Ernest Maltravers, de E. L. Bulwer



ERNEST MALTRAVERS
BY E. L. BULWER.

La dédicace et la préface du nouveau livre de M. Bulwer expriment clairement les prétentions et les espérances de l’auteur. Ernest Maltravers est dédié au peuple allemand, que M. Bulwer appelle nation de penseurs et de critiques. Le roman que nous venons de lire s’adresse donc aux penseurs et aux critiques, et si M. Bulwer l’a dédié à l’Allemagne, c’est qu’il voit dans les compatriotes de Gœthe et de Schiller des penseurs et des critiques excellens, supérieurs sans doute, dans son opinion, aux penseurs et aux critiques de la Grande-Bretagne et de la France. Dans sa préface, il avoue naïvement qu’il ne se croit pas obligé d’inventer tous les ans des fictions aussi riches, aussi intéressantes, aussi capables d’amuser que les Derniers jours de Pompeï et Rienzi. Il a conquis la sympathie publique par des récits attachans ; qu’il lui soit permis désormais d’avoir ses coudées franches et de moraliser tout à son aise. Ce qu’il nous donne aujourd’hui n’est précisément ni un roman, ni un poème, ni un traité de philosophie, mais quelque chose qui participe à la fois de tout cela. L’auteur ne se dissimule pas que son ouvrage ne rentre dans aucune des classifications littéraires généralement admises ; toutefois il est plein de confiance, et il s’applaudit d’avoir écrit Ernest Maltravers, car il se flatte d’avoir encadré dans ce nouveau récit ce qu’il appelle la vraie philosophie de la vie. Si cette prétention n’est pas modeste, elle a du moins le mérite de la franchise. Avant d’entamer la lecture d’Ernest Maltravers, nous savons à quoi nous en tenir ; nous sommes loyalement prévenu que le dernier ouvrage de M. Bulwer se propose d’agiter les questions les plus graves et les plus difficiles, depuis les lois de la famille jusqu’aux lois qui régissent le développement politique de la Grande-Bretagne. À vrai dire, nous pouvons craindre que le cadre choisi par l’auteur ne soit bien étroit pour une pareille discussion ; mais du moins nous n’aurons pas le droit d’accuser la sévérité des pensées que nous allons parcourir. Nous ne chercherons pas le plaisir à l’exclusion de l’enseignement ; M. Bulwer nous traite en hommes faits et nous admet à partager les fruits de son expérience. Cette déclaration préalable pourra paraître bien ambitieuse ; cependant il ne faut pas oublier que M. Bulwer est depuis dix ans traité par les salons de Londres avec une indulgence toute maternelle, et ce qui nous choquerait justement chez un homme habitué aux formes impartiales de la discussion, mérite à peine d’être blâmé chez un enfant gâté. Acceptons donc franchement l’espérance de l’auteur, et cherchons dans Ernest Maltravers la vraie philosophie de la vie.

Il y a dans Ernest Maltravers trois hommes bien distincts, l’amant, le poète et l’homme d’état. Le héros se présente à nous successivement dans chacun de ces trois rôles, et fournit ainsi à M. Bulwer l’occasion de formuler sa philosophie sur le bonheur de l’amour, et sur la condition sociale du poète et de l’homme d’état. Peut-être eût-il mieux valu n’attribuer au héros qu’un rôle unique et nettement déterminé, et poursuivre ce rôle dans tous ses développemens. Il est probable que M. Bulwer eût adopté ce dernier parti, s’il n’eût voulu faire qu’un roman ; mais, résolu à nous enseigner la vraie philosophie de la vie, il a dû naturellement multiplier et varier les épreuves du principal personnage, afin de ne laisser aucun problème sans solution. Il a volontairement renoncé à l’unité poétique de son œuvre pour traiter ex professo toutes les questions qui se rattachent à la vie du cœur, à la vie littéraire, à la vie politique. Nous aurions mauvaise grace à le chicaner sur le parti auquel il s’est arrêté, puisque dès la première page il nous a franchement annoncé ses prétentions ; mais il nous est permis de lui demander pourquoi il a cru devoir imposer à Ernest Maltravers les souffrances d’un triple amour. Il nous semble qu’une seule passion, sérieusement étudiée, suffisait au dessein du livre, et que la philosophie de l’amour pouvait se formuler sans le secours de trois femmes diversement aimées. Cependant ce défaut passerait peut-être inaperçu, ou même disparaîtrait complètement si les trois amours que l’auteur prête à son héros engageaient entre eux une lutte sérieuse. Il n’en est rien ; ces trois amours se succèdent et ne se combattent pas. Et c’est pour cela précisément que nous blâmons la prodigalité de l’auteur. Malheureusement le rôle d’amant, si imparfait qu’il soit, est, non-seulement le meilleur, mais le seul réellement développé ; car nous sommes obligé de nous en rapporter à l’affirmation de M. Bulwer sur le génie poétique et politique d’Ernest Maltravers. Ni les poèmes, ni les discours de héros ne sont soumis à notre jugement, et nous sommes réduit à les admirer sur parole. Placé dans cette condition singulière, ayant à choisir entre l’incrédulité ou la confiance, le lecteur ne peut se défendre d’une impatience bien naturelle. Qu’il accepte ou qu’il nie le génie poétique ou politique d’Ernest Maltravers, il ne lui est pas donné de s’intéresser au poète dont il ne connaît pas les œuvres, ni d’applaudir l’orateur dont les paroles n’arrivent pas jusqu’à lui. L’auteur a beau nous dire : « Ernest venait de publier son troisième ouvrage, et ce dernier né était bien supérieur à ses aînés ; » ou bien : « Ernest avait prononcé la veille, dans la chambre des communes, un discours d’une haute éloquence, » le poète et l’orateur ne sont pour nous qu’une ombre vaine.

Plusieurs fois déjà il nous est arrivé d’affirmer que les poètes en tant que poètes ne conviennent ni au drame ni au roman. À l’appui de notre opinion, nous avons cité des exemples illustres, nous avons invoqué les œuvres de Gœthe et de Tieck ; nous avons insisté sur la froideur du Tasse et de Sternbald. En parlant d’Ernest Maltravers, nous éprouvons le besoin de répéter la même affirmation, mais sous une forme plus sévère ; car du moins Gœthe et Tieck, lorsqu’ils choisissent pour principal personnage un poète ou un peintre, ne se croient pas dispensés de nous montrer l’artiste à l’œuvre. Nous n’avons sous les yeux ni le poème ni le tableau, mais nous voyons l’homme aux prises avec son imagination et se préparant à produire sa pensée sous la forme la plus pure. Rien de semblable ne se passe dans le livre de M. Bulwer. L’auteur d’Ernest Maltravers échappe au danger que présente la mise en scène du poète, et se contente de nous annoncer que son héros en est à son troisième ouvrage. Il applique le même procédé à la peinture de l’éloquence politique, et toute la pièce se joue derrière le rideau. Si donc Gœthe et Tieck ont eu tort de chercher dans l’acte poétique, pris en lui-même, un élément dramatique, M. Bulwer a mérité un reproche plus grave, car il a péché, non par imprudence, mais par nullité. Au tort de la méprise il ajoute le tort bien autrement grave de ne pas remplir le programme qu’il s’est tracé. Il nous promet un poète, et il nous donne un personnage qui n’a de poète que le nom.

Lumley Ferrers, l’ami et le confident d’Ernest Maltravers, résume l’égoïste, le parasite et le traître de mélodrame ; car je ne puis consentir à nommer d’un autre nom les ignobles perfidies auxquelles il descend. Un tel personnage, j’en conviens, simplifie singulièrement le mécanisme du récit, mais il a le défaut très grave d’être à la fois très vulgaire et très invraisemblable. C’est une conception avec laquelle le théâtre des boulevarts nous a familiarisé depuis long-temps, mais dont le type est bien difficile à rencontrer. L’égoïsme de Lumley Ferrers est fertile en lieux communs ; Lumley ne se contente pas de rapporter tout à lui-même et de concentrer dans son seul bien-être toutes les forces de sa pensée ; il aime à professer la sécheresse du cœur, à railler toutes les croyances, à tourner en ridicule les plus généreux, les plus nobles dévouemens. En toute occasion, sans nécessité, sans que personne l’interroge et l’excite à l’indiscrétion, il fait gloire de douter de tout, ou plutôt de nier tout ce qui n’est pas le bien-être matériel, et de laisser aux femmes et aux enfans, comme un jouet digne de leur faiblesse, tout ce qui s’appelle vertu, confiance, abnégation. Je concevrais très bien les révélations auxquelles Lumley s’abandonne, s’il était sans témoins, s’il était seul en scène. Malgré mon amour sincère pour la vraisemblance et le naturel, je lui pardonnerais, étant donnée la forme dramatique, de nous expliquer les principaux traits de son caractère dans un rapide monologue ; car dans ce cas il ne ferait que penser tout haut. Mais je ne puis comprendre qu’en présence d’Ernest Maltravers, qui a toutes les croyances, toutes les illusions d’une ame adolescente, il se livre si indiscrètement et prenne plaisir à montrer toute la misère, toute la perversité de sa nature. Puisque M. Bulwer avait besoin, pour la conduite de son livre, d’un personnage égoïste, son devoir était d’établir ce caractère par des actions et non par des paroles. Il s’agissait de mettre en pratique les principes qu’il lui prêtait, et non de les formuler en aphorismes verbeux ; car, par cela même qu’il s’explique et s’interprète à tout propos, Lumley Ferrers devient impossible. À moins d’attribuer à Ernest Maltravers une crédulité enfantine, nous ne concevons pas que le futur poète continue à garder comme compagnon de voyage un homme qui se vante de ramener tout à lui seul et de ne prendre intérêt à personne. Des caractères tels que celui de Lumley, une fois connus, se tolèrent par nécessité, mais ne permettent jamais les libres épanchemens d’une amitié intime. Or, M. Bulwer place précisément Ernest Maltravers et Lumley Ferrers dans la situation la plus invraisemblable, car il les soumet à l’intimité de voyage. À Londres, au milieu du bruit et de l’agitation du grand monde, les principes de Lumley passeraient inaperçus, ou du moins seraient effacés par mille distractions ; mais en voyage ils exposent Ernest à des contrariétés sans cesse renaissantes, et lui font jouer le rôle d’une dupe volontaire.

Comme parasite, Lumley n’est guère plus adroit ni plus discret. Lors même qu’il ne prendrait pas soin de nous révéler pourquoi il voyage en compagnie d’Ernest, au lieu de voyager seul, nous ne pourrions encore lui porter qu’un intérêt assez tiède ; car l’argent, qui joue dans la vie réelle un rôle si important, n’aura jamais la faculté d’exciter, dans l’ame du lecteur, de bien vives sympathies. Que Lumley n’ait à dépenser que vingt mille livres de rente, et qu’Ernest puisse disposer chaque année, sans entamer son patrimoine, d’une somme de cent mille francs, peu nous importe en vérité. C’est là sans doute une différence fort importante, lorsqu’il s’agit de la signature d’un contrat ; mais, pour en apprécier toute la valeur, il faut avoir une fille à marier, et la majorité des lecteurs épèle d’un œil indifférent les millions prodigués à Ernest Maltravers par la plume complaisante de M. Bulwer. D’ailleurs Lumley le parasite n’est pas plus vraisemblable que Lumley l’égoïste, car il manque aux devoirs de son rôle ; il n’a ni la souplesse, ni l’obséquiosité qui peuvent le rendre acceptable. Au lieu de se plier avec empressement à tous les caprices de son compagnon de voyage, il lui prodigue non-seulement les conseils, mais les remontrances. Au lieu d’adopter tous les projets d’Ernest, il se plaint des dépenses auxquelles l’entraînent les déplacemens imprévus. C’est, pour un parasite, une faute impardonnable et qu’Ernest ne peut oublier. Éclairé par la franchise maladroite de Lumley, il doit rompre au plus tôt avec cette amitié qui se donne pour une spéculation. Ici, comme dans la première partie de son rôle, Lumley se commente au lieu d’agir et de se montrer. À coup sûr ce n’est pas le moyen de nous intéresser ; mais je reconnais volontiers que M. Bulwer a choisi, pour peindre le parasite, la plus facile des méthodes, car qu’y a-t-il au monde de plus simple à imaginer qu’un homme qui dit : Je suis parasite ?

Reste le troisième rôle, je veux dire le rôle de traître. C’est le plus vulgaire des trois, et c’est le seul que Lumley remplisse activement sans commentaire et sans préface. Mais la trahison qu’il conçoit et qu’il réalise est si basse et si misérable, qu’elle serait à peine admise dans un mélodrame. L’homme qui se rend coupable d’une pareille lâcheté ne mérite assurément ni pitié ni pardon. Les lois ne peuvent l’atteindre, mais le mépris public et la colère de l’offensé font de lui bonne et prompte justice. Effacer deux mots d’une lettre et les remplacer par un mensonge, altérer la date pour empêcher le mariage d’un rival préféré, c’est là sans doute une trahison possible ; mais le faussaire, quelle que soit son adresse, quelle que soit la passion qui le pousse au mensonge, n’inspirera jamais aucune sympathie. Il ne mérite pas même la haine du lecteur, car il s’avilit lâchement et pour un but qu’il n’est pas sûr d’atteindre. La femme trompée par la lettre dont il a changé le sens pourra bien refuser la main du rival qu’il veut éconduire ; mais ce n’est là qu’un premier pas, et le plus difficile reste à faire. Ordinairement l’égoïsme est clairvoyant, et Lumley, égoïste et sceptique par excellence, ne doit pas espérer la main d’une riche héritière. Habitué à la discussion, à l’intelligence des intérêts positifs, il sait mieux que personne qu’un homme réduit à 20,000 livres de rente, ce qui équivaut à la pauvreté au milieu de l’aristocratie anglaise, ne peut, sans folie, prétendre donner son nom à une femme qui jouit d’un revenu net de 250,000 livres. L’amour seul pourrait combler l’intervalle qui sépare l’opulence de la pauvreté. Si Lumley veut épouser l’héritière dont la main est promise à Ernest, il n’a qu’un seul moyen de réussir, c’est de se faire aimer. S’il n’efface pas, par le charme de sa parole, par l’élégance de ses manières, par la fraîcheur de sa toilette, par un entraînement sincère ou simulé, les avantages acquis à son rival, il n’y a aucune raison pour que la fille d’un pair d’Angleterre se résigne à épouser un mendiant. En pareil cas, le métier de faussaire n’est qu’un métier de dupe. La femme qui aura renoncé à la main d’Ernest trouvera vingt partis plus avantageux que Lumley Ferrers. Or, il n’y a pas un homme familiarisé avec la vie du monde qui ne sache très bien que les trois quarts des mariages se réduisent à de purs marchés. Une héritière déçue dans sa première espérance, dans son premier attachement, consent facilement à n’être pas aimée pour elle-même, et Lumley ne doit pas l’ignorer.

Castruccio Cæsarini n’est que l’instrument des projets conçus par Lumley Ferrers. Toutes les actions honteuses qu’il commet appartiennent à Lumley. Je ne demande pas à M. Bulwer pourquoi il a cru devoir créer un barbarisme tel que Cæsarini, car il a pris soin, dans plusieurs de ses préfaces, de faire allusion à ses voyages en Italie, et sans doute il trouverait cette question bien singulière dans la bouche d’un homme qui n’a jamais visité Rome ni Florence. Je me contente de signaler le nom impossible de Cæsarini comme un caprice d’écrivain à la mode. Puisque M. Bulwer se permet d’appeler l’auteur des loges Raffaelle, il n’a aucune raison pour respecter dans le baptême de ses personnages les lois de la langue italienne. Mais je lui conseille, dans l’intérêt de son amour-propre, de ne plus parler de ses voyages. Ce n’est pas la peine de passer six mois à Naples pour écrire de pareils non-sens. Le caractère de Castruccio Cæsarini est destiné à contraster avec celui d’Ernest Maltravers. Ernest représente l’homme de génie, et Castruccio la médiocrité. Malheureusement M. Bulwer a négligé de transcrire les productions de l’homme médiocre comme il avait négligé de nous faire connaître les poèmes de l’homme de génie. Nous sommes donc obligé, cette fois encore, de le croire sur parole. Il est vrai que, pour caractériser la médiocrité de Castruccio, il lui attribue plusieurs ridicules très significatifs, du moins dans sa pensée, tels qu’une longue chevelure, une toilette éclatante et singulière ; mais ces deux ridicules n’impliquent pas nécessairement la médiocrité. Il y a des hommes incapables d’écrire une page sensée qui s’habillent et se coiffent avec une simplicité parfaite ; à voir le goût qui préside à leur toilette, à leur démarche, à leurs manières, le spectateur, s’il adoptait la doctrine de M. Bulwer, serait tenté de les prendre pour des hommes supérieurs, et cependant, dès qu’ils ouvrent la bouche, leur nullité se révèle d’une façon irrécusable. Je pense que M. Bulwer, en traçant le portrait de Castruccio, s’est laissé entraîner par le désir de dessiner une caricature. Peut-être a-t-il rencontré dans les salons de Londres quelques hommes amoureux de leur personne, habitués à manger la moitié des mots, à se mirer dans toutes les glaces ; et pour se venger de l’ennui qu’ils lui ont infligé, il les a résumés dans Castruccio Cæsarini. Je crois qu’il a eu tort d’écouter sa mémoire.

Assurément il a été mieux inspiré, quand pour caractériser la médiocrité de Castruccio il s’est décidé à le faire envieux, car l’envie est généralement le partage de la médiocrité. Les hommes supérieurs, nous pouvons le voir tous les jours, ne sont pas à l’abri de la jalousie ; quand ils ont connu la gloire, il leur arrive de ne pas assister avec joie aux succès de leurs rivaux ; mais le propre des esprits vraiment éminens est de ne jamais dépasser les limites d’une loyale et généreuse émulation. Le génie qui a la conscience de ses forces applaudit franchement aux œuvres de ses rivaux, et cherche dans les poèmes qu’il n’a pas écrits l’occasion de s’instruire plutôt que de blâmer. Il admire les pensées qu’il n’a pas signées de son nom avec un parfait désintéressement, et se trouve heureux d’être préparé, par ses études de chaque jour, à les comprendre, à les pénétrer mieux et plus vite que la foule. L’homme applaudi qui nie obstinément le mérite de ses rivaux prouve qu’il se sent incomplet, et qu’il craint d’être effacé. La négation dans sa bouche est un aveu maladroit. Quant à la médiocrité, l’envie est pour elle une consolation et une vengeance. Lasse de l’obscurité où elle se débat, elle attaque résolument tous les hommes que la faveur publique environne ; elle s’efforce de ternir les plus beaux noms, et elle espère en niant tout ce qui grandit autour d’elle, sinon s’élever, du moins être aperçue. M. Bulwer a donc bien fait de loger l’envie au cœur de Castruccio ; mais peut-être convenait-il de mettre, dans l’expression des tourmens que l’envie inflige à la médiocrité, plus d’adresse et de réserve. L’envie, sous peine de manquer à sa nature, ne va jamais tête haute. Quand elle se plaint et se lamente, ce n’est pas en son nom, mais au nom de la justice et de la vérité qu’elle prétend méconnues. Elle ne reproche pas en face à l’homme heureux le bonheur dont il jouit ; elle va choisir dans l’ombre un homme justement ignoré, et tâche d’appeler sur lui l’attention de la foule. Elle exalte avec emphase le génie qu’elle a déniché, et l’oppose au poète couronné, pour réparer, dit-elle, un oubli injurieux. Castruccio joue son rôle d’envieux avec une brutalité qui fait honneur à M. Bulwer. Si l’auteur d’Ernest Maltravers eût étudié avec plus de soin un sentiment qu’il paraît n’avoir jamais éprouvé, il se fût abstenu de placer sur les lèvres de Castruccio des reproches pleins de franchise que l’envie ne peut prononcer.

Médiocre et envieux, Castruccio devrait, pour être fidèle à son rôle, ne pas manquer de clairvoyance. Puisqu’il a résolu de ternir la gloire qu’il ne peut contempler sans souffrance, il devrait ne demander qu’à lui-même le moyen d’accomplir son dessein. Dans le roman de M. Bulwer, contre toute vraisemblance, Castruccio obéit à Lumley Ferrers, comme s’il était personnellement incapable d’agir et de penser. Il se prête aux projets de Lumley sans même prendre le temps de les pénétrer complètement. Il agit contre son ennemi aveuglément, sans mesurer les coups qu’il lui porte, sans ménager sa retraite. Loin de se conduire d’après les conseils de l’envie, et de compter prudemment chacun des pas qui le rapprochent du but désiré, il joue le rôle d’un homme pris de vertige. Pour ma part, je l’avoue, je ne consentirai jamais à croire que Castruccio écrive sous la dictée de Lumley sans lui demander ce qu’il va écrire. Dès qu’il devient l’instrument d’une autre volonté, dès qu’il abandonne à une autre pensée que la sienne le soin de sa vengeance, il cesse de représenter l’envie ; il entre dans la classe innombrable des sots, et n’a plus le droit d’être au premier plan d’un tableau. Il est évident que M. Bulwer, en créant le personnage de Castruccio, a violé une des lois les plus impérieuses de la poésie, je veux dire la loi d’identité : il a voulu personnifier l’envie, et quand le caractère qu’il avait prêté à Castruccio a compliqué les difficultés du récit, il l’a transformé, il l’a dénaturé avec une parfaite insouciance, comme s’il lui eût été donné d’effacer les premières pages de son livre. C’est là, si je ne m’abuse, une faute très grave, et qui diminue singulièrement l’intérêt que Castruccio, autrement conçu, aurait pu nous inspirer. Quoique l’envie, en effet, soit un sentiment odieux, l’auteur aurait sans doute réussi à exciter, sinon notre sympathie, du moins notre compassion en faveur de Castruccio, s’il fût demeuré fidèle à son point de départ. Pour atteindre ce but, il lui suffisait d’analyser et de peindre les souffrances de la médiocrité, et de nous montrer comment l’orgueil, en se dépravant, conduit à la lâcheté. Ainsi compris, le personnage de Castruccio ne serait sans doute pas devenu digne d’éloge ; mais il aurait perdu une partie de sa bassesse. Agissant en son nom, n’écoutant que la seule inspiration de son orgueil humilié, il nous aurait paru plus fidèle à l’esprit de son rôle, et par conséquent plus poétique. Tel qu’il est, il représente la médiocrité vulgaire, mais il ne personnifie pas l’envie. Je vois en lui l’esclave de Lumley, c’est-à-dire un personnage très insignifiant.

Les trois femmes destinées, dans la pensée de M. Bulwer, à compléter l’éducation morale d’Ernest Maltravers, sont plus heureusement inventées que les trois personnages dont nous venons de parler. À quoi faut-il attribuer cette différence ? L’auteur a-t-il dessiné ces trois femmes d’après nature, et n’avait-il pas les mêmes ressources lorsqu’il a tracé les portraits d’Ernest Maltravers, de Lumley Ferrers et de Castruccio Cæsarini ? Les données nous manquent pour résoudre cette question. Ce qui est vrai, ce que nous proclamons avec plaisir, c’est le charme des trois figures qui se nomment : Alice, Valérie et Florence. Ces trois types sont parfaitement dissemblables, mais chaque type pris en lui-même mérite l’attention et la sympathie du lecteur. Alice est une jeune fille de seize ans, plus ignorante qu’une Indienne qui n’aurait jamais quitté sa tribu, car elle ne possède pas la notion de Dieu. Seule avec son père, qui vit de brigandage et qui ne lui a jamais inspiré d’autre sentiment que la crainte, comment son ame aurait-elle conçu l’idée de la Providence ? La compassion qu’elle éprouve pour un étranger dont la vie est menacée opère dans son intelligence et dans son caractère une subite révolution. Après avoir sauvé son hôte, en l’avertissant du danger, elle ne tarde pas à prendre la fuite et à suivre les traces de l’homme qui lui doit la vie, car elle ne peut plus reposer sous le même toit que son père qu’elle méprise. Jusque-là le caractère d’Alice appartient au roman vulgaire. Mais le développement simultané de l’amour et du sentiment religieux offre une peinture pleine de grace et de naïveté, et M. Bulwer a trouvé, pour l’analyse et l’expression de ces deux sentimens, une simplicité à laquelle ses précédens ouvrages ne nous avaient pas habitué. Plus tard, quand le bonheur a disparu, quand l’abandon et la misère ont pris la place des intimes épanchemens et des caresses enivrantes, le caractère d’Alice se montre sous un nouveau jour, mais ne cesse pas d’être logique. Au milieu des angoisses les plus poignantes, elle conserve l’espérance de revoir l’homme qu’elle a si tendrement aimé, et lorsque enfin cette espérance s’évanouit, elle se résigne et ne maudit pas l’égoïsme et l’inconstance de son amant ; elle lui pardonne par reconnaissance pour le passé.

Valérie de Saint-Ventadour offre l’alliance heureuse de la coquetterie et de la loyauté. Je suis fâché que M. Bulwer ait donné à la femme de l’ambassadeur de France près la cour de Naples le nom étrange de Saint-Ventadour ; mais comme l’auteur semble destiné à égratigner toutes les langues qui ne sont pas la sienne, je ne veux pas insister sur cette faute vénielle. Valérie est coquette dans la meilleure acception du mot. Elle est fière de sa beauté, de son intelligence, de sa grâce ; elle aime à régner, à gouverner les hommes qui l’entourent par l’éclat de son regard, par la finesse, par l’élégance de sa parole, par ses railleries bienveillantes, sans jamais rien promettre, sans jamais s’engager. Elle joue délibérément ce jeu dangereux, qui pourrait à bon droit passer pour de l’égoïsme, si elle le continuait avec tous les hommes sans faire acception de la sincérité des sentimens qu’elle éveille. Mais elle sait lever le masque et montrer l’affection sous l’intelligence, dès qu’il y a péril à persévérer dans l’indifférence. Mariée à un homme qu’elle n’a jamais aimé, elle a pris de bonne heure son parti, et s’est résolue courageusement à ne pas tenter l’épreuve des passions. Elle est arrivée à trente ans sans manquer à la promesse qu’elle s’est faite. Elle se croit à l’abri du danger, mais une parole sincère prononcée d’une voix émue suffit pour ébranler cette sagesse si sûre d’elle-même. Valérie comprend qu’elle va succomber, si elle n’appelle à son aide un sentiment plus fort que l’amour de la paix intérieure dont elle a joui jusque-là. Elle se refuse à celui qu’elle aime en lui avouant qu’elle est heureuse et fière de l’amour qu’elle inspire et qu’elle partage. Mais elle ne veut pas garder près d’elle un homme dont l’intelligence et le caractère sont appelés aux plus hautes destinées, et qui a besoin de sa liberté pour jouer le rôle qui lui est dévolu. En même temps qu’elle avoue son amour, elle cache généreusement ses regrets et force à partir l’homme qu’elle serait heureuse de garder. Deux ans se passent ; Valérie retrouve celui qu’elle a banni et qu’elle espérait oublier. Cette nouvelle épreuve est au-dessus de ses forces, et Valérie n’aurait plus le courage de résister, si elle ne voyait clairement, dans les regards et les paroles de l’homme qu’elle aime, que les rôles sont désormais intervertis, qu’elle n’est plus aimée, et qu’au lieu de se défendre, elle serait forcée de réveiller une affection oubliée. Elle ne s’acharne pas à cette tâche humiliante, elle demeure fidèle à sa dignité, et cache son désespoir sous les dehors d’une impartiale amitié.

Florence a le malheur de réunir et de résumer en elle-même tous les genres de supériorité. Naissance, richesse, beauté, grace, majesté, intelligence, savoir, rien ne manque à l’idéale perfection de Florence Lascelles. Dans la vie réelle, une femme ainsi douée se trouve au-dessus de tous les rôles que la société veut lui confier ; dans le domaine du roman, elle provoque naturellement un sourire d’incrédulité. M. Bulwer a voulu et a su tirer parti de sa prodigalité, car Florence Lascelles expie, par de cruelles souffrances, tous les avantages qu’il lui attribue. Par la profondeur et la variété de ses connaissances, par l’étendue et l’élévation de ses pensées, elle est condamnée à dédaigner et souvent à maudire tous les personnages qui l’entourent et qui se glorifient dans leur nullité. Bientôt, lasse de la solitude, elle se laisse aller aux plus étranges caprices. Pour donner le change à son cœur désert, elle engage une correspondance avec un homme qu’elle n’a jamais vu, mais dont elle a lu et relu les poèmes. Pleine de confiance dans la sincérité des pensées livrées au public, elle croit que l’auteur lui répond de l’homme, et converse hardiment avec lui comme avec un ami éprouvé. Elle lui prodigue les conseils et les encouragemens, tantôt avec la familiarité d’une sœur, tantôt avec une bienveillance maternelle, quelquefois même avec l’enthousiasme et la dévotion qui ne conviennent qu’à la prière. Bientôt, comme il était facile de le prévoir, la tête embrase le cœur, et Florence veut voir et entendre l’homme à qui elle écrit depuis plusieurs mois ; mais elle ignore si bien ce qu’elle éprouve qu’elle désire demeurer inconnue, afin de pouvoir continuer librement sa folle correspondance. Cependant elle ne tarde pas à sentir que la seule vie de l’intelligence ne suffit pas au bonheur, et qu’elle est prise et forcée de plier, comme la plus ignorante et la plus vulgaire des femmes. Elle renonce au rôle viril qu’elle avait rêvé, et l’amour sincère et sérieux la ramène à la naïveté qu’elle avait oubliée dans le commerce des livres et dans l’enivrement des triomphes de salon. Elle avoue franchement à l’homme qu’elle préfère toutes les supercheries enfantines qu’elle a employées pour l’éprouver, pour le connaître, pour l’étudier. Jusque-là elle agit sagement. Mais la fierté l’empêche de douter d’elle-même, et lui défend d’interroger le cœur où elle veut se réfugier. Elle ne croit pas que l’homme choisi par elle soit séparé de l’avenir qu’elle a rêvé par un passé irréparable. Elle se sent digne d’amour et s’affirme qu’elle est aimée. Un jour elle se croit trahie ; elle supplie celui qu’elle aime de se justifier et elle n’obtient pour toute réponse qu’un silence dédaigneux. Plus humble et plus clairvoyante, elle comprendrait qu’un amour sincère résiste même à la plus injurieuse défiance et ne se croit pas déshonoré en réfutant la calomnie. Le désespoir et l’humiliation mettent bientôt ses jours en danger. À son lit de mort, elle oublie pour la première fois l’orgueil qui a fait le malheur de toute sa vie. Sanctifiée par la douleur, elle se transfigure et révèle à son amant, que la pitié ramène au chevet de la mourante, des trésors de dévouement et d’abnégation.

Assurément chacune de ces trois figures ne manque ni d’intérêt, ni de nouveauté ; cependant le roman de M. Bulwer, loin d’enchaîner l’attention, provoque souvent l’impatience. Il faut, je crois, expliquer le dépit du lecteur par le nombre des ressorts qui se montrent et qui disparaissent sans avoir été utilisés. À proprement parler, M. Bulwer a ébauché trois romans dans Ernest Maltravers, sans en achever un seul. Alice, Valérie et Florence suffiraient à défrayer trois récits, et leurs diverses manières d’aimer fourniraient à l’imagination l’occasion d’étudier les souffrances et les joies de l’amour sous des aspects également intéressans. Le livre de M. Bulwer pèche donc surtout par la composition. Dans la première partie, Ernest, après avoir parcouru une partie de l’Allemagne, et séjourné pendant plusieurs années dans les universités d’Iéna et de Heidelberg, se trouve amené en présence d’Alice par des moyens que le mélodrame peut avouer, mais que le bon sens et la poésie répudient ; car je vous donne en mille à deviner comment il la rencontre. Seul, à minuit, sur une grande route, il frappe à la porte d’une cabane isolée et demande un guide pour atteindre la ville prochaine qui est à trois lieues de là. Or, cette cabane est tout simplement un coupe-gorge. Alice se dévoue au salut de l’étranger, car Alice est la fille du brigand à qui appartient la cabane. Forcée au silence par la présence de son père, elle essaie, par sa pantomime, d’apprendre à Ernest Maltravers que Darvil a résolu de le tuer. Elle réussit à le sauver, le rejoint sur la grande route, lui demande asile et protection, devient sa pupille, puis sa maîtresse. Le début de cet épisode semble écrit pour le boulevart ; mais l’éducation d’Alice et le développement simultané de l’amour et du sentiment religieux sont racontés par l’auteur avec une grace et une simplicité remarquables. Rappelé près de son père, Ernest abandonne Alice, et lorsqu’il revient avec l’espérance de la retrouver, elle a disparu. La maison qu’elle habitait a été pillée par Darvil et ses compagnons, et le brigand a enlevé sa fille dans le dessein de la vendre au premier libertin qui voudra l’acheter. Elle s’échappe, elle devient mère, elle mendie pour nourrir son enfant, et arrive couverte de haillons devant la grille de la maison où elle a connu l’amour et le bonheur. Ernest n’y est plus, et les nouveaux maîtres de la maison ne répondent aux questions d’Alice que par une pitié dédaigneuse. Enfin elle rencontre sur sa route une dame charitable qui s’intéresse à elle, et qui lui ouvre sa maison. Bientôt Alice tire parti de ses talens, et donne des leçons de musique. Tout à coup Darvil reparaît pour rançonner Alice. Un honnête vieillard intervient et force le brigand à déguerpir moyennant une pension annuelle de cent guinées. Darvil se montre docile et se retire. Mais il a résolu de se venger dans la huitaine, et en effet il rencontre sur la grande route, la nuit, à quelques lieues de la ville, le protecteur d’Alice, sexagénaire très peu ingambe, qui périrait sans l’arrivée d’un détachement de cavalerie chargé d’arrêter Darvil. Le père d’Alice est tué d’un coup de pistolet. Est-il possible, je le demande, d’inventer un mélodrame plus vulgaire et plus niais ? Tout ce qu’il y a de poétique et de vrai dans l’amour d’Alice et d’Ernest disparaît dans cet océan de trivialités. Enfin Alice se marie avec un homme qui pourrait être son grand-père, et devient Mrs Templeton, puis lady Vargrave ; car son mari est anobli par ordonnance royale, en récompense des services qu’il a rendus au ministère dans le maniement des élections. Je dois ajouter, pour éloigner d’Alice le reproche d’inconstance, qu’elle ne s’est mariée qu’après avoir entendu de ses oreilles, dans une chambre d’auberge, derrière une très mince cloison, les sermens d’amour adressés à Valérie par Ernest Maltravers. Il est, je crois, inutile d’insister sur toutes ces misérables inventions. Essayer de démontrer tout ce qu’il y a de ridicule dans un pareil récit serait faire injure au bon sens du lecteur. Pour que rien ne manque à ce merveilleux mélodrame, la fille de lady Vargrave, c’est-à-dire d’Alice Darvil et d’Ernest Maltravers, devient la femme de Lumley Ferrers, qui hérite du titre de son oncle, et s’appelle à son tour lord Vargrave.

Ernest Maltravers, pour se consoler de la perte d’Alice dont il n’a pu retrouver les traces, se décide à partir pour l’Italie. Avec l’agrément de son tuteur, M. Cleveland, il quitte l’Angleterre en compagnie de Lumley Ferrers. Le père d’Ernest est mort depuis quelques mois, et la plus grande partie de sa fortune passe entre les mains du frère aîné d’Ernest ; mais notre héros, grâce au testament d’un parent éloigné, possède cent mille livres de rente. À Naples, il devient amoureux de Valérie, et la quitte, malgré son amour, pour devenir, d’après le conseil de Valérie, grand poète et grand homme d’état. À Milan, il rencontre une cantatrice, Teresa Cæsarini, qui a quitté le théâtre pour épouser un Français, M. de Montaigne, réservé, comme Ernest, aux plus hautes destinées. Heureusement Ernest ne devient pas amoureux de Teresa. Il se borne à écouter les vers du frère de Teresa, de Castruccio Cæsarini. Il donne au jeune poète italien des conseils pleins de sagesse. Il lui parle en termes fort pertinens de la difficulté de conquérir la gloire, et des tourmens réservés aux poètes célèbres. M. de Montaigne, qui partage l’opinion de Valérie sur la capacité poétique et politique d’Ernest, le décide à quitter l’Italie. Ernest, docile aux conseils de son nouvel ami, part pour l’Angleterre, et emporte un manuscrit de Castruccio qu’il promet de publier à Londres. Sans ce manuscrit, Florence ne mourrait pas ; on le verra tout à l’heure.

Arrivé à Londres, Ernest écrit des poèmes admirables, et devient célèbre en peu de mois. Il publie le manuscrit de Castruccio, et le libraire qui, sur la recommandation du poète célèbre, a bien voulu imprimer les vers d’un inconnu, en vend quarante exemplaires. Castruccio arrive à Londres pour jouir de son triomphe ; il apprend sa mésaventure, il court chez Ernest, et lui reproche son indifférence. Le poète applaudi répond au poète inconnu avec une sérénité majestueuse. Il essaie de le consoler et de lui rendre courage ; mais Castruccio ne veut rien entendre, et dès ce moment il devient l’ennemi d’Ernest. Le poète célèbre prend bientôt en dégoût la gloire littéraire, ou plutôt la poésie ne lui suffit plus, et il sent qu’il est appelé à réformer, à élargir, à compléter les lois de son pays. Il entre au parlement, et en qualité d’homme supérieur, il ne prend parti ni pour ni contre le ministère ; il dédaigne les discussions spéciales qui ne conviennent qu’aux légistes, aux financiers, aux administrateurs, aux hommes de guerre. Il n’aime que les discussions générales qui s’adressent au monde entier, et qui n’éclairent personne. Il prononce des discours très beaux et très inutiles. M. Bulwer ne nous dit pas si le libraire d’Ernest a recueilli les harangues de l’illustre orateur, mais nous sommes en droit de le supposer ; car, puisque le poète homme d’état, estimé de tous les partis, c’est-à-dire dédaigné par tous les partis, ne joue aucun rôle actif dans la chambre des communes, il a dû naturellement se consoler en publiant sur vélin les vertueuses homélies qui n’avaient converti personne. La gloire poétique et politique d’Ernest éveille l’admiration et la sympathie de Florence Lascelles, fille de lord Saxingham, l’un des membres du cabinet. Mais Lumley Ferrers, qui convoite la main de l’héritière, appelle à son aide la haine de Castruccio Cæsarini.

Castruccio écrit des vers amoureux sur l’album de Florence, et se croit aimé d’elle. Il ne pense pas qu’elle puisse voir d’un œil indifférent un homme tel que lui, qui a de si longs cheveux et qui écrit de si beaux sonnets. Un jour il s’enhardit, et lui dit en prose ce qu’il lui a dit en vers plus de cent fois. Florence, qui acceptait les sonnets de Castruccio, trouve fort impertinente la déclaration qu’il lui adresse de vive voix, et lui défend de reparaître dans le salon de lord Saxingham. D’après le conseil, ou plutôt sous la dictée de Lumley, Castruccio écrit à Ernest pour lui demander ce qu’il pense du caractère de Florence et des garanties de bonheur qu’elle offrirait à son mari. Ernest, qui ne sait pas encore que Florence et son Égérie ne sont qu’une seule et même personne, et qui, d’ailleurs, est plein du souvenir d’Alice et de Valérie, répond franchement à Castruccio que Florence lui paraît plus digne d’admiration que d’amour. Dès que le mariage d’Ernest et de Florence est arrêté, Lumley songe à tirer parti de cette lettre, et voici comme il s’y prend. Il change la date, et substitue mon à votre mariage en deux passages, de telle sorte qu’Ernest a l’air de douter de son propre bonheur, et non du bonheur de Castruccio. Le malheureux poète, qui ne peut pardonner à l’Angleterre d’avoir laissé ses poèmes dans le magasin de son libraire, et qui veut châtier cette ingratitude dans la personne d’Ernest, se prête lâchement à la falsification de la lettre, et court chez Florence, car il est rentré en grace à force de soumission et de réserve. Il réussit à exciter la défiance de l’héritière qui l’a dédaigné ; il avoue qu’il a entre les mains la preuve de la perfidie qu’il dénonce, et enfin, après avoir fait promettre à Florence qu’elle lui rendra cette lettre accusatrice, il consent à la montrer. Le mariage est rompu ; Florence adresse à Ernest des paroles insultantes, et le poète orateur dédaigne de se justifier. Il soupçonne d’abord Lumley de l’avoir calomnié ; mais Lumley lui serre la main sans pâlir, et Ernest est convaincu de l’innocence de son ami. Castruccio, poussé par le remords, s’avoue coupable et offre sa vie en expiation. Ernest diffère sa vengeance, ou plutôt fait ses conditions. Si Florence, que le désespoir a mis en danger de mort, revient à la vie, il pardonne à Castruccio ; si elle meurt, il tuera Castruccio, ou sera tué par lui. Florence, après avoir langui quelques semaines, meurt comme une sainte. Ernest envoie à Castruccio la provocation convenue. Mais le colonel chargé de régler le combat, comme témoin d’Ernest, trouve Castruccio en proie au délire. Ernest, attendri par ce cruel spectacle, renonce à la vengeance, recommande son adversaire aux soins des médecins, et part pour le continent, dégoûté de la gloire, de la politique et de l’amour.

Voilà ce que M. Bulwer appelle la vraie philosophie de la vie.

Si les lecteurs d’Angleterre, et surtout si les lecteurs d’Allemagne, penseurs et critiques par excellence, accueillent avec faveur cette première partie de la vie d’Ernest Maltravers, l’auteur nous donnera la suite, et nous saurons ce qu’est devenue la folie de Castruccio Cæsarini. Nous connaîtrons les impressions nouvelles éprouvées sur le continent par Ernest Maltravers ; nous verrons la fille d’Alice Darvil figurer dans le monde sous le nom de lady Vargrave ; peut-être assisterons-nous à la réunion et au mariage d’Ernest et d’Alice. Une perspective indéfinie s’ouvre devant nous. En attendant que toutes ces promesses se réalisent, nous sommes obligé de chercher dans cette première partie la vraie philosophie de la vie. Malgré notre bonne volonté, nos recherches sont demeurées inutiles, et nous déclarons sincèrement qu’Ernest Maltravers n’est pour nous qu’un roman très vulgaire, très peu philosophique, et même très peu littéraire. Dans ce livre, comme dans la plupart de ses précédens ouvrages, l’auteur fait preuve d’un grand savoir-faire et d’une imagination très mesquine.

Il est vrai que M. Bulwer n’a pas prétendu faire un roman et qu’il attache une haute importance aux nombreuses digressions qui occupent le tiers de son livre ; mais ces digressions, loin de se rattacher au caractère des personnages mis en scène, se réduisent à une plainte perpétuelle. M. Bulwer, dont la célébrité pourra paraître fort exagérée, non-seulement à la médisante Angleterre, à la France légère et frivole, mais aussi, je le crains, à l’Allemagne savante, à ce peuple de critiques et de penseurs ; M. Bulwer, que les revues de la Grande-Bretagne nous donnent pour le successeur de Walter Scott, et dont toutes les œuvres réunies ne valent pas un chapitre d’Ivanhoe, parle de la vie littéraire comme on parlerait du bagne, du pilori ou de l’enfer. À l’entendre, le poète, dès qu’il devient célèbre, est calomnié chaque jour par les salons et les journaux ; les murs de sa maison tombent devant le regard insultant de la haine et de l’envie ; sa vie privée est livrée aux commentaires les plus injurieux ; il ne peut faire un pas, changer de cravate ou de coiffure, de montre ou de gilet, sans qu’aussitôt la presse ne travestisse en coupables intentions les actions les plus innocentes. La gloire est un Calvaire et le poète est crucifié. En vérité, si M. Bulwer n’était, par sa profession de romancier, habitué à confondre l’invention et la réalité, nous serions saisi de compassion pour les tortures de la vie littéraire d’outre-Manche. Mais il est probable que la gloire est à Londres, comme à Paris, une croix très douce à porter. L’orgueil est condamné, à Londres comme à Paris, à de cruelles tortures, et c’est là sans doute ce que M. Bulwer appelle le Calvaire poétique. Partout, à l’heure où nous vivons, les flatteries exagérées de la presse ont si monstrueusement développé l’orgueil des hommes qui tentent la gloire en publiant leurs pensées, qu’un éloge accompagné de restrictions passe volontiers pour une calomnie. Relever un barbarisme, calomnie ! blâmer la vulgarité des incidens, calomnie ! La critique n’a qu’un moyen de prouver sa loyauté, sa probité, en un mot de mériter l’estime et la sympathie du poète, c’est de placer hardiment chacune de ses œuvres entre Homère et Dante, Shakespeare et Gœthe, et encore serait-il nécessaire de le sonder prudemment avant de commencer aucun parallèle, car au point où est aujourd’hui parvenue la délicatesse de la nature poétique, elle pourrait facilement s’affliger d’une maladroite comparaison. Donner de l’Homère à celui qui préfère Milton, du Shakespeare à celui qui préfère Sophocle, c’est lui manquer de respect, c’est ne pas le comprendre, c’est peut-être le calomnier.

Le style d’Ernest Maltravers est facile, abondant, et parfois même se distingue par une certaine élégance ; mais il manque à peu près constamment de précision et de simplicité, les meilleures phrases ne sont guère que des phrases de conversation. L’auteur, au lieu de choisir pour sa pensée une expression déterminée, à l’exclusion des synonymes qui peuvent se présenter ou des comparaisons voisines qui s’offrent à la mémoire, ébauche plusieurs expressions et donne à choisir au lecteur sans se soucier d’accepter la responsabilité d’une préférence irrévocable. Un pareil procédé indique chez l’écrivain la connaissance familière du vocabulaire ; mais, à parler franchement, c’est la négation même du style. C’est un système d’à peu près qui éblouit quelque temps et qui finit par impatienter.

Je regrette que M. Bulwer se soit cru obligé de semer dans la conversation de ses personnages plusieurs phrases françaises qui sont quelquefois vulgaires et qui ne sont pas toujours correctes. Les gens bien élevés qui s’abordent chez nous ne disent pas : Comment ça va ? Et s’ils le disaient, ils ne l’écriraient pas. Personne en France n’adresse à son interlocuteur des belles paroles. Quand une femme fait une promenade à cheval en compagnie d’un seul cavalier, elle ne dit pas qu’elle risque le cavalier seul, car ce terme de contredanse serait en pareil cas sans application. Certes, il eût mieux valu ne pas clouer aux différens chapitres d’Ernest Maltravers des épigraphes tirées d’Eschyle, d’Euripide, de Simonide, et transcrire correctement les paroles françaises et italiennes prononcées par les personnages. L’érudition n’est pas nécessaire, mais la modestie est toujours de bon goût.


Gustave Planche.