Escal-Vigor/Partie III/Chapitre III

Société dv Mercvre de France (p. 239-245).

III

Ce jour-là, passé midi, les femmes de Smaragdis déambulent par bandes, de baraque en baraque, de taverne en taverne, criardes, turbulentes, provocantes, et battent ensuite les routes, du soir jusqu’au fond de la nuit.

De leur côté, les jeunes gens aussi rôdent par coteries, bras dessus, bras dessous. Les mâles entreprennent les femelles, mais celles-ci se montrent encore plus agressives.

Au début de la campagne, il ne s’agit que d’escarmouches, d’un simple assaut de propos graveleux, de parades et de bravades.

Des deux parts on se nargue, on s’échauffe. Mille agaceries. On se provoque de la parole et même du geste.

Étreintes furtives, bourrades, attouchements, subterfuges et simulacres : on leurre les postulations, on élude les redditions de compte.

Les deux camps, les deux sexes ont l’air d’ennemis qui tiraillent, se tenant sur le qui-vive, gardant leurs positions. On s’observe, on se hèle, on se déprécie, on marchande, on maquignonne. Défense aux amoureux de se joindre avant le soir. Dans les guinguettes, les hommes fringuent et toupillent entre eux, de même les femmes. Saltations baroques et cyniques. Sauteurs massifs et lascifs…

Si pendant la journée une bande de femmes rencontre une colonne de gars, c’est un feu croisé, une canonnade de propos obscènes, énormes. Les corps à corps se prolongent, le temps de prendre ou de se laisser dérober un baiser, parmi les poussées, les pinceries, et autres bagatelles de la porte. Vareuses et corsages, jupes et culottes, de se froisser et de se râper sur les contorsions.

À la tombée de la nuit, après le coucher du soleil, et une sorte de fanfare furieuse sonnée aux quatre coins de l’île, s’ouvre l’ère des engagements de conséquence.

Les amoureux rejoignent leurs amies et, aussitôt formés, les couples de promis ou de partenaires d’une nuit deviennent sacrés pour les hordes chasseresses, lesquelles continuent à déferler, clamantes, houleuses, dans la ténèbre complice.

À chaque collision, des défections se produisent de part et d’autre, des appariements s’opèrent entre transfuges. Aussi hardies que les hommes, les femmes finissent par se pourvoir.

Les colonnes s’éclaircissent à la suite de ces éliminations réitérées.

Cela dure jusqu’à ce que toutes ou à peu près aient conquis leurs danseurs et leurs coucheurs pour le reste de la fête. Les dernières, naturellement, sont les plus enragées. Parfois la malice des lurons consiste à esquiver leurs recherches, à se faire traquer et donner la chasse par ces femelles en folie. Ils feignent d’abandonner la partie, jouent à cache-cache, semblent vouloir se dérober à la galante corvée.

Alors excitées par la boisson, la danse, les contacts, les tortillements, rauques, presque écumantes, elles errent, comme des louves en rut, de carrefour en carrefour, ou se tiennent repliées dans les taillis, muettes, à l’affût de la proie.

Au loin, des chants moqueurs répondent à leurs chants tragiques. Le gibier les nargue, prenant plaisir à dépister, à frustrer les chasseresses goulues.

Malheur au traînard, à l’isolé : il paie pour les autres.

Malheur même au profane ou à l’étranger qu’elles abordent ; il est sommé de faire son choix ou de suivre, de servir celle à qui le sort l’adjuge. De sinistres histoires défraient depuis longtemps le répertoire des chanteurs de complaintes et ce n’est point le seul Olfgar qui fut victime de la luxure des lices de Smaragdis.

Henry de Kehlmark n’ignorait point ces traditions violentes. Aussi, quelque friand qu’il fût de déduits originaux, il avait toujours évité de sortir cette après-midi de kermesse. C’était même la seule fête publique, la seule tradition locale qu’il boudât. On lui avait passé jusque-là cette abstention en raison des excès et de l’énormité même de cette saturnale. Un si haut personnage ne pouvait décemment se commettre avec ces énergumènes. Ce jour-là, les filles honnêtes aussi se claquemuraient chez elles, de même les jeunes époux et les fiancés, partisans d’effusions moins incendiaires.

La visite de Claudie avait laissé Kehlmark dans un état de dépression qu’il n’avait plus connu ces derniers temps. Il se désolait de la haine que lui porterait cette virago. Il se reprochait même de ne pas lui avoir confessé la vérité. Mais c’eût été trahir Guidon, le perdre peut-être. Non, ce qu’il avait pu avouer à une sainte comme Blandine, il ne pouvait s’en ouvrir auprès d’une créature aussi grossière que Claudie. À plus juste titre, il se repentait de la comédie amoureuse qu’il avait si longtemps jouée auprès d’elle.

Guidon, énervé par le malaise de son ami qui crut devoir lui taire cette démarche de Claudie, avait manifesté l’intention de sortir et de faire un tour de foire, dans l’espoir que le grand air le remettrait.

Henry s’efforça de le retenir, de le dissuader de cette sortie.

Mais il semblait au jeune Govaertz qu’on l’appelât impérieusement là-bas, au village. Des embûches occultes, des fluides maléfiques les entouraient.

— Non, laisse-moi, finit-il par dire à Kehlmark, à deux nous augmenterons encore notre fièvre et l’horripilation inhérente, faut-il croire, à cet anniversaire. Nous finirions par nous quereller ou du moins par ne plus si bien nous entendre. Jamais je ne me suis senti si irritable et si navré. On dirait d’un urticaire moral. Ces miasmes de folie bestiale saturent jusqu’à notre retraite. Mieux vaut encore les affronter à l’air du large. Puis, comme nous partons demain, ce sera ma dernière promenade dans Smaragdis, mes adieux à l’île natale où je souffris tant, mais pour aimer, jouir encore davantage, me reconnaître en toi…

Kehlmark tenta donc vainement de le détourner de cette flânerie. Guidon semblait aimanté par une force occulte qui l’appelait impérieusement au dehors.

Sans méfiance, le fils Govaertz s’était attardé sur le champ de foire, à badauder avec d’anciens camarades. L’idée qu’il allait les quitter pour toujours leur prêtait un nouvel attrait. Il s’en fut tirer à l’arc, à la perche et au berceau, jouer aux quilles et au palet ; courut lutter nu jusqu’à la ceinture avec ceux de Klaarvatsch, s’amusant à ces étreintes courtoises et même cordiales, à ces tièdes corps à corps ; il fut « tombé » quelquefois, il en tomba d’autres, souriant de sa force, de sa grâce souple, oubliant en ce moment les joies profondes de l’esprit et de l’art.

Guidon ne songeait même pas à cette circonstance, capitale en cette journée, qu’il venait d’atteindre sa majorité, qu’il avait l’âge d’une liaison obligatoire avec une fillette du pays. L’usage et la loi de Smaragdis ne lui étaient plus présents à l’esprit. Sa rêverie voguait déjà vers l’au-delà.