Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain/08



HUITIÈME ÉPOQUE.

Depuis l’invention de l’imprimerie, jusqu’au temps où les sciences et la philosophie secouèrent le joug de l’autorité.




Ceux qui n’ont pas réfléchi sur la marche de l’esprit humain dans la découverte, soit des vérités des sciences, soit des procédés des arts, doivent s’étonner qu’un si long espace de temps ait séparé la connoissance de l’art d’imprimer les dessins, et la découverte de celui d’imprimer des caractères.

Sans doute, quelques graveurs de planches avoient eu l’idée de cette application de leur art ; mais ils avoient été plus frappés de la difficulté de l’exécution que des avantages du succès ; et il est même heureux qu’on n’ait pu en soupçonner toute l’étendue ; car les prêtres et les rois se seroient unis pour étouffer, dès sa naissance, l’ennemi qui devoit les démasquer et les détrôner.

L’imprimerie multiplie indéfiniment, et à peu de frais, les exemplaires d’un même ouvrage. Dès-lors la faculté d’avoir des livres, d’en acquérir suivant son goût et ses besoins, a existé pour tous ceux qui savent lire ; et cette facilité de la lecture a augmenté et propagé le désir et les moyens de s’instruire.

Ces copies multipliées se répandant avec une rapidité plus grande, non-seulement les faits, les découvertes, acquièrent une publicité plus étendue ; mais elles l’acquièrent avec une plus grande promptitude. Les lumières sont devenues l’objet d’un commerce actif, universel.

On étoit obligé de chercher les manuscrits, comme aujourd’hui nous cherchons les ouvrages rares. Ce qui n’étoit lu que de quelques individus, a donc pu l’être d’un peuple entier, et frapper presque en même temps tous les hommes qui entendoient la même langue.

On a connu le moyen de parler aux nations dispersées. On a vu s’établir une nouvelle espèce de tribune, d’où se communiquent des impressions moins vives, mais plus profondes ; d’où l’on exerce un empire moins tyrannique sur les passions, mais en obtenant sur la raison une puissance plus sûre et plus durable ; où tout l’avantage est pour la vérité, puisque l’art n’a perdu sur les moyens de séduire qu’en gagnant sur ceux d’éclairer. Il s’est formé une opinion publique, puissante par le nombre de ceux qui la partagent ; énergique, parce que les motifs qui la déterminent agissent à la fois sur tous les esprits, même à des distances très-éloignées. Ainsi, l’on a vu s’élever, en faveur de la raison et de la justice, un tribunal indépendant de toute puissance humaine, auquel il est difficile de rien cacher et impossible de se soustraire.

Les méthodes nouvelles, l’histoire des premiers pas dans la route qui doit conduire à une découverte, les travaux qui la préparent, les vues qui peuvent en donner l’idée ou seulement inspirer le désir de la chercher, se répandant avec promptitude, offrent à chaque individu l’ensemble des moyens que les efforts de tous ont pu créer ; et, par ces mutuels secours, le génie semble avoir plus que doublé ses forces.

Toute erreur nouvelle est combattue dès sa naissance : souvent attaquée avant même d’avoir pu se propager, elle n’a point le temps de pouvoir s’enraciner dans les esprits. Celles qui, reçues dès l’enfance, se sont en quelque sorte identifiées avec la raison de chaque individu, que les terreurs ou l’espérance ont rendues chères aux ames foibles, ont été ébranlées par cela seul qu’il est devenu impossible d’en empêcher la discussion, de cacher qu’elles pouvoient être rejetées et combattues, de s’opposer aux progrès des vérités qui, de conséquences en conséquences, doivent à la longue en faire reconnoître l’absurdité.

C’est à l’imprimerie que l’on doit la possibilité de répandre les ouvrages, que sollicitent les circonstances du moment, ou les mouvemens passagers de l’opinion, et par là d’intéresser à chaque question qui se discute dans un point unique, l’universalité des hommes qui parlent une même langue.

Sans le secours de cet art, auroit-on pu multiplier ces livres destinés à chaque classe d’hommes, à chaque degré d’instruction ? Les discussions prolongées, qui seules peuvent porter une lumière sûre dans les questions douteuses, et affermir sur une base inébranlable ces vérités trop abstraites, trop subtiles, trop éloignées des préjugés du peuple ou de l’opinion commune des savans, pour ne pas être bientôt oubliées et méconnues ; les livres purement élémentaires, les dictionnaires, les ouvrages où l’on rassemble, avec tous leurs détails, une multitude de faits, d’observations, d’expériences, où toutes les preuves sont développées, tous les doutes discutés ; ces collections précieuses qui renferment, tantôt tout ce qui a été observé, écrit, pensé, sur une branche particulière des sciences, tantôt le résultat des travaux annuels de tous les savans d’un même pays ; ces tables, ces tableaux de toute espèce, dont les uns offrent aux yeux des résultats que l’esprit n’auroit saisis qu’avec un travail pénible, les autres montrent à volonté le fait, l’observation, le nombre, la formule, l’objet qu’on a besoin de connoître, tandis que d’autres enfin présentent, sous une forme commode, dans un ordre méthodique, les matériaux dont le génie doit tirer des vérités nouvelles : tous ces moyens de rendre la marche de l’esprit humain plus rapide, plus sûre, et plus facile, sont encore des bienfaits de l’imprimerie.

Nous en montrerons de nouveaux encore, lorsque nous analyserons les effets de la substitution des langues nationales à l’usage presque exclusif, pour les sciences, d’une langue commune aux savans de tous les pays.

Enfin l’imprimerie n’a-t-elle pas affranchi l’instruction des peuples, de toutes les chaînes politiques et religieuses ? En vain l’un ou l’autre despotisme auroit-il envahi toutes les écoles ; en vain auroit-il, par des institutions sévères, invariablement fixé de quelles erreurs il prescrivoit d’infecter les esprits, de quelles vérités il ordonnoit de les préserver ; en vain les chaires consacrées à l’instruction morale du peuple ou à celle de la jeunesse dans la philosophie et dans les sciences, seroient-elles condamnées à ne transmettre jamais qu’une doctrine favorable au maintien de cette double tyrannie : l’imprimerie peut encore répandre une lumière indépendante et pure. Cette instruction, que chaque homme peut recevoir par les livres dans le silence et la solitude, ne peut être universellement corrompue : il suffit qu’il existe un coin de terre libre, où la presse puisse en charger ses feuilles. Comment, dans cette multitude de livres divers, d’exemplaires d’un même livre, de réimpressions, qui, en quelques instans le multiplient de nouveau, pourra-t-on fermer assez exactement toutes les portes par lesquelles la vérité cherche à s’introduire ? Ce qui étoit difficile, même lorsqu’il ne s’agissoit que de détruire quelques exemplaires d’un manuscrit pour l’anéantir sans retour, lorsqu’il suffisoit de proscrire une vérité, une opinion, pendant quelques années, pour la dévouer à un éternel oubli, n’est-il pas devenu impossible, aujourd’hui qu’il faudroit employer une vigilance sans cesse renouvelée, une activité qui ne se reposât jamais ? Comment, si même on parvenoit à écarter ces vérités trop palpables qui blessent directement les intérêts des inquisiteurs, empêcheroit-on de pénétrer, de se répandre, celles qui renferment ces vérités proscrites, sans trop les laisser appercevoir, qui les préparent, qui doivent un jour y conduire ? Le pourroit-on, sans être forcé de quitter ce masque d’hypocrisie, dont la chute seroit presque aussi funeste que la vérité, à la puissance de l’erreur ? Aussi verrons-nous la raison triompher de ces vains efforts ; nous la verrons, dans cette guerre, toujours renaissante et souvent cruelle, triompher de la violence comme de la ruse ; braver les bûchers et résister à la séduction, écrasant tour-à-tour sous sa main toute-puissante, et l’hypocrisie religieuse qui exige pour ses dogmes une adoration sincère, et l’hypocrisie politique qui conjure à genoux de souffrir qu’elle profite en paix des erreurs, dans lesquelles il est, à l’en croire, aussi utile aux peuples qu’à elle-même de les laisser à jamais plongés.

L’invention de l’imprimerie coïncide presque avec deux autres événemens, dont l’un a exercé une action immédiate sur les progrès de l’esprit humain, tandis que l’influence de l’autre sur la destinée de l’humanité entière ne doit avoir de terme que sa durée.

Je parle de la prise de Constantinople par les Turcs, et de la découverte, soit du nouveau monde, soit de la route qui a ouvert à l’Europe une communication directe avec les parties orientales de l’Afrique et de l’Asie.

Les littérateurs grecs, fuyant la domination tartare, cherchèrent un asile en Italie. Ils enseignèrent à lire, dans leur langue originale, les poètes, les orateurs, les historiens, les philosophes, les savans de l’ancienne Grèce ; ils en multiplièrent d’abord les manuscrits, et bientôt après les éditions. On ne se borna plus à l’adoration de ce qu’on étoit convenu d’appeler la doctrine d’Aristote ; on chercha, dans ses propres écrits, ce qu’elle avoit été réellement ; on osa la juger et la combattre ; on lui opposa Platon : et c’étoit avoir déjà commencé à secouer le joug, que de se croire le droit de choisir un maître.

La lecture d’Euclide, d’Archimède, de Diophante, d’Hippocrate, du livre des animaux, de la physique même d’Aristote, ranimèrent le génie de la géométrie et de la physique ; et les opinions anti-chrétiennes des philosophes, réveillèrent les idées presque éteintes des anciens droits de la raison humaine.

Des hommes intrépides, guidés par l’amour de la gloire et la passion des découvertes, avoient reculé pour l’Europe les bornes de l’univers, lui avoient montré un nouveau ciel, et ouvert des terres inconnues. Gama avoit pénétré dans l’Inde, après avoir suivi avec une infatigable patience l’immense étendue des côtes africaines ; tandis que Colomb s’abandonnant aux flots de l’océan Atlantique, avoit atteint ce monde jusqu’alors inconnu, qui s’étend entre l’occident de l’Europe, et l’orient de l’Asie.

Si ce sentiment, dont l’inquiète activité, embrassant dès-lors tous les objets, présageoit les grands progrès de l’espèce humaine, si une noble curiosité avoit animé les héros de la navigation, une basse et cruelle avidité, un fanatisme stupide et féroce dirigeoit les rois et les brigands qui devoient profiter de leurs travaux. Les êtres infortunés qui habitoient ces contrées nouvelles ne furent point traités comme des hommes, parce qu’ils n’étoient pas des chrétiens. Ce préjugé, plus avilissant pour les tyrans que pour les victimes, étouffoit toute espèce de remords, abandonnoit sans frein à leur soif inextinguible d’or et de sang, ces hommes avides et barbares que l’Europe vomissoit de son sein. Les ossemens de cinq millions d’hommes ont couvert ces terres infortunées, où les Portugais et les Espagnols portèrent leur avarice, leurs superstitions et leur fureur. Ils déposeront jusqu’à la fin des siècles contre cette doctrine de l’utilité politique des religions, qui trouve encore parmi nous des apologistes.

C’est à cette époque seulement que l’homme a pu connoître le globe qu’il habite ; étudier, dans tous les pays, l’espèce humaine, modifiée par la longue influence des causes naturelles ou des institutions sociales ; observer les productions de la terre ou des mers dans toutes les températures, dans tous les climats. Ainsi, les ressources de toute espèce, que ces productions offrent aux hommes, encore si éloignés d’en avoir épuisé, d’en soupçonner même l’entière étendue, tout ce que la connoissance de ces objets peut ajouter aux sciences de vérités nouvelles, et détruire d’erreurs accréditées ; l’activité du commerce, qui a fait prendre un nouvel essor à l’industrie, à la navigation, et, par un enchaînement nécessaire, à toutes les sciences comme à tous les arts ; la force que cette activité a donnée aux nations libres pour résister aux tyrans, aux peuples asservis pour briser leurs fers, pour relâcher du moins ceux de la féodalité ; telles ont été les conséquences heureuses de ces découvertes. Mais ces avantages n’auront expié ce qu’ils ont coûté à l’humanité, qu’au moment où l’Europe, renonçant au systême oppresseur et mesquin d’un commerce de monopole, se souviendra que les hommes de tous les climats, égaux et frères par le vœu de la nature, n’ont point été formés par elle pour nourrir l’orgueil et l’avarice de quelques nations privilégiées ; où, mieux éclairée sur ses véritables intérêts, elle appellera tous les peuples au partage de son indépendance, de sa liberté et de ses lumières. Malheureusement, il faut se demander encore si cette révolution sera le fruit honorable des progrès de la philosophie, ou seulement, comme nous l’avons vu déjà, la suite honteuse des jalousies nationales et des excès de la tyrannie.

Jusqu’à cette époque, les attentats du sacerdoce avoient été impunis. Les réclamations de l’humanité opprimée, de la raison outragée, avoient été étouffées dans le sang et dans les flammes. L’esprit qui avoit dicté ces réclamations n’étoit pas éteint ; mais ce silence de la terreur enhardissoit à de nouveaux scandales. Enfin, celui d’affermer à des moines, de faire vendre par eux dans les cabarets, dans les places publiques, l’expiation des péchés, causa une explosion nouvelle. Luther, tenant d’une main les livres sacrés, montroit de l’autre le droit que s’arrogeoit le pape, d’absoudre du crime et d’en vendre le pardon ; l’insolent despotisme qu’il exerçoit sur les évêques, long-temps ses égaux ; la cène fraternelle des premiers chrétiens, devenue, sous le nom de messe, une espèce d’opération magique et un objet de commerce ; les prêtres condamnés à la corruption d’un célibat irrévocable ; cette loi barbare ou scandaleuse s’étendant à ces moines, à ces religieuses, dont l’ambition pontificale avoit inondé et souillé l’église ; tous les secrets des laïcs, livrés par la confession aux intrigues et aux passions des prêtres ; Dieu lui même, enfin, conservant à peine une foible portion dans ces adorations prodiguées à du pain, à des hommes, à des ossemens ou à des statues.

Luther annonçoit aux peuples étonnés, que ces institutions révoltantes n’étoient point le christianisme, mais en étoient la dépravation et la honte, et que, pour être fidèle à la religion de Jésus-Christ, il falloit commencer par abjurer celle de ses prêtres. Il employoit également les armes de la dialectique ou de l’érudition, et les traits non moins puissans du ridicule. Il écrivoit à la fois en allemand et en latin. Ce n’étoit plus comme au temps des albigeois ou de Jean Hus, dont la doctrine, inconnue au delà des limites de leurs églises, étoit si aisément calomniée. Les livres allemands des nouveaux apôtres pénétroient en même temps dans toutes les bourgades de l’empire, tandis que leurs livres latins arrachoient l’Europe entière au honteux sommeil où la superstition l’avoit plongée. Ceux dont la raison avoit prévenu les réformateurs, mais que la crainte retenoit dans le silence ; ceux qu’agitoit un doute secret, et qui trembloient de l’avouer, même à leur conscience ; ceux qui, plus simples, avoient ignoré toute l’étendue des absurdités théologiques ; qui, n’ayant jamais réfléchi sur les questions contestées, étoient étonnés d’apprendre qu’ils avoient à choisir entre des opinions diverses ; tous se livrèrent avec avidité à ces discussions, dont ils voyoient dépendre à la fois, et leurs intérêts temporels, et leur félicité future.

Toute l’Europe chrétienne, de la Suède jusqu’à l’Italie, de la Hongrie jusqu’à l’Espagne, fut en un instant couverte de partisans des nouvelles doctrines ; et la réforme eût délivré du joug de Rome tous les peuples qui l’habitent, si la fausse politique de quelques princes n’eût relevé ce même sceptre sacerdotal, qui s’étoit si souvent appesanti sur la tête des rois.

Leur politique, que malheureusement leurs successeurs n’ont pas encore abjurée, étoit alors de ruiner leurs états pour en acquérir de nouveaux, et de mesurer leur puissance par l’étendue de leur territoire, plutôt que par le nombre de leurs sujets.

Aussi, Charles Quint et François Ier, occupés de se disputer l’Italie, sacrifièrent-ils à l’intérêt de ménager le pape, celui de profiter des avantages qu’offroit la réforme aux pays qui sauroient l’adopter.

L’empereur, voyant que les princes de l’empire favorisoient des opinions, qui devoient augmenter leur pouvoir et leurs richesses, se rendit le protecteur des anciens abus, dans l’espoir qu’une guerre religieuse lui offriroit une occasion d’envahir leurs états et de détruire leur indépendance. François imagina, qu’en faisant brûler les protestans, et en protégeant leurs chefs en Allemagne, il conserveroit l’amitié du pape, sans perdre des alliés utiles.

Mais ce ne fut pas leur seul motif ; le despotisme a aussi son instinct ; et cet instinct avoit révélé à ces rois que les hommes, après avoir soumis les préjugés religieux à l’examen de la raison, l’étendroient bientôt jusqu’aux préjugés politiques ; qu’éclairés sur les usurpations des papes, ils finiroient par vouloir l’être sur les usurpations des rois ; et que la réforme des abus ecclésiastiques, si utile à la puissance royale, entraîneroit celle des abus plus oppresseurs sur lesquels cette puissance étoit fondée. Aussi, aucun roi d’une grande nation ne favorisa volontairement le parti des réformateurs. Henri VIII, frappé de l’anathème pontifical, les persécutoit encore ; Édouard, Élisabeth, ne pouvant s’attacher au papisme sans se déclarer usurpateurs, établirent en Angleterre la croyance et le culte qui s’en rapprochoient le plus. Les monarques protestans de la Grande-Bretagne ont favorisé constamment le catholicisme, toutes les fois qu’il a cessé de les menacer d’un prétendant à leur couronne.

En Suède, en Danemark, l’établissement du luthéranisme ne fut, aux yeux des rois, qu’une précaution nécessaire pour assurer l’expulsion du tyran catholique, qu’ils remplaçoient ; et nous voyons déjà, dans la monarchie prussienne, fondée par un prince philosophe, son successeur ne pouvoir cacher un penchant secret pour cette religion si chère aux rois.

L’intolérance religieuse étoit commune à toutes les sectes, qui l’inspiroient à tous les gouvernemens. Les papistes persécutoient toutes les communions réformées ; et celles-ci, s’anathématisant entre elles, se réunissoient contre les anti-trinitaires, qui, plus conséquens, avoient soumis également tous les dogmes à l’examen, sinon de la raison, au moins d’une critique raisonnée, et n’avoient pas cru devoir se soustraire à quelques absurdités, pour en conserver d’aussi révoltantes.

Cette intolérance servit la cause du papisme. Depuis long-temps il existoit en Europe, et sur-tout en Italie, une classe d’hommes qui, rejetant toutes les superstitions, indifférens à tous les cultes, soumis à la raison seule, regardoient les religions comme des inventions humaines, dont on pouvoit se moquer en secret, mais que la prudence ou la politique ordonnoient de paroître respecter.

Ensuite, on porta plus loin la hardiesse ; et, tandis que dans les écoles on employoit la philosophie mal entendue d’Aristote, à perfectionner l’art des subtilités théologiques, à rendre ingénieux ce qui naturellement n’auroit été qu’absurde, quelques savans cherchoient à établir sur sa véritable doctrine un systême destructeur de toute idée religieuse, dans lequel l’ame humaine n’étoit qu’une faculté qui s’évanouissoit avec la vie ; où l’on n’admettoit d’autre providence, d’autre ordonnateur du monde que les lois nécessaires de la nature. Ils étoient combattus par des platoniciens, dont les opinions, se rapprochant de ce que depuis on a nommé déisme, n’en étoient que plus effrayantes pour l’orthodoxie sacerdotale.

La terreur des supplices arrêta bientôt cette imprudente franchise. L’Italie, la France, furent souillées du sang de ces martyrs de la liberté de penser. Toutes les sectes, tous les gouvernemens, tous les genres d’autorité, ne se montrèrent d’accord que contre la raison. Il fallut la couvrir d’un voile qui, la dérobant aux regards des tyrans, se laissât pénétrer par ceux de la philosophie.

On fut donc obligé de se renfermer dans la timide réserve de cette doctrine secrète, qui n’avoit jamais cessé d’avoir un grand nombre de sectateurs. Elle s’étoit propagée sur-tout parmi les chefs des gouvernemens, comme parmi ceux de l’église ; et, vers le temps de la réforme, les principes du machiavélisme religieux étoient devenus la seule croyance des princes, des ministres et des pontifes. Ces opinions avoient même corrompu la philosophie. Quelle morale en effet attendre d’un systême, dont un des principes est qu’il faut appuyer celle du peuple sur de fausses opinions ; que les hommes éclairés sont en droit de le tromper, pourvu qu’ils lui donnent des erreurs utiles, et de le retenir dans les chaînes dont eux-mêmes ont su s’affranchir !

Si l’égalité naturelle des hommes, première base de leurs droits, est le fondement de toute vraie morale, que pouvoit-elle espérer d’une philosophie, dont un mépris ouvert de cette égalité et de ces droits étoit une des maximes ! Sans doute cette même philosophie a pu servir aux progrès de la raison, dont elle préparoit le règne en silence : mais, tant qu’elle subsista seule, elle n’a fait que substituer l’hypocrisie au fanatisme, et corrompre, même en les élevant au-dessus des préjugés, ceux qui présidoient à la destinée des états.

Les philosophes vraiment éclairés, étrangers à l’ambition, qui se bornoient à ne détromper les hommes qu’avec une extrême timidité, sans se permettre de les entretenir dans leurs erreurs, ces philosophes auroient naturellement été portés à embrasser la réforme : mais, rebutés de trouver par-tout une égale intolérance, la plûpart ne crurent pas devoir s’exposer aux embarras d’un changement, après lequel ils se trouveroient soumis à la même contrainte. Puisqu’ils auroient été toujours obligés de paroître croire des absurdités qu’ils rejetoient, ils ne trouvèrent pas un grand avantage à en diminuer un peu le nombre ; ils craignirent même de se donner, par leur abjuration, l’apparence d’une hypocrisie volontaire : et, en restant attachés à la vieille religion, ils la fortifièrent de l’autorité de leur renommée.

L’esprit, qui animoit les réformateurs, ne conduisoit pas à la véritable liberté de penser. Chaque religion, dans le pays où elle dominoit, ne permettoit que de certaines opinions. Cependant, comme ces diverses croyances étoient opposées entre elles, il y avoit peu d’opinions qui ne fussent attaquées ou soutenues dans quelques parties de l’Europe. D’ailleurs les communions nouvelles avoient été forcées de se relâcher un peu de la rigueur dogmatique. Elles ne pouvoient, sans une contradiction grossière, réduire le droit d’examiner dans des limites trop resserrées ; puisqu’elles venoient d’établir sur ce même droit la légitimité de leur séparation. Si elles refusoient de rendre à la raison toute sa liberté, elles consentoient que sa prison fût moins étroite : la chaîne n’étoit pas brisée ; mais elle étoit moins pesante et plus prolongée. Enfin, dans ces pays où il avoit été impossible à une religion d’opprimer toutes les autres, il s’établit ce que l’insolence du culte dominateur osa nommer tolérance, c’est-à-dire, une permission donnée par des hommes à d’autres hommes de croire ce que leur raison adopte, de faire ce que leur conscience leur ordonne, de rendre à leur dieu commun l’hommage qu’ils imaginent lui plaire davantage. On put donc alors y soutenir toutes les doctrines tolérées, avec une franchise plus ou moins entière.

Ainsi l’on vit naître en Europe une sorte de liberté de penser, non pour les hommes, mais pour les chrétiens : et, si nous exceptons la France, c’est pour les seuls chrétiens que par-tout ailleurs elle existe encore aujourd’hui.

Mais cette intolérance força la raison humaine à rechercher des droits trop long-temps oubliés, ou qui plutôt n’avoient jamais été, ni bien connus, ni bien éclaircis.

Indignés de voir les peuples opprimés jusques dans le sanctuaire de leur conscience par des rois, esclaves superstitieux ou politiques du sacerdoce, quelques hommes généreux osèrent enfin examiner les fondemens de leur puissance ; et ils révélèrent aux peuples cette grande vérité, que leur liberté est un bien inaliénable ; qu’il n’y a point de prescription en faveur de la tyrannie, point de convention qui puisse irrévocablement lier une nation à une famille ; que les magistrats, quels que soient leurs titres, leurs fonctions, leur puissance, sont les officiers du peuple, et ne sont pas ses maîtres ; qu’il conserve le pouvoir de leur retirer une autorité émanée de lui seul, soit quand ils en ont abusé, soit même quand il cesse de croire utile à ses intérêts de la leur conserver : qu’enfin il a le droit de les punir, comme celui de les révoquer.

Telles sont les opinions qu’Althusius, Languet, et depuis Néedham, Harrington, professèrent avec courage et développèrent avec énergie.

Payant le tribut à leur siècle, ils s’appuyèrent trop souvent sur des textes, sur des autorités, sur des exemples : on voit qu’ils durent ces opinions bien plus à l’élévation de leur esprit, à la force de leur caractère, qu’à une analyse exacte des vrais principes de l’ordre social.

Cependant d’autres philosophes plus timides, se contentèrent d’établir entre les peuples et les rois, une exacte réciprocité de droits et de devoirs, une égale obligation de maintenir les conventions qui les avoient fixés. On pouvoit bien déposer ou punir un magistrat héréditaire, mais seulement s’il avoit violé ce contrat sacré, qui n’en subsistoit pas moins avec sa famille. Cette doctrine, qui écartoit le droit naturel, pour tout ramener au droit positif, fut appuyée par les jurisconsultes, par les théologiens : elle étoit plus favorable aux intérêts des hommes puissans, aux projets des ambitieux ; puisqu’elle frappoit bien plus sur l’homme revêtu du pouvoir, que sur le pouvoir même. Aussi fut-elle presque généralement suivie par les publicistes, et adoptée pour base dans les révolutions, dans les dissensions politiques.

L’histoire nous montrera, durant cette époque, peu de progrès réels vers la liberté, mais plus d’ordre et plus de force dans les gouvernemens, et dans les nations un sentiment plus fort et sur-tout plus juste de leurs droits. Les lois sont mieux combinées ; elles paroissent moins souvent l’ouvrage informe des circonstances et du caprice : elles sont faites par des savans, si elles ne le sont pas encore par des philosophes.

Les mouvemens populaires, les révolutions qui avoient agité les républiques d’Italie, l’Angleterre et la France, devoient attirer les regards des philosophes vers cette partie de la politique, qui consiste à observer et à prévoir les effets que les constitutions, les lois, les institutions publiques, peuvent avoir sur la liberté des peuples, sur la prospérité, sur la force des états, sur la conservation de leur indépendance, de la forme de leurs gouvernemens. Les uns, imitant Platon, tels que Morus et Hobbes, déduisoient de quelques principes généraux le plan d’un systême entier d’ordre social, et présentoient le modèle dont il falloit que la pratique tendît sans cesse à se rapprocher. Les autres, comme Machiavel, cherchoient dans l’examen approfondi des faits de l’histoire, les règles d’après lesquelles on pourroit se flatter de maîtriser l’avenir.

La science économique n’existoit pas encore ; les princes ne comptoient pas le nombre des hommes, mais celui des soldats ; la finance n’étoit que l’art de piller les peuples, sans les pousser à la révolte ; et les gouvernemens ne s’occupoient du commerce, que pour le rançonner par des taxes, le gêner par des priviléges, ou s’en disputer le monopole.

Les nations de l’Europe, occupées des intérêts communs qui les réunissoient, des intérêts opposés qu’elles croyoient devoir les diviser, sentirent le besoin de connoître certaines règles entre elles, qui même indépendamment des traités, présidassent à leurs relations pacifiques ; tandis que d’autres règles, respectées même au milieu de la guerre, en adouciroient les fureurs, en diminueroient les ravages, et préviendroient du moins les maux inutiles.

Il exista donc une science du droit des gens : mais malheureusement on chercha ces lois des nations, non dans la raison et la nature, seules autorités que les peuples indépendans puissent reconnoître, mais dans les usages établis ou dans les opinions des anciens. On s’occupa moins des droits de l’humanité, de la justice envers les individus, que de l’ambition, de l’orgueil ou de l’avidité des gouvernemens.

C’est ainsi qu’à cette même époque, on ne voit point les moralistes interroger le cœur de l’homme, analyser ses facultés et ses sentimens, pour y découvrir sa nature, l’origine, la règle et la sanction de ses devoirs. Mais ils savent employer toute la subtilité de la scolastique à trouver, pour les actions dont la légitimité paroît incertaine, la limite précise où l’innocence finit et où le péché commence ; à déterminer quelle autorité a le poids nécessaire pour justifier dans la pratique une de ces actions douteuses ; à classer méthodiquement les péchés, tantôt par genres et par espèces, tantôt suivant leur gravité respective ; à bien distinguer sur-tout ceux dont un seul suffit pour mériter la damnation éternelle.

La science de la morale ne pouvoit sans doute exister encore ; puisque les prêtres jouissoient du privilége exclusif d’en être les interprètes et les juges. Mais ces mêmes subtilités, également ridicules et scandaleuses, conduisirent à chercher, aidèrent à faire connoître le degré de moralité des actions ou de leurs motifs, l’ordre et les limites des devoirs, les principes d’après lesquels on doit choisir quand ils paroissent se combattre : ainsi, en étudiant une machine grossière, que le hasard a fait tomber dans ses mains, souvent un mécanicien habile parvient à en construire une nouvelle moins imparfaite, et vraiment utile.

La réforme, en détruisant la confession, les indulgences, les moines, et le célibat des prêtres, épura les principes de la morale, et diminua même la corruption des mœurs dans les pays qui l’embrassèrent ; elle les délivra des expiations sacerdotales, ce dangereux encouragement du crime, et du célibat religieux, destructeur de toutes les vertus, puisqu’il est l’ennemi des vertus domestiques.

Cette époque fut plus souillée qu’aucune autre par de grandes atrocités. Elle fut celle des massacres religieux, des guerres sacrées, de la dépopulation du nouveau monde.

Elle y vit rétablir l’ancien esclavage, mais plus barbare, plus fécond en crimes contre la nature, et l’avidité mercantile commercer du sang des hommes, les vendre comme des marchandises, après les avoir achetés par la trahison, le brigandage ou le meurtre, et les enlever à un hémisphère pour les dévouer dans un autre, au milieu de l’humiliation et des outrages, au supplice prolongé d’une lente et cruelle destruction.

En même temps l’hypocrisie couvre l’Europe de bûchers et d’assassins. Le monstre du fanatisme, irrité de ses blessures, semble redoubler de férocité, et se hâter d’entasser ses victimes, parce que la raison va bientôt les arracher de ses mains. Cependant l’on voit enfin reparoître quelques-unes de ces vertus douces et courageuses, qui honorent et consolent l’humanité. L’histoire offre des noms qu’elle peut prononcer sans rougir ; des ames pures et fortes, de grands caractères réunis à des talens supérieurs, se montrent d’espace en espace à travers ces scènes de perfidie, de corruption et de carnage. L’espèce humaine révolte encore le philosophe, qui en contemple le tableau ; mais elle ne l’humilie plus et lui montre des espérances plus prochaines.

La marche des sciences devient rapide et brillante. La langue algébrique est généralisée, simplifiée, perfectionnée, ou plutôt, c’est alors seulement qu’elle a été véritablement formée. Les premières bases de la théorie générale des équations sont posées, la nature des solutions qu’elles donnent est approfondie, celles du troisième et quatrième degré sont résolues.

L’ingénieuse invention des logarithmes, en abrégeant les opérations de l’arithmétique, facilite toutes les applications du calcul à des objets réels, et étend ainsi la sphère de toutes les sciences, dans lesquelles ces applications numériques, à la vérité particulière qu’on cherche à connoître, sont un des moyens de comparer avec les faits les résultats d’une hypothèse ou d’une théorie, et de parvenir par cette comparaison à la découverte des lois de la nature. En effet, dans les mathématiques, la longueur, la complication purement pratique des calculs, ont un terme au delà duquel le temps, les forces même ne peuvent atteindre ; terme qui, sans le secours de ces heureuses abréviations, marqueroit les bornes de la science même et la limite, que les efforts du génie ne pourroient franchir.

La loi de la chute des corps fut découverte par Galilée, qui sut en déduire la théorie du mouvement uniformément accéléré, et calculer la courbe que décrit un corps lancé dans le vide avec une vîtesse déterminée, et animé d’une force constante, qui agisse suivant des directions parallèles.

Copernic ressuscita le véritable systême du monde, oublié depuis si long-temps, détruisit par la théorie des mouvemens apparens, ce qu’il avoit de révoltant pour les sens, opposa l’extrême simplicité des mouvemens réels qui résultent de ce systême, à la complication presque ridicule de ceux qu’exigeoit l’hypothèse de Ptolémée. Les mouvemens des planètes furent mieux connus, et le génie de Kepler découvrit la forme de leurs orbites et les lois éternelles, suivant lesquelles ces orbites sont parcourues.

Galilée, appliquant à l’astronomie la découverte récente des lunettes qu’il perfectionna, ouvrit un nouveau ciel aux regards des hommes. Les taches qu’il observa sur le disque du soleil, lui en firent connoître la rotation, dont il détermina la période et les lois. Il démontra les phases de Vénus, il découvrit ces quatre lunes qui entourent Jupiter et l’accompagnent dans son immense orbite.

Il apprit à mesurer le temps avec exactitude par les oscillations d’un pendule.

Ainsi l’homme dut à Galilée la première théorie mathématique d’un mouvement qui ne fut pas à la fois uniforme et rectiligne, et la première connoissance d’une des lois mécaniques de la nature ; il dut à Kepler celle d’une de ces lois empiriques, dont la découverte a le double avantage, et de conduire à la connoissance de la loi mécanique dont elles expriment le résultat, et de suppléer, à cette connoissance tant qu’il n’est pas encore permis d’y atteindre.

La découverte de la pesanteur de l’air et celle de la circulation du sang marquent les progrès de la physique expérimentale, qui naquit dans l’école de Galilée, et de l’anatomie déjà trop étendue pour ne point se séparer de la médecine.

L’histoire naturelle, la chimie, malgré ses chimériques espérances, et son langage énigmatique, la médecine, la chirurgie étonnent par la rapidité de leurs progrès, mais elles affligent souvent par le spectacle des monstrueux préjugés qu’elles conservent encore.

Sans parler des ouvrages, où Gesner et Agricola renfermèrent tant de connoissances réelles, que le mélange des erreurs scientifiques ou populaires altéroit si rarement ; on vit Bernard De Palissy, tantôt nous montrer, et les carrières où nous puisons les matériaux de nos édifices et les masses de pierre qui composent nos montagnes, formées par les débris des animaux marins, monumens authentiques des anciennes révolutions du globe ; tantôt expliquer comment les eaux enlevées à la mer par l’évaporation, rendues à la terre par les pluies, arrêtées par les couches de glaise, rassemblées en glaces sur les montagnes, entretiennent l’éternel écoulement des fontaines, des rivières et des fleuves ; tandis que Jean Rei découvroit le secret de ces combinaisons de l’air avec les substances métalliques, premier germe que ces théories brillantes, qui, depuis quelques années, ont reculé les bornes de la chimie.

Dans l’Italie, l’art de la poésie épique, de la peinture, de la sculpture, atteignirent une perfection que les anciens n’avoient pas connue. Corneille annonçoit que l’art dramatique en France étoit près d’en acquérir une plus grande encore ; car si l’enthousiasme pour l’antiquité croit peut-être avec justice reconnoître quelque supériorité dans le génie des hommes qui en ont créé les chefs-d’œuvre, il est bien difficile qu’en comparant leurs ouvrages avec les productions de l’Italie et de la France, la raison n’apperçoive pas les progrès réels, que l’art même a faits entre les mains des modernes.

La langue italienne étoit entièrement formée ; celles des autres peuples voyoient chaque jour s’effacer quelques traces de leur ancienne barbarie.

On commençoit à sentir l’utilité de la métaphysique, de la grammaire ; à connoître l’art d’analyser, d’expliquer philosophiquement, soit les règles, soit les procédés établis par l’usage dans la composition des mots et des phrases.

Par-tout, à cette époque, on voit la raison et l’autorité se disputer l’empire, combat qui préparoit et qui présageoit le triomphe de la raison.

C’est donc alors que devoit naître cet esprit de critique qui seul peut rendre l’érudition vraiment utile. On avoit encore besoin de connoître tout ce qu’avoient fait les anciens, et l’on commençoit à savoir que si on devoit les admirer, on avoit aussi le droit de les juger. La raison qui s’appuyoit quelquefois sur l’autorité, et contre qui on l’employoit si souvent, vouloit apprécier, soit la valeur du secours qu’elle espéroit y trouver, soit le motif du sacrifice qu’on exigeoit d’elle. Ceux qui prenoient l’autorité pour base de leurs opinions, pour guide de leur conduite, sentoient combien il leur importoit de s’assurer de la force de leurs armes, et de ne pas s’exposer à les voir se briser contre les premières attaques de la raison.

L’usage exclusif d’écrire en latin sur les sciences, sur la philosophie, sur la jurisprudence, et presque sur l’histoire, céda peu-à-peu la place à celui d’employer la langue usuelle de chaque pays. Et c’est ici le moment d’examiner quelle fut, sur les progrès de l’esprit humain, l’influence de ce changement, qui rendit les sciences plus populaires, mais en diminuant pour les savans la facilité d’en suivre la marche générale ; qui fit qu’un livre étoit lu dans un même pays par plus d’hommes foiblement instruits, et l’étoit moins en Europe par des hommes plus éclairés ; qui dispense d’apprendre la langue latine un grand nombre d’hommes avides de s’instruire, et n’ayant ni le temps, ni les moyens d’atteindre à une instruction étendue et approfondie, mais qui force les savans à consumer plus de temps dans l’étude de plus de langues différentes.

Nous montrerons que s’il étoit impossible de faire du latin une langue vulgaire, commune à l’Europe entière, la conservation de l’usage d’écrire en latin sur les sciences, n’eût eu pour ceux qui les cultivent, qu’une utilité passagère ; que l’existence d’une sorte de langue scientifique, la même chez toutes les nations, tandis que le peuple de chacune d’elles en parleroit une différente, y eût séparé les hommes en deux classes, eût perpétué dans le peuple les préjugés et les erreurs, eût mis un éternel obstacle à la véritable égalité, à un usage égal de la même raison, à une égale connoissance des vérités nécessaires ; et en arrêtant ainsi les progrès de la masse de l’espèce humaine, eût fini, comme dans l’Orient, par mettre un terme à ceux des sciences elles-mêmes.

Il n’y avoit eu long-temps d’instruction que dans les églises et dans les cloîtres.

Les universités furent encore dominées par les prêtres. Forcés d’abandonner au gouvernement, une partie de leur influence, ils se la réservèrent tout entière sur l’instruction générale et première ; sur celle qui renferme les lumières nécessaires à toutes les professions communes, à toutes les classes d’hommes, et qui s’emparant de l’enfance et de la jeunesse, en modèle à son gré l’intelligence flexible, l’ame incertaine et facile. Ils laissèrent seulement à la puissance séculière le droit de diriger l’étude de la jurisprudence, de la médecine, l’instruction approfondie des sciences, de la littérature, des langues savantes ; écoles moins nombreuses, où l’on n’envoyoit que des hommes déjà façonnés au joug sacerdotal.

Les prêtres perdirent cette influence dans les pays réformés. À la vérité l’instruction commune, quoique dépendante du gouvernement, ne cessa point d’y être dirigée par l’esprit théologique, mais elle ne fut plus exclusivement confiée à des membres de la corporation presbytérale. Elle continua de corrompre les esprits par des préjugés religieux, mais elle ne les courba plus sous le joug de l’autorité sacerdotale ; elle fit encore des fanatiques, des illuminés, des sophistes, mais elle ne forma plus d’esclaves pour la superstition.

Cependant l’enseignement, par-tout asservi, corrompoit par-tout la masse générale des esprits, en opprimant la raison de tous les enfans sous le poids des préjugés religieux de leur pays ; en étouffant par des préjugés politiques, l’esprit de liberté des jeunes gens destinés à une instruction plus étendue.

Non-seulement chaque homme abandonné à lui-même trouvoit entre lui et la vérité l’épaisse et terrible phalange des erreurs de son pays et de son siècle, mais déjà on lui avoit rendu personnelles, en quelque sorte les plus dangereuses de ces erreurs. Chaque homme, avant de pouvoir dissiper celles d’autrui, devoit commencer par reconnoître les siennes ; avant de combattre les difficultés que la nature oppose à la découverte de la vérité, il avoit besoin de refaire en quelque sorte sa propre intelligence. L’instruction donnoit déjà des lumières ; mais pour qu’elles fussent utiles, il falloit les épurer, les séparer du nuage dont la superstition, d’accord avec la tyrannie, avoit su les envelopper.

Nous montrerons quels obstacles plus ou moins puissans ces vices de l’instruction publique, ces croyances religieuses opposées entre elles, cette influence des diverses formes de gouvernement, apportèrent aux progrès de l’esprit humain. On verra que ces progrès furent d’autant plus lents, que les objets soumis à la raison touchoient davantage aux intérêts politiques ou religieux ; que la philosophie générale, la métaphysique, dont les vérités attaquoient directement toutes les superstitions, furent plus opiniâtrement retardées dans leur marche, que la politique dont le perfectionnement ne menaçoit que l’autorité des rois ou des sénats aristocratiques ; que la même observation peut également s’appliquer aux sciences physiques.

Nous développerons les autres sources d’inégalité, qui ont pu naître de la nature des objets que chaque science envisage, ou des méthodes qu’elle emploie.

Celles qu’on peut également observer pour une même science, dans les divers pays, est aussi l’effet composé de causes politiques et de causes naturelles. Nous chercherons ce qui, dans ces différences, appartient à la diversité des religions, à la forme du gouvernement, à la richesse, à la puissance de la nation, à son caractère, à sa position géographique, aux événemens dont elle a été le théâtre, enfin au hasard qui a fait naître dans son sein quelques-uns de ces hommes extraordinaires dont l’influence, en s’étendant sur l’humanité tout entière, s’exerce cependant autour d’eux avec plus d’énergie.

Nous distinguerons les progrès de la science même, qui n’ont pour mesure que la somme des vérités qu’elle renferme, et ceux d’une nation dans chaque science, progrès qui se mesurent alors, sous un rapport, par le nombre des hommes qui en connoissent les vérités les plus usuelles, les plus importantes, et, sous un autre, par le nombre et la nature de ces vérités généralement connues.

En effet, nous sommes arrivés au point de civilisation, où le peuple profite des lumières, non seulement par les services qu’il reçoit des hommes éclairés, mais parce qu’il a su s’en faire une sorte de patrimoine, et les employer immédiatement à se défendre contre l’erreur, à prévenir ou satisfaire ses besoins, à se préserver des maux de la vie ou à les adoucir par des jouissances nouvelles.

L’histoire des persécutions auxquelles furent exposés, dans cette époque, les défenseurs de la vérité, ne sera point oubliée. Nous verrons ces persécutions s’étendre des vérités philosophiques ou politiques, jusques sur celles de la médecine, de l’histoire naturelle, de la physique et de l’astronomie. Dans le huitième siècle, un pape ignorant avoit persécuté un diacre pour avoir soutenu la rondeur de la terre, contre l’opinion du rhéteur Augustin. Dans le dix-septième, l’ignorance bien plus honteuse d’un autre pape livra aux inquisiteurs, Galilée, convaincu d’avoir prouvé le mouvement diurne et annuel de la terre. Le plus grand génie que l’Italie moderne ait donné aux sciences, accablé de vieillesse et d’infirmités, fut obligé, pour se soustraire au supplice ou à la prison, de demander pardon à Dieu d’avoir appris aux hommes à mieux connoître ses ouvrages, à l’admirer dans la simplicité des lois éternelles, par lesquelles il gouverne l’univers.

Cependant l’absurdité des théologiens étoit si palpable, que, cédant au respect humain, ils permirent de soutenir le mouvement de la terre, pourvu que ce fût comme une hypothèse, et que la foi n’en reçût aucune atteinte. Mais les astronomes ont fait précisément le contraire ; ils ont cru au mouvement réel de la terre, et ont calculé suivant l’hypothèse de son immobilité.

Trois grands hommes ont marqués le passage de cette époque à celle qui va suivre, Bacon, Galilée, Descartes. Bacon a révélé la véritable méthode d’étudier la nature, d’employer les trois instrumens qu’elle nous a donnés pour pénétrer ses secrets, l’observation, l’expérience et le calcul. Il veut que le philosophe, jeté au milieu de l’univers, commence par renoncer à toutes les croyances qu’il a reçues, et même à toutes les notions qu’il s’est formées, pour se recréer en quelque sorte un entendement nouveau, dans lequel il ne doit plus admettre que des idées précises, des notions justes, des vérités dont le degré de certitude ou de probabilité ait été rigoureusement pesé. Mais Bacon, qui possédoit le génie de la philosophie au point le plus élevé, n’y joignit point celui des sciences ; et ces méthodes de découvrir la vérité, dont il ne donne point l’exemple, furent admirées des philosophes, mais ne changèrent point la marche des sciences.

Galilée les avoit enrichies de découvertes utiles et brillantes ; il avoit enseigné par son exemple les moyens de s’élever à la connoissance des lois de la nature par une méthode sûre et féconde, qui n’oblige point de sacrifier l’espérance du succès à la crainte de s’égarer. Il fonda pour les sciences la première école où elles ayent été cultivées sans aucun mélange de superstition, soit pour les préjugés, soit pour l’autorité ; où l’on ait rejeté, avec une sévérité philosophique, tout autre moyen que l’expérience et le calcul. Mais se bornant exclusivement aux sciences mathématiques et physiques, il ne put imprimer aux esprits ce mouvement qu’ils sembloient attendre.

Cet honneur étoit réservé à Descartes ; philosophe ingénieux et hardi. Doué d’un grand génie pour les sciences, il joignit l’exemple au précepte, en donnant la méthode de trouver, de reconnoître la vérité. Il en montroit l’application dans la découverte des lois de la dioptrique, de celles du choc des corps, enfin d’une nouvelle branche de mathématiques, qui devoit en reculer toutes les bornes.

Il vouloit étendre sa méthode à tous les objets de l’intelligence humaine ; Dieu, l’homme, l’univers étoient tour à tour le sujet de ses méditations. Si dans les sciences physiques, sa marche est moins sûre que celle de Galilée, si sa philosophie est moins sage que celle de Bacon, si on peut lui reprocher de n’avoir pas assez appris par les leçons de l’un, par l’exemple de l’autre, à se défier de son imagination, à n’interroger la nature que par des expériences, à ne croire qu’au calcul, à observer l’univers, au lieu de le construire, à étudier l’homme, au lieu de le deviner ; l’audace même de ses erreurs servit aux progrès de l’espèce humaine. Il agita les esprits, que la sagesse de ses rivaux n’avoit pu réveiller. Il dit aux hommes de secouer le joug de l’autorité, de ne plus reconnoître que celle qui seroit avouée par leur raison ; et il fut obéi, parce qu’il subjuguoit par sa hardiesse, qu’il entraînoit par son enthousiasme.

L’esprit humain ne fut pas libre encore, mais il sut qu’il étoit formé pour l’être. Ceux qui osèrent s’opiniâtrer à lui conserver ses chaînes, ou essayer de lui en donner de nouvelles, furent forcés de lui prouver qu’il devoit les garder ou les recevoir, et dès-lors on put prévoir qu’elles seroient bientôt brisées.