Entre Femmes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 522-541).
ENTRE FEMMES

Cette étude pourra, par son titre, causer quelque déception à un certain nombre de lecteurs, voire même de lectrices. On n’y trouvera point, en effet, l’écho de propos légers ou médisans échangés au thé de cinq heures, ou lorsque les hommes ne sont pas encore revenus du fumoir. Il s’agit de tout autre chose, d’une question assez aride, intéressante cependant pour ceux que les questions sociales intéressent.

Les économistes et les hommes d’Etat qui envisagent avec optimisme l’avenir de nos sociétés démocratiques, comptent beaucoup sur la mutualité pour porter remède aux souffrances inséparables de la condition des travailleurs. Ils n’ont pas tort. La mise en commun d’un risque incertain, tel que la maladie, l’accident, le chômage, rend assurément de réels services, en répartissant sur un grand nombre de têtes la chance du risque. Ceux que le risque atteint bénéficient de la prévoyance de ceux qu’il épargne, et ceux qu’il épargne achètent au prix d’un modique sacrifice une sécurité qui a bien son prix.

Faut-il cependant espérer de la mutualité tout ce qu’en attendent quelques-uns de ses partisans ? « Quand on découvre, dit l’auteur d’un livre intitulé Hygiène sociale, les effets certains de la mutualité, et qu’on pressent ses résultats possibles, il semble que l’on pénètre dans un monde merveilleux où le rêve le plus idéal prend la consistance et la réalité de la vie. » Tout récemment, un des hommes qui ont tenu la place la plus honorable dans les conseils de la République, s’exprimait ainsi, dans un discours à ses électeurs : « La mutualité a déjà franchi plusieurs étapes. Il ne lui reste plus qu’un effort à faire. Elle le fera certainement aussitôt que l’éducation économique des travailleurs sera achevée. Quand ce cycle sera parcouru, le problème le plus aigu des temps modernes, celui qui paraît le plus insoluble, sera résolu pratiquement et pacifiquement par la réconciliation du capital et du travail. »

N’est-ce pas là s’avancer beaucoup ? Il y a quelques années, je crois avoir démontré ici même que, si la mutualité était réduite à ses propres forces, elle demeurerait impuissante à soulager quelques-uns des maux auxquels on lui demande de porter remède[1]. Mais je n’avais traité la question qu’à un point de vue très général. Je voudrais aujourd’hui la reprendre, en la serrant de plus près, et étudier en particulier les applications de la mutualité entre femmes. Les ouvrières font beaucoup moins parler d’elles que les ouvriers. Cela tient peut-être à ce qu’elles ne sont point électeurs. Mais ce n’est pas une raison pour ne point s’occuper des questions qui les concernent. Il se pourrait même que ce fût le contraire.


I

Quand on feuillette le volumineux rapport que le ministre de l’Intérieur adresse tous les ans au Président de la République sur la situation des sociétés de secours mutuels, ce qui frappe au premier abord c’est l’écrasante disproportion entre le nombre des femmes affiliées à ces sociétés, et celui des hommes : 418 227 femmes contre 1 141 758 hommes, d’après le dernier rapport, qui porte sur l’année 1895. Il n’est pas malaisé d’ailleurs de trouver la cause de cette disproportion.

L’affiliation à une société de secours mutuels suppose le paiement régulier d’une cotisation. Pour arriver à verser cette cotisation, il faut que l’ouvrière soit en mesure d’économiser quelque chose sur son salaire. Or, combien y a-t-il d’ouvrières qui soient en état de le faire ? Pour répondre à cette question, je pourrais renvoyer mes lecteurs à la dernière statistique publiée par l’Office du travail, qui nous apprend que le salaire moyen de la femme employée dans l’industrie est de 2fr. 20, et leur demander ensuite combien ils estiment qu’une femme qui doit pourvoir à tous ses besoins, logement, nourriture, habillement, peut économiser sur un salaire de 2 fr. 20 par jour. Mais s’ils se méfiaient, non sans raison, de ces moyennes qui souvent ne répondent pas à la réalité, je les engagerais à lire les études spéciales qui ont été publiées à ce sujet, par exemple Le travail des femmes, au XIXe siècle de M. P. Leroy-Beaulieu, ou l’ouvrage, tout récent, de M. Charles Benoist, que l’Académie des sciences morales vient de couronner si justement. En y trouvant décomposés ces navrans budgets d’ouvriers, en y voyant avec quelle difficulté à Paris même, c’est-à-dire dans la ville où les salaires des femmes sont le plus élevés, elles arrivent à mettre en équilibre leurs recettes et leurs dépenses, ils comprendront qu’il ne soit pas absolument facile à ces pauvres femmes d’ajouter à leurs dépenses une cotisation si minime qu’elle soit.

Si donc un moindre nombre de femmes figurent parmi les mutualistes, ce n’est pas qu’elles soient moins prévoyantes que les hommes (étant moins dépensières, elles seraient, au contraire, plus portées à la prévoyance), c’est tout simplement que l’exiguïté de leurs salaires ne leur permet pas d’ajouter à leurs dépenses le paiement d’une cotisation. A un trop grand nombre d’entre elles s’applique la fameuse maxime de Turgot et la non moins fameuse loi d’airain de Lassalle qui réduisent les salaires au minimum absolument nécessaire à la vie ; maxime et loi absolument fausses si on les étend à l’universalité des travailleurs, mais vraies cependant pour une certaine partie d’entre eux, et, en particulier, pour un trop grand nombre de femmes qui sont obligées de s’adonner à des métiers peu lucratifs. Voilà donc du premier coup, dans le monde du travail, une nombreuse catégorie exclue des bienfaits de la mutualité. Voyons maintenant quelle est la situation des femmes auxquelles l’élévation de leurs salaires permet d’y participer.

D’après la législation qui régit les sociétés de secours mutuels, ces sociétés se divisent en sociétés reconnues d’utilité publique (celles-ci en très petit nombre), sociétés approuvées, c’est-à-dire dont les statuts ont été soumis au ministre de l’Intérieur, et enfin sociétés simplement autorisées par le préfet de police à Paris ou les préfets dans les départemens. Ne parlons ici que des sociétés approuvées. Ce sont celles dont les comptes sont les plus minutieusement tenus. Aussi bien ce qu’on en peut dire s’applique-t-il, à d’insignifiantes différences près, aux sociétés simplement autorisées.

Il existe 5 326 sociétés approuvées, composées exclusivement d’hommes, 2 143 sociétés mixtes, composées d’hommes et de femmes, et 227 sociétés composées de femmes seulement. Les sociétés mixtes comptent 133 425 femmes, les sociétés exclusivement féminines en comptent 29 993, ce qui fait 163 418 femmes participant à la mutualité dans les sociétés approuvées. Mais, si l’on veut apprécier les résultats que peut donner la mutualité entre femmes, il faut laisser de côté les sociétés mixtes pour ne s’occuper que des sociétés exclusivement féminines. C’est aussi ce que nous ferons.

Ces 227 sociétés ont encaissé, en 1895, du chef de la cotisation de leurs membres participantes (pour parler un français de statistique), la somme totale de 367 942 francs, à laquelle il faut ajouter pour droits d’entrée 7 443 francs, et pour amendes 11 343 francs, ce qui fait une somme totale de 386 728 francs, tirée uniquement de la bourse des sociétaires. La cotisation moyenne pour l’ensemble de la France est de 10 fr. 50 en chiffres ronds. Dans le département de la Seine elle est, également en chiffres ronds, de 16 francs. Si les sociétés de secours mutuels entre femmes étaient laissées à leurs propres forces, ce serait uniquement avec le produit de ces cotisations, augmenté pour une faible part du produit des amendes et des droits d’entrée, que ces sociétés devraient faire face à leurs dépenses. Ces dépenses sont de deux sortes : les dépenses obligatoires et les dépenses facultatives. Sont dépenses obligatoires toutes celles qui sont imposées par les statuts, et qui sont la raison d’être d’une société de secours mutuels. Sont dépenses facultatives les dépenses occasionnées par les avantages supplémentaires que certaines sociétés assurent à leurs membres. Ainsi les dépenses médicales, les indemnités en cas de maladie et les frais funéraires, sont dépenses obligatoires. Il y faut ajouter les frais de gestion. Les secours aux orphelins, aux infirmes, les pensions de retraite, sont dépenses facultatives. Cette distinction faite, consultons les comptes des sociétés exclusivement composées de femmes.

En 1895, leurs dépenses obligatoires se sont ainsi décomposées :


Dépenses médicales (médecins et pharmaciens) 226 977
Indemnités de maladie 152 407
Frais funéraires 25 892
Frais de gestion 40 021
Total des dépenses obligatoires 445 297

Or, nous avons vu tout à l’heure que les produits des cotisations, amendes et droits d’entrée des membres participantes ne dépassaient pas 386 728 francs. Le déficit est donc de 58 579 francs. Dans les sociétés simplement autorisées, qui sont au nombre de 144 et comprennent 15 178 participantes, la situation est exactement la même. Les recettes provenant des sociétaires ne s’élèvent qu’à 138 169 francs, et les dépenses obligatoires atteignent 153 362 francs. Le déficit est de 15 195 francs. Avec ses uniques ressources, la mutualité féminine ne saurait donc faire face même à ses dépenses obligatoires. Il ne semble pas qu’une contradiction sérieuse puisse être opposée à cette triste, mais irréfragable constatation.

De quoi vivent donc ces sociétés ? De la bienfaisance. Leur déficit annuel est comblé par des dons, et, en particulier, par les cotisations des membres honoraires. Je n’apprendrai rien à personne en disant qu’il est peu ou peut-être point de sociétés de secours mutuels qui ne comptent un plus ou moins grand nombre de membres honoraires, c’est-à-dire de membres qui contribuent par leurs cotisations aux dépenses de la société, mais qui ne participent point à ses avantages. Ce qui est moins connu, c’est leur nombre et l’importance de leur rôle.

Au 31 décembre 1895, les sociétés approuvées, toutes ensemble, comptaient 216 227 membres honoraires contre 1 256 030 participais, ce qui donne pour chaque société un personnel moyen de 29 membres honoraires et de 136 membres participans. Mais, pour les sociétés composées uniquement de femmes, cette proportion est dépassée : elle est de 36 membres honoraires contre 138 membres participantes, et cela est fort heureux, puisque, ainsi que nous venons de le voir, les cotisations des membres participantes ne suffisent point à couvrir les dépenses obligatoires. Dans la réalité des choses, chaque participante coûte à sa société plus qu’elle ne lui apporte par sa contribution. Les sociétés de secours mutuels entre femmes seraient donc en constant déficit si la bienfaisance n’intervenait pour y parer. En étudiant le mécanisme de quelques-unes de ces sociétés, nous verrons sous quelles formes diverses se produit cette intervention nécessaire.


II

Parmi ces 227 sociétés de secours mutuels entre femmes, il en est trois dont le siège est à Paris et dont je voudrais parler, non pas seulement parce que certaines circonstances particulières ou certaines communications obligeantes m’ont permis de connaître leur constitution, mais parce qu’elles se recrutent presque exclusivement dans le personnel si intéressant des ouvrières de l’habillement et de la toilette. Cette désignation, employée par la statistique, me paraît plus juste que celle d’ouvrières de l’aiguille, sous laquelle on les désigne souvent, car un certain nombre d’entre elles, entre autres les fleuristes, les modistes, les mécaniciennes, et, dans une autre catégorie, les vendeuses ne vivent pas précisément de l’aiguille, tandis que toutes vivent de l’habillement et de la toilette. Mais le terme importe peu.

Ce personnel des ouvrières de la toilette, aisément reconnaissable aux yeux d’un Parisien un peu exercé, à son aspect soigné, à sa mise élégante, à son air éveillé, aurait mérité de trouver chez un de nos grands romanciers un peintre de ses mœurs qui fût un Dickens et non pas un Paul de Kock, pour ne parler que des morts. Personne n’y aurait été plus propre que ce pauvre Alphonse Daudet qui, dans ses premières œuvres, nous avait donné des types populaires si vivans et si vrais. Seul, peut-être, il avait le sentiment de la réalité humaine ; la réalité, c’est-à-dire la complexité. Les couleurs du tableau seraient aussi fausses en effet si l’on peignait ce jeune monde absolument pervers, que si on le peignait absolument idéal. Mais ce que le romancier que je rêve devrait mettre en lumière, et ce qu’il ne saurait exagérer, ce sont les difficultés de la vie pour l’ouvrière de dix-huit ans. Il la faudrait montrer, arrivant parfois de sa province ou sortant d’un orphelinat, pour tomber dans ce grand Paris, décrire sa solitude morale au milieu de cette foule, son ahurissement à l’atelier, où des compagnes déjà perverties s’appliquent à la déniaiser ; peindre d’abord sa mélancolie et son dégoût, puis sa trop rapide accoutumance ; bientôt la légèreté, la coquetterie, l’instinct du plaisir prenant le dessus ; les leçons de la famille ou de la bonne sœur s’effaçant peu à peu de la mémoire, et les habitudes de piété cédant devant les railleries. Il ne faudrait pas négliger d’indiquer les embûches qui lui sont tendues dans le milieu même où elle vit, ni peut-être reculer devant les brutalités dont elle peut être victime. Si on la montrait succombant dans cette lutte ingrate où pas un appui n’est venu seconder sa résistance, il faudrait faire sa part à la responsabilité de l’homme, à sa légèreté criminelle, parfois aussi à la rigueur d’une famille qui, après avoir été insouciante, se montre souvent impitoyable. Il ne faudrait pas hésiter à marquer les étapes par lesquelles l’ouvrière passe souvent de la faute à l’inconduite, puis de l’inconduite à la prostitution. Ou, si le romancier suivait un plan contraire, et s’il voulait que son héroïne sortît victorieuse de la lutte, il la devrait montrer aux prises avec les pires difficultés de la vie, en proie aux angoisses du chômage, obligée de réduire sur sa nourriture, tentée dans cette crise par des propositions malhonnêtes, et il pourrait, sans mentir à la réalité de l’observation, payer le même tribut d’hommages que le poète de l’Aventurière :


À ces fières vertus qui dans un galetas
Ont froid et faim, Madame, et ne se rendent pas.


Je n’ai malheureusement rien de ce qu’il faut pour être le peintre de cette réalité. Sans parler de l’imagination et du talent, il me manquerait encore une connaissance assez approfondie de ce milieu spécial. Cependant, les circonstances m’ont déjà mis en contact avec un assez grand nombre d’ouvrières pour que j’aie pu démêler parmi elles certains types assez différens : l’étourdie, qui, rieuse, coquette, dépense en ajustemens l’excédent de son salaire, court après le plaisir et finira dans la misère ; la sentimentale, qui se laisse prendre d’abord aux belles paroles ou aux lettres bien tournées d’un commis de magasin, teinté de littérature, s’efforce gauchement de lui répondre dans un style aussi défectueux que son orthographe, puis, finissant par s’apercevoir que ce n’est pas sérieux, se résout à épouser un brave ouvrier, plutôt commun, avec lequel elle sera relativement heureuse ; l’économe, un peu ambitieuse, qui aspire à s’élever peu à peu, qui rêve d’être employée pour avoir une retraite, qui met de côté pour ses vieux jours, mais qui, fourmi peu prêteuse, refusera cent sous à une ouvrière, sa compagne ou même sa sœur ; la paresseuse, que bientôt le travail rebute, qui s’établit d’abord avec Paul, passe de Paul à Alfred, d’Alfred à un ami d’Alfred, bientôt de l’un à l’autre, et finira dans la rue ou à l’hôpital ; enfin, la pieuse et pure qui, née tendre et un peu faible, s’est fortifiée au rude contact de la vie, qui a eu sa petite peine de cœur, ayant rêvé d’épouser un employé dont la famille n’a pas voulu d’elle, et qui, par dégoût de son milieu vulgaire, par ardeur de dévouement et par instinct de femme, finit par demander au couvent les deux biens qu’elle a vainement demandés au monde, ou du moins à ce que sa simplicité appelait le monde : la paix et l’amour. Ces observations ont engendré chez moi deux sentimens : un grand respect pour celles qui résistent ; une grande indulgence pour celles qui succombent, à laquelle s’est joint un vague désir de venir en aide à celles qui luttent. Le meilleur moyen me paraît être pour cela de faire connaître ce qu’ont tenté jusqu’à présent ceux et surtout celles dont l’activité bienfaisante ne s’en est point tenue à ce vague désir.


III

De ces trois sociétés dont j’ai dessein de parler, la plus ancienne s’appelle : la Société de secours mutuels entre jeunes ouvrières. Elle sollicite en ce moment l’autorisation de changer cette dénomination un peu longue contre celle-ci, plus vivante et plus leste : la Parisienne. Son existence officielle date du 25 septembre 1875. Son existence morale est un peu antérieure. Elle est la fille de cette intéressante communauté des sœurs de Marie Auxiliatrice qui, fondée vers le milieu du siècle par une dame pieuse, dans l’intention un peu vague de venir en aide aux jeunes filles de la classe laborieuse, possède aujourd’hui en France plusieurs maisons importantes, et a pris, en dépit des temps, un développement qui ne cesse de s’accroître. Naguère j’assistais à une touchante cérémonie où il n’y avait pas moins de dix-sept prises de voile ou d’habit. Une des maisons dépendant de la communauté était installée à Paris, dans un fort modeste local, rue de la Tour-d’Auvergne. C’était, c’est encore une petite maison bourgeoise, accommodée tant bien que mal pour les besoins de la communauté. Pour répondre à leurs statuts, les sœurs y avaient fondé un patronage, modeste institution comme il en existe beaucoup à Paris, dont le but est de réunir les jeunes filles, les dimanches ou jours de fête, pour leur offrir des « jeux et des divertissemens honnêtes » et les détourner ainsi de la promenade sur les boulevards, en bande ou en tête à tête, dont les bonnes sœurs se méfient beaucoup.

En rassemblant ainsi ces jeunes filles chaque semaine, les sœurs ne tardèrent pas à être frappées du grand nombre d’entre elles qui étaient anémiées, souffreteuses, fréquemment arrêtées dans leur travail par des indispositions ou des maladies, à qui le bureau de bienfaisance était fermé parce qu’elles n’étaient point classées comme indigentes, et le médecin ou même le pharmacien inaccessible parce que soins et remèdes coûtent trop cher. De là l’idée de créer entre elles une société de secours mutuels qui leur assurerait les soins gratuits. Mais cette idée, peu originale en elle-même, devait avoir une conséquence singulièrement heureuse. Les statuts de la société de secours mutuels, suivant une clause fort ordinaire, excluaient du droit à l’inscription les jeunes filles atteintes de maladies chroniques. Un grand nombre d’entre elles étaient atteintes d’une maladie chronique et la plus terrible de toutes : la phtisie. Comment les laisser sans soins ? De cette impossibilité morale est née la maison de Villepinte affectée aux jeunes filles poitrinaires, qui est devenue d’agrandissemens en agrandissemens une des plus importantes créations de la charité privée et une des œuvres les plus justement populaires de notre pays. C’est d’autant moins le lieu d’en parler, que M. Maxime du Camp lui a consacré ici même une étude assurément présente à toutes les mémoires, et que les deux œuvres, la société de secours mutuels et l’établissement de Villepinte, n’ont aujourd’hui rien de commun : rien, sauf, hélas ! la clientèle qui passe trop fréquemment de l’une à l’autre, et aussi le lieu de consultation qui est toujours la petite maison de la rue de la Tour-d’Auvergne.

J’ai assisté quelquefois à cette consultation et je ne connais rien de mélancolique comme l’aspect de ces jeunes filles qui viennent là se présenter au médecin, les unes si visiblement atteintes que l’œil le moins exercé n’hésiterait pas sur le diagnostic, les autres cachant encore sous l’apparente fraîcheur de la mine le mal qui commence à les ronger, mais toutes anxieuses, tremblantes, attendant, dans un silence plein d’angoisse, la décision du médecin qui doit leur faire connaître leur état véritable, et tout heureuses si, au lieu de Villepinte, il les envoie tout simplement à Champrosay, la maison des chlorotiques et des anémiées. Ce cabinet de la rue de la Tour-d’Auvergne est un des rares endroits où l’œil étranger peut voir défiler devant lui ce jeune monde des ouvrières de Paris, saisir sur le vif leurs souffrances et découvrir aussi quelles vertus elles cachent parfois sous leur air un peu évaporé. Un jour, une jeune fille s’y présentait avec une lettre de recommandation d’un pharmacien. Cette lettre était ainsi conçue : « Je vous envoie une jeune, pauvre et intéressante malade. Sa mère est paralysée et soignée par une enfant qui gagne cinquante centimes par jour, sur lesquels il faut nourrir trois personnes. C’est la jeune fille la plus sage et la plus honnête qu’on puisse trouver : toutes ses pensées étaient pour sa mère à laquelle elle envoyait tous ses gages. Aujourd’hui encore elle voudrait pouvoir gagner de l’argent pour aider sa mère et sa sœur. » Je regardai la jeune fille. Elle avait une robe d’assez mauvais goût, un chapeau à plumes et des frisons exagérés. Rien n’indiquait au premier aspect ni tant de misère, ni tant de vertus, et je me suis promis que désormais je ne jugerais plus jamais les petites ouvrières sur l’apparence ni sur les frisons.

Laissons de côté le sentiment et revenons aux chiffres. La Parisienne (donnons-lui déjà ce nom que sans doute elle portera bientôt) demande à ses sociétaires une cotisation mensuelle d’un franc cinquante, soit dix-huit francs par an. En échange de cette cotisation modique, elle leur assure, en cas de maladie, les soins et les remèdes gratuits, et, en cas de décès, un convoi convenable. C’est le minimum des avantages garantis par la mutualité. Mais elle distingue entre les sociétaires mariées et les sociétaires non mariées. Aux sociétaires mariées, qui naturellement sont soignées à leur domicile, elle accorde, en plus des soins médicaux, une indemnité d’un franc par jour. En cas d’accouchement, cette indemnité est accordée pendant vingt jours. Quant aux sociétaires non mariées, qui sont de beaucoup les plus nombreuses, elles sont soignées dans la maison des sœurs de Marie Auxiliatrice, qui est le siège de l’œuvre, véritable maison de famille suivant le nom qu’elle s’est donné, où quelques-unes d’entre ces jeunes filles ont même pris gîte et sont en tout temps logées et nourries au prix invraisemblable de quarante francs par mois en dortoir, et soixante francs en chambre particulière. Mais c’est là une œuvre tout à fait distincte de la société de secours mutuels, qui assure cependant aux sociétaires sans place un lit gratuit pendant un mois et les nourrit moyennant une légère rétribution. Il y a là une sorte d’assurance temporaire contre le chômage, qui complète les avantages importans assurés aux sociétaires.

Enfin, une décision toute récente du Conseil d’administration de la société a créé une caisse d’encouragement à l’épargne. Cette caisse reçoit les versemens individuels des ouvrières sociétaires à partir de cinquante centimes, et les place en leur nom à la caisse d’épargne et les en conservent la libre disposition. De son côté, le Conseil d’administration de la société verse au compte de chaque déposante, dans la mesure où les ressources de la société le permettent, une somme proportionnée à ses propres versemens. Cette somme n’est point à la disposition de la déposante, mais lui est remise dans les trois cas suivans : mariage, établissement, entrée en religion. Dans ces trois cas, une prime extraordinaire peut lui être accordée, et encore dans un quatrième cas qui ne se présentera pas de sitôt : celui où, après vingt ans de présence à la société, la déposante verserait le montant de son compte d’épargne et de ses primes annuelles à la Caisse nationale des retraites pour se constituer une rente viagère. On voit que les avantages assurés aux participantes, en échange de leur modique cotisation de dix-huit francs, sont considérables. Voyons quelles sont les dépenses, que les obligations contractées par la société entraîne pour elle et les ressources au moyen desquelles elle y fait face.

D’après le dernier bilan de la société dont je puis, pour cause, certifier la parfaite exactitude, les dépenses de l’année 1897 se sont élevées à 14004 francs. Dans ces dépenses, les frais médicaux figurent pour 1900 francs, les frais pharmaceutiques pour 1 063. Les autres dépenses sont occasionnées par les indemnités en argent, les frais de loyer, de gestion, etc. Les recettes ont été de 14 299 francs. Elles se décomposent ainsi : recettes provenant des membres honoraires, 12 676 francs ; recettes provenant des participantes, 1 623. Les recettes provenant des participantes n’auraient donc pas suffi à faire face aux frais médicaux et pharmaceutiques. Si la société vit et même si elle est prospère, c’est uniquement parce qu’elle compte à peu près trois membres honoraires pour une participante. C’est là une constatation tout à l’honneur des membres honoraires, mais il me paraît difficile d’en tirer argument pour démontrer la toute-puissance de la mutualité.

On pourrait objecter que la Parisienne est moins une société de secours mutuels qu’une famille, et que cette famille s’impose pour ses enfans des dépenses un peu excessives. Il y aurait du vrai. Prenons donc une autre société qui, celle-là, présente uniquement les caractères de la mutualité : la Couturière. Cette société a dix-sept années d’existence et doit son origine au fils d’un homme qui s’est rendu célèbre sous le second Empire pour avoir exercé avec un succès éclatant une profession nouvelle : celle de couturier. La grande situation occupée dans l’industrie de la toilette par le fondateur de la Couturière, l’appui que lui ont prêté les pouvoirs publics, la générosité dont lui-même a fait preuve, ont permis à cette société cadette non seulement de rejoindre, mais de dépasser son aînée. Son personnel est plus nombreux, son organisation plus complète. Elle compte à son service trente-deux médecins et plusieurs pharmaciens dans chacun des arrondissemens de Paris. Les avantages qu’elle assure sont les mêmes que ceux de son émule : soins médicaux, frais funéraires. Elle n’a pas cru pouvoir entrer dans la voie des retraites ; mais, à toute sociétaire qui accouche, elle alloue une somme de cinquante francs sous la condition qu’elle restera quatre semaines sans travailler, et elle ajoute une prime de vingt-cinq francs, si la mère allaite elle-même son enfant. Tout cela est excellent ; voyons ce que cela coûte et comment il est fait face aux dépenses.

Les dépenses de la Couturière se sont élevées, en 1897, à 30 202 fr. 40, ainsi divisés : frais de gestion, 8 358 fr. 65 ; frais médicaux, frais funéraires et secours, 21 843 fr. 80 c. En regard, nous trouvons 33 888 fr. 75 de recettes, ce qui constitue assurément une situation financière satisfaisante. Ces recettes, au point de vue de leur origine, se décomposent ainsi : intérêts des fonds placés, 5 149 fr. 75 ; cotisations des membres honoraires, 3 730 ; cotisations des sociétaires participantes, 25 009. Les dépenses étant de 30 202, le déficit serait de 5 000 francs en chiffres ronds sans les cotisations des membres honoraires et les intérêts des fonds placés qui proviennent de libéralités antérieures. Notons cependant que, dans cette société, la cotisation des participantes suffit à faire face aux frais médicaux et indemnités, ce qui est rare. Mais pour arriver à ce résultat satisfaisant, la Couturière est obligée de demander à ses participantes une cotisation de 25 francs. Le chiffre est élevé, supérieur de 9 francs à la moyenne générale de Paris, qui est, on se le rappelle, de 16 francs. Les sociétaires de la Couturière peuvent payer cette cotisation, parce qu’elles appartiennent presque toutes à la catégorie privilégiée des ouvrières de la grande couture, qui travaillent dans les maisons de la rue de la Paix ou des environs du boulevard, qui touchent des salaires élevés et souffrent peu du chômage. L’œuvre est excellente, bien administrée, mais les cotisations mêmes des membres honoraires ne suffisent pas à la maintenir habituellement en équilibre, et elle ne se tire d’affaire qu’en faisant tous les ans appel à la charité, sous la forme d’un concert ou d’un bal.

C’est à une catégorie beaucoup plus modeste d’ouvrières que s’est proposé de venir en aide la Mutualité maternelle. Cette société, beaucoup plus récente, doit sa création à un homme dont le nom est non moins honorablement et anciennement connu que celui du fondateur de la Couturière. Son dévouement a trouvé de précieux concours non pas seulement chez ses rivaux et rivales du monde de la grande couture, mais auprès des diverses chambres syndicales qui tiennent de plus ou moins près à l’industrie de l’habillement et de la toilette, chambres de la confection et de la couture, des dentelles et broderies, de la passementerie, des corsets, etc. Il y a là un fait intéressant à noter, qui montre que les patrons, sans y prêter peut-être autant d’attention qu’il le faudrait, ne se désintéressent pas aussi complètement qu’on les en accuse de la condition du nombreux personnel qu’ils emploient. Quant au but poursuivi par la société, le nom seul, heureusement choisi, suffit à l’indiquer : c’est de créer entre les mères de famille une assurance mutuelle dont elles recueillent le bénéfice au moment de leurs couches. Aux termes des statuts, les membres participantes de la société ont droit à une indemnité de 12 francs par semaine, pendant les quatre semaines qui suivront leurs couches, et à une prime d’allaitement si elles allaitent elles-mêmes leur enfant. En échange de cette indemnité, les participantes prennent l’engagement de s’abstenir de tout travail pendant ces quatre semaines. La société poursuit ainsi un double but : l’un humanitaire, préserver la santé de la mère, l’autre, on peut le dire, patriotique, diminuer la mortalité des nouveau-nés. Avec raison, elle se fait gloire d’avoir ramené entre neuf et dix pour cent parmi ses sociétaires le chiffre de la mortalité des nouveau-nés qui, à Paris, s’élève entre trente-cinq et quarante. C’est assurément un résultat considérable, dont la société a le droit d’être fière. Pour y arriver, elle est obligée de veiller avec grand soin sur ses participantes pendant les semaines qui suivent l’accouchement ; celles-ci pourraient être tentées, en effet, de se remettre au travail, et le chômage absolu est la condition de l’indemnité. Aussi l’allocation des trois premières semaines est-elle portée à domicile par des inspectrices qui s’assurent ainsi que la mère est bien à la maison. La quatrième, au contraire, est touchée au bureau de la société par la mère elle-même en même temps que la prime d’allaitement si elle y a droit. Tout cela est parfait, et je n’aurais qu’à faire l’éloge de ces statuts, si je n’y trouvais une disposition ou plutôt l’absence d’une disposition qui, je l’avoue, m’étonne un peu, bien que ce silence des statuts sur un point capital ait valu à la société certains éloges.

A l’une des premières assemblées générales de la Mutualité maternelle devant toutes les participantes réunies, M. Bassinet, vice-président du Conseil général de la Seine (du moins il l’était alors) a loué la société « de ne pas distinguer au point de vue de la maternité entre la jeune fille et la femme. » Je ne saurais partager sur ce point l’opinion de l’honorable M. Bassinet. Qu’on me comprenne bien. J’ose dire que je suis assez au courant des difficultés et des dangers de la vie populaire pour pousser très loin l’indulgence vis-à-vis de la fille séduite. Personne n’a plus en horreur que moi ce pharisaïsme impitoyable à la faute parce qu’elle est apparente, indulgent à l’adultère parce qu’il demeure caché. Mais n’est-ce pas cependant aller un peu loin, dans les statuts d’une société même charitable, que d’envisager la maternité légitime et la maternité illégitime absolument du même œil ; et cela surtout quand ce sont des patrons qui ont rédigé ces statuts ? Ne craignent-ils pas d’encourager par-là, dans ce monde spécial auquel ils s’adressent, une disposition qui, à Paris, n’est que trop fréquente chez l’ouvrier et surtout chez l’employé : le mépris du mariage et la glorification de l’union libre ? Ne seraient-ils pas aussi, en y réfléchissant, un peu choqués à la pensée que, le jour où l’une de leurs ouvrières penserait à se mal conduire, elle pourrait venir tranquillement au bureau de la Mutualité maternelle s’assurer contre les conséquences de sa faute. L’objection est, je le reconnais, plus théorique que pratique, car, en fait, d’après le dernier compte rendu, l’indemnité d’accouchement a été accordée à 649 femmes mariées et à 35 filles-mères seulement, la prévoyance n’étant pas la vertu dominante de ces dernières. Mais, en doctrine, elle n’en subsiste pas moins, et je me fais d’autant moins scrupule de signaler cette lacune des statuts, qu’il serait très facile de concilier dans la pratique ce qui est dû aux exigences de l’humanité avec le respect d’une grande loi morale et sociale. Aux termes desdits statuts, celles-là seules ont droit à l’indemnité d’accouchement qui se sont fait inscrire comme participantes à la Mutualité maternelle neuf mois au moins avant leurs couches, c’est-à-dire avant le début, de leur grossesse et qui ont payé leur cotisation de l’année. Dans la réalité, un grand nombre de femmes demandent à être inscrites et à payer leurs cotisations, étant déjà enceintes. On les admet néanmoins, sauf à leur accorder une indemnité un peu moindre. Le compte rendu les appelle des participantes extra-statutaires. Le nombre de ces extra-statutaires tend d’année en année à l’emporter sur celui des statutaires : 455 extra-statutaires, en 1897, contre 229 statutaires. Rien n’aurait été facile comme d’englober les filles-mères dans la catégorie des extra-statutaires. Tout serait ainsi concilié, et il n’y aurait pas lieu de faire aux statuts mêmes de la société une objection dans laquelle je persiste, dût-elle à certains yeux paraître un peu puritaine.

Statutaires ou extra-statutaires participent aux secours de la société moyennant une cotisation annuelle de trois francs. Ce chiffre est excessivement bas. Les fondateurs de la société l’ont fixé à ce taux, parce qu’ils ont voulu rendre la société accessible non pas seulement à l’ouvrière qui gagne de trois à quatre francs par jour ou plus, mais à la vraie ouvrière parisienne, à celle dont le salaire misérable oscille entre deux et trois francs, et encore à la condition qu’elle puisse donner toute sa journée au travail à l’atelier ou chez elle, et que, les soins du ménage absorbant une partie de son temps, elle n’en soit pas réduite à ne gagner que 1 franc ou 75 centimes par jour en travaillant aux pièces pour la confection. C’est à celles-là surtout qu’ils se sont proposé de venir en aide. Ils y ont réussi. Je m’en suis assuré en assistant dans les bureaux de la société au défilé de leur triste clientèle. Une de ces femmes m’a particulièrement frappé par son air mélancolique et décent, alors qu’accablée sous le double fardeau de sa maternité et de sa misère, elle écoutait les paroles consolantes de la directrice. Je consultais son dossier. Elle avait eu onze enfans, dont neuf étaient encore vivans. Mais celle-là était encore une heureuse, car le mari, mécanicien, gagnait six francs par jour. Une autre, qui avait à peu près autant d’enfans, était femme d’un terrassier qui ne gagnait que quatre francs cinquante. J’ai feuilleté d’autres dossiers encore, et partout j’ai pu trouver confirmation de ce fait dont la démographie pourrait bien faire une loi : que ceux-là ont le plus d’enfans qui ont le moins de ressources pour les élever. Quoi qu’il en soit, il est certain que la Mutualité maternelle rend de sérieux services à ses 1 762 participantes ; mais leurs cotisations ne figurent que pour une faible part dans ses ressources. Ces cotisations ont produit, en 1897, la somme de 5 298 francs. Les dépenses ont été en chiffres ronds de 57 000. Comment a-t-il été fait face à l’écart ? D’abord, comme dans toutes les sociétés de secours mutuels, avec les cotisations des membres honoraires. Mais elles n’ont produit que 7188 francs. Restait un écart de 45 000 francs à combler. Les subventions des pouvoirs publics (5 000 fr.) n’y ont pas suffi et il a fallu avoir recours aux grands moyens, c’est-à-dire à une loterie qui a produit 37 000 francs. A quoi aura-t-on recours l’année prochaine ? Sans doute à une loterie encore. Rien de mieux, mais peu à peu la Mutualité maternelle devient ainsi une société de bienfaisance vivant presque exclusivement de la charité publique, et se distinguant des autres par cette seule particularité qu’elle limite ses bienfaits à une catégorie d’assistées à qui elle demande de faire de leur côté acte de prévoyance. Ceci n’est pas une critique. Au contraire, c’est un éloge, car il y a là une forme nouvelle et très intelligente de la bienfaisance. Mais si j’avais entretenu, comme certains philanthropes, l’illusion de croire que la mutualité fût, à elle seule, de force à parer aux épreuves féminines, et en particulier à la plus fréquente de toutes, l’étude que j’ai faite des comptes de la Mutualité maternelle aurait suffi pour dissiper cette illusion.


IV

Combien les trois sociétés dont je viens de parler comptent-elles de participantes ? A s’en tenir aux indications données par le dernier rapport sur les sociétés de secours mutuels, leur nombre ne dépasserait pas 2 858. Depuis deux ans (et c’est là en soi-même un heureux symptôme), ce nombre s’est accru de quelques centaines. Mettons qu’il soit aujourd’hui en chiffres ronds de 3 200. Il n’existe pas, à ma connaissance, d’autres sociétés de secours mutuels composées uniquement de femmes, au moins dans le milieu des ouvrières proprement dites[2]. Or, dans la seule industrie de l’habillement et de la toilette, le nombre des ouvrières, d’après le dernier dénombrement de la ville de Paris, s’élève à plus de trois cent mille (exactement 303 771). On voit combien est faible, et, pour dire le mot, dérisoire, la proportion de celles qui participent aux bienfaits de la mutualité.

Cette faible proportion n’a pas, il faut le reconnaître, pour cause unique l’exiguïté du salaire féminin. Assurément il n’est pas facile à toutes les ouvrières de prélever sur leurs maigres gains les dix-huit ou les vingt-cinq francs nécessaires pour se faire inscrire à la Parisienne ou à la Couturière. L’inconstance d’humeur, la légèreté, ou des exigences déraisonnables entrent aussi pour partie dans ce défaut de prévoyance et empêchent le nombre des mutualistes d’aller en se développant aussi rapidement qu’on le voudrait. Beaucoup ne font dans les sociétés de secours mutuels qu’un court passage. L’une cessera de payer sa cotisation parce que, s’étant trouvée sans place, la société qu’elle considérait comme un bureau de placement n’a pas réussi à lui en procurer une sur-le-champ ; l’autre, parce qu’une bouteille d’eau de Vichy par jour ne lui aura pas été accordée. Un atelier tout entier se retirera parce qu’une paire de lunettes aura été refusée à une camarade. D’autres n’ont figuré en quelque sorte que nommément sur la liste de la société. Le patron paye la cotisation de la première année. Quand la cotisation est retombée à leur charge, elles ont refusé de l’acquitter. Enfin, un grand nombre, ayant payé leur cotisation pendant deux ou trois ans, n’ayant jamais été malades, et se sentant bien portantes, trouvent qu’il est inutile de prélever plus longtemps sur leurs menus plaisirs cette prime d’assurance, ce qui ne laisse comme participantes au compte de la société que les souffreteuses. Le personnel des ouvrières mutualistes n’est donc pas seulement très restreint : il est très mobile, et on peut dire que dans ce jeune monde la prévoyance est la très rare exception. Ce qu’il faudrait pour attirer les jeunes filles vers les sociétés de secours mutuels (je dis à dessein les jeunes filles, car qui n’a pas pris des habitudes de prévoyance à vingt ans n’en prendra guère plus tard), ce serait leur assurer d’autres avantages que les soins en cas de maladie et les frais funéraires. Quand on est très jeune, on ne pense guère ni à la maladie, ni à la mort. Dans cet ordre d’idées, une création très heureuse a été la caisse de prêts gratuits.

L’idée de fonder, pour les ouvrières qui sont dans un embarras momentané, une caisse de prêts gratuits a été mise en pratique par le Syndicat de l’aiguille. Ce syndicat n’est pas une société de secours mutuels, mais une association formée entre patronnes et ouvrières suivant une conception bien connue, tout à fait chimérique, à mon humble avis, quand on veut l’appliquer à la grande industrie, mais qui, limitée, dans la petite industrie, à un nombre restreint d’ouvrières et de patronnes se connaissant entre elles, peut donner de bons résultats. Tel est en particulier le cas pour le Syndicat de l’aiguille, qui a pris dans le monde de la couture d’heureuses initiatives, entre autres celle dont je viens de parler.

La caisse de prêts, créée en 1893 par le Syndicat de l’aiguille, a été fondée au capital de cinq mille francs, versés exclusivement par des souscripteurs qui s’interdisaient d’y avoir recours. Ce n’est pas une caisse de crédit mutuel. Elle est administrée par six membres : deux patronnes, deux employées, deux ouvrières. En principe, les prêts ne sont consentis que pour six mois. Ils sont proportionnels au salaire de l’emprunteuse. Les résultats de l’expérience, qui était hardie, ont été excellens. Sur 17 843 francs de prêts que la caisse a consentis en dix ans, elle n’a éprouvé crue 817 francs de perte. Mais ces prêts n’ont pas été consentis uniquement à des ouvrières. Un certain nombre de petites patronnes, membres du syndicat, ont eu également recours à la caisse. Plus intéressante est donc l’expérience tentée par la Couturière, qui, au mois de juillet 1897, a fondé également une caisse de prêts gratuits en prélevant une somme de 10 000 francs sur le produit d’une fête de bienfaisance. Aucune participante ne prend part à la gestion des fonds de cette caisse, uniquement administrée par une délégation des membres honoraires. Bien que la caisse n’ait pas de statuts écrits, dans la pratique le minimum des prêts est de 30 francs, le maximum de 200 francs, remboursables, en un an au maximum, par fractions de cinq francs au minimum.

En quinze mois, la caisse a ainsi prêté 3 172 francs à 24 sociétaires. Les motifs allégués à l’appui de la demande d’emprunt ont toujours été l’embarras de payer un terme échu, ou la crise résultant de la morte-saison. La forme donnée à l’emprunt est celle d’un billet à échéance, pour lequel, si l’ouvrière est mariée, on demande l’aval du mari. Sur ces 24 billets, 19 ont été totalement soldés à l’échéance ; 4 sont en souffrance, mais seront vraisemblablement payés. Un seul occasionnera une perte de 30 francs. Un mauvais débiteur sur 25, et surtout une perte de 30 francs sur 3 172, c’est là une proportion dont se contenterait, je crois, une société d’escompte. La tentative a donc pleinement réussi ; elle a montré que ces petites ouvrières, à l’air si léger, avaient leur honneur, que leur signature était bonne, et qu’elles n’étaient incapables ni de fidélité dans leurs engagemens, ni de régularité dans leurs payemens. D’autres sociétés vont, à ma connaissance, s’inspirer de cet exemple. L’idée est lancée ; elle fera son chemin.

Il y aurait encore un autre moyen de faire apparaître la société de secours mutuels aux yeux de la jeune ouvrière sous un autre aspect que celui d’un médecin ou d’un croque-mort. Ce serait que le siège social de la société fût en même temps pour les adhérentes un lieu de réunion où elles pourraient se retrouver le soir et le dimanche. Les sœurs de Villepinte ont bien fait quelque chose comme cela, en ouvrant aux participantes de la Société de secours mutuels entre jeunes ouvrières leur maison de famille et leur jardin de la rue de Maubeuge. Mais qu’est-ce qu’une maison dans ce vaste Paris[3] ? Aussi est-ce avec joie que je vois l’idée se répandre et que j’ai visité naguère, rue du Parc-Royal, le cercle Amicitia, dont j’aime le nom autant que l’idée, et qui doit sa création à une générosité anonyme. Ce cercle, très bien installé, n’est point ouvert cependant à l’ouvrière proprement dite. Il est plus spécialement réservé aux jeunes filles employées dans le commerce ou l’enseignement. Je voudrais dans Paris un certain nombre de lieux de réunion plus démocratiques, ouverts, moyennant une très légère cotisation, aux jeunes filles qui vivent du travail de leurs doigts, pendant les heures de liberté dont elles disposent. Les patronages et les œuvres de bonne garde, qui existent chez les sœurs de certains quartiers de Paris, répondent en partie à cette pensée. Si les congrégations voulaient entrer résolument dans cette voie, et rattacher les uns aux autres tous les membres de ces patronages par le lien d’une société de secours mutuels, non seulement elles rendraient un singulier service à ce jeune monde sur lequel elles exercent une si heureuse influence en l’habituant à la prévoyance, mais elles pourraient mettre à sa disposition, grâce aux nombreux locaux qu’elles possèdent dans Paris, des maisons de famille et des lieux de réunion situés dans différens quartiers. Pour étendre leur action, une condition serait cependant nécessaire : il faudrait absolument qu’elles eussent le bon esprit de séculariser un peu leurs procédés, et de ne pas se montrer trop exigeantes vis-à-vis de ces jeunes filles, comme pratiques de piété. C’est aussi une habitude trop claustrale de fermer tous les soirs à neuf heures la porte d’une maison de famille. Les ouvrières que leur profession oblige à de fréquentes veillées sont exclues, par le fait de ce règlement trop étroit. D’autres même, il faut le reconnaître, ne veulent pas renoncer à la liberté de leur soirée. Quand la journée a été chaude et que le temps est beau, il fait si bon respirer un peu d’air frais jusqu’à onze heures. Bien sévère qui les blâmerait. Nous-mêmes, n’en faisons-nous pas autant ?

Tout cela, objectera-t-on, est bien facile à dire. Mais comment les sociétés de secours mutuels entre femmes pourront-elles arriver à constituer des caisses de prêts gratuits, ou à ouvrir des cercles, puisque vous dites vous-même qu’elles ont déjà beaucoup de peine à faire face à leurs dépenses obligatoires ? Comment ? D’une façon bien simple. Par la plus grande libéralité de leurs bienfaiteurs, et en particulier par l’augmentation du nombre de leurs membres honoraires. Telle est en effet la conclusion positive et pratique à laquelle je me proposais d’arriver. En entreprenant cette étude, et en démontrant l’impuissance de la mutualité entre femmes réduite à ses propres forces, je n’ai point tendu à ce but de décourager le mouvement mutualiste en lui-même, et d’établir l’inanité de la prévoyance. Bien au contraire. J’ai voulu venir en aide, dans la modeste mesure de mes forces, à un nouvel ordre d’idées que je crois juste et qui pourrait se résumer en cette formule : Aide-toi, la charité t’aidera.

Associer la charité à la mutualité est une idée féconde. Avec ses seules ressources, la mutualité ne saurait en effet répondre à tous les besoins auxquels on lui demande de pourvoir. Il y faut encore adjoindre la charité, cette « charité surhumaine, » dont à un petit groupe de démocrates chrétiens l’illustre prisonnier du Vatican rappelait naguère la nécessité, sans doute pour corriger quelques-unes des interprétations téméraires auxquelles son Encyclique sur la condition des ouvriers a donné lieu. En tenant ce langage, il ne donnait pas seulement un haut enseignement moral ; il proclamait encore une vérité économique. Sans la charité, en particulier, la mutualité entre femmes ne saurait vivre. C’est là un fait qu’il était peut-être bon de mettre en lumière, non pour décourager la mutualité, mais pour encourager la charité.

Ajouterai-je que dans un temps où la division des esprits semble nous menacer de discordes civiles, cette association est un effort commun auquel on peut convier les esprits de bonne foi et les âmes de bonne volonté ? Sur la liste des membres des sociétés de secours mutuels, participans ou honoraires, figurent, à côté d’ouvriers et d’ouvrières, des noms catholiques, protestons, israélites, qui se retrouvent en paix. Ainsi le terrain de la charité demeure le dernier refuge de ceux qui ne veulent point connaître la haine. Il se pourrait que ceux-là devinssent un jour le noyau d’un parti vraiment national.


HAUSSONVILLE.

  1. Voir la Revue du 1er juillet 1885.
  2. Je crois devoir en effet laisser de côté, comme se recrutant dans un monde différent, la Société des demoiselles employées dans le commerce. Cette société très florissante compte 215 membres honoraires et 437 membres participantes.
  3. Une nouvelle maison de famille a été ouverte tout récemment rue d’Angoulême.