Éditions du Devoir (p. 183-206).


XIV

HOBO D’OCCASION


Une locomotive énorme, toute puissante, qui, à la gare, attend déjà trépidante le moment de démarrer ; un train qui fuit rapide et traverse des champs inondés de soleil et de moissons ; ou encore, l’œil gigantesque qui troue soudain la nuit et la longue chenille illuminée d’un convoi qui semble percer l’obscurité ; rien n’est plus beau que tout cela pour Louis. Rien ne l’exalte davantage, rien ne lui donne une plus grande soif de conquête, de pays à voir, de rêves à réaliser.

Sa volonté déjà solide se fortifie à cette vue. Son esprit logique se tend vers l’accomplissement des projets les plus divers et les plus concrets. Comme la locomotive, il est là, trépidant, il attend lui aussi, prêt pour des aventures choisies.

Comment ses parents pourraient-ils renier les goûts qu’ils lui ont donnés ? Comment renier chez l’enfant, l’atavisme qui est venu directement du grand-père maternel et qu’eux, entretinrent chez lui avec leur amour des voyages ? Cet enfant, est-ce sa faute, si, à trois mois, il parcourait déjà le long trajet Ottawa — Baie des Chaleurs ?

Quatorze cents milles de chemin de fer, pour se familiariser dès ses premières sensations avec ce roulement qui deviendrait pour lui comme un élément naturel ? Depuis, cet enthousiasme — qui prit racine si tôt — est demeuré invincible. Vingt ans ont passé sans l’éteindre, sans l’amortir. À travers le temps et toutes les circonstances, s’est développée sans défaillance sa passion pour les chemins de fer. Aux autres d’adorer les avions, de chanter les navires, les camions, les autos. Louis serait toute sa vie fidèle aux trains. Louis toujours louerait leur utilité plus solide et plus pratique, utilité capable de vaincre plus de distances et plus d’intempéries avec des contenants d’une capacité plus grande que tous les autres moyens de locomotion.

Son amour est incorruptible. Quelqu’un veut-il l’offenser dans la famille ? Il n’a qu’à parler de faire un voyage en autobus ou d’envoyer un colis par camion au lieu d’utiliser le service des messageries de nos chemins de fer ! On jurerait que Louis en est actionnaire et que léser leurs droits, c’est le léser lui-même dans ses intérêts les plus sacrés.

Petit, quand il ne voyageait pas, il poussait des blocs chargés de marchandises imaginaires, ou de minuscules wagons dans tous les coins de la maison, en faisant : pouf ! pouf ! pouf ! tchou ! tchou ! tchou ! avec une patience et une ténacité sans limites. Quand il voyageait, il s’épanouissait comme fleur au soleil et sa joie et son extase pouvaient durer aussi longtemps que ce trajet vers Gaspé, fidèlement suivi chaque année. Dans les livres, les revues, seules retenaient longtemps ses regards les cartes géographiques et les images de locomotives. Les gares furent toujours les plus beaux buts de promenade. Depuis qu’il est libre d’aller seul où il veut aller, elles le sont encore. Et depuis qu’étudiant en génie civil il dispose de longues vacances et peut s’en servir à son gré, c’est aussi à travailler sur les chemins de fer qu’il s’est employé. Il a une première année vécu ses trois mois d’été à l’extrémité ouest de l’Ontario, et dormant, mangeant dans des wagons… Avec le laissez-passer auquel il avait droit, il s’en fut visiter Port-Arthur et les autres postes importants du grand lac, mais admirant et observant avant tout le poème que représentait pour lui la voie ferrée longeant des falaises ou des plages.

À la fin de septembre il revint chez lui heureux comme s’il avait passé son été au paradis, lui qui s’était pourtant levé tous les matins à cinq heures et avait travaillé de ses mains à de durs ouvrages.

Quand ses secondes vacances vinrent, il choisit un emploi à peu près identique, qui comporterait aussi la vie dans un wagon, mais stationné beaucoup plus loin : à l’autre bout de la Saskatchewan.

Tranquillement, tout son pays allait ainsi lui entrer dans le cœur. Car il partit avec la farouche résolution de se rendre au cours de la saison jusqu’à Vancouver.

Pendant les deux longues nuits du premier trajet, il garda l’œil ouvert pour ne rien manquer. Il fut surpris de trouver les prairies de l’Ouest moins monotones qu’il ne s’y attendait, avec les bosquets, les touffes d’arbustes qui assez souvent tentaient bravement de vaincre l’horizon trop plat. Bien que son train n’y arrêtât qu’une vingtaine de minutes, il se fit une opinion sur Régina et Moose Jaw, une impression assez favorable.

Et maintenant, il était à son poste, à Swift Current. Il y arriva à deux heures du matin. Cela lui sembla une petite ville à peu près grande comme Saint-Hyacinthe, une ville avec deux théâtres, cinq ou six restaurants, trois hôtels… Une ville sise entre deux ondulations de terrain, de sorte que la chaleur semblait s’y renfermer comme dans une serre.

Malgré sa fatigue, il commença tout de suite son travail. Et il le commença dans l’air brûlant des prairies en juillet. Il le continua un mois durant, d’abord.

La chaleur était de plus en plus accablante ; Louis aurait manqué d’enthousiasme s’il n’avait pas caressé, pour s’encourager à la tâche, son cher projet d’aller voir l’Ouest jusqu’au bout. Et puis, il partageait la camaraderie agréable de trois jeunes gens étudiants comme lui en génie civil, et avec qui il pouvait échanger des opinions sur les sujets les plus divers. Eux venaient de Saskatoon. L’autre homme de leur équipe était un russe ukrainien, dans notre pays depuis 1929, et qui leur parlait du régime de là-bas et des nouvelles plus ou moins gaies qu’il recevait de ses parents. Jamais plus, disait-il, après avoir connu la vie au Canada, il ne voudrait retourner en Russie. Devant la table bien garnie du train où mangeait l’équipe, il racontait la misère, la famine de là-bas.

Tous ces souffles du monde enrichissaient Louis.

Un nuage grossissait pourtant dans son ciel. Le contremaître était détestable. Parce que c’était un travailleur extraordinaire, la compagnie le gardait à son emploi, mais il était bourru, grognon, violent, et il insultait à plaisir un des jeunes gens de Saskatoon qu’il accusait à faux d’être d’origine juive. Les trois copains étudiants se lassèrent, quittèrent pour de bon le travail. Louis ne voulut pas en faire autant. Il tenait à son expérience, il tenait à sa vie au cœur du chemin de fer ! Mais voulant protester à sa façon, il résolut lui aussi de priver le patron pour quelque temps de ses bons services. Il avait demandé son laissez-passer pour l’Ouest.

Avec un autre contremaître, déjà il l’aurait obtenu. Celui-ci ne bougeait pas, refusant en actes, sinon en paroles. Louis décida donc de l’en punir et de prendre une semaine de repos, et sans demander de permission. Il accomplirait son projet. Il irait voir les Rocheuses.

Le samedi midi, il était prêt ; il s’était acheté un nouveau pantalon kaki, il avait son coupe-vent et, comme fortune, un chèque de trente-trois dollars et quatre dollars en espèces. Ce n’était pas le Pérou. Le prix du billet de Gull Lake à Vancouver aller et retour était de soixante et onze dollars. Il lui était donc mathématiquement impossible d’y aller en voiture de voyageurs. Il ne lui restait qu’une alternative : emprunter le train de marchandises. Voilà momentanément ce qu’il devait faire : devenir hobo.

Le laissez-passer d’équipe auquel il avait droit le mena à Medecine Hat. Il y descendit à quatre heures et demie de l’après-midi. C’est une ville charmante, au bord de la Saskatchewan du sud, boisée et surplombée de falaises de roches rouges. Louis pouvait se croire dans l’Arizona, auprès du grand Canyon cent fois contemplé dans ses Geographic Magazine.

Mais son admiration était nerveuse, car la grande aventure s’approchait avec ses risques. Il avait un horaire des trains de marchandises ; celui qu’il prendrait passerait à six heures. Il avait apporté son maillot de bain. Pour calmer son excitation, il décida de trouver un rivage désert et de se baigner. L’eau était bonne, le plongeon lui fit du bien, mais le courant était rapide et fort.

Il en sortit rafraîchi, propre. Il aurait pu, en attendant l’heure du départ, aller prendre un bon repas, mais il se sentait trop surexcité pour manger. Il se contenta d’acheter une demi-douzaine d’oranges, pour le temps où il serait à bord.

Il s’installa dans un parc près de la voie ferrée et attendit. Enfin, il vit que l’on accouplait au train deux puissantes locomotives et peu après, le convoi démarra. Comme il y avait une côte à gravir pour gagner les limites de la ville, le train prit tout de suite de l’élan.

Louis laissa passer les locomotives, puis les premiers fourgons ; mais quand il se décida à s’approcher, le train avait déjà trop de vitesse. Il visa un wagon-plateforme, s’élança, s’imaginant que tout le monde dans le parc avait les yeux sur lui ; il accrocha mal, ses pieds manquèrent les échelons, il pensa à sa mère, à son ange gardien et… la chance souriant à la fin aux audacieux, il se raffermit et retrouva échelons et équilibre. Il était parti. Le premier pas était fait.

Mais Louis avait pris place, sur une cargaison de rails qui n’était pas un lit de roses ! En rase campagne, le train allait maintenant si vite que les rails tressautaient d’une façon bien désagréable pour le jeune homme assis dessus !

Au premier arrêt, il changea de wagon. Il en choisit un du même type, mais chargé de grosses boîtes qui pouvaient servir de siège, même si elles contenaient du matériel de guerre… peut-être explosif !… Ce wagon-là roulait mieux. Le train traversa d’abord une prairie plate et déserte. Après les premiers cinquante milles, se montrèrent très souvent des terres irriguées qui faisaient oasis dans cette sécheresse de la plaine soudain traversée de frais canaux bordés de saules. Louis avait toujours prétendu que le wagon de marchandises était le wagon-observatoire par excellence, ces convois ne se mouvant jamais à une vitesse folle comme ceux des voyageurs.

Il dut tout de même bientôt cesser de se délecter du spectacle ; le soleil se coucha, l’ombre enveloppa tout et notre hobo sans expérience entreprit sa première nuit blanche avec un enthousiasme sensiblement refroidi par le souvenir des moments qu’il avait passés suspendu au-dessus du vide, en s’accrochant au wagon à rails, à Medecine Hat. Il pria pour remercier le ciel de s’en être tiré indemne, mais il commençait à douter : pourrait-il vraiment se rendre ainsi à Vancouver ? C’était bien loin.

Le train roulait régulièrement dans la nuit et à quatre heures, le lendemain, s’arrêta dans les cours de fret d’Ogden.

Deux compagnons de voyage avaient à un moment donné rejoint notre jeune homme : un hobo-type, barbu et expérimenté, qui n’avait pas d’autre métier ; et un garçon d’environ vingt ans, peu intéressant et qui assura Louis qu’il pouvait lui procurer pour dix dollars un billet de Calgary à Vancouver.

Louis déclina son offre, et s’attacha au vieux hobo qui lui semblait plus honnête et qui le rassura sur les tunnels, le gros problème du voyage. Le jeune homme qui voulait obtenir un dix dollars certifiait que la traversée était terrible. Le vieux hobo le démentit : en tenant un mouchoir sur son nez et sa bouche, on ne suffoquait pas. Descendus du fret à Ogden, ils marchèrent une heure pour atteindre le centre de Calgary. Il faisait à peu près clair. Comme l’un des trois mages devait recevoir une dépêche, ils se dirigèrent ensemble vers la gare. Louis pénétrant dans la salle de toilette s’aperçut avec horreur dans un miroir. Rien ne le distinguait plus d’un voyou de profession. Sa figure complètement enduite de suie était noire comme celle du plus encrassé des charbonniers. Il quitta ses compagnons de route, se hâta vers une petite rivière que le train auparavant avait traversée. Et là, à l’abri, il se débarbouilla consciencieusement. Une fois lavé, peigné, il s’achemina vers un restaurant. La nécessité de manger, tout à coup reprenait son importance.

Tout en mangeant, Louis hésitait tout de même, se demandant s’il devait continuer ce voyage. Il s’était dit en partant qu’il serait assez sage pour ne pas s’obstiner, si son entreprise était plus hasardeuse et plus difficile qu’il ne l’avait d’abord pensé. Étudiant l’horaire des trains de marchandises pour l’Ouest, il constatait qu’il lui serait difficile d’en attraper un à Calgary. Alors, tout en avalant son premier « bacon and eggs », il résolut de retourner vers l’est le soir même.

Réconforté par sa tasse de café, son repas chaud, il ne s’était pas promené une heure dans la ville qu’il se trouva à un passage à niveau bloqué par un train immobile, et un train à destination de Vancouver, comme l’indiquait clairement l’U. R. S. S. marqué sur certaines grosses caisses. Il n’avait plus le temps d’hésiter. Le train allait repartir. Il sauta dans un wagon découvert.

Le destin décidait pour lui. S’il n’allait pas jusqu’à Vancouver, il verrait au moins les Rocheuses.

Et il les vit. La puissante locomotive à l’huile — à dix roues motrices — avait à peine parcouru vingt milles, que l’œil de Louis découvrait à l’ouest les grands pics neigeux barrant l’horizon. Avant de les atteindre, une grande distance restait cependant à parcourir. Le terrain s’élevait, les conifères se faisaient plus nombreux. Le train suivait une rivière aux eaux vertes qui cascadaient vers les vallées. Et la locomotive pendant ce temps faisait incessamment : tchou ! tchou ! tchou !… parce qu’elle grimpait de plus en plus. À deux endroits, cette rivière endiguée formait un lac que la voie ferrée se complaisait à longer. Mais les montagnes attiraient surtout le regard du jeune hobo émerveillé. Elles montaient, formaient une muraille gigantesque et il se demandait où le train trouverait un col pour se faufiler. Jusque là, le ciel avait été serein, mais voici qu’au nord flottaient, de gros nuages noirs, et soudain, à distance, Louis vit qu’ils crevaient et laissaient tomber un lourd rideau de pluie.

— Pourvu que ça ne vienne pas de mon côté, se dit-il, pinçant le mince tissu de son coupe-vent d’un doigt inquiet.

Son souhait parut d’abord exaucé. L’orage continuait vers le nord. La voie semblait hésiter, allant de droite à gauche, une courbe n’attendant pas l’autre ; et la locomotive explosait toujours uniformément. Pour un temps, le train parut se diriger du côté sud, puis foncer sur la montagne. Mais non ! un défilé s’ouvrait, s’élargissant à mesure que le train s’en approchait. Pour gagner de l’altitude, sans donner une pente trop forte à la voie, les ingénieurs l’avaient fait serpenter d’un côté à l’autre du col dont le fond était assez plat. La rivière aux eaux vertes suivait toujours. Les pics bornaient de leurs neiges éternelles le paysage tout entier.

Mais Louis, malgré son émerveillement, sentit soudain le froid le pénétrer. Le soleil continuait à briller, mais un fort vent s’était levé et agitait les sapins et l’armée de bouleaux gardant la voie. Une heure et demie après l’entrée dans ce défilé, le train de fret atteignait Banff. L’espace d’une seconde, le jeune homme put apercevoir au bout d’une allée le somptueux hôtel. Le long de la voie se dressaient des poteaux, et des flèches indiquaient le nom des montagnes et leur altitude : 9,000 pieds, 10,000, 11,000… Puis, le train dut céder le pas à des convois de voyageurs ; trois qui allaient vers l’ouest, trois vers l’est. L’admiration de Louis se partagea alors entre la beauté du paysage et la joie, toujours neuve et forte pour lui, de regarder filer un train énorme.

Quand ensuite les locomotives reprirent leur ascension, il fit tout à coup si cruellement froid que le moral du hobo improvisé dégringola comme un ascenseur dont la chaîne se brise. L’horizon se faisait menaçant et l’immense V dessiné par les montagnes qui enfermaient l’étroit passage était d’un noir de mine. Une distraction géographique occupa malgré tout l’esprit du jeune hobo ; le train passait Stephen — 120 milles de Calgary. C’était ici le partage des eaux, avec ce ruisseau qui se divise en deux, une partie allant à l’Atlantique, l’autre au Pacifique. Mais justement, le ciel s’ouvrit, il se mit à grêler avec une violence inouïe ; des grêlons gros comme des « marbres », et en un clin d’œil tout fut couvert de ces dures boules blanches qui tapaient brutalement sur le « char-observatoire » cessant subitement d’être idéal, dans des circonstances pareilles.

Heureusement, aussi brusquement qu’elle avait commencé, la chute des grêlons cessa, mais il pleuvait encore et, une dizaine de minutes plus tard, la grêle reprit de plus belle.

Le hobo tremblait comme une feuille, grelottant, claquant des dents. Mais il avait voulu voir les Rocheuses, il les voyait, il ne pouvait pas le regretter. Il put lire sur un écriteau : « SUMMIT KICKING HORSE PASS » — 6,632 pieds. Le train allait maintenant redescendre vers le Pacifique. Louis commençait à s’inquiéter. Il attendait plus tôt les tunnels. Tout à coup, le paysage devint extraordinaire. Le fond de la vallée dégringola et disparut et les montagnes se resserrèrent. La voie s’accrochait maintenant au flanc escarpé, pendant que la rivière, la « Kicking Horse », cascadait beaucoup plus bas. Le train devait descendre, mais comment le ferait-il ? Il ne pouvait plus zigzaguer d’un côté et de l’autre pour s’appuyer sinon sur une pente douce, du moins sur une pente modérée. Comme Louis se perdait en conjectures, le train soudain s’engouffra dans le premier tunnel.

Et ce tunnel, qui avait tant inquiété le jeune homme, l’accueillit avec un air chaud et humide bien réconfortant après le vent glacial des hauteurs. Il y régnait une odeur d’huile, mais supportable, ni suffocante, ni dangereuse. Le train entré dans la montagne tourna et ressortit vis-à-vis de l’endroit où il était entré, mais à une cinquantaine de pieds plus bas. Puis il y eut un second tunnel en spirale et une autre sortie encore à cinquante pieds en dessous. Dans les quatre milles qui suivirent, le train gagna ainsi le fond du col qui semblait auparavant si terriblement bas. Deux autres tunnels plus courts, puis le beau paysage où nichait Field apparut.

Ce petit bourg au bord de la rivière est surplombé par l’effarante hauteur des Rocheuses, le soleil y disparaît tôt le soir.

Louis regarda son décor prodigieux, de plus en plus émerveillé : des ruisseaux nombreux naissaient des neiges éternelles et dégringolaient formant des lacets blancs sur le flanc coloré des monts.

Malheureusement, la pluie reprenait. À un demi-mille de Field, Louis sauta du train, chercha, comme cela devenait son habitude, une rivière où se débarbouiller. L’eau était froide. Une fois lavé, il se sentit plus brave et moins voyou. Mais la pluie ne cadrait pas avec ses plans. Ressentant l’effet du manque de sommeil, de nourriture, et du froid péniblement supporté, il se dit qu’il ne continuerait pas son aventure par un temps pareil. Il lui fallait trouver à se loger.

Un Y. M. C. A. parut à Louis l’endroit propice et sûr. Le train était arrivé à six heures et trente du soir. Louis se mourait de faim et il dévora son premier vrai repas. Après, prenant enfin une véritable douche — ô délices ! — il se mit au lit mieux disposé et tout en essayant de s’habituer à ne plus rouler, il ébaucha des résolutions pour le lendemain. Il avait vu les Rocheuses, il retournerait vers l’est par le convoi des voyageurs. Mais pour cela, il fallait de l’argent. Pour avoir de l’argent, il lui fallait encaisser son chèque. Or, il n’y avait pas de banque à Field ; bien reposé, bien lavé, Louis ne put tout de même pas échanger son chèque. Personne ne voulait de son papier… Il fut bien forcé de reprendre son métier de hobo… Le seul train de marchandises en vue se dirigeait vers l’est. Il y monta, mais dévoré de regret, et avec l’impression qu’il se trahissait avec cette volte-face.

Et il se retrouva dans ses tunnels, puis au Mont Cathédral, à Stephen, à la ligne des eaux. Là, son train fit un arrêt pour décrocher une des locomotives qui avaient aidé à vaincre la raideur des pentes. Et soudain, que vit Louis tout à côté ? Un « fret » en route vers l’ouest ! Exalté comme si saint Michel en personne était venu lui indiquer le chemin, mettant de côté toutes ses résolutions de la veille, il sauta d’un train dans l’autre, se disant : « Jamais dans ma vie, peut-être, pareille occasion ne se retrouvera ».

Et le voilà refaisant pour la troisième fois le trajet Stephen, Field, et tous les tunnels, mais cette fois avec deux jeunes gens de son âge et de son monde qui, comme lui, empruntaient ce moyen de locomotion difficile pour se rendre à Vancouver. Tom et Frank changeaient tout. Louis n’était plus seul, il pouvait parler et rire.

Mais de retour à Field, quand il fallut attendre plusieurs heures le nouveau départ, Louis ne put que se mordre les pouces. Il n’avait plus que vingt sous, de quoi acheter quelques biscuits.

Ce n’était qu’à quatre heures que le train reprendrait sa marche vers l’ouest. Heureusement, le Y. M. C. A. lui était devenu familier. Il y parcourut au moins deux fois tous les journaux que lui offrait la salle de lecture.

Puis, il roula de nouveau et chaque courbe de la route amenait maintenant un paysage neuf.

De sombres pics occupaient le ciel. Le train poursuivait une rivière sinueuse et encaissée. Quand l’espace manquait sur la berge pour la voie, un tunnel s’offrait. Le soleil daigna aussi se montrer, encourageant Louis de ses intermittents rayons.

À l’arrêt suivant, il retrouva ses jeunes compagnons, installés dans un wagon à bestiaux, mais nettoyé, désinfecté et qui les protégerait de la pluie et du vent.

Ils passèrent à Golden, petite ville où ils restèrent une dizaine de minutes avant de reprendre la route qui se dirigeait vers le nord.

Le train reprit, en quittant, une allure rapide ; car, pour quelques milles il courut dans une vallée sans obstruction, puis il fit un virage à gauche, vers l’ouest. Un autre col restait à franchir, parce qu’alors le « fret » fut séparé en deux et l’on y sandwicha une autre énorme locomotive. Et ainsi fortifié, il entreprit l’ascension, longeant la Rivière à l’Ours au cours tumultueux.

Les deux puissantes locomotives n’étaient pas de trop. La vitesse diminuait constamment malgré leur force. Le train avait quitté le fond de la vallée pour s’accrocher de nouveau aux flancs des montagnes. Les jeunes gens commencèrent à se sentir surexcités. Ils savaient qu’ils approchaient peu à peu du plus fameux des tunnels : le Connaught, qui a cinq milles de longueur. Un peu d’inquiétude se mêlait à leur exaltation. Mais au jour succédait la nuit et ils ne voyaient presque plus rien, quand tout à coup la voie redevint droite ; la seconde locomotive fut décrochée, et, à 80 milles de Field, ils entrèrent dans la montagne. Ils furent dix-neuf minutes (chronométrées) dans un noir d’encre, mouchoir au nez, ce qui suffisait pour neutraliser l’odeur d’huile. Au sortir du tunnel, la nuit était complète ils ne pouvaient plus rien voir. Ils s’entassèrent tous trois comme des chats, dans un coin du wagon pour garder leur chaleur, car après la chaude humidité du tunnel ils recommençaient à frissonner.

Vers minuit, ils s’éveillèrent. Ils étaient à Revelstoke. Le train s’arrêta en face de la station. Sur un écriteau brillamment illuminé, Louis put lire, tout ému :

« MONTREAL — 2502 milles.
VANCOUVER — 386 milles. »

Dans la nuit, il arpenta les rues de Revelstoke en attendant l’heure de repartir. Il admira le superbe hôtel de ville, style moderne — qui enchanterait mon frère, se dit-il — avec ses blocs de verre et ses grandes fenêtres se prolongeant sur plusieurs étages !

Au coup de sifflet, il rejoignit ses compagnons. Ils durent changer de wagon ; des voyageurs à quatre pattes occuperaient maintenant celui qu’ils avaient auparavant ! Ils durent en prendre un découvert. Ils s’y tassèrent de nouveau pour essayer de continuer leur sommeil. Mais il faisait décidément trop froid. Le train suivait une rivière d’où s’élevait un brouillard dense qui leur donnait le frisson.

Rien ne réussissait, pourtant à entamer l’enthousiasme joyeux du jeune apprenti-hobo. Il finit par somnoler et vers cinq heures, il s’éveilla comme le convoi longeait un lac considérable. Puis, nouvel arrêt à Salmon Arm. Le serre-frein les avait prévenus qu’on attendrait là, une heure ou plus, le passage des trains de voyageurs. Car ni Louis, ni les autres n’étaient plus les novices farouches du début de leur voyage, redoutant d’être vus. Ils conversaient à présent aux arrêts avec des employés indulgents pour leur aimable jeunesse. Ils apprirent ainsi que les hobos étaient devenus des oiseaux très rares, depuis la guerre. « Autrefois, leur dit un serre-frein, nous en avions cinquante à soixante sur un seul convoi ! »

Sachant qu’ils avaient une heure à Salmon, ils occupèrent l’aube à visiter la ville. Puis, ils se postèrent devant la gare, en face d’une boulangerie. Il faisait toujours froid. Le boulanger sortit et les invita à venir se réchauffer près du four. Ils regardèrent tailler la pâte, la peser, la mettre en moule.

Le premier train de voyageurs passa. Ils continuèrent à se chauffer. Mais vint le second et tout de suite deux coups de sifflet, ce qui voulait dire : en avant !

Le train de voyageurs bloquait encore la voie, ils le contournèrent en courant et s’installèrent vite pour continuer leur voyage.

Le soleil se leva, et ils furent bien contents de le revoir. Le train traversait maintenant une contrée moyennement montagneuse. Mais la voie devait avoir à gravir d’autres pentes ; une nouvelle locomotive fut ajoutée.

Le temps continuait à s’améliorer, les nuages s’espaçaient et le soleil se faisait plus chaud. Les trois jeunes lurons, heureux comme des princes, s’étaient assis sur le bord du wagon les jambes pendantes et admiraient de tous leurs yeux le pays qui les enthousiasmait. C’était cette belle région qui envoie au Canada tout entier tant de fruits et de légumes.

Puis ce fut Kamloops où le train devait faire un arrêt plus long. Ils descendirent. Louis qui s’attardait à examiner la locomotive aperçut soudain un agent de police militaire qui accostait ses deux compagnons. Ses papiers étaient tous en règle. Il ne s’inquiéta pas, s’approcha bravement. Mais l’agent regardant lesdits papiers ne les trouva pas assez convaincants et Louis fut véhiculé rapidement au cœur de la ville. Là, l’officier en devoir le laissa tout de suite repartir après quelques questions. À quelque chose, malheur est bon. Louis profita de l’occasion et encaissa son chèque. Ici, on eut confiance même à son air de hobo, car on le paya immédiatement.

Toutefois, tout ceci avait pris du temps. Malgré l’argent qui bourrait maintenant ses poches, Louis ne pouvait plus prendre un repas chaud. Il avala un verre de lait et un mauvais morceau de tarte. Il s’acheta un sac de galettes pires que la tarte et, en attendant son train, il descendit vers la rivière. Mal faillit lui en prendre. Les deux coups de sifflet réglementaires le firent courir à perdre haleine ; le train était long, il arriva à temps pour attraper un wagon. Il était exactement midi.

Pendant les premiers vingt milles, il resta échoué sur la plate-forme d’un wagon-citerne, les pieds sur l’accouplement. Il regardait paisiblement le paysage quand le mécanicien laissa soudain rouler son train ; les wagons se pressèrent les uns sur les autres, et il se sentit le talon coincé entre le châssis du wagon et le couplet, et assez fortement. Il délaça son soulier, prit le risque raisonnable de le perdre pour sauver son pied !

Quand plus tard, il réussit à déloger sa chaussure, le talon en était fracassé. Il essaya de le remettre en forme, tout en remerciant le Ciel d’être encore venu à son secours. Il y avait donc une Providence pour le hobo comme pour les autres humains ! La même que celle des ivrognes, sans doute !

Au prochain arrêt il s’empressa de quitter son dangereux wagon-citerne pour retrouver celui qu’il occupait auparavant. Ses compagnons le croyaient perdu. Le train longeait maintenant la rivière Thompson. Devant Kamloops la rivière élargie formait un véritable lac. Les montagnes se dressaient presque sur le rivage, et les rails se frayaient un chemin à travers de fréquents tunnels. Puis, la rivière se rétrécissait pour descendre, et le C. P. R. la suivait d’un côté, pendant que la voie du C. N. R. la longeait sur l’autre rive. Les paysages étaient de plus en plus splendides. De véritables murailles enfermaient le cours d’eau et la voie devait monter et descendre sans cesse pour pouvoir continuer sa route vers l’ouest. Comment Louis pourrait-il, au retour, décrire aux siens ce qu’il trouvait si beau ? Dieu était bon d’avoir fait pour l’homme un monde si splendide et si grand. Il le remerciait en lui-même, l’âme tout élevée d’exaltation.

Bientôt ensuite le fleuve Fraser absorba la rivière Thompson, et le train suivit leurs cours combinés. À un moment donné, il traversait un pont pour suivre l’autre rive et s’engouffrer dans un tunnel. Le C.N.R. avait fait la même chose quelques milles plus haut.

La journée fut belle et le trajet, paisible et ensoleillé, se termina à sept heures du soir par l’entrée à North Bend, point où le convoi de marchandises devait changer de locomotive.

North Bend est sur la rive du Fraser un village tranquille, tout piqué de beaux pommiers. Tout près coulait un ruisseau, et Louis alla y manger ses mauvaises galettes avec de l’eau fraîche. Si sa mère l’avait vu supportant volontairement pareil jeûne ! Mais elle ne savait même pas qu’il voyageait. Il allait écrire de Vancouver même, pas avant.

North Bend était la dernière étape.

Le train ne repartit qu’après deux longues heures. Il était loin d’avoir vaincu tous les tunnels, car, après North Bend, il y en avait encore pendant une douzaine de milles. Le paysage restait très sauvage. Le Fraser suivait une gorge accidentée et pittoresque, piquée des beaux pins de la Colombie. Les montagnes des deux côtés n’étaient plus aussi aiguës et elles étaient boisées et vertes. Ici commençait la zone côtière qui est sans hiver.

Pendant que le convoi serpentait sur la berge nord du Fraser, le soleil disparut. Le ciel demeura beau, mais le soir vint, et les trois jeunes hommes se tassèrent de nouveau dans un coin bien choisi, pour dormir.

Plusieurs heures plus tard, ils s’éveillèrent à Coquitlam, où sont les cours de « fret » pour Vancouver. Un serre-frein leur dit qu’on allait former un train dit de « transfer » qui les mènerait tout droit à la ville. C’est ce qui se produisit et un autre serre-frein encore plus aimable que le premier leur indiqua à l’arrière de ce train, un wagon de voyageurs inoccupé, et ce fut assis sur des bancs confortables que les trois jeunes lurons firent leur entrée triomphale à Vancouver, à cinq heures du matin !

Ils descendirent à la gare même, comme des riches.

Le voyage était fini. Tom et Frank étaient au terme de leur aventure. Louis aurait à revenir. Se reverraient-ils jamais ? Ils se dirent adieu, pleins d’amitié, se souhaitant, bonne chance…

Puis, Louis commença seul, et consciencieusement sa visite des lieux.

Par correspondance, il s’était longtemps auparavant muni d’une carte de la ville. Il descendit tout d’abord au parc Stanley, anxieux de voir la mer. Fidèle à ses habitudes, il chercha vite un ruisseau pour se débarbouiller. Il avait beau être hobo, il demeurait l’esclave de ses habitudes de citadin, et la douche quotidienne lui était une nécessité plus grande que le sommeil et la nourriture.

Le parc était splendide, si bien situé en bordure de l’Océan. Louis toucha l’eau du Pacifique, y goûta même avec béatitude. C’était une espèce de baptême. Ici, il finissait de traverser son grand pays d’un Océan à l’autre. Un de ses plus beaux rêves était réalisé. La vie est belle quand on réalise ses rêves.

Il admira le parc, ses piscines, ses totems, ses grands parasols de pins. Il admira le port avec sa flottille de bateaux de pêche et ses énormes navires de guerre et de commerce. Puis il se rendit au pont suspendu qui l’intéressait particulièrement au point de vue technique. Il était déjà ingénieur dans l’âme, ingénieur tout le temps et partout, et logique, équilibré, ordonné…

Il était tôt, la ville était encore à moitié endormie, et il put examiner à loisir ce qu’il était venu voir de si loin. Quand les rues commencèrent de s’animer, il songea à manger. Devant un substantiel déjeuner, il apprit par un journal qu’il acheta, que Duplessis avait réussi à déloger Godbout. Fortifié, il continua sa visite. Un bras de mer coupe le centre de la ville : on l’appelle « False Creek », parce qu’il ne mène nulle part, mais il donne lieu à plusieurs grands ponts.

Sur ce « False Creek » sont établis des chantiers maritimes, des industries et plusieurs chalands sur lesquels vivent les pauvres de la ville. Cela donne un cachet spécial à ce coin déjà extraordinaire.

Louis se promena, se promena sans fin. En tramway, en autobus, il visita tous les quartiers. Les quartiers résidentiels étaient constitués de maisons détachées avec des jardins. C’était ainsi qu’il désirait voir Montréal tout entier rebâti ! Pourquoi les gens, tassés les uns au-dessus des autres, de trois étages en trois étages, et habitant des logements à un seul œil en avant et presque un seul en arrière, n’avaient-ils pas l’air de s’apercevoir de leur misère ? Louis rageait pour eux ; il aurait voulu les réveiller de leur léthargie ou de leur ignorance et les voir tous plus exigeants. Il devenait violent quand il pensait à cela. Et la vue du grand parc aux belles piscines, lui fit concevoir ce que des urbanistes pourraient un jour faire pour notre Montréal qui jouissait aussi d’un site si extraordinaire…

Il remarquait qu’à Vancouver la plupart des maisons, pourtant, n’étaient qu’en bois. La brique semblait rare, elle ne recouvrait que les usines, les entrepôts.

La ville visitée dans tous ses coins et recoins Louis s’immobilisa une fois encore pour contempler le Pacifique. Il aurait eu bien envie de se rendre à Victoria. Mais il ne fallait pas courir le risque de se trouver en mauvaise posture, à un moment donné, sans argent. Sa bourse s’aplatissait à bien manger, bien dormir.

Il dit donc adieu à l’Océan, se promettant d’y revenir ; puis, se détournant, il s’en fut à la gare prendre un billet de retour. Puisqu’il avait tout vu ce qu’il voulait voir, du meilleur wagon-observatoire qu’il soit possible de trouver, le fourgon à marchandises, il pouvait pour un bout, voyager comme les autres…

Tout à coup, il revécut son premier voyage en « fret ». Il avait douze ou treize ans. Un serre-frein qui le voyait depuis quelques jours, toujours posté pour le départ et le retour d’un court convoi qui transportait de la pierre de Port-Daniel à Sainte-Adélaïde, lui avait proposé de monter et de faire le trajet d’une heure.

Louis était revenu en retard pour le dîner, mais les yeux flambants de joie, les cheveux ébouriffés et humides d’embrun, et il avait crié son enthousiasme.

— Maman, je te le jure, il n’y a pas de meilleur wagon-observatoire qu’un wagon plate-forme. C’est bien mieux que le balcon de l’Océan Limitée, mieux qu’une auto, mieux que tout. Ça va juste de la bonne vitesse pour qu’on ait le temps de tout voir !

Aujourd’hui, il était prêt à répéter la même affirmation, avec encore — plus de véhémence. Et avec plus d’expérience, puisqu’il avait maintenant traversé son pays tout entier. D’autres pouvaient penser autrement, mais pour lui les chemins de fer resteraient la plus belle chose du monde !