Éditions du Devoir (p. 207-222).


XV

POILU


Chez Pierrot Fleury, il y avait beaucoup d’enfants : des filles, des garçons, et Pierrot était au milieu de l’échelle, entre les grands et les petits.

Il avait onze ans, des yeux gris, de longs cils noirs, un nez retroussé, de larges dents écartées, et des cheveux toujours hirsutes, parce que, par principe, il ne les peignait que le matin. Il n’avait plus ensuite le temps d’y penser. Il était beaucoup trop affairé. Il fallait jouer le plus possible dans ses moments libres, et ces moments libres, il fallait bien d’abord les gagner, en bâclant ses devoirs sur la table de cuisine, et en fréquentant l’école. Car si sa pauvre mère était trop occupée elle aussi, — mais avec sa marmaille, — pour lui inspecter les oreilles et les cheveux plus qu’une fois par jour, la fréquentation de l’école, c’était sacré, il n’y avait pas à badiner sur ce chapitre. L’école, il fallait y aller, et tous les matins et bien à l’heure. Le père et la mère étaient sur cela du même avis.

— Votre instruction, c’est tout ce que vous aurez comme héritage. Profitez-en !

La famille habitait en bas de Notre-Dame-de-Grâce, un de ces grands flats devenus bon marché pendant la dernière crise, d’abord parce qu’ils se démodaient, et ensuite, parce que les trains passaient tout auprès de plus en plus nombreux. La fumée, la suie qui pleuvaient à cœur de jour et de nuit sur le voisinage aidaient souvent Pierrot à avoir les oreilles et la figure sales. Les rideaux aussi se ternissaient vite chez les Fleury, et ce n’était pas pour alléger la tâche de la mère des huit enfants, dont les âges s’échelonnaient entre seize et deux ans.

Celle-ci trimait du matin au soir ; pourtant, elle se contentait d’être propre, sans exagération. Elle ne gâtait la vie de personne avec ses exigences de ménagère. Il n’y avait qu’un règlement à observer fidèlement : faire son lit, ramasser ses traîneries, accrocher les vêtements qui ne servaient pas, mettre les sales dans le panier à linge.

À part ça, les enfants pouvaient, s’ils n’abusaient pas, laisser ici et là leurs jouets ; à certaines heures, les pièces où l’on vivait pouvaient prendre un certain air de désordre, par exemple, si les petits jouaient aux chemins de fer avec les chaises. La maman estimait qu’ils en avaient le droit, leur père n’ayant pas les moyens de les fournir de trains mécaniques et encore moins de trains électriques !

Les plus grands devaient garder parfois les plus petits. Ils devaient aussi les secourir. Père et mère répétaient à l’envi que les frictions des uns et des autres formaient le caractère, et qu’il fallait remercier le ciel, si l’on grandissait dans une grosse famille. On prenait forcément l’habitude de compter avec les autres. On devait souvent accepter de prêter sa balle, son traîneau ou ses skis. L’égoïsme avait ainsi moins de chance de se développer. On se détachait des biens de ce monde, avant de les avoir jamais possédés, — ou du moins on apprenait à partager.

Une seule chose appartenait en propre à Pierrot, c’était son chien Poilu. Poilu était un chien trouvé. L’ancêtre qui l’avait le plus marqué de ses traits caractéristiques était épagneul. La tête et les oreilles avaient de la race, mais le poil, les pattes s’étaient gâtés. Tout de même Poilu était une bête dont on louait à tout propos les yeux intelligents. Pierrot et Poilu étaient devenus comme saint Roch et son chien ! Jamais on ne voyait l’un sans l’autre. Jamais, sauf en classe, et il faut dire à l’honneur de Poilu qu’il chercha maintes fois à se faufiler jusque-là.

C’était d’ailleurs aux abords de l’école que Pierrot avait rencontré Poilu. Un Poilu efflanqué, l’air suppliant et malheureux à l’ombre de ses longues oreilles, et qui soudain, au coin d’une ruelle, se mit à suivre l’enfant. Avait-il senti que ce gamin aimait les animaux comme pas un, et qu’il les avait toujours aimés, tous, sans exception ?

Pierrot avait commencé sa carrière en rapportant à sa mère un jour de pluie, une poignée de gros vers, et en disant, ravi :

— Regarde, maman, les belles petites bibites que j’ai trouvées…

Pour une fois, il avait été rabroué.

— Malheureux ! Va vite jeter ça ! et viens te laver les mains.

Il ne les avait pas jetés. Il leur avait fabriqué une cabane avec une boîte à chaussure. Il avait percé une porte, des fenêtres, mis de la terre, de l’herbe et arrosé le tout, pour que ça leur fasse de la belle boue. Bien entendu, malgré tant de soins, les vers avaient vite disparu.

Pierrot un peu plus vieux, avait sauvé de la mort deux souris. Puis, avec une moustiquaire, il leur avait fait une cage. Il les nourrissait copieusement de fromage canadien, quand sa mère s’aperçut que sa meule diminuait vraiment vite depuis quelques jours. Elle s’en étonna devant les enfants, et une des petites filles déclara innocemment :

— C’est Pierrot qui en a besoin pour ses belles petites souris…

— Ses souris ? quelles souris ?

— Mais oui, ses souris. Tu les as pas vues ? Viens les voir, maman, elles sont si fines…

— Mais où ?

— Dans le hangar, tiens…

La mère n’était pas une femmelette que les souris font grimper sur les chaises et sur les tables, certes, mais ayant eu dans sa vie à souffrir des méfaits de cette gent sans vergogne, elle n’était pas d’avis d’en faire l’élevage.

Elle vit les souris. Devant sa toute petite fille, elle fit semblant de les trouver belles, elle les trouva belles, en vérité, — était-ce son fromage qui leur avait fait un si beau poil ?

Mais à son retour de l’école, Pierrot fut tout de même sommé d’en faire le sacrifice.

— Oh ! maman, dit-il, les larmes aux yeux, laisse moi les garder ! Elles ne font pas de mal…

— J’veux bien croire. Mais tu fais mal à mon fromage. Et ton père a trop de misère à gagner de quoi vous nourrir, pour qu’on lui fasse en plus nourrir des souris… Et d’ailleurs, tes souris, elles vont mourir, si tu ne les lâches pas. Ce n’est pas fait pour vivre en cage. Ce ne sont pas des serins !

— Maman, oh, maman, je les aime tant… Ça fait une semaine que je les ai. Elles m’aiment aussi, regarde…

— Elles t’aimeront bien mieux, si tu leur donnes congé, mais pas dans mon hangar, s’il vous plaît. Va les lâcher quelque part, dans un champ, — et relis pour t’encourager la fable du rat de ville et du rat des champs…

Pierrot prit une journée à se faire à l’idée du sacrifice. Mais il n’osait plus piger dans le fromage. Il eut alors peur de voir ses souris mourir de faim. Il partit, nouvel Abraham, sa cage de fabrication domestique sous le bras, pour se rendre le plus loin possible…

Le bon Dieu le récompensa. Il hérita, vers le même temps, d’un voisin qui faisait le grand nettoyage de sa cave, d’une bicyclette sans pneus. Dans la ruelle, il apprit à la conduire, malgré les jantes dépouillées, …et sa joie fut si triomphale, que jamais un enfant riche et comblé n’en connut d’aussi vive. Il promenait ses petits frères et ses petites sœurs à tour de rôle. Il devenait important comme un roi. Il enroula à la fin autour des roues, deux bouts de vieux tuyau d’arrosage. Sa fête survenant à point, son père, sa mère, et les aînés attendris se cotisèrent et lui offrirent deux chambres à air et deux pneus. La bicyclette redevint à peu près normale. Elle servit pour les commissions. Le père l’améliorait dans ses loisirs. Même les freins finirent par fonctionner. Comme un bonheur n’arrive jamais seul, ce fut vers ce temps que Pierrot trouva son Poilu, et que pour le dédommager du sacrifice de ses souris, sa mère lui permit de le garder.

La famille n’était pas riche. Mais la famille passait l’été à la campagne, près de Terrebonne, dans une vieille maison au bord de la rivière. La mère avait son idée. On était en avril. Après deux mois, on partirait et, à l’automne, sous un prétexte quelconque, on laisserait Poilu au fermier voisin.

En attendant, ce Poilu ajoutait à la joie de la maison. Il faisait des finesses, mon Dieu, autant qu’en faisait le bébé en personne ! Il reconnaissait toute la famille d’une façon différente, mais il ne suivait que Pierrot, qui gagnait d’ailleurs la viande du chien à la sueur de son front, en faisant des courses sur sa bécane pour leur boucher. De temps en temps, Pierrot se hâtait de disparaître avec son Poilu, parce qu’un agent de police paraissait à l’horizon et que l’on n’avait pas acheté de licence, pour cet enfant trouvé ajouté à une famille déjà si nombreuse !

Poilu vivait donc sans médaille et sans collier. Mais il vivait adoré, heureux et gai, et il n’en courait pas moins les rues du matin au soir. C’était un chien assez finaud pour ne pas faire de mauvais coups ; personne ne lui voulait donc de mal.

L’été venu, une fois installé à la campagne, il manifesta un bonheur encore plus grand. Si bien que Pierrot décida de s’établir plus tard sur une ferme et suivit le voisin pas à pas pour apprendre son futur métier. Et Poilu suivait lui aussi. Faire les foins, aller chercher les vaches, ramener les animaux en veine d’indépendance, voilà des tâches qu’assumaient le chien et l’enfant. Si bien que Poilu fut bientôt chez lui autant chez le fermier que chez Pierrot. Cela servait les desseins de ceux qui veillaient à sa destinée.

Poilu allait aussi à la rivière quand les enfants s’y baignaient. Mais il n’aimait pas se mouiller et, s’il pouvait s’en dispenser, n’entrait pas dans l’eau. Mais, quand les enfants désiraient qu’il les suivît, ils s’éloignaient du rivage, et alors, Poilu les croyant en danger, se précipitait et allait les rejoindre.

On admirait qu’il fût aussi vigilant !

Les meilleurs jours ont une fin. Septembre fut bientôt là. La famille rentrait en ville. Impossible d’ajouter le chien aux dix personnes qui rempliraient la mauvaise voiture.

— Laisse ton chien chez le fermier, Pierrot ! La semaine prochaine nous reviendrons pour cueillir les pommes et nous le ramènerons…

Pierrot hésitait, cherchant un moyen. Mais il avait bon cœur, il constatait bien que son chien était plus heureux à la campagne qu’à la ville ; il pouvait courir partout à son gré, il n’avait pas d’agents de police à redouter… Et après tout, puisque Poilu n’était pas, lui, obligé de retourner à l’école, aussi bien lui accorder des vacances plus longues.

Mais tout le monde, même la mère, regretta l’absence du chien. Même la mère qui ne l’avait plus pour suivre les petits quand les autres étaient à l’école. Il n’y avait pas évidemment à le nourrir, à lui ouvrir la porte, à le faire taire s’il jappait après un passant… Ces soucis en moins, ne compensaient pas le vide que Poilu avait laissé.

La mère, sûrement, ne le disait pas. Raisonnablement, elle se devait de n’en point parler, puisque son mari avait décidé de donner l’animal à la ferme…

Mais Pierrot n’avait aucune raison de cacher son ennui. Il se lamentait.

— Si Poilu était ici, personne n’oserait toucher à mon bicycle… Quand est-ce que l’on va le chercher, maman ?

— Demande à ton père…

Le père faisait des réponses évasives. Et avec le père, Pierrot savait qu’il ne fallait pas insister.

Pour ses deux premiers samedis de congé, Pierrot alla faire une excursion à l’aéroport de Dorval, sur sa vieille bécane. Il y allait avec un camarade qui n’était pas plus riche que lui, et dont la bécane était pour le moins aussi miteuse ! Pas de freins, des cadres qui avaient été de toutes les couleurs et n’en avaient plus aucune, des pneus rapiécés et qui restaient miraculeusement gonflés. Cela roulait et les gamins avaient beau passer dans la vitre, parce qu’ils regardaient toujours ailleurs qu’à terre, les pneus ne crevaient même pas.

Au petit chemin marqué « Saraguay », ils quittaient la Côte de Liesse et s’enfonçaient dans la campagne, vers la côte Vertu, les Bois Francs… Les maisons commençaient à exprimer une telle paix, un tel contentement, avec leurs visages bien ouverts et souriants au soleil, que même des enfants de ville comme eux le sentaient et Pierrot disait :

— Quand je serai grand, j’t’le dis, j’en aurai moi, une ferme…

Mais lorsqu’ils étaient derrière l’aéroport, il ne savait plus s’il n’aimerait pas mieux devenir aviateur. Comme à une gare, — et en vérité, c’était une gare, — les bombardiers d’argent, les gros avions de voyageurs arrivaient les uns après les autres. C’était merveilleux de les voir atterrir comme s’ils étaient sur un rail invisible d’abord aérien, puis qui continuait sur le gazon. Sans secousse, les beaux avions descendaient et roulaient ensuite sur le sol beaucoup plus doucement qu’un train. Ils paraissaient solides, de tout repos. Pierrot avait le cœur envahi du désir d’y monter.

Il disait :

— Si j’ai ma ferme, ou si c’est encore la guerre, peut-être que j’m’ferai aviateur. Toi ?

Mais il pensait soudain à Poilu. Est-ce qu’on amène un chien en avion ! Il ne le savait pas. Il dit tout de même :

— Mon Poilu, il aimerait ça voir l’aéroport. Nous l’amènerons quand y’sera revenu.

Un de ces soirs, au souper, il raconta son excursion et demanda :

— J’ai fait combien de milles, papa ?

— Une vingtaine j’suppose.

— Et pour aller à Terrebonne, y a combien ?

— À peu près le double…

— Maman, demanda-t-il plus tard, quand il fut seul avec sa mère, samedi prochain, est-ce que tu voudrais que j’aille voir Poilu ? Tu me ferais un lunch. J’prendrais toute la journée. J’suis capable.

— C’est un peu loin…

— J’resterai du bon côté de la route, j’t’le promets. Et c’est bien moins dangereux qu’en ville…

— Nous verrons…

Il revient à la charge et arrache la permission.

À cinq heures, le samedi matin, il était sur pied, et voulait partir sans déjeuner. Sa mère eut envie de se fâcher, de le garder, pour le punir d’éveiller ainsi toute la maison. Mais elle se souvenait de certains matins de son enfance. Elle se contenta de lui dire :

— Tu es un peu fou, mon pauvre Pierrot…

Elle fit le paquet de sandwiches, le força à déjeuner mieux que d’habitude, lui donna quelques sous, et tout fier, il partit…

Qu’elle roulait la vieille bécane, appareillée et graissée à neuf la veille !

Mais le matin, en vérité, après s’être levé splendide, ne promettait plus rien de bon. Il devenait gris, lourd et venteux. Un grand coup de soleil l’avait de bonne heure éclairé, puis un paravent de nuage s’était rabattu sur la clarté.

Qu’importait à Pierrot !

Il avait enroulé son pique-nique, dans son veston. Il filait, nez au vent, sur le boulevard Décarie, puis sur Monkland. Il se laissa descendre à une allure folle dans la pente du tunnel, remonta, rejoignit côte de Liesse, la prit vers le boulevard Crémazie. Déjà, c’était la campagne ; une campagne paisible qui le rendait joyeux sans qu’il pût analyser pourquoi : toutes ces vieilles maisons de pierre, avec leurs yeux, leur bouche, leur air aimable parmi des chevelures de saule ou d’érable ! ces terres où restaient encore tant de tomates rouges, et de longues rangées de choux !… Des asters multicolores fleurissaient les parterres. Des citrouilles grossissaient encore auprès des clôtures. Les arbres changeaient déjà de teinte et Pierrot pensait à l’automne véritable, à l’automne des arbres rouges, du vent, de la chute des feuilles. Il aurait alors retrouvé son compagnon Poilu, il courait avec lui partout, il serait heureux, les jours de congé !

Le boulevard Gouin, sinueux au bord de la rivière, l’abritait de son ombre. Il roulait, à la manière des petits gars tantôt pédalant debout, tantôt la tête dans le dos, malgré les promesses faites à sa mère. Tout le passionnait.

Bientôt, le grand pont fut en vue. Il pédalait depuis deux heures. Mais il n’avait pas de montre pour le savoir.

Sur le pont il s’arrêta, il regarda couler l’eau grise parce qu’elle copiait le ciel. Et le ciel baissait, vraiment. C’était dommage.

Une rivière bleue c’était tellement plus beau.

Il longea la rue étroite qui borde Saint-Vincent-de-Paul, et s’essouffla à remonter, après l’église ; il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’une pareille côte se montait mieux à pied qu’à bécane. La résidence qui s’appelait le Château Lussier une fois de plus attira son attention. Le pénitencier aussi, vu de loin, avec ses hauts murs. Les idées tourbillonnaient dans sa tête. Il y brassait un mélange de joie ou de regrets. Les prisonniers étaient à plaindre, même s’ils avaient mérité leur sort. Il en suivit curieusement un groupe qui piochait dans un champ, sous le regard du garde qui les surveillait de si près.

Mais Poilu était plus loin. Pierrot soudain reprenait une allure plus vive. Il montait les côtes comme mû par un moteur. Il était si peu lourd, et pédalait debout tout le temps.

— Il est bon mon vieux bicycle.

Dans son subconscient, Pierrot avait bien formé le projet de se faire inviter à dîner à la ferme ; de se reposer longtemps et de ne revenir qu’après quelques heures.

Quand il fut en vue de Saint-François-de-Sales, la pluie se mit à tomber. Elle lui fouetta le dos. Il mit son veston. Il traversa Saint-François-de Sales, puis le pont, et de Terrebonne gagna la campagne.

Comment un chien a-t-il tant d’instinct ? Pierrot était à peine en vue de la maison qui, fermée, s’abritait du mauvais temps, quand il vit venir une boule de fourrure brune sur des pattes basses et tout de suite, Poilu était là, lui sautait au visage, le léchait et donnait des marques d’un tel délire de joie que sans réfléchir à sa fatigue, le gamin tourna sa bécane et dit :

— Sauvons-nous, mon Poilu, viens, vite, viens-t-en…

Tout à coup, il avait eu peur qu’on ne le comprenne pas à la ferme, qu’on veuille garder le chien…

À une allure folle, ils s’enfuirent.

Mais bientôt, la route ayant tourné, Poilu et Pierrot durent ralentir. Un mauvais vent leur jetait la pluie dans la face, les aveuglait. Le chien semblait quand même en rire, et Pierrot si heureux, en faisait autant. La bécane roulait moins vite qu’à l’aller. Une maison d’été inoccupée leur offrit, en refuge, sa véranda. Pierrot sûr de ramener son chien pouvait désormais se reposer un peu. Il s’allongea sur le dos, la tête sur la boule de fourrure mouillée ! Et Poilu qui devait deviner la fatigue de son jeune maître, demeurait immobile.

Il fallait tout de même repartir. Et le vent et la pluie repartirent avec eux, et le chien et l’enfant tirèrent de plus en plus la langue. Le matin, Pierrot n’avait remarqué aucune des montées. Au retour, il était bien forcé de le faire, ça ne roulait plus aussi bien, avec ces rafales et la hâte d’arriver à la maison qui faisait trouver le chemin plus long. Un peu d’inquiétude le tenaillait. Comment son père prendrait-il le retour du chien ? Car un père, pensait Pierrot, c’est un peu étrange. Ça n’a jamais les réactions que l’on attend. Ça se fâche noir, aux moments les plus imprévus. À cause de cela, en vérité, Pierrot aimait mieux la maison quand le père n’y était pas.

— Pourtant maman non plus ne badine pas, si on fait un vrai mauvais coup ! se disait Pierrot. Mais son père au contraire, c’était pour des riens qu’il éclatait comme un orage. S’il allait mal recevoir le pauvre Poilu ? et le mettre dans sa vieille Ford et venir le ramener au fermier !

Le pénitencier était une fois de plus devant Pierrot qui avait pris la route qui passe en haut de Saint-Vincent-de-Paul. Il longeait un pâté de hautes maisons anciennes où logent des employés. La vue était belle. Le vent secouait les feuillages des arbres. Pierrot pensa qu’il aimerait habiter là, être rendu… Dans ces grandes maisons, ce ne serait pas comme dans son « flat », Poilu aurait plus de place, et ne serait pas dans le chemin de tout le monde, comme à Montréal. Les chambres à coucher seraient en haut, et il pourrait aussi se coucher sur les lits, sans être tout le temps délogé !

Et puis si son père était gardien, il lui prêterait les clefs, son fusil…

Pierrot ne put pas rêvasser longtemps. La route était boueuse. Pédaler devenait plus pénible, et le pauvre Poilu qui n’avait pas de bécane, lui, courait en haletant un peu plus à mesure que s’allongeaient les milles… Enfin, ils traversèrent le grand pont. Pierrot descendit de sa bicyclette pour encourager Poilu qui tirait de la patte, et ne suivait plus aussi aisément la vitesse des roues.

À l’abri du vent et de la pluie, sous le pont, avant de reprendre le boulevard Gouin, ils se reposèrent encore un peu, Puis, ils repartirent, l’un suivant l’autre. Tous les deux maintenant tiraient franchement de l’aile. Pierrot pédalait presque sans arrêt depuis cinq ou six heures. Il continuait à avancer, il fallait avancer ! et Poilu qui n’en pouvait plus continuait à avancer parce que Pierrot continuait à rouler… Le gamin, touchant le nez du chien, s’imagina qu’il était chaud, et tout de suite, il frappa à une maison pour avoir de l’eau pour sa bête. Il raconta son histoire. Il ne savait pas qu’il était touchant avec son amour pour Poilu et sa sollicitude, et il fut bien reconnaissant parce qu’on lui donna un beau morceau de tarte…

Il promit de revenir en passant, des fois, et tout regaillardi, reprit la route, et le vent et la pluie…

La fin du voyage fut un cauchemar. La route semblait de plus en plus longue, et le but de plus en plus éloigné… Le chien avait des yeux qui criaient grâce… Jamais Pierrot n’avait remarqué que le boulevard Décarie formait une telle côte. Mais enfin, ils n’eurent plus qu’à redescendre. Pierrot oubliait sa fatigue, le chien aussi, et un sursaut d’énergie les tira comme un moteur.

— Maman, man, crièrent les premiers qui les virent, voilà Pierrot et il a Poilu…

Pierrot, il faut le dire, se préparait à dire que Poilu l’avait suivi, et ce n’était certes pas une menterie, mais son entrée dans la maison fut triomphale, et il n’eut à s’excuser de rien, et tout le monde fit fête au chien… C’était comme le retour de l’enfant prodigue. Même le père trouvait amusante l’aventure de son fils. Poilu réintégra donc son domicile, salué par la joie unanime des dix membres de la famille mais la mère pensait aux vêtements trempés qu’il fallait au plus tôt changer, et elle dit :

— Si au moins, tu avais eu du beau temps…

Mais Pierrot vivement rétorquait :

— Oh non, maman, il fallait de la pluie. Sans ça, Poilu n’aurait pas pu marcher si longtemps. L’asphalte lui aurait brûlé lies pattes. Il fallait de la pluie…

— C’est donc providentiel, dit l’aîné en se moquant.

Tout le monde se mit à table, et pendant le brouhaha ordinaire du commencement du repas : « passe-moi le sel, s’il vous plaît ; passe-moi le beurre, si tu veux ; le sucre, s’il vous plaît ; la moutarde, maman… » Poilu s’installa en rond sous leurs pieds.

Et tout à coup la plus petite qui avait trois ans, demanda d’une voix pointue :

— Tes souris, Pierrot, iras-tu aussi les chercher ?

FIN