ; l’autorité de la majorité proclamée sans que l’on puisse savoir s’il s’agit de la majorité de l’espèce humaine, ou d’un nombre d’hommes déterminé, ou d’un nombre quelconque, ou des personnes seules dont nous sommes entourés, ou de celles que leurs études spéciales et la force de leur esprit élèvent au-dessus des autres, n’y a-t-il pas dans tout cela quelque contradiction ou au moins quelque obscurité ? Il est bien loin de notre pensée de chercher dans M. Lamennais des contradictions. Cet esprit exact et lumineux embrasse sans doute aisément toutes les parties du système qu’il a enfanté ; mais pour le lecteur moins accoutumé à cette théorie, une plus grande précision dans les termes et une exposition plus complète auraient pu prévenir bien des embarras et peut-être bien des erreurs.

Malgré tout notre désir de ne pas renouveler une discussion très grave il est vrai, mais que l’auteur n’a voulu qu’effleurer, il nous est impossible de ne pas exprimer l’embarras dont on est saisi quand on lit, dès la septième page du premier volume : « Placez-vous mentalement au milieu d’un nombre quelconque d’autres hommes, et faites-leur d’abord cette question : croyez-vous que j’existe et que vous existiez ? » Ne semble-t-il pas que M. Lamennais abandonne tout à coup son système ? Placez-vous mentalement ; ces hommes que je vais consulter n’existent donc pas : c’est moi que je consulterai sous leur nom, et le moyen que ces hommes me répondent autre chose que les opinions que je leur prêterai ? Comment ? si je feins que ces hommes me répondent des choses absurdes, absurdes à mes propres yeux, je vais désormais croire cette absurdité sur la foi de cette majorité de mon invention ? J’entends bien que je dois leur faire dire ce qu’il me semble que des hommes véritables diraient en leur place, mais des hommes de bon sens à coup sûr, et non des fous et des idiots ; et si je juge qu’ils sont de bon sens, c’est donc que je leur attribue des pensées qui me semblent raisonnables, c’est moi qui suis le seul juge, et votre tribunal n’est qu’un théâtre de marionnettes où ma raison seule a la parole. « Croyez-vous que j’existe ? » Que ce soit par la pensée ou autrement, qui fera jamais une telle question ? Je ne croirai que j’existe, dites-vous, que quand j’aurai trouvé pour cette opinion une majorité respectable ? Je croirai donc à ceux que je consulte avant de croire à moi-même ? Je croirai à leur voix que j’entends, je croirai que j’entends, et cela sans l’autorité de personne, lorsque je ne veux pas croire sans garans à ma propre existence et à l’existence de ceux qui me parlent ? Et si ces hommes à qui je demande : croyez-vous que j’existe et que vous existez ? me répondaient qu’ils n’en savent rien, aurais-je le droit de m’en étonner, moi qui, consulté par eux, leur ferais à n’en pas douter la même réponse ? M. Lamennais va jusqu’à supposer une négation formelle. « S’ils disent que non, ajoute-t-il, évidemment ils mentent, puisqu’ils répondent. » Il y a donc une évidence contre le témoignage unanime, une évidence supérieure à lui ? Vous ne connaissez leur réponse que par vos sens ; vous n’en concluez qu’ils existent que par votre raison ; leur témoignage que vous invoquiez est contre vous. Que pourrait-on dire de plus pour vous réfuter ?

M. Lamennais semble n’avoir pas assez remarqué que faire de la philosophie, discuter les bases de la connaissance humaine, c’est s’attribuer par cela même le droit de prendre un parti dans la discussion ; qu’on ne peut abdiquer ce droit qu’au profit du scepticisme ; qu’y renoncer pour reconnaître une autorité étrangère, c’est faire un paralogisme évident, puisqu’en prononçant sa propre faillibilité, la raison infirme jusqu’au jugement par lequel elle se soumet. La raison de chacun reste donc juge en dernier ressort ; et quelque détour que l’on prenne, elle est la source première de toute certitude et de toute philosophie.

M. Lamennais méprise beaucoup les psychologues ; et telle est à cet égard la force de ses convictions, qu’il oublie, quand il parle de la psychologie et de ceux qui la cultivent, cette réserve et cette gravité qui donne partout ailleurs un si beau caractère au style de l’Esquisse, et qui sied si bien à un esprit sage et élevé. S’il avait un peu moins dédaigné cette science, que d’autres grands esprits ont mieux appréciée, depuis Socrate, Platon et Aristote, jusqu’à Descartes, Locke et Kant (je ne veux pas citer de contemporains), M. Lamennais aurait mieux connu peut-être les conditions de la connaissance humaine ; il n’aurait pas tenté l’impossible, et au lieu d’effleurer la psychologie pour étayer son scepticisme, il l’aurait étudiée pour l’approfondir.

Lorsqu’il sort de la théorie de la méthode, pour en commencer l’application, M. Lamennais relègue l’étude de l’homme après celle de Dieu, et s’applaudit d’éviter ainsi l’erreur des psychologues qui étudient la conséquence avant de connaître le principe. Dieu est le principe de l’homme, qui en doute ? mais les facultés de l’homme sont pour nous le principe de toute connaissance, de la connaissance de Dieu comme de celle de tout le reste. M. Lamennais croit qu’il faut étudier Dieu d’abord pour connaître ensuite ses œuvres, comme si Dieu était plus à notre portée que le monde et que nous-mêmes. La connaissance du monde sans celle de Dieu est incomplète et stérile, voilà la vérité ; mais si on ne veut réaliser la fable d’Ésope, des enfans qui bâtissent en l’air un palais, il faut se résigner à l’humble condition de notre nature, et fonder la science entière sur l’observation lente et circonspecte des faits. « Me voici sur le haut de la montagne, dit un illustre défenseur de la méthode psychologique, à qui on nous permettra d’emprunter une vive et heureuse image ; mais je viens du fond d’une vallée obscure, et je puis encore apercevoir et montrer aux autres le sentier qui m’a conduit jusqu’où je suis parvenu, pour les aider et les encourager à s’y élever comme moi, au lieu de leur laisser croire et de me persuader à moi-même que je suis tombé là du haut des cieux. »

M. Lamennais se trompe singulièrement sur la psychologie : « C’est une sorte de dissection du moi, dit-il, une science aussi peu solide dans ses bases que stérile dans ses résultats ; triste effort de l’esprit pour se saisir lui-même en se séparant de tout ce qui le fait ce qu’il est. » La psychologie en effet analyse l’homme, le décompose, le dissèque, si l’on veut ; c’est une nécessité que M. Lamennais reconnaît lui-même un peu plus loin, et qu’il subit ; mais tout le monde entend dans le même sens que lui cette prétendue dissection, et il ne rencontrera point de contradicteurs lorsqu’il dit : « Quoique, pour étudier l’homme, on soit contraint de le décomposer, on doit néanmoins se souvenir toujours que sa nature, dont on recherche les lois, se compose, comme celle de Dieu même, de propriétés essentielles, rigoureusement inséparables ; et que des phénomènes qu’il présente, il n’en est pas un seul de concevable, pas un seul de possible, si les trois énergies qu’implique l’idée générale de l’être ne concourent à sa production. » Il n’est pas plus exact de dire, que la méthode psychologique suppose l’homme isolé de tout ce qui n’est pas lui, complètement séparé de tous les autres êtres ; car c’est précisément pendant que nos facultés s’exercent, pendant qu’elles s’appliquent au monde extérieur pour le connaître ou agir sur lui, c’est alors que la psychologie les étudie. Isoler hypothétiquement l’homme de Dieu et de l’univers pour l’observer en soi, dans sa nature intime, c’est, dites-vous, l’absurdité la plus énorme qui jamais ait pu monter dans aucun esprit. Mais en vérité, est-ce donc isoler l’homme de Dieu et de l’univers que de rechercher par quel moyen l’homme arrive à connaître Dieu et l’univers ? La psychologie est si éloignée de faire des hypothèses qu’elle se met en présence des faits et les interroge sincèrement, sans autre parti pris que celui d’arriver à la vérité par la voie qui lui semble la plus sûre, quoique la plus lente. C’est bien plutôt vous qui faites des hypothèses, vous qui supposez la légitimité d’une idée que notre intelligence nous fournit, avant d’avoir reconnu la nature de notre intelligence et de nos idées ; vous qui nous décrivez la nature de Dieu, ses propriétés, ses lois, ses actions, et qui déclarez en même temps que l’étude attentive et modeste de la nature de l’homme est un rêve absurde, une tentative impossible et stérile. Enfin, quand vous accusez la psychologie du parti pris de trouver dans les phénomènes la raison de toutes choses, il est clair que vous la calomniez, à votre insu sans doute ; car, loin de chercher la raison de tout dans les phénomènes, elle constate au contraire que les phénomènes ne suffisent à rien expliquer, ni à s’expliquer eux-mêmes ; elle constate, comme vous, la présence d’une lumière intérieure, qui illumine nos ames, tout en restant distincte et souveraine ; comme vous, elle prend pour guide cette lumière, et s’élève par son moyen, et grace aux idées qu’elle lui fournit, jusqu’à la raison des phénomènes, à la cause éternelle, nécessaire, absolue de toutes les existences. La différence est qu’elle opère ce passage les yeux ouverts, et vous les yeux fermés volontairement. Que si vous déclarez ce passage impossible, cela ne regarde en rien la psychologie ; c’est alors l’affaire de toute raison humaine, et la condamnation de toute science du monde extérieur. La psychologie n’est donc pas réduite « à une sorte de panthéisme humain qui oblige à concevoir dans un même sujet les contradictoires. » Parlez en général, car c’est au genre humain que vous faites le procès, et non pas aux seuls psychologues.

On lit dans la préface de l’Esquisse : « Pour ce qui est des derniers, des psychologues, comme ils se nomment, on ne saurait rien imaginer de plus insensé que leur doctrine. » Mais puisqu’il s’agit des philosophes qui concentrent systématiquement la science dans l’étude des facultés intellectuelles de l’homme, ce nom n’est pas celui que les philosophes dont on parle se donnaient : ils s’appelaient les idéologues.

M. Lamennais ayant ajourné la psychologie, il faut bien, après avoir indiqué les motifs de notre dissentiment, le suivre dans la voie qu’il a préférée, et considérer d’abord avec lui la nature et les attributs de Dieu.

Rien de plus simple et de plus beau, dans un certain sens, que le système du monde ainsi que l’a conçu M. Lamennais. L’esprit humain, voulant remonter du même coup à la source de l’être et à la source de toute connaissance, découvre dans les profondeurs de la pensée une conception nécessaire, puisque toute autre conception l’implique, et nécessairement vraie, s’il existe quelque vérité en nous ou hors de nous, puisqu’il n’est pas d’affirmation où celle-là ne soit contenue. C’est l’idée de l’être, de l’être infini, nécessaire et éternel, de Dieu par conséquent, dont nous avons l’idée par cela seul que nous avons quelque idée, auquel nous croyons tous et d’une foi inébranlable, par cela seul que nous croyons à quelque chose. Cause première de tout, Dieu n’a point eu de cause, et existe par sa propre puissance ; et comme tout découle de lui en vertu d’un acte libre de son intelligence souveraine, toute substance a sa racine dans la substance de Dieu, toute essence dans son essence. Sa pensée conçoit éternellement tous les possibles, et les réalise éternellement hors de lui, par la seule efficacité de sa volonté. Le monde, nécessairement divers, parce qu’il n’est pas égal à Dieu, c’est-à-dire parce qu’il n’est pas infini, parce qu’il est fini ou limité, et que la diversité et la multiplicité sont la condition, le caractère, l’essence même du fini, le monde est un par l’unité du type de chaque espèce, par la simplicité, l’analogie ou plutôt l’unité de ses lois, et cette unité lui vient de l’unité de la pensée et de la volonté divine. Dieu est puissance, intelligence, amour ; et le monde image de Dieu, réalisation extérieure de la pensée interne de Dieu, est aussi puissance, intelligence et amour. Le monde, à mesure qu’il s’éloigne de Dieu, et qu’il se rapproche de la matière, devient une manifestation moins claire des trois attributs essentiels de l’être ; mais ce n’en sont pas moins ces trois attributs sous une autre forme, les mêmes quant à leur essence positive, différens seulement par la prépondérance en eux de la négation et de la limite. Dieu n’a pas fait une seule espèce, différente en degrés, mais des espèces diverses, soumises à une même loi, et imitées d’un même modèle. Dans sa vie qui ne doit point finir, le monde se développe en s’améliorant, parce qu’il reproduit, dans un ordre d’ascension continuelle, toute la série des possibles que Dieu conçoit. Uni par sa substance à la substance même du Verbe divin, l’homme voit en Dieu les idées éternelles, universelles, nécessaires, sans lesquelles l’initiative de son intelligence n’existerait pas. Il se conduit dans ce monde par cette lumière, et se ramène par elle à son principe et à sa fin, qui est Dieu. Proscription de la philosophie dualiste, unité parfaite de Dieu, unité incomplète, mais nécessairement incomplète du monde, uniformité des lois qui président à la génération et à la détermination de tous les degrés de l’être ; en Dieu, dans le monde, partout de la puissance, de l’intelligence et de l’amour ; n’est-ce pas là, dans ses traits généraux, une doctrine capable de séduire l’esprit et de satisfaire le cœur, une philosophie conforme aux principes de la grande famille platonicienne, l’amour, l’esprit, l’unité ? Mais la philosophie n’est pas comme la poésie, qui suffit à tout quand elle est noble et brillante ; quelque vœu que l’on fasse pour une hypothèse philosophique, il faut la discuter, la détruire même, si sa base est fragile, et la reléguer parmi les fictions et les espérances. L’uniformité des lois du monde est un grand et fécond principe, reconnu depuis Platon par toute philosophie d’un ordre élevé ; mais la nature de ces lois uniformes, cette triplicité constante dans chaque unité spécifique, que M. Lamennais prétend déduire de la Trinité des personnes dans l’unité de la substance divine, cette Trinité divine qu’il considère comme le principe et le modèle de toute forme et de toute essence, c’est là un dogme emprunté au christianisme sans doute, mais nouveau par les applications, nouveau surtout par la démonstration qu’on en donne, et qui transforme un mystère en vérité philosophique. M. Lamennais explique le monde par la Trinité, et discuter la Trinité, c’est discuter sa philosophie tout entière.

Que Dieu soit une puissance, puisque tout et lui-même existe par lui ; qu’il soit une intelligence, puisqu’il est la première, et, en un certain sens très véritable, la seule puissance ; qu’il s’aime d’un amour sans bornes, puisqu’il se connaît et qu’il est la perfection même, ce sont là des doctrines que nous nous empresserons d’admettre, et qui n’avaient rien de nouveau, même en philosophie, lorsque Campanella écrivait en tête de la Foi Naturelle :

Io credo in Dio, possanza senno, amore.

Que la puissance, l’intelligence et l’amour soient en Dieu des propriétés plus accomplies, chacune selon son espèce, que les mêmes propriétés dans l’homme ; que son amour soit parfait comme amour, et son intelligence comme intelligence, et sa puissance comme puissance, qui pourrait le nier ou le contester sans folie, puisque lui-même est parfait comme Dieu puissant, intelligent et aimant ? Mais que cette plus grande perfection entraîne une distinction plus réelle, et qu’il résulte, de ce que l’amour de Dieu est plus parfait, plus complet, plus réel que le nôtre, que cet amour ne soit pas seulement une propriété de Dieu, un de ses attributs inséparables et éternels, mais une hypostase distincte, ou, comme dit M. Lamennais, une personne, c’est ce qui ne peut être admis sans démonstration plus satisfaisante. S’il est nécessaire que Dieu soit puissance, intelligence, amour, la puissance, l’intelligence et l’amour que Dieu est, ne peuvent être unis entre eux et à sa substance par un lien plus intime, plus fort, plus indissoluble que parce ce lien nécessaire. La plénitude de ces propriétés rend chacune d’elles infiniment supérieure aux propriétés analogues en nous, et Dieu, qui les possède, infiniment supérieur à nous ; elle ne rend pas plus complète la distinction des idées entre elles, distinction qui est déjà en nous aussi complète que possible. Vouloir que la séparation des attributs augmente avec leur plénitude, c’est diminuer d’autant l’unité de la substance. Je puis concevoir les attributs comme trois êtres séparés ; je puis les concevoir comme les trois caractères indissolublement unis d’un seul être ; chercher un intermédiaire entre ces deux conceptions, c’est sortir des faits, de la psychologie ; c’est tenter l’impossible, c’est construire une conception qui ne peut être conçue, comme dans la méthode on a affirmé une source de certitude, quoique aucun esprit individuel ne puisse rien affirmer avec certitude. C’est, de plus, faire ce qui est inutile, et même ce qui est contraire au but que l’on poursuit ; car plus les attributs de Dieu seront indissolublement unis, plus chacun d’eux sera éloigné d’avoir une vie, une existence propre, distincte de celle des deux autres, et plus l’idée que nous nous faisons de Dieu approchera de la perfection.

Lorsque Dieu pense à lui et parle de lui, il dit moi, sans contredit ; et ce moi, c’est moi, puissance infinie, intelligence infinie, amour infini. La puissance de Dieu n’a pas une conscience distincte de Dieu, et distincte de la conscience de l’intelligence. Si vous dites que ce sont trois consciences distinctes, trois moi distincts, d’abord c’est une hypothèse ; ensuite, cette hypothèse est une erreur S’il y a trois moi en Dieu, il y a trois dieux, au moins pour la raison, et trois dieux imparfaits : un dieu-amour, qui n’est pas intelligence, un dieu-intelligence, qui n’est pas amour, un dieu-puissance, qui n’est ni intelligence ni amour. Pendant que vous épuisez ainsi un esprit très pénétrant à faire une vérité philosophique de ce qui est et doit rester un mystère, vous ressemblez aux mystiques qui racontent l’ineffable, et cherchent à imposer à la raison humaine des idées dont elle ne comprend ni la vérité ni la possibilité.

Vous reconnaissez vous-même l’infirmité de notre esprit et de notre langage, et c’est en gémissant sur votre impuissance que vous substituez ce mot de personne à celui d’attribut. Mais attribut au moins se conçoit, tandis qu’aucun esprit ne comprendra jamais trois personnes dans un seul être. Vous rejetez avec raison le mot d’hypostase, employé par les méléciens et par les philosophes de l’école d’Alexandrie ; mais si l’église d’Occident a préféré le mot de personne, vous le savez, ce n’est pas tant pour dire quelque chose que pour ne pas se taire. Quand on admet la révélation, on est forcé d’admettre le dogme de la trinité comme mystère ; qu’il y ait des mystères dans une religion, quoi de plus simple et de plus nécessaire ? Mais des mystères en philosophie, cela peut-il se supposer, ou même se concevoir ? Et trois personnes, qui ne font qu’un seul être, qu’est-ce autre chose qu’un mystère ?

La substance, dites-vous, se manifeste tantôt en Dieu, comme infinie, tantôt dans le monde, comme finie. Sont-ce là deux substances ? n’en est-ce qu’une seule ? C’est une seule et même substance, comme vous en faites la démonstration. Le monde et Dieu ne diffèrent donc que par leurs essences ; ils sont donc consubstantiels. Or, qu’y a-t-il de commun que la consubstantialité entre vos trois personnes divines ? C’est, dites-vous, qu’il y a pour les personnes divines communion de la substance infinie. Mais, finie ou infinie, elle n’en est pas moins la même sous une modalité différente, et, la substance demeurant radicalement une, la consubstantialité universelle subsiste. Vous vous ôtez ainsi la division numérique par substances, et la division, la séparation d’êtres la plus complète qui vous reste, est précisément celle que nous exprimons par le mot de personne ; c’est comme personne et uniquement comme personne que je me distingue de ce qui n’est pas moi. Cette distinction est-elle claire et complète ? ai-je l’idée d’une distinction plus profonde ? d’une séparation plus entière ? Non, de toute évidence. Vos trois personnes sont donc aussi séparées qu’on puisse l’être, avec l’unité de la substance ; elles sont trois dieux ou elles ne sont rien.

Et pourquoi vous en tenir à une trinité ? « Il y a, dites-vous, dans l’intelligence divine ou dans le verbe divin, premièrement une pensée unique, qui est lui-même ; secondement, des idées distinctes représentatives de tous les êtres particuliers ; troisièmement, quelque chose qui détermine la distinction actuelle de ces idées particulières. » C’est une trinité nouvelle dans une des personnes de la trinité ; vous aviez là les élémens d’une trinité de trinités, presque tous les termes d’une ennéade ; et cette entreprise même n’aurait pas été plus nouvelle, puisque Théodore d’Asiné, l’admirable Théodore, comme l’appelle Proclus, l’a tentée autrefois, suivi en cela par bien des imitateurs. Mais vous êtes loin de l’école d’Alexandrie, et je n’hésite pas à le dire, quoique ce soit une grande école, vous êtes bien au-dessus d’elle. Les théories alexandrines, ces trois hypostases dont chacune en contient trois autres, ne seraient plus possibles au XIXe siècle ; et pourtant que de grands esprits elles ont abusés dans des siècles éclairés, et malgré l’érudition philosophique la plus grande qui fut jamais !

On aurait révolté l’école d’Alexandrie tout entière en plaçant, comme le fait M. Lamennais, la puissance avant l’intelligence, et l’amour. Cependant M. Lamennais démontre par des raisons sans réplique cet ordre d’antériorité logique entre ces trois attributs, ou, comme il les appelle, ces trois personnes coéternelles. Pourquoi, dans son désir d’importer dans la philosophie le mystère chrétien tout entier, veut-il consacrer les mots de génération et de procession, comme celui de personnes ? La puissance engendre l’intelligence ; mais l’amour procède des deux autres personnes, et il serait faux de dire qu’elles l’engendrent. Engendrer, qu’est-ce donc ? Après tout, ce ne peut être qu’une métaphore ; et si tout cela a un autre sens qu’un sens mystique, la génération du fils par le père est impossible, à moins d’un troisième terme. Saint Anselme, qui, avant M. Lamennais, avait tenté d’expliquer les mystères de la trinité (c’est un précédent glorieux), saint Anselme a traité ce point dans le Monologium. Il y explique pourquoi il y a le père et le fils, et non pas la mère et la fille, c. XLII. Mais si ce n’étaient de si excellens esprits, saint Anselme, M. Lamennais, on se demanderait ce que devient au milieu de tout cela la philosophie. Certes, toutes ces contradictions dans le dogme philosophique de la Trinité ne font rien au dogme religieux. Que les mystères restent des mystères, et que l’esprit humain consente à n’admettre en philosophie que ce qu’il peut comprendre et trouver. Nous savons que Dieu est, et qu’il est le souverain bien. N’est-ce pas assez pour l’adorer ? Quand nous voulons fixer le nombre de ses propriétés, en caractériser la distinction et les rapports, ne sortons-nous pas visiblement des conditions de la science ? Le langage devient impuissant, dites-vous ? Et cela ne doit-il pas vous avertir de l’impuissance de l’esprit humain ?

S’il importe au système de M. Lamennais que les divers attributs de Dieu soient des personnes, il ne lui importe pas moins que ces personnes soient au nombre de trois, ni plus ni moins ; car ce ternaire va tout à l’heure s’étendre à la nature universelle, et comme l’unité de Dieu, selon ses expressions, s’épanouit sous la forme ternaire, toute unité dans le monde enfermera une trinité, et la création reproduira sans fin cette loi suprême de l’être. Pourquoi donc y a-t-il en Dieu trois personnes, et n’y en a-t-il que trois ? C’est ce qui ne nous paraît pas démontré ; car il résulte de la raison qu’on apporte que nous ne pouvons pas affirmer légitimement l’existence d’autres personnes divines, mais il n’en résulte en aucune façon que nous puissions affirmer légitimement qu’outre ces trois personnes il n’en existe aucune autre. L’idée de l’être infini, nous dit-on, implique nécessairement la puissance, l’intelligence et l’amour. On l’accorde. Il en résulte que l’Être infini possède nécessairement les trois attributs de puissance, d’intelligence et d’amour. On en convient encore ; il est tout cela, et il est tout cela nécessairement. N’est-il rien de plus ? voilà la question. Nous ne pouvons affirmer que ce que nous pouvons déduire par une conclusion nécessaire ; mais au-delà de ce que nous pouvons affirmer, au-delà de ce que nous pouvons connaître, qui nous garantit qu’il n’y a rien ? Que nous puissions connaître avec certitude qu’il se rencontre en Dieu certains attributs dont le nom et la nature nous sont connus, n’est-ce pas assez ? La science humaine peut-elle aller jusqu’à répondre qu’il n’y a en Dieu aucune puissance, aucune vertu que nous ne puissions découvrir en lui, et dont l’idée même nous manque ? Lorsqu’on discutait dans les écoles la question de l’immatérialité de l’ame par des raisonnemens directs, sans remonter aux principes, l’argumentation de Locke, qui n’était pas matérialiste, mais qui n’était pas spiritualiste non plus, consistait à soutenir qu’à la vérité nous ne savons pas que la matière pense, mais que nous ne savons pas davantage qu’elle soit incapable de penser, ou qu’il soit impossible à Dieu de la rendre intelligente. Cet argument, fort indifférent du reste maintenant que la question est jugée de plus haut, n’était peut-être pas alors sans réplique ; mais n’acquiert-il pas aussitôt tous les caractères de l’évidence, si de l’esprit que nous sommes et de la matière au sein de laquelle nous vivons, si de ce monde fini qui nous est analogue, nous le transportons à la nature de l’infini ? Vous portez le défi à toute intelligence humaine de concevoir en Dieu quelque attribut qui ne se puisse ramener à l’une de ces trois personnes ; portez donc à Dieu le défi de n’avoir pas en soi un attribut qui ne puisse être compris par une intelligence humaine !

Il est vrai que ce nombre trois fait une assez belle figure dans l’histoire de la philosophie ; mais au fond ce n’est qu’une gloire usurpée et dont il serait bon de faire justice. Que le nombre trois ait été le nombre divin dans quelques théogonies antérieures au christianisme, c’est un honneur qu’il partage avec le nombre deux d’abord, et surtout avec le nombre quatre, cette fameuse tetractys par laquelle juraient les pythagoriciens. Quant au nombre sept, au nombre neuf, et au nombre dix, leur éloge remplit, hélas ! plus de cent gros volumes, et M. Lamennais, dans une note fort judicieuse, apprécie à sa juste valeur tout ce bagage numérique dont les anciens philosophes s’étaient malheureusement embarrassés. À la différence des pythagoriciens, des alexandrins et de tant d’autres, ceux qui reprennent aujourd’hui le dogme de la Trinité comptent trois attributs en Dieu, parce qu’ils en découvrent trois, et non pas pour qu’il y en ait trois. On peut s’étonner qu’opposés d’ailleurs de principes et de méthodes, ils diffèrent sur la qualité des personnes divines, et s’accordent sur le nombre. Mais d’abord il se peut faire qu’il y ait en Dieu trois attributs principaux, accessibles à notre intelligence ; puis il y a la secrète influence du dogme chrétien ; il y a la raison psychologique du triple aspect de l’ame humaine, qui peut conduire, à leur insu, les ennemis les plus déclarés de la psychologie, car on sait que, si Dieu a fait l’homme à son image, l’homme à son tour le lui a bien rendu. Il y a enfin cette éternelle opposition du fini et de l’infini, avec leur rapport conçu comme un troisième terme nécessaire. Véritablement, on a quelque peine à concevoir ce troisième terme comme une entité distincte ; le rapport de deux êtres, ou, d’après le système de M. Lamennais, l’amour qui les unit, semble moins un troisième être que la disposition particulière de chaque terme intelligent vis-à-vis de l’autre, de sorte qu’il n’y aurait pas trois personnes, mais deux personnes seulement, et que la Trinité aurait usurpé injustement le caractère sacré qui appartient à la seule dyade.

Mais il est temps de suivre M. Lamennais dans l’application de son système trinitaire. Voici d’abord comment il l’exprime : « L’existence actuelle de tous les êtres implique l’union, actuelle aussi, de trois énergies diverses qui se supposent mutuellement ; et rien n’est ni ne peut être que par la triplicité dans l’unité. » Sur ce principe, on ne voit plus dans le monde que des « unités s’épanouissant sous la forme ternaire. » Quelquefois ces trinités se rencontrent en effet dans la nature des choses et alors, pendant que l’auteur croit tirer une conclusion de son système, c’est peut-être, à son insu, cette prétendue conclusion qui fortifie dans son esprit la croyance à son hypothèse. Quelquefois cette trinité est purement fictive, ou fondée sur une équivoque ; mais l’auteur, emporté par ses vues systématiques, prend une probabilité pour une certitude, une analogie pour une identité ; c’est au moins ce qui doit sembler à ceux qui regardent la donnée première comme une hypothèse. Toute conjecture sur ces grands problèmes paraîtra toujours bizarre à quiconque ne l’adoptera pas explicitement, et ne convaincra jamais personne aussi fermement que son auteur.

« Les êtres que le monde renferme peuvent se diviser en trois classes, dit M. Lamennais, car ils sont libres, organiques ou inorganiques. Ce n’est pas là, comme on voit, la division ordinaire des trois règnes, où l’on fait des végétaux une classe à part ; mais M. Lamennais aime mieux se fonder sur la liberté, qui est assurément un bon caractère spécifique. Il faut dans chacune de ces trois espèces (ou de ces quatre espèces, si l’on revient à la distinction des végétaux), considérer trois énergies constitutives, sans le concours desquelles aucun être ne peut exister : la puissance, l’intelligence et l’amour. Ces trois énergies constitutives se retrouvent à des degrés différens dans tous les ordres de la création ; elles changent seulement de nom, suivant les conditions dans lesquelles elles nous apparaissent. Considérées comme élémens constitutifs de tout être limité, elles sont la substance, la figure et la cohésion. Qu’est-ce, en effet, que la substance, sinon une force qui se développe ? ou la figure, sinon la forme déterminée sous laquelle l’intelligence conçoit le développement d’une force ? Et la cohésion n’est-elle pas identique à l’amour, puisqu’elle fait que les diverses molécules qui composent le tout d’une figure se joignent et s’unissent l’une à l’autre, au lieu de rester éparses et isolées ? « Considérées comme causes générales, manifestées à nos sens, » la force, l’intelligence et l’amour subissent une autre transformation apparente, car « elles doivent alors être conçues sous la notion de fluides essentiellement distincts, le calorique identique à l’amour, la lumière identique à l’intelligence ; et comme il ne peut plus y avoir qu’un fluide primitif élémentaire correspondant à la force, il faudrait conclure que les fluides magnétique, électrique et galvanique ne sont radicalement qu’un même fluide envisagé dans ses effets divers. » Cette dernière conjecture paraît avoir des partisans parmi les physiciens, qui doivent y être arrivés par une route un peu différente ; M. Lamennais est plus heureux en ceci que les pythagoriciens, qui, ayant d’abord préconisé la décade et le système décadaire, et ne découvrant que neuf planètes, en affirmèrent résolument une dixième, en dépit du témoignage des astronomes de leur temps.

Si des élémens constitutifs des êtres M. Lamennais passe à des considérations d’un autre ordre, il faut, dit-il, embrasser trois choses dans l’étude des êtres intelligens, leur mode d’existence, leur mode d’action et leur fin. Il y a aussi trois qualités distinctives de l’homme, la force libre, la parole et la sociabilité. Jusqu’ici on avait accordé à l’homme cinq sens, à l’exception de Maupertuis, qui n’en voulait confesser qu’un seul ; M. Lamennais en reconnaît trois ; l’ouïe et la vue, que le vulgaire distingue, ne sont en réalité qu’un sens unique relatif à la forme, c’est-à-dire à l’intelligence ; l’odorat et le goût, un sens unique relatif à l’amour ; le tact est relatif à la force. Les systèmes organiques destinés à la conservation de l’individu sont également au nombre de trois : le système nerveux, relatif à la force ; l’appareil de la nutrition, relatif à la forme, parce que notre forme s’altérerait visiblement, selon la raison qu’en donne l’auteur, si nous n’avions soin d’alimenter notre corps ; et l’appareil de la respiration, relatif à l’amour ou à la vie, ou à la chaleur, ce qui est tout un, et ne vaut pas la peine d’être distingué. Autre trinité pour la génération, si on la considère dans les espèces les plus élevées ; or c’est la même nature, moins développée, dans les autres espèces : d’abord la mère qui apporte le germe (la mère apporte-t-elle le germe ?) ; le germe, c’est la forme. Le germe serait stérile, s’il n’était fécondé par le mâle. Le mâle apporte la force. Il paraît en effet, d’après les expériences de M. Lallemand, que la production du système nerveux (relatif à la force) dépend de l’action du mâle, et cela peut servir à confirmer l’hypothèse de M. Lamennais. Enfin, pour accomplir l’acte de la génération, l’amour mutuel, le concours du principe de vie est physiologiquement nécessaire. M. Lamennais profite ainsi, avec une érudition très variée, et une grande subtilité d’esprit, des découvertes et même des conjectures de la science. Haüy a reconnu que les formes élémentaires des cristaux se peuvent réduire à trois ; éclatante confirmation de la trinité. M. Lamennais réduit également à trois tous les sons primitifs, sans nous dire à qui appartient cette découverte. Il triomphe sur les couleurs : « Les sept couleurs du prisme se réduisent à trois, le jaune, le rouge et le bleu : unies, elles donnent le blanc… Les trois couleurs primitives correspondent donc aux trois principes générateurs des êtres ; et comme ces trois principes sont ramenés à l’unité dans la substance, les trois couleurs qui les manifestent sont ramenées à l’unité dans le blanc. » Où M. Lamennais ne cherche-t-il pas des analogies ? En voici une qui ne semblera pas digne des autres : « Les idées qu’expriment respectivement les mots je, vous, il, inhérentes à l’idée qu’exprime le mot être, en sont tellement inséparables, qu’à l’instant même où l’on essaie de les en séparer effectivement, l’idée d’être s’évanouit dans une nuit éternelle. De plus, les relations qui subsistent entre les personnes nécessaires du verbe, sont identiquement les mêmes que celles qui existent entre les personnes de l’Être infini. Vous implique je comme son principe, sans quoi, qui jamais eût pu dire vous ? Vous et je disent également il. Cette troisième personne a une relation semblable avec les deux premières et les suppose, car on ne saurait dire il qu’en parlant à un autre : elle procède de tous deux. » M. Lamennais dit à plusieurs reprises de grandes subtilités, et bien inutiles, sur le langage. Que ne laisse-t-il cela aux partisans des Abraxas et des talismans ? Les mots ne sont rien que les signes arbitraires de nos idées ; et le fameux Sésame, ouvre-toi, est désormais un conte, et ne peut plus passer pour une histoire.

Il serait curieux de rapprocher de ce système les autres théories trinitaires de notre époque ; l’Allemagne en fournit un grand nombre. Le principe de la philosophie d’Oken est celui-ci : l’essence de toutes choses consiste dans la trinité qui est unité, et dans l’unité qui est trinité. Ces principes réussissent mieux en Allemagne qu’en France, où nous voulons toujours que l’on prouve. Il y a des doctrines qui s’affirment et ne se prouvent pas. Il est remarquable que les trinitaires s’accordent à admettre des trinités, mais que les termes de ces trinités diffèrent pour chacun d’eux. C’est même, à ce qu’il semble, une loi générale ; car elle s’appliquait parfaitement, il y a dix-huit siècles, aux néoplatoniciens. Plutarque de Chéronée faisait deux hypostases distinctes de la prescience de Dieu et de son intelligence ; cette distinction n’a pas été reprise après lui ; il est vrai qu’il se fondait sur une raison toute verbale, qui n’est plus même intelligible depuis que les philosophes n’écrivent plus en grec. Numénius distinguait trois hypostases ou personnes divines, le père du monde, l’auteur du monde, et le monde. Ce système, qui nous est imparfaitement connu, semble avoir les plus grands rapports avec celui de M. Lamennais ; car si l’on en croit Amélius, le père n’est autre chose que la puissance première d’où découle toute substance ; l’auteur, ou le créateur, donne à cette substance des formes déterminées ; et quant au monde enfin, considéré dans ce qu’il a de réel, ce n’est autre chose que les idées mêmes de Dieu ramenées à l’unité dans l’intelligence divine. Les alexandrins s’accordent à peu près à concevoir les hypostases divines dans cet ordre : l’unité, l’intelligence et l’ame. Mais de ces trois hypostases, quelle est celle qui produit le monde ? Chacun d’eux a son opinion sur ce point. Plotin, il faut en convenir, hésite entre l’esprit et l’ame ; Porphyre établit au contraire, par raisons démonstratives, que l’ame seule a le pouvoir de créer ; Jamblique inclinerait plutôt à admettre le concours de toutes les personnes célestes. On disputait aussi pour savoir si c’est l’ame ou l’intelligence qui conçoit les idées éternelles, modèle intelligible du monde. Plusieurs en ont fait une hypostase distincte, et alors, pour ne pas sortir du ternaire, ils ont fait, comme Théodore, un plus grand effort d’imagination, et ont proclamé une trinité de trinités, une ennéade. Le nombre trois est apparemment tout aussi sacré à la seconde puissance qu’à la première. On ne sait trop dans tout cela qui a raison ou qui a tort ; leurs raisons se valent à peu près, et elles sont assez ingénieuses. Quoiqu’il coûte un peu de le dire, à cause de la bizarrerie des conséquences, chacun peut se convaincre, en lisant Plotin, Porphyre ou Proclus, que les raisons de M. Lamennais sont de la même famille que les leurs, et qu’il n’y a que le degré de subtilité qui diffère. Il y a moins de ressemblance entre les trinités que l’on veut aussi trouver dans le monde physique. M. Lamennais distingue le feu de la lumière ; Oken fait du feu une trinité, composée de la pesanteur, de la lumière et de la chaleur ; Hermann Fichte, au contraire, oppose la lumière à la pesanteur dans la nature, comme la liberté est opposée à la nécessité dans la conscience. Qu’en pense M. Arago ?

Quand on expose ainsi une doctrine dans toute sa nudité, en la dépouillant du style dont l’auteur l’a revêtue, on commet souvent une injustice, mais une injustice nécessaire. Réduire un système à sa plus simple expression, pour le juger en lui-même, abstraction faite d’ornemens étrangers ou de parties accessoires qui l’embellissent sans changer sa nature, cela n’est que juste et indispensable, qui ne le voit ? Mais l’auteur, en même temps, croit avoir le droit de se plaindre ; car ce squelette qu’on lui présente, ce n’est pas là ce qui l’avait séduit et entraîné. Il a conçu sa doctrine sous le même aspect brillant qu’il a su lui donner dans son livre. Tous ces riches ornemens, qui nous cachent la vérité, la lui ont cachée à lui-même ; et dans ce qui reste pour le jugement, quand on a banni l’imagination, il ne se reconnaît plus.

Le système de M. Lamennais ne repose pas seulement sur le dogme de la trinité, mais sur celui de la création. La trinité est le principe, et l’acte de la création l’intermédiaire. Ce n’est pas que M. Lamennais se flatte d’exprimer en langage humain cet acte évidemment inintelligible à l’homme que nous nous efforçons d’indiquer par le mot créer. Sa philosophie, sous ce rapport, est pleine d’une sage réserve à laquelle on ne peut qu’applaudir. Mais si l’acte simple nous échappe dans son essence même, si le comment de la création nous est à jamais inconnu, nous pouvons, selon lui, en connaître le mode, les conditions et les résultats immédiats et nécessaires. M. Lamennais est condamné, pour ainsi dire, à être très dogmatique sur ce point, puisqu’il doit conclure de ce qu’il y a en Dieu unité et triplicité, qu’il y a aussi et nécessairement unité et triplicité en toutes choses. Pour qu’il y ait partout unité et triplicité, il faut d’abord qu’il en soit de même en Dieu, et ensuite que Dieu, lorsqu’il crée, ne puisse créer qu’à sa propre image ; que tous les êtres qu’il produit participent à tous ses attributs essentiels. C’est sur cette affirmation, relative à un acte simple dont M. Lamennais déclare que nous ne pouvons rien connaître, c’est sur cette affirmation qu’il se fonde pour soutenir que dans le dernier atome de la matière il y a, sous une certaine forme et à un certain degré, de la puissance, de l’intelligence et de l’amour. La conséquence est assez importante, elle s’éloigne assez des idées reçues, de l’opinion générale et des apparences sensibles, pour que l’on se montre difficile sur la démonstration des prémisses. Nous avons vu que la trinité demandait de nouvelles preuves plus convaincantes ; la théorie de la création demanderait aussi à être prouvée, et pourtant elle nous est donnée comme une chose si simple, si naturelle, si évidente, qu’on croirait nous faire injure en la démontrant. Ainsi, il y aura partout de la puissance, de l’intelligence et de l’amour, si ces trois attributs sont en Dieu, et si Dieu est le créateur de toutes choses. Nous connaissions un axiome qui dit : Nul ne donne ce qu’il n’a pas ; faudra-t-il qu’on y ajoute cet autre principe : Nul ne donne pas tout ce qu’il a ? Pour parler le langage consacré, toute qualité formelle dans l’effet suppose la même qualité, ou formelle, ou éminente, dans la cause ; faudra-t-il aussi que toute qualité éminente dans la cause se retrouve au moins en tant que formelle dans l’effet ? À toutes ces questions, le simple bon sens répond : non ; si vous dites oui, il faut au moins fournir une preuve.

Cette doctrine de la création est, du reste, un des points qui embarrassent le plus M. Lamennais, et on le conçoit sans peine. Tant qu’il ne s’agit que de juger et de rejeter loin de lui diverses doctrines erronées sur la création, il déploie une netteté, une précision de style, une pénétration, une fermeté de jugement qui n’ont pas lieu de nous surprendre. C’est ainsi qu’il écarte les théories dualistes et manichéennes, qui admettent la co-existence de deux principes éternels, dont l’un est le principe du bien, et l’autre celui du mal ; les doctrines essentiellement païennes qui, sans animer la matière, lui donnent une existence propre, nécessaire, éternelle, réduisent le créateur à la condition d’un artiste qui façonne une substance étrangère, et l’obligent à de pénibles efforts pour triompher de la résistance inerte que cette matière lui oppose ; le système de l’émanation, qui fait sortir le monde de Dieu par une sorte de superfétation naturelle et fatale de la nature divine, et celui qui, tout en conservant la création, altère ou plutôt détruit la nature de Dieu, parce qu’il substitue à l’acte libre d’une intelligence une sorte d’action nécessaire et aveugle, qui n’est qu’un hasard subjectif, c’est-à-dire un pur néant. Mais, quand il s’agit de produire lui-même une doctrine, son embarras se trahit par la multitude des métaphores qu’il emploie. L’abus des métaphores a ici un inconvénient particulier ; car, depuis le temps que l’esprit humain s’épuise en vains efforts pour expliquer la création, tant de métaphores ont été employées, qu’il est difficile d’en trouver une qui ne caractérise une école et un système. M. Lamennais, qui s’empresse tant de rejeter l’émanation, emploie souvent le mot d’écoulement : « toute force est un écoulement du père, » ou le mot de participation. Celui de génération, qu’il emploie aussi, ne semble pas plus heureux : « Nous comprenons, dit-il, que la substance infinie peut se communiquer sans éprouver aucun changement ; car l’homme aussi, dans l’acte de la génération, communique sa propre substance, sans que celle-ci soit altérée, diminuée, changée. » Il n’est pas nécessaire d’entendre à fond la métaphysique pour comprendre que le mot substance est pris ici dans deux acceptions différentes, c’est d’ailleurs expliquer un mystère par un autre, et M. Lamennais sans doute ne tient pas à cette comparaison. Participation, écoulement, génération, tout cela ne diffère guère de l’émanation ; on ne comprend pas pourquoi M. Lamennais les préfère, ni comment l’émanation implique à ses yeux le panthéisme, tandis que l’écoulement ne l’implique pas. Il est vrai que M. Lamennais ajoute que cet écoulement a lieu par un acte libre de la volonté divine et que Dieu, par cet acte, réalise hors de lui ses propres idées. Mais ceux qui ont employé le mot d’émanation ont-ils donc enseigné que le monde émane de Dieu, tout formé, ainsi que nous le voyons ? Dans l’école d’Alexandrie, ou du moins chez un grand nombre de philosophes de cette école, l’émanation n’est autre chose qu’une émanation de substance ; et Dieu donne une forme à cette substance, parce qu’il le veut, et parce qu’il le juge raisonnable. C’est pour cela qu’on distingue le père du monde et l’auteur du monde, et qu’on appelle Dieu un artiste et un architecte. C’est donc le propre système de l’Esquisse. M. Lamennais se rapproche d’autant plus des alexandrins que les écoulemens de son Dieu, comme les émanations du leur, ressemblent au principe dont ils sortent, et ne font qu’en reproduire l’image de plus en plus affaiblie. La conséquence extrême de cette théorie, conséquence proclamée par M. Lamennais, qu’il y a de la pensée jusque dans les êtres inorganiques, est aussi reconnue par Plotin ; et il y a de plus cet autre rapport que, pour les alexandrins comme pour M. Lamennais, la matière n’est rien par elle-même ; elle est la négation de l’être, la limite, inintelligible en soi, et qui pourtant sert à la connaissance. Quand M. Lamennais emploie ces mêmes expressions, il sait bien qu’elles ne lui appartiennent pas, car il est aussi érudit qu’habile, et le rapprochement que nous indiquons ici entre sa doctrine et celle des alexandrins est sans nul doute le résultat d’une filiation avouée et reconnue.

Ce que M. Lamennais ajoute, que Dieu, dans la création, réalise ses idées hors de lui, présente encore quelques difficultés. Si l’acte de la création consiste à réaliser les idées, les idées avant la création n’avaient donc en Dieu que cette réalité que l’on appelle en métaphysique réalité subjective ? elles n’étaient que de simples possibles ? leur image extérieure, produit et résultat de la création, a plus de réalité qu’elles ? Cela est évidemment contraire aux principes de M. Lamennais, qui, sur ce point comme sur tant d’autres, se range à l’avis de Platon, et considère les idées divines comme les archétypes de tout ce que le monde renferme, comme des existences réelles, plus réelles que leurs images, qui occupent nos sens. La création est donc si loin de réaliser les idées de Dieu, qu’elle fait précisément une opération toute contraire. D’ailleurs, comment les idées de Dieu seraient-elles réalisées hors de lui, s’il est vrai comme M. Lamennais le démontre ailleurs, que Dieu est le lieu universel, que rien n’est ni ne peut être hors de lui, que nous sommes en lui, que nous vivons, que nous nous mouvons en lui ; que c’est une conclusion nécessaire de l’omniprésence, et qu’enfin c’est dire une absurdité manifeste, que de placer quelque chose hors de Dieu ?

Cela ne prouve pas (à Dieu ne plaise !) que M. Lamennais soit panthéiste, même à son insu, ni qu’il ait résolu moins philosophiquement que ses devanciers le problème insoluble de la création. Que l’on appelle la création une imitation comme Pythagore, ou une participation comme Platon, ou une émanation, un écoulement, une irradiation comme l’école d’Alexandrie, ou une fulguration comme Leibnitz ; ou une chute, comme Schelling, ou un développement comme Hegel, ou bien que l’on emprunte aux Indiens cette analogie de l’araignée et de la toile, ce sont là, comme l’a dit Aristote, des métaphores poétiques, une pure affaire de style ; et il ne faut pas croire que, pour avoir changé un mot, on a modifié un système. Il suffit qu’on admette, comme M. Lamennais, qu’il n’y a qu’un seul principe, que le monde en est distinct et qu’il est produit par un acte libre. Tout ce qu’on pourra ajouter sur la nécessité où est le créateur de faire participer la créature à tous ses attributs essentiels, sur la valeur plus ou moins grande d’une métaphore et d’une analogie, sur le monde en Dieu ou hors de Dieu, (à moins que hors de Dieu ne signifie distinct de Dieu, et alors ce n’est là que poser la difficulté et non la résoudre) ; toutes ces tentatives n’aboutiront qu’à des hypothèses, et ne pourront servir qu’à encourager ceux qui, pour trancher le différend, nient la distinction radicale de l’effet et de son principe.

Triste sort de la science métaphysique ! Sous chacun de ses pas s’ouvre un abîme. Si le monde est nécessairement produit par la substance divine, Dieu n’est pas libre ; il est donc imparfait, et la notion même de Dieu périt. Si, au contraire, cette production (quelque nom qu’on lui donne) a pour cause un acte libre de la volonté du créateur, aussitôt les difficultés s’amoncellent et nous menacent de toutes parts ; car de cette liberté de Dieu, unie à sa toute-puissance et à sa bonté infinie, il semble que l’on doive conclure sans hésiter que ce monde est aussi parfait qu’il pouvait l’être. Et pourtant, si le monde est nécessairement parfait à cause de la bonté de Dieu, Dieu est donc nécessairement déterminé au plus parfait ; c’est partir de la liberté de Dieu pour arriver à la négation même de cette liberté. Il y a donc contradiction à admettre l’optimisme, et il semble qu’il y ait aussi contradiction à ne pas l’admettre. Qui ne voit d’ailleurs la longue série des objections qu’appelle l’optimisme ? Ce monde si parfait n’a qu’une perfection bornée ; sur quel fondement contester à Dieu, ou la faculté de concevoir quelque chose de plus rapproché de lui, ou la puissance de le réaliser ? M. Lamennais, qui expose cette difficulté, croit avoir trouvé le moyen de la résoudre, mais sa solution ne paraît pas plus heureuse que celle de Leibnitz, qu’il rejette. « La création, dit-il, est la manifestation progressive de tout ce qui est en Dieu, et dans le même ordre qu’il existe en Dieu ; et il est évident, dès-lors, que, tout ce qui peut être devant être, il n’y a pas même lieu à imaginer un choix. Dieu est libre en créant… » On demande à M. Lamennais ce que c’est que la liberté, là où il n’y a pas même lieu à imaginer un choix. La liberté sous cette condition n’est-elle pas plutôt la possibilité de la liberté, que l’exercice de la liberté même. Mais à supposer qu’il y ait exercice de la liberté là où il n’y a pas de choix, M. Lamennais n’est pas parvenu à son but, et Dieu aura toujours un choix à faire ; car dans les autres hypothèses il choisissait entre créer ce monde, ou un autre, et dans celle de M. Lamennais, il choisit entre créer ou ne pas créer. Soutenez-vous que ce choix même n’existe pas, et que la création est nécessaire à Dieu, comme Dieu est nécessaire à la création ? Mais alors où donc se cachent la liberté et l’action de Dieu ? Il n’est pas question d’ailleurs d’admettre en Dieu de la liberté pour une action et de la nécessité pour une autre. Toutes ses actions sont libres, s’il est parfait. Dieu ne peut pas être seulement parfait par quelque endroit ; un défaut en lui, une seule action nécessaire, et il n’est plus la perfection par essence ; il n’est que le moins imparfait de tous les êtres : or, il y a l’infini entre ces deux termes. Admettez-vous la liberté de créer ou de ne pas créer ? Vous l’admettez ; car, si le monde a commencé, comme vous le dites, Dieu ne l’a pas créé nécessairement. Mais avec la liberté revient la possibilité de choisir, condition de la liberté même, et de plus, la création, selon vous, est une déchéance. Quel est donc cet acte libre d’une intelligence parfaite qui a le moindre être pour but et pour résultat ? N’est-ce pas comme si Leibnitz renonçait à son optimisme ? S’il est malaisé de rendre compte de la perfection plus ou moins grande du monde créé, le simple fait d’une création, dès que la création est une déchéance, n’est-il pas encore plus inconciliable avec la perfection infinie de Dieu ? C’est un abîme si difficile à combler, que l’école d’Alexandrie aimait mieux avouer que c’est une imperfection en Dieu d’avoir créé le monde. Et puis, si le monde a commencé, il y a donc eu un moment où Dieu a voulu qu’il commençât ? Est-ce impuissance de le créer auparavant ? est-ce caprice ? Il est absurde, dites-vous, d’agiter de telles questions, parce qu’entre ce qui est éternel et ce qui ne l’est pas, il n’y a aucun terme commun. Mais que devient alors le pauvre esprit humain avec ses notions nécessaires sur la cause ? car, enfin, faut-il croire que la cause a toujours produit et que l’effet n’a pas toujours existé ?

Reste la redoutable question du mal, source féconde de sophismes et d’erreurs, qui a produit le manichéisme et suscité dans tous les temps à la vraie philosophie ses adversaires les plus dangereux. On connaît l’argumentation d’Épicure : « Ou Dieu veut détruire le mal et ne le peut, et alors il est impuissant ; ou il le peut et ne le veut pas, et il est méchant ; ou il ne le veut ni ne le peut, et il est méchant et impuissant tout à la fois ; ou bien il le veut et il le peut ; mais alors comment y a-t-il du mal ? » M. Lamennais répond résolument : Il n’y en a pas ; et, ce qui est mieux, il le prouve. Il n’y a pas de mal, puisque Dieu ne saurait être le principe du mal, et qu’on ne peut supposer l’existence du mal comme principe nécessaire opposé à Dieu et coéternel à lui, sans admettre l’existence simultanée de choses qui s’excluent, et sans renverser la philosophie tout entière, la science humaine, toute connaissance et toute pensée. Il n’y a pas de mal, parce que, le bien étant identique à l’être et le moindre bien étant un moindre être, l’absence radicale du bien est l’absence même de l’être ; et le mal absolu est égal à zéro. Le mal absolu n’existe donc pas dans la nature des choses.

Quant au mal relatif, qui n’est que l’absence d’une perfection, demander pourquoi il existe dans le monde, c’est demander pourquoi le monde est fini, et pourquoi Dieu, en créant, ne s’est pas reproduit lui-même. Le mal n’est que la limite, le plus grand mal n’est que la plus grande limite. Cette solution est aussi celle de Leibnitz, et c’est la solution véritable : elle s’étend à tout, au mal métaphysique ; au mal physique, la douleur ; au mal moral, le péché. Il y a plus, le péché est la condition nécessaire de la liberté ; Dieu nous a rendus capables du mal pour que nous puissions faire le bien par choix. Il vaut mieux être placés plus haut dans l’échelle des êtres, avec le pouvoir de descendre par une dégradation volontaire, que si Dieu nous avait relégués aux derniers rangs en nous privant de la liberté. Cette doctrine nous rappelle que, dans la République et dans le Gorgias, Platon voit un bien dans la douleur même, quand elle est offerte par l’homme et acceptée par la Divinité en expiation des fautes commises. La seule objection qui demeure se tire du degré de l’imperfection ; car enfin, s’il fallait nécessairement qu’il y eût du mal, tant de mal était-il nécessaire ? C’est à cela que Leibnitz répond que ce monde est le meilleur des mondes possibles, sauvant ainsi la bonté de Dieu, dit M. Lamennais, aux dépens de sa liberté. M. Lamennais aime mieux dire que le monde va toujours en s’améliorant, et que, s’il ne peut, à cause de sa nature même, arriver à la perfection, il s’en rapproche sans cesse par un progrès continu qui ne s’arrêtera jamais. Nous avons vu que ce système n’est pas plus favorable que celui de Leibnitz à la liberté de Dieu ; mais il échappe du moins au roman de Candide et à d’autres objections non moins fortes. Candide est d’autant plus redoutable pour les optimistes qu’il les attaque sur les faits particuliers, et qu’ils ne peuvent guère se défendre que par des raisons générales ; car, pour eux, descendre dans les détails, c’est presque toujours compromettre leur théorie, et fournir des élémens à la science de Pangloss. Un des plus illustres optimistes de notre temps, que son savant traducteur, M. Joly, n’hésite pas à appeler le Cuvier de l’Angleterre, le révérend William Buckland, a poussé si loin le zèle de l’optimisme, qu’il regarde les carnassiers comme les bienfaiteurs des herbivores dont ils se nourrissent, et qu’il ne voit pas pour ceux-ci de plus grand bonheur que celui d’être mangés en temps opportun. « Les espèces carnivores, dit-il, sont extrêmement bienfaisantes, même pour les animaux herbivores soumis à leur domination. Outre le bienfait si désirable d’une prompte mort aux approches de la vieillesse ou de la débilité, les carnivores rendent un autre service aux animaux dont ils font leur proie : par eux, les espèces sont maintenues dans une juste proportion numérique les unes par rapport aux autres ; les êtres faibles, mutilés, âgés ou surnuméraires, sont dévoués à une mort soudaine, et chaque individu souffrant, délivré promptement de ses douleurs, fait servir son corps affaibli à l’entretien de son bienfaiteur carnivore. »

M. Lamennais, tout en discutant ces hautes questions, rencontre les hypothèses que l’on a inventées pour expliquer le mal. Il ne s’arrête pas au manichéisme, dont sa philosophie tout entière est une réfutation victorieuse ; mais il combat avec force le principe de la chute de l’homme, qui implique la négation de la loi du progrès, dit-il, et qui renverse de fond en comble toutes nos idées sur le mal moral et la justice de Dieu. Cette argumentation est solide. Le dogme du péché originel, admis dans l’église chrétienne sur l’autorité des saintes écritures, est encore un de ces mystères qui surpassent la raison humaine, et dont elle ne peut connaître l’existence que par la révélation. On a cherché dans tous les temps à rendre compte des mystères, comme si une telle entreprise n’était pas contradictoire, et le dogme de la transmission héréditaire d’une faute est un de ceux qui ont le plus exercé l’imagination des hommes. Malebranche pensait qu’en souillant son ame par le péché, la première femme avait contracté dans son corps une certaine disposition de la matière cérébrale, et une habitude des esprits animaux, qu’elle dut transmettre à ses enfans, et ceux-ci à leur postérité, de sorte que nous naissons pécheurs, et que nous ne pouvons être sauvés que par la grace. D’autres ont supposé que de l’ame d’Adam étaient sorties par émanation toutes les autres ames, et qu’Adam n’avait pu pécher sans entraîner dans sa chute toutes les ames qui devaient sortir de lui. Ou bien encore, on admet que, dès le premier jour de la création, le monde contenait en germe tous ses développemens successifs ; que tous les hommes étaient déjà réellement dans leur premier père, à l’état d’animalcules invisibles… Il ne faut pas trop mépriser une hypothèse à laquelle se rattache le nom de Leibnitz. La théorie des musulmans a cet avantage sur toutes les autres, de récréer l’imagination ; ils soutiennent que celui qui nous fera revivre un jour pour le jugement nous a donné par anticipation quelques instans de vie à l’origine des siècles, et que tous les hommes futurs, réunis dans une vallée, sous la forme de fourmis intelligentes, ont promis solennellement adoration et obéissance au Dieu qui venait de les créer. M. Lamennais n’a pas même voulu se rappeler toutes ces hypothèses, ni la métempsychose si chère aux disciples anciens et modernes de Pythagore, ni cette vie antérieure et bienheureuse, imaginée par Platon, reçue avec empressement par les poètes, et qui a servi de base à l’hérésie des carpocratiens. Qu’est-ce en effet que toutes ces théories qui veulent expliquer la transmission de la faute par une prétendue identité métaphysique, tandis qu’il ne peut y avoir d’imputation morale sans l’identité personnelle, qui implique la conscience et la mémoire ? Ces vaines fictions ne servent qu’à montrer que le commentaire humain d’une croyance religieuse est le plus souvent une tentative insensée, où viennent échouer les intelligences les plus hautes.

À la suite de cette discussion sur le péché originel, M. Lamennais prend soin d’insinuer que cette théorie catholique n’est pas une tradition universelle ; qu’il n’y a d’universelle que la croyance à la chute de l’homme, et que cette croyance peut être interprétée dans un sens favorable à ses opinions. L’insistance qu’il met à faire cette remarque n’a rien qui doive nous étonner, puisqu’en effet il semble résulter de ses principes que, si la tradition du péché originel était universelle, il se verrait forcé d’admettre lui-même ce dogme « sombre, lugubre et désespérant. » On a bien plutôt lieu d’être surpris de ne pas rencontrer plus souvent, dans cet ouvrage, des appels à la tradition, à la raison commune. D’un bout à l’autre de l’Esquisse, M. Lamennais parle en son propre nom, expose ses théories comme si l’autorité de sa parole suffisait pour les faire admettre, ou les démontre au moyen de l’expérience et de la raison individuelle. Il semble qu’il oublie entièrement son propre criterium de la certitude, exposé en tête de l’ouvrage. On dirait qu’en renouvelant cette déclaration de l’impuissance radicale de notre raison, au moment même où il allait user si largement de son droit d’initiative, il n’a voulu que protester de sa fidélité à ses principes.

Une seule fois, dans ces trois volumes, l’auteur paraît prêt à subir le joug qu’il prétend s’être imposé. C’est à propos de la tradition sur les anges : il n’en est pas, dit-il, de plus ancienne ni de plus générale. Nous allons croire sur ce fondement qu’il n’y a pas à ses yeux de vérité plus incontestable ; mais quoi ? cela n’est pas, ajoute-t-il, du ressort de la pure raison, et ne peut être admis que comme vraisemblable. Cependant la Trinité, qui est la base ontologique de tout le système, n’a pas pour elle assurément des traditions aussi anciennes et aussi nombreuses ; loin de là, elle a contre elle l’opinion générale et l’opinion même des catholiques, car ils regardent la Trinité comme un mystère, et déclarent assez haut qu’elle n’est pas « du ressort de la pure raison. »

On ne peut s’empêcher de remarquer ici que, si le plan de l’Esquisse avait été conçu dans un point de vue catholique, presque toutes les difficultés auraient disparu. La tradition catholique eût été acceptée par l’auteur comme tradition universelle ; la Trinité, par conséquent, eût été un fait et non une hypothèse, un mystère et non un philosophème ; il y aurait eu harmonie parfaite entre la base logique et la base ontologique de la doctrine ; tout se serait trouvé d’accord, et la philosophie de M. Lamennais aurait perdu ce nom et se serait appelée une hérésie.

Depuis la notion nécessaire de l’être jusqu’à la nature du mal, M. Lamennais nous a fait parcourir tous les problèmes de la philosophie. Après la métaphysique pure, il envisage encore comme appartenant à la science les lois générales qui président au développement de l’activité humaine. Le vrai, le beau et l’utile, la science, l’art et l’industrie, tout exercice de la puissance humaine est circonscrit dans ces limites. M. Lamennais ne consacre que quelques pages aux lois générales de l’industrie, et ce qui nous frappe surtout, c’est d’y voir le langage considéré comme un des fruits de l’industrie humaine. M. Lamennais se sépare en cela de l’école catholique, comme il se sépare de l’église catholique dans ses doctrines sur la Trinité, sur la création, sur le péché originel. La question de l’art, et cela devait être, est traitée plus longuement ; M. Lamennais a déployé dans cette partie de son ouvrage tous les trésors de son imagination et de son style. On est bien loin de s’en plaindre ; on regrette bien plutôt qu’il se soit imposé une règle si sévère en traitant de la métaphysique pure où son extrême concision nuit souvent à la clarté. M. Lamennais, dans ce que sa théorie du beau a de fondamental, est tout-à-fait platonicien. Le beau n’est à ses yeux que la forme du vrai, et Dieu seul est la beauté éternelle, absolue, parfaite. L’homme, pour exprimer hors de lui le sentiment du beau, est réduit à des images qui livrent sa pensée tout imparfaite et mutilée ; la gloire des beaux-arts est de partir de si haut et de faire oublier l’image à force de la rapprocher du modèle. L’image, la matière, ce qui ne parle qu’aux yeux ou à l’oreille, ce n’est rien. Tournés vers un unique but, appuyés sur les mêmes principes et gouvernés par les mêmes lois, les arts n’ont aussi qu’une histoire qui leur est commune. Ils vivent par l’idée, par la foi. Y a-t-il de l’enthousiasme sans la foi ? Y a-t-il de l’art sans enthousiasme ? Quand les croyances s’en vont, les arts périssent avec elles. À peine en reste-t-il quelque forme vaine, jeux puérils qui amusent l’esprit et ne l’éclairent pas, qui nous amollissent le cœur au lieu de l’enflammer pour tout ce qui est grand, noble et saint. L’artiste, oubliant Dieu, ne sait plus que reproduire et adorer ses propres passions, et il ravale à cette idolâtrie de soi-même l’art et la poésie, ces divines ailes que Dieu nous avait données pour remonter jusqu’à lui.

Pour qui se rappelle l’Essai sur l’indifférence, il est aisé de prévoir la conclusion de cette poétique. Ce siècle impie, qui renie toutes les religions et les méprise au point de ne plus même les attaquer, privé de toute croyance, est aussi, il le faut bien, sans art et sans poésie. C’est un de ces momens solennels, pleins d’angoisses et de terreurs, où les ressources de l’esprit humain semblent épuisées ; mais l’humanité, qui marche sans cesse au progrès, est alors sourdement travaillée par l’enfantement de l’avenir. Faudra-t-il subir cet arrêt, et condamner à ce néant ces poètes, ces artistes, que nous tous, hélas ! nous avons appris à révérer, et à qui, dans notre confiance, nous aurions prédit tant de gloire ? Est-il vrai que le nom de Châteaubriand survivra seul à ce désastre, et que sa poésie, suivant les paroles de M. Lamennais, « prêtresse d’une religion qu’on ne saurait nommer, s’avance à travers les ruines, portant en ses mains les symboles voilés d’un Dieu inconnu. » Peut-être n’est-ce pas ainsi que l’auteur du Génie du Christianisme aimerait à être loué ; mais à coup sûr il ne partage pas ce mépris pour le siècle qui l’a compris, qui l’a admiré. Il connaît plus d’un nom de poète, d’écrivain, de philosophe digne d’être cité à côté du sien, et il en est un surtout que M. Lamennais a seul le droit d’oublier.

On voit que nos objections (car nous n’avons voulu dans tout ce qui précède que proposer des objections à un maître) portent sans restrictions sur toutes les parties du système de M. Lamennais. Ce système pèche par la base, puisque le criterium de certitude qu’il propose est contradictoire et impossible ; il pèche par sa méthode, puisqu’il part de la connaissance de Dieu pour en déduire la nature de l’homme et celle de l’univers, tandis que nous ne parvenons à connaître ou plutôt à soupçonner quelque chose de la nature de Dieu qu’en nous aidant d’études antérieures sur le monde et sur nous-mêmes. Enfin, l’idée qu’on nous donne de Dieu dans ce système, cette Trinité à l’image de laquelle on construit toute réalité, n’est qu’un mystère religieux qui ne peut être ni compris ni démontré par la raison humaine. Un Dieu qui est un seul Dieu, et qui pourtant est trois personnes distinctes, un créateur qui, du moment qu’il crée, ne peut que reproduire sans fin sa propre image ; toute réalité impliquant, comme la réalité divine, type et source de toutes les autres, de la puissance, de l’intelligence et de l’amour ; de l’intelligence dans un grain de sable, de l’amour dans le dernier atome de la matière ! la liberté de Dieu fondée précisément sur ce qui semble fait pour la détruire, puisque Dieu réalise tout ce qu’il pense, et dans l’ordre où il le pense, et qu’il n’y a pas même lieu à imaginer un choix ; le monde distingué des idées divines par cela seul que les idées divines sont en Dieu, et que le monde, fait à leur image, est hors de lui, tandis qu’on déclare ailleurs que rien n’est ni ne peut être hors de Dieu, qu’il est le lieu universel, que tout ce qui est est en lui ; c’est un système repoussé d’abord par la raison commune, si l’on entend par là les opinions généralement reçues, et ensuite par la raison individuelle, qui n’admet que des démonstrations et non des hypothèses, des vérités philosophiques et non des mystères. Que resterait-il à ce compte du livre de M. Lamennais ? L’effort d’un grand esprit pour réunir en un système complet et régulier des doctrines dont aucun prestige de style ne saurait déguiser la radicale insuffisance. Voilà ce qui resterait pour la philosophie, et pour la renommée littéraire de M. Lamennais, un glorieux titre de plus.


Jules Simon.