Ernest Curtius, d’après sa correspondance

Ernest Curtius, d’après sa correspondance
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 137-156).
ERNEST CURTIUS
D’APRÈS SA CORRESPONDANCE

Ernest Curtius est connu du monde savant par ses fouilles d’Olympie et par tout l’ensemble de ses recherches archéologiques, il a conquis le grand public par son Histoire grecque, où l’érudition se dissimule sous la simplicité du style, et qu’une bonne traduction, celle de M. Bouché-Leclercq, a rendue accessible aux lecteurs français. Dans le cercle plus étroit de ses collègues, de ses amis, de ses élèves, il se faisait aimer par ce qu’il y avait de généreux et d’expansif dans sa nature. S’agissait-il de porter la parole dans une occasion solennelle, dans une séance de rentrée ou de clôture, dans une fête commémorative, il était l’homme désigné d’avance. Il avait le don du développement élégant et facile, l’art de renouveler et de rafraîchir un sujet que l’on croyait banal, et il a laissé des modèles d’éloquence académique et universitaire. Son fils nous donne aujourd’hui sa correspondance, en l’accompagnant d’une très courte introduction et, çà et là, de quelques notes succinctes[1]. Par une réserve qu’il est permis de regretter, sans qu’on soit en droit de la lui reprocher, il s’est effacé complètement derrière l’homme qu’il a voulu faire connaître. Quelques indications sommaires sur les événemens auxquels les lettres font allusion, sur les personnes à qui elles sont adressées, n’auraient pas été inutiles ; mais tel qu’il nous est donné, ce recueil, qui s’étend sur un espace de soixante-six ans, est intéressant en lui-même ; il nous offre l’image d’un savant qui n’a pas dédaigné d’être un écrivain et qui a puisé l’atticisme à la bonne source.


I

Les Curtius étaient une vieille famille patricienne de la ville libre de Lubeck, autrefois le chef-lieu de la Ligue hanséatique. Celui par qui elle a été illustrée reproduisait dans ses traits, au dire d’un homme qui l’a beaucoup fréquenté[2], le type des anciens Saxons, riverains de la Baltique et de la mer du Nord : les cheveux blonds, les yeux d’un bleu pâle, les sourcils abondans, le front haut, le profil accentué, les lèvres minces. Une expression de franchise et de bienveillance, d’affabilité prévenante et de bonté ingénue, était répandue sur toute la figure, surtout dans la jeunesse. On pouvait dire que l’homme qui regardait ainsi dans le monde ne ferait jamais rien qui ne fût à l’honneur de son nom et pour le bien de ses semblables.

La ville de Lubeck est bâtie en dos d’âne sur une presqu’île, entre deux cours d’eau, la Trave et la Wakenitz, qui se réunissent dans le port. Elle n’a plus retrouvé sa population d’autrefois, qui est évaluée à près de cent mille âmes ; mais ses portes massives, ses hauts pignons, ses clochers et ses tourelles lui donnent encore un air pittoresque, et son hôtel de ville, avec la grande salle où se tenaient les diètes de la Hanse, témoigne de sa gloire passée. Longtemps habituée à se défendre contre des voisins jaloux, elle a gardé son individualité, même au temps où elle a dû se fondre dans l’unité germanique. « Nous avons toujours considéré comme un bonheur pour nous, dit Ernest Curtius, d’avoir été élevés au sein d’une cité qui était notre patrie restreinte, et d’avoir grandi au milieu des monumens du passé. N’assistant que de loin à la poussée du monde moderne, mais prêtant une oreille attentive aux traditions des ancêtres, nous avons pu recueillir en nous, sans trouble, les enseignemens que nous offraient la maison et l’école, et en faire la nourriture de notre esprit[3]. »

Le père était syndic de la ville, chargé de la direction des affaires extérieures et de l’administration des écoles. C’était un magistrat actif et intègre, aussi ponctuel dans le gouvernement de sa famille que dans l’accomplissement de ses fonctions publiques ; de plus, ami des arts et des lettres, dont il donna de bonne heure le goût à ses quatre fils. Les artistes de passage, ou qui travaillaient pour le compte de la municipalité, surtout pour la décoration des églises, étaient ses hôtes. Il avait sa maison dans la ville haute, dans la partie supérieure de la Fischstrasse, une des rues qui descendent vers la Trave. Dans le bas de la même rue, non loin du port, se trouvait le presbytère de l’Eglise réformée, la demeure du pasteur Jean Geibel, père du poète Emmanuel Geibel. Celui-ci, né en 1815, avait un an de moins qu’Ernest Curtius. Les deux jeunes gens se rencontraient à l’école, à la salle de gymnastique, à la promenade. « C’est dans nos dernières années d’école, raconte Ernest Curtius, que nous devînmes amis intimes. Geibel se fit admettre dans une société dont je faisais partie, où l’on s’exerçait à discourir et où l’on disputait bravement. C’était une bonne tradition dans notre gymnase de Lubeck de ne pas viser à une universalité de connaissances qui étouffe de jeunes esprits. On ménageait, on suscitait la personnalité, et nous avions beaucoup de loisir. L’amour de la poésie était un lien entre Geibel et moi. La manière intelligente dont notre professeur Ackermann nous faisait lire les élégiaques latins et nous incitait à versifier nous-mêmes dans leur langue eut une influence décisive sur notre goût. Nous comprenions mieux ensuite Gœthe et Uhland. Je me rappelle encore avec une véritable joie les soirées où nous sortions ensemble des rues étroites bordées de hauts pignons, pour gagner les épais ombrages des remparts. Nous avions derrière nous les clochers des vieilles églises ; devant nous, le regard s’étendait sur les prés et les forêts, et nous nous redisions les vers que nous venions de lire[4]. »

Les deux pères, le syndic Curtius et le pasteur Geibel, avaient traversé ensemble des temps difficiles, et la communauté du danger avait cimenté leur amitié. En 1806, la ville libre voulut rester neutre dans la lutte entre Napoléon et la Prusse. Mais Blucher, ramenant dans le Nord un débris de l’armée prussienne échappé du désastre d’Iéna, entra dans Lubeck. Il ne put s’y établir, car, dès le lendemain, la ville fut prise d’assaut par un corps français. Les églises furent converties en ambulances. Le jour où elles furent rendues au culte, le pasteur Geibel prononça un sermon « sur la nécessité d’abjurer la vie impie. » En 1813, quand toute l’Allemagne se souleva, ce fut lui qui bénit sur la place du marché les drapeaux distribués aux volontaires ; et quand, deux mois après, les Français rentrèrent dans la ville, le pasteur et le syndic durent se réfugier dans le camp suédois. « On ne pouvait pas, dit Ernest Curtius, présenter le pasteur Geibel comme un modèle à imiter, quand il fondait en larmes dans sa chaire ; mais on avait, en le considérant, l’impression d’un homme tout plein de ses idées, et sa conviction était si absolue qu’elle finissait par s’imposer et qu’elle faisait taire la contradiction, ou la raillerie. »

L’influence du pasteur Geibel faillit un instant attirer Ernest Curtius vers la carrière théologique, où était déjà entré son frère aîné. « Le plus bel emploi de la vie, dit-il dans une de ses premières lettres, est d’enseigner, que ce soit devant un groupe d’élèves, ou devant une communauté chrétienne, ou devant des païens. » Il faisait cette réflexion quand il était encore au gymnase de Lubeck. Il ne songea jamais sérieusement à convertir les païens, et il renonça aussi à l’apostolat intérieur, quoique ses convictions chrétiennes demeurassent intactes jusqu’à la fin de sa vie. Un autre culte, celui de l’antiquité classique, détermina le choix de sa carrière, et ce choix était conforme à ses vraies aptitudes. Le fond de sa nature était l’amour de la science, échauffé par un souffle de poésie. « Que dis-tu, écrit-il à la même époque à son frère Théodore, qui faisait ses études à l’Université de Goettingue, que dis-tu de la résolution que j’ai prise de m’adonner ; entièrement aux lettres anciennes ? Quelle source de pures jouissances, de jouissances divines ! Quel enseignement, quelle joie de pénétrer dans l’esprit de l’antiquité, de savourer tout ce que ses monumens ont de beau ! Tout se réunit pour rendre cette étude attrayante. Même les sciences auxiliaires, l’archéologie et l’histoire, deviennent une nourriture pour l’âme. Mais les Muses ne sont pas toujours d’humeur accommodante, elles ne sourient pas au premier venu. Il faut, par des efforts persévérans, gagner un point de vue élevé, d’où l’on puisse soutenir leur approche et le feu de leur regard. »

Il n’avait que quinze ans et demi quand il écrivait ces lignes. Il était déjà mûr pour l’université. Cependant ce ne fut que deux ans après, en 1833, qu’il alla à Bonn. A partir de ce moment, il rend exactement compte à son père des cours qu’il suit et des lectures qu’il fait. Il se partage entre les langues anciennes, l’archéologie, la philosophie et même la théologie. Il écrit, à la fin. de sa première année : « Je lis chaque jour une page d’Homère. » Dans une autre série de lettres, il raconte à sa cousine Victorine Boissonnet ses divertissemens d’étudiant et ses distractions mondaines[5] ; car, ici comme à Lubeck, les loisirs font partie du programme des études. « II est bon de jeter de temps en temps sa gourme, lui écrit-il un jour, sans quoi l’on succomberait sous le poids de la science. » Et il ajoute très sensément : « Par le temps qui court, on risque plutôt de trop apprendre que d’apprendre trop peu : le trop peu se rattrape toujours, mais le trop est une charge dont on ne se débarrasse jamais. »

C’est une excellente habitude chez les étudians allemands de suivre successivement plusieurs universités ; ils échappent ainsi aux inconvéniens d’une direction exclusive. Au mois d’octobre 1834, Curtius se rendit à Gœttingue. Ce n’étaient plus les sites pittoresques des bords du Rhin, faisant diversion à la salle de cours, mais la cité grave, « à l’air vénérable, même un peu vieillote et pédante. » On pourrait se la représenter, ajoute-t-il, sous la figure « d’un savant poudré, que rien n’irrite tant que de voir des jeunes gens suivre un autre chemin que le sentier où il a piétiné pendant des années à la sueur de son front. » Ce fut cependant à Gœttingue qu’il rencontra le premier homme qui ait marqué une trace profonde sur sa jeunesse, Otfried Muller. A Bonn, Welcker avait su l’intéresser à l’archéologie, Brandis à la philosophie ancienne : chez Otfried Muller, il ne trouva pas seulement un guide pour telle ou telle étude spéciale, mais un esprit parent du sien dans la totalité de ses aptitudes natives, et ayant sur lui la supériorité d’une science acquise. « Entendre Muller une fois par jour, écrit-il à son père, c’est un profit inestimable ; il est incomparable comme professeur. Il enchante par la clarté de ses développemens, par la grâce et la vivacité de son débit, par l’abondance et la solidité de son savoir, et on le suit avec enthousiasme dans les domaines scientifiques qu’il féconde et qu’il anime. L’ancienne philologie se traînait, inerte et vide, d’une génération de savans à l’autre ; c’était une masse incohérente et encombrante de détails. Mais il ne s’agit plus simplement, aujourd’hui, de transmettre à l’avenir le capital que nous a légué le passé, en l’augmentant de quelques acquisitions nouvelles. La science actuelle a transformé cet agrégat de notices en un tout homogène et vivant ; elle est remontée aux sources ; elle les a interrogées autrement : et, parmi ceux qui lui ont montré la voie, Muller est au premier rang. »

Lorsqu’on parle d’un homme en ces termes, c’est qu’on a reconnu un maître. A Berlin, où Curtius passa la dernière année de son stage universitaire, il connut encore des spécialistes de premier ordre, mais il ne ressentit plus une influence aussi profonde. Sur la liste qu’il dressa pour son père, on remarque les noms du germaniste Lachmann, du philosophe Erdmann, de l’helléniste Bœckh.

En somme, tous ses efforts, pendant ces années d’études où sa vocation se dessine, sont dirigés vers la science philologique, telle que les meilleurs interprètes de l’antiquité la comprenaient dès la fin du XVIIIe siècle, cette science que Wolf définissait déjà comme « l’ensemble de toutes les connaissances qui peuvent nous mettre en rapport avec les anciens. » Ernest Curtius dira bientôt, dans un de ces discours scolaires où il excellait, un discours où il traite de la Philologie comme médiatrice des sciences : « La philologie ne souffre dans son domaine aucune des barrières qui séparent la littérature de la politique, la religion de la jurisprudence. Chaque pas qu’elle fait dans les rues de Rome ou d’Athènes lui rappelle les relations les plus diverses de la vie humaine. Elle ne peut passer devant un autel sans méditer sur l’histoire de la conscience religieuse ; elle ne peut assister aux délibérations d’une assemblée populaire, aux décisions d’un conseil juridique, sans vouloir connaître aussi les dispositions du droit moderne. Il faut qu’à force d’observation et d’expérience, elle produise devant nos yeux l’image d’un certain état de société. L’histoire de l’antiquité ne doit pas nous apparaître comme un défilé d’ombres chinoises, mais comme un drame dont les personnages sont des hommes en chair et en os. Aussi rien n’est-il plus funeste aux études philologiques que l’air renfermé du cabinet de travail où se cloître le spécialiste, et rien ne leur est plus salutaire que la vue étendue des choses humaines Un bon philologue doit pouvoir dire avec le poète ancien : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger[6]. »


II

En 1836, Brandis, que Curtius avait eu pour professeur à Bonn, fut appelé, en qualité de lecteur, auprès du roi de Grèce Othon Ier, et il emmena son ancien élève, alors âgé de vingt-deux ans, pour lui confier l’instruction de ses deux fils aînés. Un voyage en Grèce, à cette époque, était une affaire longue et incommode, surtout lorsqu’on partait du cœur de l’Allemagne. Les voyageurs se donnèrent rendez-vous à Francfort, où ils montèrent dans une calèche couverte à trois sièges, Curtius avec ses deux élèves sur le siège de devant, ensuite Mme Brandis accompagnée d’une parente, Mlle Ida Hengstenberg[7], tout au fond, le professeur avec la cuisinière, et, derrière et au-dessus, une telle montagne de bagages qu’on avait quelquefois de la peine à entrer par la grande porte des hôtels. Au reste, dit Curtius, « la voiture est confortable, et elle marche assez doucement pour qu’on puisse lire à son aise. Le matin, on lit d’abord un chapitre de la Bible, puis on chante un cantique ; Mme Ida a une très belle voix. Une grande partie de la journée est consacrée à apprendre l’italien. » On s’était mis en route dans les premiers jours de janvier ; vers le milieu de février, on arriva à Ancône, d’où partait alors le bateau de Corinthe. La fin du voyage se fit à cheval, le long de la côte qui contourne le golfe d’Egine.

La première lettre d’Athènes est datée du 17 mars 1837. A l’enchantement des souvenirs classiques s’ajoutait l’ivresse d’un printemps méridional. « Certains villages de l’Attique, écrit Curtius au retour d’une excursion au Pentélique, sont d’une beauté incomparable. Tout fleurit à la fois. Les habitans sont étendus par terre devant leurs maisons. Au-dessus de la verdure éclatante des arbres s’étend le ciel d’un bleu pur et profond. » Quand vient la saison chaude, la vie en plein air est bornée aux heures du soir. « C’est alors la promenade générale. Les Grecs flânent autour de la ville avec une certaine démarche d’une gravité nonchalante, ou ils s’assoient dans la rue devant les cafés. D’autres se réunissent pour des jeux, ordinairement très simples : on parie, par exemple, à qui lancera le plus loin de lourdes pierres. Mais toujours on les voit par groupes, vêtus de costumes variés, et dans des attitudes pittoresques. Ils semblent jouir de la vie avec une certaine placidité réfléchie, qu’on chercherait vainement dans nos régions du Nord. C’est ainsi que je me figure les anciens, et c’est pourquoi j’aime à me mêler à ces groupes ambulans. A cela s’ajoutent des couchers de soleil où le rouge feu passe au bleu profond à travers toutes les nuances de l’arc-en-ciel. C’est un spectacle qu’on ne saurait décrire, surtout quand la ligne des montagnes se détache sur un fond d’or. C’est alors aussi l’heure où les campagnards retournent à leurs villages avec leurs chevaux et leurs ânes ; ils sont vêtus de manteaux de laine blanche, qui flottent sur leur taille martiale. Des groupes plus nombreux stationnent autour des fontaines ; les uns lavent des étoffes, d’autres font boire les chevaux, les ânes ou les chameaux, d’autres encore viennent simplement pour bavarder. Ainsi l’œil est occupé de tous les côtés, sans parler des charmes du paysage. » il n’y a qu’une seule ombre au tableau : Curtius remarque avec déplaisir que le nom allemand n’est pas en grand honneur parmi les indigènes, tandis que le français est la seconde langue du pays ; dans les cercles distingués, ajoute-t-il, on pourrait se croire à Paris.

Ses fonctions de précepteur ne lui pesaient pas ; il enseignait et il apprenait, le tout sans ennui. « Je prends mes élèves dès sept heures du matin, écrit-il ; à huit heures, on déjeune ; à midi, toutes les leçons sont finies ; elles me laissent sans fatigue, et me donnent à moi-même l’occasion de m’instruire. Le reste du jour m’appartient ; je vais voir les temples, les marbres, les inscriptions. )) Il suit les fouilles du Parthénon : « Les architectes sont mes amis ; je les accompagne dans leurs travaux ; j’apprends à connaître maintes particularités qui n’ont pas encore été remarquées. Autant le Parthénon frappe par sa simplicité dans une vue d’ensemble, autant, lorsqu’on le considère de près, il étonne par l’exactitude minutieuse avec laquelle tous les détails sont combinés. » L’idée d’une description de la Grèce, expliquant l’histoire par la géographie, surgit dès lors dans son esprit et l’accompagne dans ses excursions. Dès le mois d’octobre 1837, il visite une première fois la région de Mycènes avec le géographe Ritter. Six mois après, il retourne dans le Péloponèse, ayant pour compagnons le comte Baudissin, connu par ses traductions de Molière et de Shakspeare, et un architecte mexicain. Il parcourt aussi, avec ses élèves, les petites Cyclades, voisines d’Athènes, Céos, Andros, Délos. Enfin, il s’adjoint à un architecte allemand, chargé de préparer les fouilles de Delphes. On peut suivre, dans ses lettres à son père, le détail de ses promenades à travers le continent grec et les îles, et se rendre compte du genre d’intérêt qu’il y trouve. Tout en notant les aspects pittoresques qu’il rencontre, que ce soit le pittoresque d’un paysage ou celui de la vie et des mœurs, c’est surtout la Grèce d’autrefois qu’il cherche à ressusciter devant ses yeux. Il se passionne pour cette idée, et son imagination finit par s’y absorber tout entière. Il est heureux de chaque découverte qu’il fait, de celles qu’il voit faire autour de lui, de celles qu’il pressent et dont il jouit par avance.

Tout en lisant avec ses élèves Homère, Hérodote et Thucydide, il s’exerçait pour son compte à traduire des fragmens des poètes grecs, en employant leurs formes métriques. Il commença, au retour de sa première excursion à Mycènes, une Électre, qu’il reprit plusieurs fois, et qu’il ne termina jamais. Au mois de juin 1838, il fut rejoint par son ami d’enfance Emmanuel Geibel, qui entra comme précepteur dans la maison de l’ambassadeur de Russie. Ils s’associèrent pour des exercices poétiques, traductions ou imitations, qu’on lisait devant la famille Brandis, ou même devant le roi et la reine[8]. Ils firent ensemble cette promenade dans les grandes Cyclades qu’ils ont célébrée l’un et l’autre en vers, et que Curtius a racontée deux fois, d’abord dans ses lettres, ensuite dans la notice biographique qu’il a consacrée à son ami. C’est cette promenade aussi qui lui a donné l’idée de son opuscule sur l’histoire ancienne et moderne de l’île de Naxos. « Quel spectacle sublime, dit-il au commencement de cet opuscule, qu’un voyage à travers la mer Egée ! Aussi loin que l’œil peut atteindre, les lignes aiguës et grandioses des montagnes surgissent du sein des eaux ; elles se rapprochent et s’éloignent, formant des groupes variés. Quelle que soit la hauteur du soleil, la mer et les côtes se revêtent de couleurs à la fois étincelantes et douces. Des bateaux et des barques vont paisiblement d’une île à l’autre, et des dauphins leur font cortège comme une troupe d’amis. Quel que soit le jour, quel que soit le vent, un port hospitalier est prêt à recevoir le voyageur. Il n’a besoin ni de carte ni de boussole. A quelque endroit qu’il aborde, il entend des voix amies qui l’appellent. Chaque île garde les vestiges de ses dieux et de ses héros. Des chants antiques s’élèvent du fond de l’âme ; on sent Homère comme un vivant. On s’émeut au souvenir des malheurs d’Ulysse, lorsqu’on entend bruire autour de la coque du navire les flots de la mer qui fut le théâtre de ses aventures[9]. »

Geibel s’était démis de ses fonctions, d’ailleurs peu agréables, auprès de l’ambassadeur de Russie ; il quitta la Grèce à la fin du mois d’avril 1840. La famille Brandis avait, elle aussi, dès le mois d’octobre 1839, repris le chemin de l’Allemagne. Curtius resta, pour attendre l’arrivée d’Otfried Muller, qui l’avait initié autrefois aux études antiques, et à qui maintenant il pouvait être utile à son tour par sa connaissance des localités et de la langue moderne. Muller arriva en effet, peu de temps avant le départ de Geibel, accompagné d’un dessinateur que lui avait adjoint le gouvernement hanovrien, et de Gustave-Adolphe Schœll, alors privat-docent à l’Académie des beaux-arts de Berlin, plus tard bibliothécaire à Weimar, et qui se fit connaître par d’utiles travaux sur le théâtre grec et par des publications intéressantes sur Gœthe. Curtius traversa encore une fois avec eux le Péloponèse. Puis ils firent ensemble, pendant les mois les plus chauds de l’année, et à travers des régions en partie marécageuses, ce voyage en Béotie et en Phocide jusqu’à Delphes, qui devait avoir une fin tragique. Le jour, on relevait des inscriptions, qu’on classait et complétait le soir. Muller se forçait au travail, malgré la langueur dont il se sentait envahi. Au retour, il ne put rester à cheval que soutenu par ses compagnons et, à la fin, porté dans leurs bras. Il arriva ainsi jusqu’à Kasa, l’ancien bourg d’Eleuthères, où une voiture que le roi Othon avait envoyée au-devant de lui le reprit pour le ramener à Athènes. Il expira trois jours après, le 1er août 1840. « A vrai dire, écrit Curtius, la fièvre qui le minait était la fièvre du travail. L’étude était chez lui une passion dont il n’était pas maître... Il s’obstinait, malgré mes pressantes supplications, à offrir aux ardeurs du soleil sa tête nue, qu’il disait être de fer. » Otfried Muller méditait une histoire de la civilisation grecque sous toutes ses faces, politique, littéraire, artistique, philosophique, à laquelle il voulait associer Curtius pour la partie géographique et descriptive : Curtius reprit l’idée de son maître, et l’exécuta sur un plan plus restreint.

Il quitta la Grèce à la fin de l’année, s’arrêta encore quatre mois à Rome, et regagna l’Allemagne par Venise et le Tyrol. Il partit d’Athènes comme, un demi-siècle auparavant, Gœthe était parti de Rome : il lui sembla que sa vraie patrie était derrière lui. « On peut s’en aller d’ici d’un cœur léger, écrit-il à Victorine Boissonnet, et reprendre gaiement sa place sur le bateau à vapeur, quand on n’est venu que pour une simple visite, qu’on n’a fait que recueillir en passant des impressions plus ou moins agréables, et surtout quand on n’a vécu que dans la Grèce moderne, image grimaçante de la civilisation européenne. Mais celui qui a passé ici près de quatre années, et quelles années ! celui qui a éprouvé ici des joies et des douleurs, qui a parcouru les montagnes et les vallées et sillonné les mers, suivant fidèlement les traces des anciens temps, afin de reconnaître le caractère que le pays a imprimé à l’histoire et l’histoire au pays, celui qui s’est attaché ainsi de cœur et d’âme à la terre et à ses habitans, tu lui pardonneras s’il ne monte qu’en pleurant sur le bateau qui doit le ramener. » À Rome, il est déjà frappé et presque choqué de l’intrusion de la vie moderne qui s’installe bruyamment sur les débris du monde ancien. Mais que sera-ce quand il aura remis le pied sur la terre allemande et qu’il se trouvera face à face avec « la prose de la bière ? » « Je fus pris d’une sorte d’angoisse, écrit-il, la première fois que j’entrai dans une brasserie et que je vis cette longue file de petites tables, garnies de convives à l’air grave, fumant leurs courtes pipes et buvant dans de grands pots, comme si Dieu ne les avait créés que pour cela. » Il ferma les yeux sur ce qui l’environnait, et garda au fond de son âme « ses souvenirs helléniques, clairs ruisseaux qui devaient circuler désormais à travers son champ philologique et le maintenir frais et vert. »


III

Au mois de mai 1841, il rentrait à Lubeck. Au printemps suivant, il fut attaché au gymnase Joachimsthal à Berlin, et, deux ans après, ayant subi les épreuves réglementaires, il débuta dans l’enseignement supérieur comme privat-docent. C’était l’époque où l’art allemand, après s’être abreuvé de romantisme à la suite des littérateurs et des philosophes, revenait insensiblement à la source antique. Berlin se décorait de colonnades et de portiques, qui juraient avec ses toits pointus et son ciel brumeux. Le difficile problème d’adapter le style ancien à la vie moderne, ce problème qui n’a été complètement résolu que par les artistes de la Renaissance, était la pierre d’achoppement de l’école nouvelle. Il fallait, en effet, dans une combinaison de ce genre, moins de science que de goût, et peut-être, avant tout, une impulsion première et originale, indépendante de tout esprit d’imitation, et retenant par elle-même l’imitation dans de justes limites. Curtius, ressemblant en cela à Winckelmann, avait l’âme remplie de l’idéal grec ; il ne voyait rien au delà, et il en parlait sur le ton persuasif de l’homme qui défend ses plus chers intérêts. Une conférence qu’il fit à l’Académie de chant, le 10 février 1844, charma son auditoire ; et dans cet auditoire se trouvait la princesse royale Augusta, qui cherchait alors un précepteur pour son fils, le prince Frédéric-Guillaume, âgé de douze ans et demi, plus tard empereur sous le nom de Frédéric III.

Un ami de Curtius, dans une lettre que l’éditeur a bien fait de joindre à la correspondance, rend compte de la conférence sur un ton légèrement humoristique. Le sujet était l’Acropole d’Athènes. « D’abord, dans le premier embarras, l’orateur recourait souvent à son manuscrit pour trouver l’expression juste ; mais peu à peu son débit devint plus libre. Enfin il poussa de côté l’importun papier, et alors seulement se déploya toute la force de son discours. Toute l’assemblée fut sous le charme. Pas le moindre chuchotement des Berlinoises, ordinairement si bavardes, n’interrompit le silence. On écoutait, on admirait. Tantôt il décrivait avec les tours les plus aimables le cortège des Panathénées, tantôt il expliquait par les rapprochemens les plus ingénieux la haute destination des monumens de l’architecture grecque, ou il faisait comprendre la beauté plastique de la déesse, comme elle était sortie de l’imagination de Phidias. Bref, la pierre inerte s’animait, et l’Acropole se dressait devant les yeux comme une apparition vivante... La princesse royale de Prusse fit venir aussitôt le professeur Lachmann, pour avoir de lui des renseignemens circonstanciés sur cet intéressant jeune homme[10]. »

Quelque temps après, le général von Unruh vint offrir à Curtius de se charger de l’instruction du jeune prince dont il était le gouverneur militaire. Il paraît que le choix de la princesse Augusta avait d’abord rencontré quelque résistance à la Cour. Curtius n’était-il pas originaire d’une ville libre ? On lui supposait donc des opinions, sinon républicaines, du moins peu en harmonie avec l’esprit d’une royauté qui se prétendait de droit divin. Au fond, Curtius n’était ni républicain ni monarchiste : toute sa politique remontait à la Grèce en passant par Rome, comme celle de Bossuet était tirée de l’Écriture sainte. Plus tard, dans un de ces discours d’apparat où il excellait, il mettra les victoires de la Prusse sous l’égide de Pallas Athéné, et il comparera la lignée des Hohenzollern aux Pélopides d’Argos, aux Cadméens de Thèbes, aux Tarquins de Rome. « C’étaient tous des immigrés, et, comme tels, ils étaient plus aptes au gouvernement que des indigènes : une race d’immigrés pouvait seule considérer le gouvernement comme une obligation, comme une fonction à laquelle il leur était impossible de se soustraire[11]. » Pour le moment, il ne consulte que sa conscience de patriote et de savant. Lui est-il permis d’abandonner brusquement la carrière dans laquelle il vient de débuter et pour laquelle il se sent fait ? D’un autre côté, est-il bien l’homme qu’il faut pour l’emploi qu’on lui propose ? Enfin, après avoir beaucoup hésité, et après qu’on lui a promis que son travail personnel ne sera point entravé, il « passe le Rubicon ». « Ce qu’on veut, écrit-il à son père, c’est un homme qui suive le prince pas à pas, et qui en même temps, par ses goûts scientifiques, exerce sur lui une action bienfaisante. Le prince est une nature tendre, pleine d’abandon, s’attachant facilement;, mais capable de mouvemens passionnés. La question de savoir comment il sera dirigé et entouré jusqu’à sa dix-huitième année est de la plus haute importance. On imagine difficilement une tâche plus élevée ; mais il semble aussi qu’on n’ait pas le droit de s’y soustraire, lorsqu’on ne l’a pas sollicitée et qu’on ne se sent pas tout à fait incapable de la remplir. »

Puis, peu à peu, à mesure que son élève s’ouvre à lui et s’attache à lui, il arrête son plan d’éducation. Un jeune prince n’a pas l’occasion de s’instruire à l’école du monde ; une barrière le sépare du reste des hommes : il faut que celui qui a la charge de le conduire lève cette barrière et, en le faisant profiter de sa propre expérience, le remette en contact avec le monde. « Pour le moment, tout savoir spécial est chose accessoire ; mais éveiller son esprit, appeler à la vie ce qui est en lui, lui faire comprendre quels germes sont déposés dans une âme immortelle, c’est à cela que je vise, et, à moins que tout ne me trompe, il sent déjà venir à lui comme le souffle d’une brise matinale. Le général et moi, nous sommes comme la première et la seconde Chambre, chargées de veiller au développement d’une nation, chacune à son point de vue. Le général, avec toutes les vieilles prétentions de la sainte légitimité, dit : « Il faut qu’un prince sache ceci et sache cela. » Moi, je dis : « Il faut d’abord qu’il sache ce que c’est que savoir ; qu’il ait la force de vouloir ce qui est bon, qu’il ait passé par cette gymnastique de l’esprit qui distingue l’homme développé de l’homme encore enveloppé en lui-même. Il faut d’abord qu’il soit un homme complet ; ensuite, je veux bien qu’il devienne un prince brandebourgeois selon les statuts de la maison de Hohenzollern. » Cette éducation libre, continue Curtius, cette éducation qui se propose avant tout de stimuler les facultés, inspire encore quelques doutes. La mère, selon l’habitude des femmes de s’attacher au détail, s’inquiète de ce que son fils ignore encore ceci ou cela. Comme si cela importait ! Heureusement, on ne me contrarie pas dans l’essentiel. Je console la mère, je persuade le général, et mon royal enfant fleurit dans la liberté de l’esprit. »

Les doutes qu’il appréhendait se dissipèrent promptement. Ils ne furent jamais bien sérieux chez la mère, qui avait puisé son libéralisme dans les traditions de la maison de Saxe-Weimar, dont elle était issue. Le 3 novembre 1845, un an après l’entrée en fonction de Curtius, elle lui écrivit une lettre où elle lui disait qu’elle considérait cet anniversaire comme celui de la seconde naissance de son fils. Puis ce fut le tour du précepteur, qui pourtant n’était pas sujet aux illusions, de s’applaudir du succès de son enseignement. « Je prévois avec certitude, écrit-il à son père le 26 décembre 1848, que les qualités du jeune prince, la pureté et la noblesse de ses intentions, sa franche religiosité, son amour de ce qui est grand et beau, son empire sur lui-même, son tact naturel et son esprit de justice, la simplicité bourgeoise de ses manières, le don de gagner les cœurs par un regard, par une parole, je prévois que toutes ces qualités ne seront pas perdues pour le peuple qu’il sera un jour appelé à gouverner. Je suis persuadé aussi qu’il saura supporter avec résignation toute infortune, même imméritée. »

Ces mots sont écrits à la fin de cette année 1848 où le sang coula dans les rues de Berlin, et où le prince royal de Prusse, considéré comme l’âme du parti militaire et absolutiste, fut obligé de s’expatrier pour calmer les ressentimens populaires. En 1850, la princesse Augusta commit une nouvelle infraction à l’étiquette de cour, en envoyant son fils faire ses études, comme un fils de bourgeois, à l’université de Bonn. Pour tout autre que Curtius, c’eût été la fin de son préceptorat. Mais le précepteur était devenu un ami. Curtius fut une des dernières personnes que Frédéric III appela auprès de lui, en 1888, au moment de quitter Berlin pour aller mourir à San-Remo. « Il m’a cordialement embrassé, écrit-il. Son attitude est merveilleuse. Un mélange saisissant de noblesse et de mansuétude est empreint sur ses traits ; mais la conversation est pénible ; les mots qu’il trace hâtivement avec son crayon sont difficiles à lire. »


IV

C’est à son élève que Curtius dédia le premier volume de son Histoire grecque. Une lettre qu’il lui avait écrite auparavant indiquait le caractère de l’ouvrage et la manière dont l’auteur entendait la science historique : « C’est un livre qui n’est pas fait pour les savans, mais pour tous ceux qui ont le sens de l’histoire, un livre sans remarques, sans bribes de grec et de latin. Il contient les mêmes matières que j’eus un jour l’honneur de vous présenter. Vous ne serez donc pas étonné que je vous demande la permission de vous le dédier, en témoignage de mon fidèle attachement. J’y ai mis ce que j’ai de meilleur, et à qui l’offrirais-je plutôt qu’à vous ? Vous prêtiez une attention bienveillante aux parties que je vous en exposais : j’espère que vous voudrez bien accepter le tout, et que l’intérêt que vous y prendrez ne sera pas uniquement dû au souvenir de votre ancien maître. »

Ce premier volume se présentait, en effet, sans aucune de ces notes critiques où l’auteur montre qu’il n’a rien avancé que sur preuves, et où il réfute victorieusement les opinions contraires. Les deux volumes suivans furent accompagnés d’un petit nombre de remarques rejetées discrètement sur les dernières pages. Mais un ouvrage dépouillé de tout appareil scientifique, et qui n’en contenait pas moins de grandes nouveautés, ne pouvait manquer de scandaliser les érudits. Plus tard, au moment de publier la cinquième édition, Curtius disait, dans une lettre à Jacques Bernays : « Les savans de profession font la grimace devant mon Histoire, mais le succès me console de leurs dédains. Nos bons savans allemands secouent les épaules, quand un livre est lisible et que la sueur ne perle pas sur le front de l’auteur. J’ai la conscience de n’avoir épargné aucune peine, mais je me suis fait un devoir de ne pas étaler mon travail. J’ai voulu faire un livre que tout homme vraiment cultivé puisse lire d’un bout à l’autre. L’abîme qui sépare encore les savans des laïques est un reste fâcheux de barbarie. »

Les nouveautés se trouvaient surtout dans le premier volume. On sait que Curtius s’est efforcé de réagir contre l’opinion, alors courante, d’après laquelle la civilisation grecque aurait été absolument autonome et autochtone, sans lien avec ce qui l’avait précédée, et sans rapports sensibles et déterminans avec ce qui l’entourait. Il lui donne pour berceau, non pas le continent grec, mais la mer Egée, « la mer hospitalière, » et l’Asie Mineure, « ce pont jeté entre l’Orient et l’Occident. » Il admet même, à l’origine de l’histoire grecque, une civilisation semi-asiatique, ayant son siège sur les côtes de l’Ionie, de la Lydie et de la Phrygie, une civilisation multiple et variée dans ses formes, et déjà arrivée à sa complète maturité, au moment où la Grèce européenne commence à se civiliser. Le monde d’Homère n’est pas, selon lui, un monde dans l’enfance, mais un monde tout fait, déjà, même presque évanoui, et dont le souvenir se perpétue dans la poésie. C’est surtout dans les lettres d’Ernest Curtius à son plus jeune frère George, linguiste et grammairien distingué, qu’on peut suivre les progrès de son travail et voir son plan se fixer peu à peu. Le 8 janvier 1835, il lui écrit :

« Il faut que je donne un aperçu de la civilisation grecque, telle qu’elle se présente dans Homère, et telle qu’elle est attestée par de très anciens monumens. Il s’agit donc de dégager le contenu historique de l’Iliade et de l’Odyssée. Mais où trouver ici un terrain solide ? On peut bien se dire d’une manière générale qu’un monde aussi achevé, aussi cohérent, aussi concret que celui d’Homère n’est ni une pure tradition légendaire ni une fiction gratuite. La muse d’Homère est enfant de Mnémosyne. Le sentiment qui traverse toute la poésie d’Homère, c’est que les temps antiques sont révolus. C’est pour cela que les traits des anciens héros sont reproduits aussi fidèlement que possible, et c’est pour cela qu’Homère est malgré tout un document historique. Mais, d’un autre côté, la poésie d’Homère s’élève dans un monde idéal où elle se transfigure, où les dieux et les hommes conversent familièrement ensemble, et où le terrain manque sous nos pieds. Combien, dès lors, il est difficile de se faire une idée des modifications qu’a subies la matière épique !

« Le monde d’Homère n’est pas uniforme : c’est encore ce qui augmente âmes yeux sa vraisemblance historique. On vit autrement à Argos qu’à Ithaque, sur la côte orientale que sur la côte occidentale de la Grèce, et il faut bien que cette différence repose sur une tradition authentique. C’est une particularité du peuple grec d’avoir su amalgamer la poésie et l’histoire, et c’est pour cela que les légendes grecques sont bien plus « substantielles » que les légendes italiques.

« Il m’arriva un jour, comme élève de seconde, de parler dans une dissertation de « l’art consommé d’Homère. » Le professeur Ackermann me biffa ces mots d’un gros trait de plume, et écrivit au-dessus : « C’est plutôt le manque d’art. » Cela me fâcha, car j’avais le sentiment très vif et très net qu’il était absurde de dire qu’Homère manquait d’art. Plus j’avançai en âge, plus il me parut ridicule de parler d’« enfance » à propos d’Homère. Et il en est de même du monde dans lequel vivent les héros d’Homère. On ne cesse de dire et d’imprimer que c’est un monde primitif, un commencement, une aurore, tandis qu’il est, au contraire, complètement formé, poussé en pleine sève et arrivé à sa parfaite maturité. S’il lui manque quelque chose, c’est précisément la simplicité primitive dans les rapports des hommes entre eux et dans leurs rapports avec les dieux.

« Les dieux et les héros ont déjà été tant chantés et de tant de façons, qu’il ne reste à peu près rien de la théologie primitive. On sait à peine devant quels dieux ces héros pliaient les genoux et à quoi ils croyaient.

« Le véritable hellénisme n’est pas encore né, du moins dans l’art plastique. L’art est asservi au luxe, comme en Asie ; il vise à l’éclat extérieur. Le bouclier d’Achille est une exception, qui présage un développement futur. La civilisation qui se reflète dans Homère est celle des peuples maritimes de l’Asie Mineure, échelonnés depuis la merde Chypre jusqu’à la Propontide. Cette civilisation, au temps d’Homère, avait déjà passé le moment de son apogée. Ce n’est qu’avec les tribus helléniques descendues du Pinde qu’une nouvelle vie s’annonce et que commence l’histoire grecque proprement dite. Cet Homère est un thème éternellement inépuisable. On ne l’aura jamais assez approfondi ; nul esprit cultivé ne peut se soustraire à son influence, et, en fin de compte, chacun a son Homère, comme chacun a sa Bible. »


V

Pour Ernest Curtius, l’imagination était une auxiliaire indispensable de la science historique ; il aurait volontiers dit avec Michelet que l’histoire est une résurrection. En même temps qu’il replaçait devant ses yeux et devant les yeux de ses lecteurs le riche développement de la civilisation grecque, il cherchait à reconnaître et à fixer avec précision les lieux qui en avaient été le théâtre. Ses études topographiques sur Athènes et ses Inscriptions de Delphes avaient été le résultat de son premier voyage. Au printemps de 1862, il revint à Athènes avec un groupe d’archéologues et d’architectes, et, au retour, il publia sept cartes nouvelles sur l’ancienne configuration de la ville. En 1871, il parcourut les régions maritimes de l’Asie Mineure, et il visita la Troade, « cet éternel champ de bataille, aujourd’hui le théâtre d’une lutte paisible entre deux monticules, qui prétendent chacun à l’honneur d’avoir porté l’antique citadelle de Priam[12]. » Il monta, « l’âme pleine de pressentimens, » sur la colline de Bounarbachi, au moment même où Schliemann, à deux lieues de là, commençait à retourner le sol d’où il devait retirer les restes de plusieurs cités superposées. Enfin, en 1874, Curtius commença ses fouilles d’Olympie, qui lui firent faire trois voyages encore, et qui furent le dernier et le plus considérable de ses travaux archéologiques. La relation de Pausanias à la main, il reconstitua peu à peu, avec tous ses accessoires, la carrière où s’exerçait la jeunesse grecque, et, au milieu des palais, des temples, des portiques qu’il remit au jour, ses collaborateurs lui érigèrent un monument « comme au dernier vainqueur des jeux olympiques. »

En 1856, il avait été appelé à la chaire que son maître Otfried Muller avait occupée autrefois à Goettingue, et qui avait passé ensuite à Charles-Frédéric Hermann, « un brave et honnête savant, d’une érudition vaste et massive. » Goettingue lui avait paru d’abord une ville pédante et vieillote. Il s’habitua peu à peu à fermer les yeux sur de petits ridicules, en raison des avantages sérieux qui les compensaient. « Goettingue me devient si cher, écrit-il en 1861, que je tremble à l’idée de le quitter. Il y a bien ici, comme partout, des petitesses, des étroitesses ; mais on y trouve, en somme, tout ce qu’un homme peut souhaiter dans la vie. On y jouit d’une liberté exquise ; on est compris, encouragé, soutenu ; on est déchargé des soins de l’existence quotidienne ; on est en rapport avec toutes les régions de la patrie allemande, et les environs immédiats offrent des retraites champêtres où l’on se délasse de l’écrivasserie. » Et, deux ans après, quand Lepsius lui parle de la possibilité d’un retour à Berlin, il répond : « Les indications que vous voulez bien me donner me font en ce moment. une étrange impression. Quel homme, qui ne serait pas voué par sa fonction à une activité toute matérielle, voudrait échanger un terrain neutre et intime comme notre Goettingue contre Berlin ? »

Une seule chose lui manquait à Goettingue : les collections artistiques. Aussi, quand la chaire de son autre maître Bœckh devint vacante, en 1867, il répondit à l’appel de l’université de Berlin. Il demanda seulement que la direction du musée archéologique fût comprise dans les attributions du professeur d’archéologie. Il voulait que ses élèves fussent introduits dans la connaissance de l’antiquité par la même voie qu’il avait suivie autrefois ; que l’enseignement théorique fût constamment secondé et vivifié par la vue des monumens de l’art. Les études antiques, telles qu’il les comprenait, ne devaient pas être seulement une spécialité de premier ordre dans les programmes universitaires ; elles devaient répandre leur lumière sur toutes les parties de l’enseignement, faire pénétrer partout un esprit de clarté et de méthode, de noblesse et de désintéressement. « Le monde moderne, dit-il dans un de ses discours, s’est transformé au contact du monde ancien. Il y a des peuples dont on peut étudier l’histoire, sa vie durant, sans cesser d’être ce qu’on était ; mais on ne saurait se plonger dans l’étude de l’art grec sans éprouver en soi-même une renaissance[13]. » Il considérait l’hellénisme et le christianisme comme les deux fondemens de la culture moderne. « Ils proviennent, dit-il ailleurs, de deux peuples anciens qui, ayant perdu leur existence matérielle, ont légué leur âme à l’humanité. Ils ont encore cela de commun, qu’ils semblent par momens déchoir dans la considération des hommes ; ils ressemblent à ces fleuves de la Grèce qui, descendus de la montagne, disparaissent dans un gouffre, continuent quelque temps leur marche obscure sous une couche de calcaire desséché, puis rejaillissent soudain comme d’une source nouvelle et font naître autour d’eux une végétation abondante[14]. »

Ernest Curtius mourut le 11 juillet 1896. Il ne cessa d’enseigner que pendant les derniers mois de sa vie. Dans un discours familier qu’il prononça devant un groupe d’amis, le 2 septembre 1893, aux bains de Gastein, pour le quatre-vingt-neuvième anniversaire de sa naissance, il jette un regard en arrière sur sa jeunesse et son âge mûr. « Les carrières des hommes sont de deux sortes, dit-il ; les uns suivent une ligne droite qui leur ouvre un horizon de plus en plus vaste ; les autres rencontrent des obstacles et sont jetés d’un chemin dans un autre : j’ai toujours marché dans la même direction. » Il rappelle ensuite que, tout jeune, il a puisé le goût des lettres grecques aux conversations de son père, qu’il s’y est fortifié sous la direction d’Otfried Muller et de Bœckh, qu’il a pu cueillir les meilleurs fruits de leurs leçons sur le sol même de la Grèce, et qu’enfin il lui a été donné, comme faveur suprême, de continuer leur enseignement dans deux universités et de faire à son tour des disciples. Ainsi, ajoute-t-il, tout a été harmonieusement combiné dans sa vie pour une fin unique, comme si une Providence spéciale avait veillé sur lui.


A. BOSSERT.

  1. Ernst Curtius, ein Lebensbild in Briefen, herausgegeben von Friedrich Curtius, Berlin, 1903. — Nous remercions M. Frédéric Curtius des renseignemens complémentaires qu’il a bien voulu nous donner. sur les correspondans de son père.
  2. Le fils du peintre Gurlitt (Erinnerungen an Ernst Curtius. Berlin, 1902).
  3. Notice sur George Curtius : Alterthum und Gegenwart, 3e volume.
  4. Erinnerungen an Emanuel Geibel : Alterthum und Gegenwart, 3e volume.
  5. Victorine Boissonnet était d’origine française par son père, qui tenait un commerce de vins, d’abord à Pétersbourg, ensuite à Lubeck, où il épousa la belle-sœur du syndic Curtius.
  6. Alterthum und Gegenwart, 1er volume.
  7. Ida Hengstenberg était la sœur d’Ernest-Wilhelm Hengstenberg, professeur à la Faculté de théologie de Berlin, qu’on a défini « le plus orthodoxe des savans et le plus savant des orthodoxes. » Elle se maria l’année suivante, à Athènes, avec le consul général des Pays-Bas.
  8. Ils en publièrent un choix : Klassische Studien von Emanuel Geibel und Ernst Curtius, Bonn, 1840.
  9. Naxos, dans Alterthum und Gegenwart, 3e volume.
  10. L’auteur de la lettre, le diplomate Kurd de Schlœzer, était le fils du consul général de Russie à Lubeck, et s’occupait d’études orientales à Berlin. La lettre est adressée à Théodore Curtius, le second frère d’Ernest.
  11. Die Entwickelunq des preussischen Staats nach den Analogien der alten Geschichte : Alterthum und Gegenwart, 2e volume.
  12. Ein Ausflug nach Kleinasien : Alterthum und Gegenwart, 2e volume.
  13. Das Mittleramt der Philologie : Alterlhum und Gegenwart, 1er volume.
  14. Die Bürgschaften der Zukunft : Alterthum und Gegenwart, 3r volume.