Ernest Renan (Bourget)

A. Quantin, imprimeur-éditeur.

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


ERNEST RENAN


PAR


PAUL BOURGET



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883




ERNEST RENAN



C’est un petit hôtel garni tout voisin de la gare Montparnasse, à Paris. Au rez-de-chaussée, un café se creuse, obscur et paisible. Au premier étage, une salle de restaurant, qui peut contenir environ trente ou quarante personnes, abrite, les mardis et les samedis, la gaieté honnête des noces du quartier ; mais, une fois par mois, le soir, cette salle accueille des convives d’une tout autre espèce. Beaucoup de ceux-là parlent entre eux une langue qui n’est pas le français. Au dessert, ils chantent, sur de vieux airs, les paroles de romances dès longtemps oubliées, si jamais elles ont été sues au bord de la Seine :

Anne de France fut reine,
En sabots, mirlitontaine,
Vivent les sabots de bois !…

La cordialité des souvenirs du pays alterne avec l’ardeur convaincue des discussions philologiques… Les convives de ces agapes que le sifflet des trains en partance pour Nantes et pour Rennes coupe tristement, sont des Bretons établis à Paris et demeurés fidèles au culte de leur chère province. Le dîner qui les réunit s’appelle le Dîner Celtique, et le président qui siège au haut bout de la table porte tout simplement un des noms les plus fameux de notre époque. Ce n’est ni plus ni moins que M. Ernest Renan.

J’ai rencontré le Maître Écrivain bien des fois et dans toutes sortes de circonstances. — Je l’ai vu assis dans un coin de salon princier et donnant la réplique à des hommes presque aussi célèbres que lui, avec cette finesse de causerie qui fait son charme incomparable, — tour à tour ironique et enthousiaste, évoquant, comme il sait le faire, du profond de l’histoire, les figures touchantes ou grandioses des martyrs et des saints, ou bien projetant sur l’obscurité de notre horizon philosophique et social quelques-unes de ces hypothèses étrangement séduisantes dont foisonnent ses ouvrages de fantaisie. Je l’ai vu retiré dans le silence de son cabinet de travail, accoudé sur le bureau où il a écrit tant de pages exquises, et parmi ses livres — les amis de ces heures studieuses et les complices de sa gloire. — Mais nulle part je ne l’ai trouvé plus rayonnant d’aise et d’une verve plus éveillée qu’à cette modeste table du petit hôtel d’à côté la gare Montparnasse, où j’étais son voisin par invitation, moi indigne — tandis que les jeunes gens auprès de lui chantaient le couronnement de la reine Anne, et que ses yeux bleus de Celte, fier de sa race, s’éclairaient d’une flamme. — Il y avait quelque chose d’infiniment rassérénant pour la pensée au spectacle de cet écrivain d’une si éclatante renommée, à ce point touché de la respectueuse sympathie dont l’entouraient ses compatriotes, et aussi simple dans son abord que s’il eût quitté d’hier seulement sa cité de Tréguier, « la vieille ville sombre écrasée par sa cathédrale, mais où l’on sent vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal… » Il n’a pas menti lorsque dans un de ses Souvenirs d’enfance il a dit : « Je me retrouvais moi-même, quand j’avais revu mon haut clocher, la nef aiguë, le cloître et les tombes du xve siècle qui y sont couchées. Je n’étais à l’aise que dans la compagnie des morts, près de ces chevaliers, de ces nobles dames dormant d’un sommeil calme, avec leurs levrettes à leurs pieds et leur grand flambeau de pierre à la main… »

M. Ernest Renan est en effet un des exemples les plus frappants à l’appui de la thèse qui attribue à l’influence locale l’originalité intime et comme la sève vivante du talent. Tous les traits particuliers au génie breton se retrouvent en lui. Une éducation d’intelligence scientifique et moderne n’a pu les modifier. Dans ce morceau d’une poésie singulière qu’il a intitulé « Prière que je fis sur l’Acropole quand je fus arrivé à comprendre la Parfaite Beauté », il a pu dire : « Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux, qui habitent au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil ; les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu’on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu triste ; mais des fontaines d’eau froide y sortent des rochers, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des flots d’herbe ondulée, se mire le ciel…

« Mes pères, aussi loin que nous pouvons remonter, étaient voués aux navigations lointaines, dans des mers que tes Argonautes ne connurent pas. J’entendis, quand j’étais jeune, les chansons des voyages polaires. Je fus bercé au souvenir des glaces flottantes, des mers brumeuses semblables à du lait, des îles peuplées d’oiseaux qui chantent à leurs heures, et qui, prenant leur volée tous ensemble, obscurcissent le ciel… » À ces lignes seules et quand nul autre document ne viendrait corroborer cette première induction, l’observateur reconnaîtrait la marque propre de la poésie celtique, cette imagination toute morale qui projette sur les objets la nuance intérieure des pensées de l’âme, — imagination qui fait des mystiques bien plutôt encore que des artistes, et qui trouve son plein exercice dans les scrupules de la vie philosophique et religieuse.

Ce caractère particulier est-il dû au principe inexplicable de la race ou bien au climat ? Très vraisemblablement l’une et l’autre influence ont dû contribuer à le développer. Si le milieu ne fait pas tout de l’homme — ainsi que paraissent le croire certains psychologues, — il n’en est pas moins vrai qu’il favorise ou combat d’une façon puissante les tendances primitives avec lesquelles nous sommes nés. Et la solitude mélancolique de la Bretagne était bien faite pour renforcer la disposition de l’âme celtique à se replier sur elle-même et à vivre dans ses rêves. Il est curieux de constater que chez M. Ernest Renan, par exemple, cette disposition a été victorieuse de toutes les doctrines de la rhétorique actuelle. Si l’on s’avise de comparer une quelconque de ses belles pages à plusieurs morceaux des autres maîtres contemporains, on constatera aisément combien le style de l’auteur de la Vie de Jésus est une exception dans notre époque. Le choix tout intellectuel des épithètes, l’harmonie toute spirituelle de la période, la subtilité toute délicate du développement contrastent à l’extrême avec les procédés positivistes et souvent physiologiques de notre prose d’aujourd’hui. Évidemment l’homme qui écrit ainsi a une manière de former ses idées qui lui est personnelle jusqu’à paraître étrange au critique. Mais la science ne nous indique-t-elle point que l’atavisme est le plus sûr facteur du talent, et qu’un grand écrivain n’est que la manifestation glorieuse d’un peuple d’ancêtres dont l’âme obscure prend en lui sa conscience éclatante et définitive ?

Il n’y a pas d’indiscrétion à raconter ce que l’auteur de la Vie de Jésus a dit lui-même, — que M. Renan le père fut un marin et que le futur grand écrivain naquit à une époque où sa famille se débattait dans un état voisin de la gêne. Cette gêne s’accrut encore quand le marin fut mort à la mer. La sœur de M. Ernest Renan — cette personne distinguée dont il a raconté la vie dans une brochure presque inédite et qui demeure son œuvre la plus émue peut-être, sinon la plus accomplie, — prit la direction d’une école, tandis qu’un autre fils entrait dans une maison de banque et que le dernier commençait ses études au petit séminaire de Tréguier.

Ce fut la seconde influence qui inclina l’esprit de M. Renan vers les contemplations de la vie morale. Dans ces premières années de collège, si dures à beaucoup d’enfants délicats, que la brutalité de l’existence commune écœure et que l’indifférence des maîtres décourage, le petit garçon de Tréguier eut devant les yeux la vertu simple mais profonde, et autour de lui la sympathie naïve mais réchauffante, de bons et dignes prêtres, demeurés fidèles aux meilleures traditions du clergé provincial. « Ils m’apprirent le latin, dit M. Renan, dans ses Souvenirs, à l’ancienne manière, qui était la bonne… Mais ils cherchaient par-dessus tout à former d’honnêtes gens… Ainsi, au lendemain de la Révolution de 1830, l’éducation que je reçus fut celle qui se donnait il y a deux cents ans dans les sociétés religieuses les plus abritées… » Et plus loin, résumant d’un trait l’impression durable et totale que cet enseignement fit sur sa jeune pensée, il déclare avoir été persuadé par ses maîtres de deux vérités absolues : « la première, que quelqu’un qui se respecte ne peut travailler qu’à une œuvre idéale, car le reste est secondaire, infime, presque honteux, ignominia seculi ; la seconde, que le christianisme est le résumé de tout idéal… » Il n’est pas besoin d’avoir lu beaucoup des livres de M. Renan pour constater que s’il a donné à ces deux vérités un sens de plus en plus subtil et raffiné, il n’a jamais cessé d’y subordonner son action et sa rêverie.

On a souvent remarqué, à l’occasion de l’auteur de la Vie de Jésus, que l’éducation religieuse avait chez lui, comme chez beaucoup d’autres, laissé une trace ineffaçable. Il y a une sorte d’onction presque sacerdotale dans son éloquence, qui trahit cette première empreinte. Les critiques hostiles et superficiels ont pu le regretter ou s’en affliger. Il me semble que nous aurions perdu à ce que cette trace fût tout à fait absente des œuvres de M. Renan. On oublie trop, quand on adresse un tel reproche à un historien des religions, que le grand instrument divinatoire est la sympathie, et que pour pénétrer avec une suprême délicatesse dans les consciences des croyants des anciens temps, il faut, soi-même, non seulement avoir eu la foi, mais en avoir gardé la nostalgie, partant l’intelligence. Quand un homme de notre temps veut se représenter l’intérieur de l’âme de personnes pour qui la question de l’au delà était la grande, l’unique affaire, il est bon, disons mieux, il est nécessaire que pendant toute une période de sa vie il ait éprouvé naïvement, sincèrement, les profondes angoisses du problème de la mort et de la destinée. Il ne me semble pas probable qu’un savant élevé, comme Stuart Mill le fut par exemple, sans aucun enseignement de piété, puisse jamais se former une notion très exacte des exigences religieuses d’où les dogmes sont issus, tant est exacte cette conception maîtresse du Wilhelm Meister de Gœthe : que toute erreur, pourvu qu’elle soit de bonne foi, profite à l’esprit. « Le devoir de celui qui instruit les hommes n’est pas de les préserver de l’erreur, mais de guider celui qui s’égare, de lui laisser vider la coupe de l’erreur. C’est là la sagesse du maître. Celui qui ne fait que goûter à l’erreur la conserve longtemps avec lui, il la regarde comme un rare trésor ; mais celui qui a épuisé la coupe connaît l’erreur, s’il n’est pas un insensé… » J’imagine qu’aujourd’hui qu’il a rompu à jamais avec son christianisme d’antan, M. Ernest Renan doit parfois se rappeler la phrase de Goethe et remercier les vieux prêtres de Tréguier des vertus de cœur et d’esprit qu’ils lui ont données sous le couvert d’une théologie que leur élève a depuis jugée insuffisante.

Les jours se passent, la quinzième année arrive. Toutes les circonstances extérieures et intérieures paraissent destiner le jeune homme à l’humble et paisible fortune d’un curé de campagne. Le hasard en décide autrement. Mgr  Dupanloup, alors simple abbé, mais déjà enflammé du zèle de direction et de propagande dont il devait brûler jusqu’à sa mort, gouvernait à Paris le petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Sa grande préoccupation était de racoler un peu partout des élèves remarquables et dont il pût un jour faire des prêtres éminents. Le palmarès du collège de Tréguier tomba sous les yeux d’un des amis que l’ardent supérieur employait au recrutement de sa jeune armée. Le nom d’Ernest Renan revenait dans ce modeste registre des triomphes scolaires avec une si évidente supériorité que l’attention de l’ami de l’abbé Dupanloup s’en éveilla. Renseignements furent pris, et une bourse offerte à l’écolier. C’était en 1836. Il avait alors quinze ans et demi. Sa famille accepta cette chance inespérée d’une éducation exceptionnelle avec l’enthousiasme qu’on devine. « Nous n’eûmes pas le temps de la réflexion, dit M. Renan. J’étais en vacances chez un ami, dans un village près Tréguier ; le 4 septembre, dans l’après-midi, un exprès vint me chercher. Je me rappelle ce retour comme si c’était d’hier. Il y avait une lieue à faire à pied à travers la campagne. L’Angelus du soir se répondant de paroisse en paroisse répandait dans l’air quelque chose de calme, de doux et de mélancolique, image de la vie que j’allais quitter pour toujours… » Le 7 du même mois, le petit Breton entrait dans la grande maison d’instruction religieuse dont l’abbé Dupanloup avait fait la pépinière des futurs combattants du bon combat. En ses heures de doute — et qui n’en a pas, même parmi les enthousiastes ? — l’évêque d’Orléans a dû songer souvent à cet appel par lui adressé à un de ceux qu’il considérait comme le pire ennemi peut-être de tout ce qu’il aimait !

« Oui, un lama bouddhiste, ou un fakir musulman transporté en un clin d’œil d’Asie en plein boulevard, serait moins surpris que je ne le fus en tombant subitement dans un milieu si différent de celui de mes vieux prêtres de Bretagne… Ce n’était pas la même religion…[1] » Non, mais d’une extrémité à l’autre de cette maison d’étude courait comme une flamme l’esprit de ce grand excitateur qui eut nom Mgr  Dupanloup. Cet homme remarquable avait un idéal complexe et singulier de l’éducation où le culte passionné des belles-lettres se mélangeait à la foi profonde. Il y a quelque rapport entre ce prélat du xixe siècle, ivre d’enthousiasme pour Virgile, pour Homère, pour Tite-Live, pour la noble prose, pour les vers harmonieux, et ces cardinaux de la Renaissance qui traduisaient en périodes cicéroniennes leurs réflexions morales et leurs idées théologiques. M. Renan nous a tracé, avec une coquetterie charmante d’impartialité, un portrait vivant et presque sans ombres de ce directeur d’un petit séminaire à la mode. Ce dont l’abbé Dupanloup raffolait par-dessus toutes choses, c’était le talent. Il allait le cherchant, l’éveillant, l’activant, — infatigable. Un élève écrivait une lettre touchante à sa mère. Le directeur, qui ouvrait toute la correspondance remarquait la lettre, s’occupait de l’élève, et à la séance du vendredi, où il se faisait lire, devant tous les élèves assemblés les places et les notes de la semaine, il savait trouver la phrase qui allume dans le cœur des adolescents la réchauffante étincelle de l’orgueil littéraire… « J’étais cinquième seulement ou sixième, — ah ! fit le directeur, si le sujet eût été celui d’une lettre que j’ai lue ce matin, Ernest Renan eût été le premier[2] ». — Il suffit de se rappeler le collège et ce qu’il peut tenir d’émotion intime dans l’attente d’une bonne ou d’une mauvaise parole du maître pour comprendre la dictature morale que l’abbé Dupanloup exerçait ainsi sur ses élèves. Le règlement voulait que tous les soirs une demi-heure fût consacrée à la lecture d’un ouvrage de piété. L’abbé avait pris pour lui-même cette demi-heure, et il parlait à ces enfants, de dogme parfois, et parfois, j’imagine, de littérature ; d’autres fois un événement, personnel au supérieur ou à l’un des enfants, faisait la matière de l’entretien. En un mot, cet incomparable éducateur vivait uniquement pour ses élèves, et, ce qui est la vraie méthode pour séduire et dominer des âmes, il vivait avec eux. Les lecteurs du M. Renan désabusé, mais si merveilleusement artiste, de 1883, peuvent deviner de quel amour l’abbé Dupanloup dut entourer la plante grandissante de cette rare imagination. Peu de sentiments sont aussi féconds en profondes, en pures délices : voir une intelligence adolescente, et qui s’ouvre aux divines impressions des chefs-d’œuvre, comme une rose s’ouvre au soleil ; — la voir et la suivre et l’aider ; être pour elle ce que l’air léger, ce que le vent tiède, ce que les pluies bienfaisantes sont pour la fleur ; participer à cette éclosion d’une pensée ; devenir en quelque sorte, et d’une façon en un certain sens irréparable, l’esprit d’un esprit, j’allais dire l’âme d’une âme ; — n’est-ce pas la poésie même de l’éducation et la rançon de tous les dégoûts qu’entraîne avec soi la discipline de l’enfance ? Cette poésie, il est vrai, demeure le plus souvent le rêve ironique et impossible à posséder qui fait mieux sentir par le contraste ce qu’il y a de trivial et de médiocre dans la réalité. L’abbé Dupanloup, lui, à force d’enthousiasme, triomphait de cette réalité triviale et médiocre : « Il fut pour moi, avoue M. Renan, ce qu’il était pour tous, un principe de vie, une sorte de Dieu… »

Trois années s’écoulèrent entre l’entrée au séminaire de Saint-Nicolas et l’entrée plus grave au séminaire d’Issy, maison de campagne où les futurs Sulpiciens faisaient leurs études de philosophie. Ces trois années tuèrent quelque chose dans le petit Breton, venu de Tréguier après avoir écouté l’Angelus du soir. — L’enfant naïf et recueilli dont le clocher natal avait comme enveloppé l’âme de fraîcheur sombre et pieuse céda la place au clerc lettré, à l’excellent humaniste, à l’admirateur des artistes du siècle. L’élève de l’abbé Dupanloup avait lu les vers de Lamartine, ceux de Victor Hugo. Il avait aperçu la grande et violente mêlée de Paris, et compris la gloire. Il y a ainsi dans l’existence de tout homme destiné à devenir un écrivain une heure décisive où il cesse de voir les choses par dedans, — il n’écrirait pas, — et où il commence de les voir par le dehors. — Heure fatale, car de ce jour-là les sentiments cessent d’être tout à fait désintéressés ! Nous ne les avons plus en nous uniquement pour les avoir, nous les avons pour en tirer parti au profit d’une œuvre, où ils n’entrent, où nous n’entrons nous-mêmes qu’en qualité de moyens nécessaires ! — Heure bénie, car c’est d’elle que date l’amour de la Muse. « Cet amour-là, disait l’héroïque Flaubert, console des autres et les remplace !… » C’est dans la salle de travail de Saint-Nicolas que M. Ernest Renan, alors si inconnu de lui-même et du monde, devint l’homme de lettres qu’il est demeuré à travers toutes les métamorphoses de sa pensée, l’homme de lettres qui, à l’heure présente ne voit plus guère dans les vicissitudes de la vie qu’un prétexte à des pages éloquentes et fines. C’est encore Flaubert qui disait : « Le monde et sa propre personne ne fournissent à l’écrivain qu’une illusion à transcrire… » Ne serait-on pas tenté de croire que, du moins au point de vue chrétien, les vieux docteurs avaient raison qui considéraient le talent comme un péché splendide ?

Le séminaire d’Issy renouvela chez M. Renan les sources à demi taries de la curiosité scientifique. Il nous a présenté un tableau charmant du petit pavillon de la reine Margot devenu, par les hasards des héritages et des donations, une succursale du grand Institut de Saint-Sulpice. La vieille construction, le parc attenant où des édicules pieux et des statues de sainteté dressaient leur forme grise au détour des allées, le petit cimetière de la compagnie, et tout auprès une imitation de la santa casa de Lorette, — n’était-ce point là un cadre tout préparé pour la rêverie, érudite à la fois et dévote, d’une âme qui se croyait chrétienne, et qui notait déjà plus que curieuse, sentimentale et poétique ? « Mon premier idéal, a dit M. Renan, est une froide charmille janséniste du xviie siècle, avec l’impression vive de l’air et l’odeur pénétrante des feuilles tombées. Je ne vois jamais une vieille maison française de Seine-et-Oise ou de Seine-et-Marne, avec son jardin aux palissades taillées, sans que mon imagination me représente les livres austères qu’on a lus jadis sous ces allées… » Il faudrait rapprocher de cette phrase significative les pages du Volupté de Sainte-Beuve où Amaury raconte les promenades de ses après-midi d’automne, en compagnie d’un recueil de ces élégies antiques où il est parlé des jours qui s’écoulent, de la jeunesse qui ne reviendra pas. Sans que M. Renan s’en doutât encore, il passait déjà en lui un peu de ce frisson de mélancolique épicurisme qui lui a inspiré les étranges et admirables fragments de son Eau de Jouvence. Mais Amaury associait aux nostalgies des jours passés le désir de la femme aux lèvres parfumées qui vous invite à vous couronner de roses en attendant qu’elles soient flétries[3], tandis que le séminariste d’Issy voyait seulement, dans sa candeur, la Science lui sourire, — maîtresse aussi perfide peut-être, aussi coquette, aussi torturante que les autres ! — Un M. Pinault, qui était un des professeurs du séminaire, trouva un jour l’élève assis sur un des bancs du parc et lisant le traité de Clarke sur l’existence de Dieu. Certes, la distraction était innocente, mais les grands connaisseurs des choses de l’âme savent trop bien quelles formes subtiles le démon peut revêtir pour attirer ses victimes loin de la droite règle et de l’action stricte ; et, à voir le jeune homme enveloppé dans sa houppelande qui absorbait son opium métaphysique avec une infinie jubilation, le vieux prêtre s’écria : « Oh le cher petit trésor ! mon Dieu ! Qu’il est donc joli, là, si bien empaqueté ! Oh ! ne le dérangez pas. Voilà comme il sera toujours !… Il étudiera, étudiera sans cesse, mais quand le soin des pauvres âmes le réclamera il étudiera encore. Bien fourré dans sa houppelande, il dira à ceux qui viendront le trouver : ah laissez-moi !… » Le bon abbé qui prédisait ainsi à M. Renan sous une forme pittoresque et naïve son dilettantisme implacable avait raison, et raison aussi ce M. Gottofrey, un autre maître d’Issy, qui s’épouvanta de la voluptueuse manie d’étude de son élève jusqu’à lui dire, un jour, comme illuminé de la vision de l’avenir : « Vous n’êtes pas chrétien !… »

Chrétien, certes, M. Renan l’était encore, et quoiqu’une acharnée curiosité l’eût déjà conduit à une sorte de scepticisme philosophique tout voisin du scepticisme religieux ; il pouvait se répéter les vers du vieux Brucker :

Percurri, fateor, sectas attentius omnes.
Plurima quœsivi, per singula quœque cucurri ;
Nec quidquam inveni melius quâm credere Christo
[4].

Et il dut se les redire en effet lorsque, passant du séminaire d’Issy à celui de Saint-Sulpice, il fit cette démarche presque irréparable à la suite de laquelle il ne pouvait plus guère devenir qu’un fanatique ou qu’un résigné. Pour celui qui a consacré les meilleures années de sa jeunesse aux études de la théologie, quelle carrière est ouverte s’il renonce au sacerdoce ? À combien de personnes fera-t-il comprendre qu’ayant conservé la foi jusqu’à un âge de réflexion déjà mûre, et poussé la piété jusqu’à un degré de sacrifice suprême, il a dû cependant, pour garder sa propre estime, renier cette foi, désavouer cette piété, refuser ce sacrifice ? L’immortel honneur de M. Renan sera d’avoir vu ces obstacles, — mais d’avoir vu aussi, avec une lucidité plus courageuse, cette grande loi de l’honneur intellectuel, qui veut que notre vie extérieure soit en accord avec notre vie intérieure, et nos actions avec nos idées. Quand il entra au séminaire de Saint-Sulpice, il croyait encore ; — quand il cessa de croire, il en sortit avec la morne perspective d’une existence à refaire d’un bout à l’autre et dans des conditions redoutables d’inconnu. De telles déterminations sont de celles qui classent les âmes, — mais à un prix parfois bien cruel.

On trouvera dans ces Souvenirs de M. Renan qui demeureront la source souverainement précieuse de toutes ses biographies, un récit simple, et saisissant par cette simplicité même, du drame moral dont l’issue fut une rupture définitive avec le séminaire et avec la foi de sa jeunesse. Ce fut un drame, en effet, mais un de ces drames lents et obscurs qui ne se résolvent pas en quelque scène tragique. M. Renan n’eut point, comme ce noble et plaintif Jouffroy, sa nuit de décembre. Il ne vit pas sa piété disparaître tout entière sous ses regards, comme le palais d’Aladin s’évanouit dans le conte des Mille et une nuits. Cela tient à ce qu’il ne se posa pas d’un bloc, comme beaucoup ont fait et feront, le problème de la vérité de la religion. Voué par nature aux recherches de l’érudition, il était devenu, à Saint-Sulpice, l’élève favori de l’abbé le Hir, lequel était chargé du cours de grammaire et du cours d’hébreu. Sous la discipline de ce maître, auquel il rapporte modestement tout ce qu’il vaut comme savant, M. Renan devint un philologue d’une grande valeur. Sa puissance de travail est restée considérable. S’il faut nous en rapporter à ses confidences, elle atteignit son plus haut degré dans cette période de sa jeunesse : « Je ne peux comparer ces années de travail, dit-il, qu’à une violente encéphalite durant laquelle toutes les fonctions de la vie furent suspendues en moi. » Il connut alors les grandes œuvres de l’exégèse allemande, qui borne la critique religieuse à la critique des sources de la tradition religieuse, et c’est à la suite des objections toutes philologiques de cette exégèse qu’il arriva, mais lentement, à ne plus croire à la divinité des livres soi-disant révélés. « Mes raisons, écrit-il à la fin du récit de ce qu’il appelle sa Nephtali, sa lutte intime, mes raisons furent toutes de l’ordre philologique et critique ; elles ne furent nullement de l’ordre métaphysique, politique, moral… » Heure par heure la négation s’établit en lui avec une évidence qui ne lui permettait plus de porter sans hypocrisie la soutane du sulpicien. Le 6 octobre 1845, il descendait les marches de Saint-Sulpice pour aller jusqu’à un petit hôtel au coin de la place, où il avait retenu une chambre. Il croyait d’abord n’avoir brisé qu’avec une profession. Il se trouva qu’il avait brisé avec le christianisme tout entier.

Les observateurs de la vie morale ne manqueront pas de remarquer l’état d’entière sérénité où est demeuré M. Renan vis-à-vis des choses de la religion. Cette sérénité fut la récompense de l’absolue bonne foi avec laquelle il se conduisit en ces années d’effort vers le vrai. Mais cette bonne foi pouvait lui coûter cher, car il se trouvait réduit aux chétives ressources des leçons particulières dans une ville où il ne connaissait personne, et n’ayant même pas ce titre de bachelier qui ouvre aux nécessiteux les portes des humbles pensions. Un amer et tragique écrivain, M. Jules Vallès, a raconté dans son Jacques Vingtras, l’âpreté de la lutte qu’il eut à soutenir contre la destinée, pour avoir affronté, lui aussi, ce Paris formidable, et les misères du gagne-pain qu’il offre aux anciens lauréats des lycées ou des séminaires. L’heureuse fortune de M. Renan voulut qu’il rencontrât, dans ces heures de dangereuse épreuve, une protection faite de tendresse et d’intelligence, celle de cette sœur dont j’ai déjà cité le nom. Henriette Renan avait, à la suite d’essais divers, accepté la place d’institutrice dans une grande famille de l’étranger. Confidente de la crise intérieure que subissait son frère, elle l’avait encouragé à suivre le chemin montré par la conscience. Elle lui avait donné ce secours du bon conseil qui soulage si délicieusement les solitaires angoisses du cœur. Elle lui donna le secours matériel qui écarte le besoin immédiat. Les douze cents francs qui vinrent d’elle au jeune homme, — économies d’une fille pauvre et fière, — suffisaient à écarter les premières et immédiates inquiétudes. M. Renan eut le loisir de regarder autour de lui, de se faire agréer comme professeur interne dans une modeste institution. Il y commença de préparer ses examens universitaires, qui furent comme un jeu pour cet esprit exercé à la rude gymnastique de Saint-Sulpice. En 1848, c’est-à-dire exactement trois années après avoir abandonné le séminaire, M. Renan était reçu le premier au concours de l’agrégation de philosophie. Dans l’entre temps, il avait présenté à l’Institut un mémoire sur les langues sémitiques, et remporté le prix Volney. La carrière de la haute science s’ouvrait devant lui.

L’existence d’un homme d’étude se passe tout entière entre les murs de son cabinet, parmi ses papiers. Aussi la nomenclature des ouvrages de M. Renan constitue-t-elle la seule biographie de ses années de virilité. Comment ne pas insister pourtant sur le gracieux et tendre roman d’amitié qui fut le charme de cette entrée du jeune savant dans la pensée libre, et déjà dans la renommée ? Sa sœur Henriette, revenue de l’étranger, habitait avec lui, participant à tous ses efforts, inspirant toute son énergie. Elle réalisait, cette sœur un peu jalouse et farouche, mais d’une incomparable délicatesse de sensibilité, cette chimère de l’amie idéale et bienfaisante, qui joint à la grâce de l’esprit de femme la beauté morale d’un grand cœur d’homme. Il n’était aucune des recherches de son frère auxquelles elle ne pût s’associer, aucune de ses subtilités qu’elle ne pût comprendre, aucune joie qu’elle voulût recevoir, sinon de lui, aucune peine qu’elle ressentît, sinon les siennes. Et quand elle mourut au cours d’un des voyages qu’elle fit avec son frère en Syrie, l’homme déjà illustre, auquel elle avait voué sa vie, put déposer sur son tombeau, comme une précieuse couronne de fleurs qui ne se faneront jamais, cette dédicace de la Vie de Jésus, sa plus admirable page peut-être et la plus suave : « Te souviens-tu, du sein de Dieu où tu reposes… » Il avait perdu en elle le bon génie de ses plus nobles heures.

Les années cependant avaient marché, M. Renan avait multiplié les publications : articles dans le Journal des Débats, essais dans la Revue des Deux Mondes, mémoires à l’Institut. Il avait occupé une place importante à la Bibliothèque nationale, conquis un fauteuil à l’Académie des inscriptions. Nommé professeur au Collège de France, puis tenu à l’écart de sa chaire par suite des manifestations bruyantes qui avaient accueilli sa leçon d’ouverture, en 1863, il donna au public sa Vie de Jésus, et il atteignit du coup une réputation européenne. La magie mélodique de son style était cette fois mise au service des idées qui touchent aux fibres les plus vivantes de la conscience de l’homme moderne. À la négation moqueuse de Voltaire, il arrivait, substituant cette sorte de négation mélancolique et adoratrice qui est la sienne. Il couchait au tombeau le Crucifié, avec des larmes ineffablement tristes et douces, le pleurant d’avoir souffert et d’être mort en vain, et se pleurant lui-même de ne pas croire à la divinité de la plus noble victime qui ait jamais versé son sang. C’était, ce livre demeuré unique, un si troublant et délicieux mélange de vénération et d’analyse, de rêverie et de science ! La poésie des paysages y faisait un fond si lumineux au visage sublime de Celui qui mourut réellement pour sauver le monde ancien des ténèbres et du péché ! Les âmes pieuses furent tout à la fois consternées et ravies. Les âmes impies furent séduites. Les âmes indifférentes furent attendries. Une tempête de polémique se déchaîna, à travers laquelle le livre passa, guidé par un invisible esprit, comme l’esquif de l’Évangile, où Jésus repose dans la tempête aussi, mais calme et sans qu’une boucle de sa céleste chevelure tremble sous la brise. Aujourd’hui la tempête s’est éloignée, le livre demeure. Je ne sais pas s’il est exact, et il est possible que la portion philosophique et historique prête à des reproches justifiés, — mais la portion morale est au-dessus de ces reproches, et c’est par elle que l’œuvre est durable, par ce culte dépourvu de toute forme précise pour la personnalité idéale du Nazaréen, — livre vraiment incomparable d’élévation et de rêverie, et qui serait le plus beau des livres écrits sur Jésus, n’étaient les Évangiles et l’Imitation !

La portion morale, — à mesure que M. Ernest Renan s’est avancé dans l’âge et dans la réputation, de plus en plus il l’a laissée se développer dans son esprit et dans ses livres jusqu’à prendre, à certains moments, toute la place comme dans ses deux comédies philosophiques et dans ses Souvenirs, il me semble qu’il lui doit le meilleur de son talent, comme il lui doit les plus sincères de ses admirateurs. La grande quantité de science qu’il a dépensée dans son Histoire des Origines du Christianisme n’aurait pas suffi à lui conquérir cette place presque suprême qu’il occupe dans l’opinion contemporaine, si un souffle n’avait couru à travers toutes les pages de ses livres d’érudition, souffle de vie et d’âme. Dans une époque d’universel tumulte et d’effrénée dépense de forces, l’auteur de la Vie de Jésus reste le représentant d’un culte presque aboli. Il a la religion de la vie intérieure. Il continue de croire que l’existence n’a de prix qu’interprétée, que transfigurée par un Idéal. À cause de cela, même son scepticisme à l’endroit des formes de cet Idéal n’est pas meurtrier, même son dilettantisme reste noble, même ses négations n’aboutissent pas à la sécheresse. S’il y a un fond de pessimisme dans sa pensée, la chatoyante et lumineuse surface empêche de l’apercevoir. C’est la poésie du génie celtique qui survit à toutes les expériences et à tous les désenchantements. Parlant au cours d’un de ses premiers articles de la Terre de promission, que la légende bretonne pare de fleurs éternelles, M. Ernest Renan disait : « Quelques hommes privilégiés seuls l’ont visitée. À leur retour, on s’en aperçoit au parfum que leurs vêtements gardent pendant quarante jours… » L’âme du grand écrivain a, elle aussi, visité, dans les premières années, une Terre de promission, celle des beaux rêves de sa race, et les phrases dans lesquelles s’enveloppe aujourd’hui cette âme vieillissante en ont gardé un parfum qui ne mourra pas.

  1. M. Renan, Souvenirs.
  2. M. Renan, Souvenirs.
  3. C’est le passionné discours des impies dans l’écriture : « Coronemus nos rosis, donec immarcescant et nullum pratum sit quod non pertransiverit luxuria nostra. » (Sap. II, 8.)
  4. J’ai parcouru, je l’avoue, toutes les sectes ; — j’ai bien cherché, j’ai bien couru. — Je n’ai rien trouvé de meilleur que la foi au Christ.