Erostrate au temple d’Ephèse



ÉROSTRATE.[1]

(Érostrate arrive devant le temple, une torche à la main ; il fait nuit.)

Depuis trois jours, pensif et muet comme une ombre,
Au bord des flots bruyans et dans la forêt sombre,
Je promène mes pas, et cherche vainement
À calmer de mon cœur le fatal rongement.
Un invisible dieu me ramène sans cesse
Devant le monument de la froide déesse,

Et toujours me remplit l’ame du noir désir
De voir le vieux Vulcain dans ses bras le saisir.
Toujours le temple est là qui brille sur ma tête ;
Toujours mon œil ardent se tourne vers son faîte ;
Et le bois résineux qui fume dans ma main
Toujours d’un feu plus vif éclaire mon chemin.
Ô vision constante ! éternelle pensée !
Ainsi qu’une couleuvre à mon ame enlacée,
Qui l’enserre et lui tient plus invinciblement
Que le lin vénéneux du fatal vêtement
Qui recouvrit jadis les épaules d’Hercule !
Ô poison de mon cœur ! ô venin qui me brûle
Plus que le corps puissant du rejeton des dieux !
Pour éteindre à jamais tes élans douloureux,
Je vais te préparer un nouveau lit de flamme,
Et peut-être qu’alors tu quitteras mon ame ?
Qui pourrait m’arrêter ? L’homme et les animaux
Dans les bras du sommeil ont oublié leurs maux ;
Les dieux même étendus sur leur couche embaumée
Respirent les pavots de la nuit enflammée :
La lune dans les airs orageux et brûlans
Ne guide point encor ses jeunes taureaux blancs,
Le silence est partout, sur la terre et sur l’onde ;
Et tout autour de moi l’obscurité profonde
Rend le sol montueux, les arbres, le gazon,
Plus noirs que les bosquets des jardins de Pluton.
Nul astre dans les cieux qui luise et me contemple ;
Nul mortel qui se tienne à la porte du temple ;
Et moi, seul devant lui, comme un dieu souverain,
Prêt à le foudroyer des lueurs de ma main.
Quel sublime moment ! quelle énorme puissance !
Moi, créature humaine et de faible existence,
Rien qu’avec un charbon, un mouvement de bras,
Je puis mettre d’un coup une merveille à bas,

Réveiller tous les dieux comme au bruit du tonnerre,
Jusqu’au fond de son cœur épouvanter la terre,
Et sur l’éternité, comme au haut d’un fronton,
Avec des clous d’airain fixer mon large nom !
Et je craindrais le bruit… Quoi ! de la tourbe humaine,
Des peuples ignorans la clameur incertaine,
Les malédictions des pontifes menteurs,
Et tout le vain fracas qui suit les destructeurs…
Ah ! tous ces bruits ne sont qu’une pâle fumée
Capable d’arrêter une ame mal armée :
Et la mienne est trop forte, et puis il faut finir
Ces terreurs dont la mort vient toujours m’assaillir.
Le sort en est jeté : marchons au sacrifice !
Ô vents ! éveillez-vous ; de votre aile propice
Secourez l’incendie en ses sombres élans ;
Car ce rameau de pin qui, dans mes doigts tremblans,
Consume avec lenteur sa robe de résine,
Va, comme le porteur de la foudre divine,
L’aigle au bec flamboyant, aux ongles lumineux,
S’abattre sur le temple et l’inonder de feux.

(Au moment où il franchit les premiers degrés du temple, trois femmes en descendent et le font reculer.)

Mais que vois-je ? grands dieux ! on dirait trois statues,
Qui, de leur piédestal tout à coup descendues,
S’élancent du lieu saint et semblent vouloir fuir
Le terrible fléau prêt à les engloutir.

LA PIÉTÉ.

Il en est temps encore, ô jeune téméraire !
Arrête-toi, ne monte pas ;

Laisse à tes pieds rouler la torche incendiaire,
Le vent éteindre ses éclats.
Le crime suspendu sur tes tempes funèbres,
Et plus noir que l’oiseau des nuits,
Peut regagner encor ses épaisses ténèbres,
Rentrer dans les enfers sans bruits.
Arrête, arrête, infame ! il en est temps encore :
Ne force pas une cité
À voir, avant le jour, une sanglante aurore
Briller sur son front agité.
Ne fais point qu’en ses murs la terreur souveraine
Traîne ses sandales d’airain,
Et que, d’un œil hagard, toute la foule humaine
Cherche en vain son temple demain.
Une ville sans temple est une solitude,
Un désert immense, odieux ;
Et rien n’est malheureux comme une multitude
Qui vit sans autels et sans dieux.

ÉROSTRATE.

Ô femme ! il est trop tard pour empêcher la flamme ;
Le ciel s’est tout entier retiré de mon ame,
Et mon ame aujourd’hui ne pense qu’à s’ouvrir
Un chemin lumineux aux champs de l’avenir.

LA BEAUTÉ.

Ah ! si la Piété sainte
Par ses gémissemens ne sait pas te toucher ;
Si les cris du respect et tous ceux de la crainte
Se brisent sur ton cœur comme sur un rocher ;
Grace pour la Beauté, fille de l’Harmonie !

Grace pour un de ses enfans
Que, du haut des cieux triomphans,
Protégea l’œil divin de Vénus-Uranie !
Grace pour l’ame de ces lieux !
Grace pour celle qui respire
Dans les nobles contours et les marbres pieux
De ce beau temple qu’on admire !
Que le flambeau qui brûle et pétille à ta main
Respecte ses formes puissantes !
Que son fronton doré, ses colonnes luisantes
Ne soient pas l’aliment du vorace Vulcain !
Ah ! s’il faut qu’il périsse, ô mortel en délire !
Avec lui je mourrai soudain,
Comme le son léger qui dans les airs expire,
Lorsqu’une main brise la lyre
Qui l’enfermait dans le creux de son sein !

ÉROSTRATE.

Je suis comme un nocher battu par la tempête,
J’ai le cœur insensible, et, pour sauver ma tête,
Je pousserais du pied dans les flots écumeux
Les plus beaux corps du monde étalés sous mes yeux.

LA MÉMOIRE.

Et moi, je suis la grande Mnémosyne,
Du monarque des dieux l’amoureuse divine,
La mère des neuf sœurs compagnes de Phœbus :
Je suis celle qui porte en sa large poitrine
Les grands forfaits et les grandes vertus.
Insensé que le mal entraîne,

Tu cours à ta perte certaine,
À l’infamie, au déshonneur ;
Et puisque tout l’enfer est au fond de ton cœur,
Voilà de ton ame hautaine
Le reflet rouge et plein d’horreur
Que le temps roulera dans son onde lointaine.
Au bruit sauvage de ton nom,
Les peuples éperdus se voileront la tête,
Comme au sinistre aspect d’une ardente comète,
Au retentissement d’un désastre profond ;
Ton nom sera hurlé sur toutes les ruines ;
Ton nom sera l’écho des pestes, des famines ;
L’épouvante du genre humain ;
Et les cris à la bouche et le fouet à la main,
Les malédictions et leur frère l’outrage,
De peuple en peuple et d’âge en âge,
Te poursuivront sans relâche et sans fin.

ÉROSTRATE.

Eh bien ! soit, ô déesse ! aux noms des grands coupables
Que mon nom soit lié par des chaînes durables !
Que je sois relégué dans le troupeau honteux
Des destructeurs d’empire et des brigands fameux !
Je vivrai, c’est assez ! La mort, la mort avare
Ne me plongera pas en entier au Tartare :
Quelque chose de moi, redoutable et certain,
Restera pour toujours dans l’habitacle humain ;
Tu l’as dit, ô Mémoire ! Allons, légères ombres,
Ainsi que les vapeurs et les nuages sombres
Qui se fondent aux feux de l’astre oriental,
Disparaissez devant ce rameau triomphal !
Et toi, Mort dévorante et toujours affamée,

Lionne impitoyable et jamais désarmée,
Ne bondis plus autour de mes malheureux flancs,
Et cesse de me suivre avec tes hurlemens !
Voici, pour t’apaiser, un sacrifice immense
Qui surpasse en hauteur, comme en magnificence,
Tous ceux que Jupiter et les dieux immortels
Virent jamais offrir au pied de leurs autels !
C’est plus que cent taureaux à la corne dorée
Que j’ose t’immoler, ô gorgone sacrée !
C’est mieux que du sang d’homme et des corps en monceau
Que je vais consumer du feu de mon flambeau ;
C’est un temple superbe et toute sa richesse ;
Le trône vénéré d’une grande déesse,
L’ouvrage merveilleux des hommes et des temps,
Des vases remplis d’or, des autels éclatans,
Des chapiteaux d’airain, des colonnes sublimes ;
Voilà mon hétacombe et voilà mes victimes !
Ô Mort ! Accepte-les, et que le vieux néant
Pour moi ferme à jamais son gouffre dévorant !

(Les trois femmes disparaissent, et il entre dans le temple.)
LES ESPRITS DU FEU.

Enfans du Phlégéton, habitans du Tartare,
Sur les ailes des vents, courons, volons aux lieux
Où l’homme nous prépare
Une vaste débauche, un festin spacieux !

LES VENTS.

Dragons, esprits du feu, déroulez vos spirales !
Nous venons à votre aide avec nos sifflemens

Voici le temple offert à vos enlacemens ;
Ouvrez vos gueules infernales !

LES TELCHINES

Sous la terre pesante, allons, frères, tournons !
L’homme enfin va venger nos antiques affronts.

ÉROSTRATE.
(Il sort de l’édifice, et, lorsqu’il est descendu, il s’appuie contre un arbre en face du temple.)

Mes deux mains ont agi : la chose est consommée.
Dans tout le monument la flamme renfermée
Mugit, roule, et bientôt, débordant vers les cieux,
Portera ses chaleurs jusqu’au palais des dieux.
Ah ! mon cœur se désenfle ! ah ! je vis, je respire
Comme un homme long-temps en proie au noir délire,
Et sur qui le repos vient s’asseoir un instant.
On dirait que soudain un large jet de sang
Soulage en s’écoulant le trop plein de ma veine.
Ah ! quel que soit mon sort, je n’ai plus l’ame en peine !
Comme Ajax, j’ai trouvé dans une autre Ilion
Le linceul glorieux qui doit couvrir mon nom.


Auguste Barbier.
  1. La poésie satirique est de tous les temps ; mais on peut dire sans misanthropie qu’à notre époque elle aurait droit surtout à une large place. De plus, quand l’art veut la consacrer et lui prêter sa forme souveraine, elle acquiert un prix nouveau. C’est ce qu’a tenté M. Barbier en élevant la satire jusqu’au poème. De là Érostrate. Sous ce masque antique, l’auteur a voulu frapper la médiocrité ambitieuse que rien n’effraie, pas même le crime, quand il s’agit d’arriver à la réputation. Toutes les rêveries bizarres, systématiques, immorales, toutes les œuvres effrénées de notre temps, qui ont cherché la gloire ou plutôt le scandale à l’aide de l’exception et de la singularité, semblent stigmatisées par ce symbole frappant de l’incendiaire éphésien. — Outre Érostrate, les Nouvelles Satires contiennent une pièce étendue, intitulée Potdevin, dont le sujet se devine suffisamment. Nous prenons dans le premier de ces poèmes le tableau antique de l’incendie du temple d’Éphèse.