Éditions du Devoir (p. 167-182).


XIII

IL N’Y A PAS DE SOT MÉTIER


Les plus beaux hôtels, les plus jolies maisons de touristes étaient en haut du village. On les voyait, accrochant au flanc des montagnes leurs façades blanches, leurs toitures, leurs volets aux teintes vives : du bleu à laver, du rouge, du vert pomme. Ces couleurs se détachaient sur la neige comme les enjolivements sur des cartes de Noël. Le merveilleux pays ! Tout le monde y était gai. Tout le monde se saluait, se parlait. Les gens en costumes de ville y étaient, il est vrai, fort rares, et, dans le paysage, ils semblaient déplacés. On ne voyait aller et venir que des coupe-vent de toutes les couleurs, comme les maisons, et tous les cœurs baignaient dans une atmosphère de vacances, de fête.

D’énormes bancs de neige rétrécissaient la rue principale, une rue perpendiculaire qui montait à l’assaut de la montagne. Rien n’était plus amusant que d’y voir tourner un taxi. Les chauffeurs étaient des experts sans pareils. Ils faisaient pivoter leur auto sur elle-même, par une manœuvre rapide, et, la voiture repartie, on voyait dans la neige un cercle bien creusé. Très souvent forcés de reconduire des gens de la gare aux maisons éloignées où la route à peine ouverte se referme toujours à moitié sous les tempêtes perpétuelles, ils acquéraient une adresse au volant qui tenait de l’acrobatie.

Le beau, le merveilleux pays ! Le reposant pays où le passant désirait demeurer à jamais, et même dans un hiver continuel.

Pourtant, les habitants y avaient comme ailleurs leurs problèmes et leurs tracas.

Entre les deux gros hôtels, rue principale, se cachait derrière le banc de neige la vitrine à peu près vide d’une échoppe portant comme enseigne : « Skis à vendre et à louer ». On y pénétrait dans une pièce nue, au plancher rude. Autour s’alignaient, sans trop d’ordre, les skis neufs et vieux. Une porte allait de cette première pièce à l’atelier, où travaillait le propriétaire. Sur une table embarrassée de pots de cire, de harnais, de bâtons et d’outils, traînait souvent une moitié de tasse de café et un peu de gâteau non seulement sec mais misérable. Quand Yvette entra, ses skis, ses bâtons à la main, un peu essoufflée par la côte qu’elle venait de gravir, son visage se rembrunit en apercevant de nouveau ces restes :

— Ah ! Guy, ne me dites pas que vous n’avez pas encore pris le temps d’aller manger convenablement ! Vous vous rendrez malade…

— Mais non ! Je soigne ma ligne…

— Moi aussi, tant qu’à ça !

Et la longue et mince jeune fille se laissa tomber sur l’unique chaise de bois, d’un air harassé.

Elle savait à quel point, elle aussi, en faisait trop, comme Guy. Le jeune homme, en effet, depuis que la neige s’était mise à tomber sans relâche, était tellement occupé, que non seulement il ne mangeait plus, mais il ne dormait même pas. Les clients se faisaient de plus en plus nombreux et l’échoppe, pour les satisfaire, devait s’ouvrir tôt le matin et se fermer tard le soir. Il y avait toujours des skis à cirer, des skis à vendre, des skis à louer, des bottines à ajuster, des harnais à réparer, à raccourcir, à allonger. Guy avait subitement vu son commerce passer du gagne-pain modeste et aléatoire au métier lucratif. À Montréal, ses parents, qui avaient été autrefois de riches touristes dans ce même village, se résignaient au sort de leur enfant qui, en pleine crise économique, forcé par le marasme de leurs affaires, à interrompre son cours d’étude, était allé ouvrir cette échoppe. Ils s’étaient d’abord dit : « Il ne tiendra pas, il reviendra. » C’était un caprice d’enfant gâté. Son père qui conservait ses riches relations, pouvait lui trouver mieux à faire pour édifier son avenir, sûrement. Au début, quand Guy séjournait à la ville, il parlait plus de ses exploits en skis, que de ses clients. On persista ainsi à pouvoir penser qu’il n’était pas sérieux. Mais soudain, même avant qu’une nouvelle guerre commençât d’enrichir le monde, le sport prit un essor extraordinaire, et la villégiature d’hiver devint plus considérable et plus riche que celle de l’été. De nouveaux hôtels se construisirent, et dans le village, de décembre à avril, ce fut bientôt tous les jours carnaval et vacances. Et Guy y prospéra.

Il devint un expert, d’abord dans le choix des skis, et bientôt, étudiant dans les livres et recevant les leçons d’un vieux Norvégien qu’il connut par hasard, il apprit, lui aussi, à fabriquer les longs patins de bois. Son avenir était assuré. Sa mère, qui avait rêvé de le voir avocat ou courtier, ou dentiste, se sentait un peu humiliée. Mais Guy habitait à la campagne, comme il l’avait désiré, Guy était heureux, Guy gagnait amplement sa vie, et sauf pendant de courtes périodes, comme celle des fêtes, il trouvait le moyen de vivre beaucoup dehors, et d’être noirci comme un nègre par le soleil d’hiver. Pour cela, il avait pu s’adjoindre un aide, un gamin du village, intelligent, qui passait tous ses congés à garder l’échoppe ouverte et profitable, ce qui permettait à Guy d’aller voir son Yvette.

Rien n’était moins étonnant que cet amour. Tous les deux, Guy et Yvette appartenaient au même milieu ; tous les deux avaient été des enfants qu’un chauffeur en livrée conduisait à un Jardin d’enfants élégant. Tous les deux, au moment où ils devenaient jeunesse en fleurs, avaient été précipités du haut de leur splendeur dans une pauvreté presque honteuse. Le malheur de Guy datait de plus longtemps et ses parents étaient sortis de leur gêne momentanée. Pour Yvette, tout était plus désespéré. Son père était mort ne laissant pour héritage que la maison qu’elle habitait, désormais seule avec sa vieille mère que l’hiver emprisonnait dans sa ruine glacée.

En vérité, cette maison n’était pas une ruine. Bien entretenue, elle aurait été charmante. Le crépi blanc de ses murs était invisible du chemin, parce qu’une somptueuse allée d’arbres de Noël et de pins conduisait à son portail. Mais les arbres n’étaient pas seuls à cacher la maison. Elle était enfouie sous la neige et Yvette y entrait en traversant, sous les branches basses des sapins, une véritable tranchée. Le pire, c’est que cette tranchée elle devait la creuser elle-même. Elle pelletait après chaque tempête, comme un homme.

Au temps de leur splendeur, cette maison n’avait été qu’une résidence d’été. Aujourd’hui, la fortune évanouie, c’était leur seul abri. Et quel mal avait la jeune fille à le garder habitable. Avec la guerre, la prospérité avait inondé d’argent ce pays regorgeant de touristes. Tout y était d’un prix inabordable. La maison se trouvait à deux gros milles du village. Alors, Yvette, entourée d’une forêt qui leur appartenait, mais où personne ne pouvait bûcher pour elle, ne réussissait à acheter que du bois vert qui chauffait mal, et elle devait entretenir nuits et jours, le poêle et la fournaise. Elle pouvait bien, à la hache, se faire des éclisses pour allumer ses feux, mais elle ne pouvait tout de même pas abattre elle-même ses arbres.

Elle se levait en pleine nuit, descendait quatre à quatre l’escalier, comme pour s’amuser, et jusqu’à la cave, et elle remontait espérant que son attisée fumeuse durerait jusqu’au matin. Pour que sa mère ne gelât pas toute vive à son réveil, elle descendait de nouveau vers six ou sept heures.

Sa vie, qui comportait bien d’autres obligations, était donc aussi laborieuse que celle de son ami Guy, et elle n’avait pas comme lui la consolation d’être sur le chemin de la fortune… Elle était absolument sans le sou. Mais elle avait vingt ans, ce qui est une bien grande richesse. Elle était belle de taille, et une bouche un peu grande n’enlaidissait pas son visage mat, au nez droit, aux longs yeux gris sous des sourcils bien tracés, en demi-cercle, et un peu épais pour la mode, mais qu’elle avait l’intelligence de ne point épiler.

Ses cheveux très noirs semblaient sa seule coquetterie. Yvette n’avait pas souvent l’occasion d’arborer de belles robes, et d’ailleurs, elle n’en avait pas beaucoup. Elle ne souffrait pas de cette pauvreté, car, vivant en skis, ou à peu près, elle gardait toute la journée le pantalon si commode, pour courir de la cave à la cour, ou chez le voisin, chercher le lait, les œufs, ou téléphoner. Et si elle avait à chausser ses skis pour aller au village, havre-sac au dos, chercher viande et légumes, elle était tout de suite prête.

Alors, pour ne pas oublier pendant le long hiver qu’elle était femme, Yvette soignait sa coiffure, la changeait à tout propos. Un matin, elle laissait flotter sa noire toison, la retenant d’un ruban rouge qui la couronnait bien ; elle semblait redevenue petite fille. Un autre jour, elle empilait ses boucles luisantes au sommet de sa tête, dégageait son coup de cygne, et elle prenait un air d’impératrice. Elle avait de la race, et le costume de sport, qui en dépare tant d’autres, accentuait son type, l’avantageait. Il lui arrivait aussi, pour se donner l’illusion de se transformer pour le soir en une autre personne, de tourner ses cheveux par en dedans, en petit page ; et cela lui faisait un casque sombre et luisant et lisse. Guy qui venait pour quelque excursion, admirait qu’elle fût encore différente.

En riant elle lui disait parfois :

— Vous désappointez vos nobles père et mère, parce que vous êtes devenu artisan. Et moi, la Cendrillon de ma chère vieille douairière de mère, je crois que je devrais m’écouter et apprendre le métier de coiffeuse. J’adore cela. Je me console de ne point oser le faire en m’exerçant à changer ma propre tête. Comme distraction, c’est inoffensif…, et bon marché…

— Bon marché, oui ! Mais inoffensif, qu’en savez-vous ? Ah ! l’effet de toutes ces Yvette que j’aime !

Ils avaient dépassé le stage du premier aveu. Ils savaient qu’ils s’aimaient, même si le mot mariage n’était pas encore prononcé… Mais Yvette avait le droit de veiller sur la santé de Guy et de déplorer qu’il oubliât si souvent de manger, de dormir.

Elle était ce matin venue au village pour son marché, c’était l’avant-veille de Noël. Guy ne pouvait pas s’absenter, il se contenterait d’un dîner de fête chez Yvette. Elle tenait à ce que ce repas fût un succès. Pour cela, elle pouvait compter sur sa mère. Les fines herbes, celle-ci savait où et comment les mettre, et si leur table n’était pas toujours bien chargée, ce qu’on y mangeait était tous les jours excellent.

— Au moins, à Noël, je vais surveiller votre alimentation ! Et voir à ce que vous mettiez les bouchées doubles, pour toute cette semaine de jeûne. Vous voilà maigre comme un clou. Cette vie de chien que vous faites !

— Pénitence d’Avent !

— Si c’était vrai, ce serait beau. Vos privations, au moins, offrez-les, hein, Guy ? Vous et moi nous avons tant besoin de grâces…

— Et les grâces, elles commencent à pleuvoir. Tout va changer, vous allez voir. Vous vous souvenez des skis que j’ai finis hier ? Savez-vous combien je les ai vendus ce matin ? Vingt-cinq dollars ! Et c’est la troisième paire du même prix qui part cette semaine…

— Eh bien, moi, je n’ai rien vendu, hélas ! Mes tâches sont d’humbles tâches. J’ai dû descendre trois fois à la cave, pour la fournaise, cette nuit. Tout craquait de froid dans la maison, et j’avais peur que l’eau gèle. Ce matin à huit heures, je mettais mes skis, et je courais chez le fermier à un mille du côté de Sainte-M… J’étais décidée à me mettre à genoux devant lui pour obtenir qu’il me vende de son bois sec et franc, qu’il ne vend à personne. Sans ça, cette fournaise me fera mourir… à force de mourir elle-même dix fois par jour, et presque autant par nuit. Elle est toujours, toujours éteinte…

— C’est abominable Yvette… Et moi qui suis si loin…

— Il a juré que j’en aurais cet après-midi. Je lui ai conté ma misère et je l’ai attendri. Il a trouvé que les marchands de bois étaient bien malhonnêtes d’avoir abusé de ma pauvreté et de mon ignorance. J’suis revenue à la maison, Maman grelottait dans ses châles. Je me suis battue de nouveau avec le poêle de la cuisine, il a fini par prendre, j’ai fait du café, nous avons déjeuné et me voilà, je suis venue pour voir si vous aviez mangé !

— Vous avez donc, à dix heures du matin, déjà six milles de skis dans les jambes ?

— Exactement. Mais ce n’est pas le pire. Le pire, ce sont les milles que je fais dans l’escalier de la cave, pour ma lutte avec le bois vert !

— Comme vie de chien, ça ressemble à la mienne. Il faudrait changer tout cela…

— Mais comment ? Maman en parle aussi, mais elle me crève le cœur. Elle veut louer la maison à des touristes et vivre à Montréal, dans une chambre ! M’y voyez-vous ? Moi qui suis habituée à courir la campagne toute la journée et qui aime tant mes montagnes même avec ma misère. Je devrais me faire coiffeuse… Je comprends que je suis pianiste, mais on ne gagne pas sa vie ici avec çà… tandis que la coiffure… j’aurais les riches américaines dont la neige dérange si vite les ondulations… Qu’en pensez-vous ? Il n’y a pas de sot métier…

— J’en connais un meilleur pour vous…

Mais la porte s’ouvrit faisant carillonner la clochette, et ce fut une invasion. Trois jeunes filles, autant de jeunes gens. Il fallait de la cire pour temps froid sur leurs skis. Ils voulaient réajuster leurs attelages… Ils partaient pour Saint-Sauveur dans une demi-heure…

Yvette, pressée, dut se sauver.

— Reviendrez-vous dans la journée…

— J’ai peur que non.

— À demain soir, donc. J’vais vous chercher à neuf heures. Ménagez vos forces dans la journée…

— Entendu. Au revoir Guy.

Sa voix résonna, gaie, cristalline, et comme la clochette de la porte et celle des carrioles, cette voix était un chant de joie. Mais aussi, ce serait si beau, aller à travers la montagne, dans la nuit de Noël, jusqu’à la petite chapelle de Sainte-Marguerite. Et avec Guy tout à elle. Elle chaussa ses skis, et partit, la figure en proue, et les lèvres ouvertes pour sourire. Aurait-on pu penser qu’elle était pauvre, qu’elle traversait des jours inquiets, et se débattait dans une situation qui paraissait désespérée ? Car sa mère l’avait bel et bien répété. Le jour de l’an passé, elles s’en iraient en ville. Elles n’avaient pas le sou. Elles seraient aux crochets de ses frères, donc des belles-sœurs, qu’elles léseraient dans leur droit et leur bien-être. Yvette comprenait cela et Yvette ne voulait pas cela. Si sa mère persistait, elle s’engagerait pour travailler aux munitions ! Et le rouge lui montait au front. Elle avait dit tout à l’heure qu’il n’y avait pas de sot métier. Mais travailler ainsi, pour elle, ce serait le pire. Elle frissonnait, des pieds à la tête, rien qu’à penser à la promiscuité des usines. Elle était sauvage et belle et elle avait l’âme de sa coiffure d’impératrice.

Mais elle s’avançait maintenant sur le chemin, l’âme remplie d’un pressentiment de bonheur. Pour Guy et elle, tout ne devait-il pas changer ? Et puis, si elle avait tort d’espérer vaguement des choses, le froid vif, à lui seul, la rendait heureuse.

Ce temps clair, ce ciel si bleu, cette neige si éblouissante, et ces petites maisons canadiennes qui copiaient celles des ancêtres en tons si gais, c’était tout ce qu’Yvette souhaitait comme paradis. Elle enfila, entre les hôtels, une route qui menait vers les champs. Sur la côte 40, les skieurs zigzaguaient, montaient, descendaient pareils à des jouets mécaniques. Que ce village était joyeux ! Qu’elle l’aimait.

Elle fut bientôt au sommet d’une piste en pente douce et longue. Elle se laissa glisser, soudainement indifférente à tout ce qui n’était pas ce moment présent, tout rempli d’espoir. Sous ses skis la neige était moelleuse et elle se sentait sans poids, légère, ailée… Elle pensait au lendemain. Une fois sur la route, elle dut se pousser de ses piolets, pour avancer plus vite, et elle priait en elle-même :

— Mon Dieu, faites que maman ne m’emmène pas en ville…, mon Dieu, faites que maman ne m’emmène pas en ville…

Un quart d’heure de course au bas des énormes montagnes, et ce fut les ailes d’un moulin à vent, puis la tranchée qui descendait à sa maison, sous les bras chargés de neige des pins…

L’après-midi, le fermier apporta le voyage d’érable sec, Yvette cessa de chicaner le bois vert, et une vraie chaleur enfin inonda la maison. Elle chantait en travaillant. Il fallait que tout fût propre pour la Noël. Et au moins, cette nuit, la fournaise et le poêle bien bourrés, elle pourrait dormir plus tranquille.

Le jour suivant, sa mère ne quitta pas la cuisine, et les odeurs de sarriette et de beignes se mêlèrent amicalement dans la maison. Le soir vint. À neuf heures, Guy sonnait et il annonça en entrant que la lune était levée et que c’était la plus belle des nuits de Noël. Les autres excursionnistes n’avaient pas encore démarré. Un copain frapperait en passant pour les avertir.

Car si cette piste était sûre et sans danger, personne ne commettait la sottise de partir solitaire pour franchir le soir pareille montagne. Pour Yvette et Guy, le ski semblait un sport de tout repos, c’était une seconde nature, mais tout de même, il fallait toujours prévoir qu’on pouvait se fouler une cheville ou se casser une jambe !

La caravane partit à neuf heures et demie. La piste descendait en droite ligne, rapide, et traversait un ruisseau, puis gravissait un flanc très abrupt. Mais ensuite, il n’y avait plus qu’à se laisser descendre dans le plus pittoresque, le plus merveilleux des sentiers. La neige et la lune rendaient la nuit très claire. On entendait parfois une exclamation, mais les skieurs avançaient sans parler. Dans l’étroite piste, à la queue leu leu, une conversation était difficile. Tout de même Guy et Yvette se détournaient souvent pour échanger une réflexion. Tous les deux connaissaient le terrain dans ses moindres replis, et ils savaient que sauf lorsqu’il faudrait redescendre vers Sainte-Marguerite, aucune pente n’était rapide, ou dangereuse. Ils marchaient longtemps dans un défilé serré entre deux montagnes couvertes d’épaisse forêt. C’était sauvage, et beau.

Il était inutile de parler, car le silence faisait partie de la beauté. Et tous ces gens qui les précédaient et les suivaient devaient aussi le sentir, quel que fut leur caractère.

Parfois, Guy et Yvette dépassaient un couple. La jeune fille était tombée, son ski s’était détaché.

— Elle est tombée, parce qu’elle est fatiguée, qu’elle n’a pas d’entraînement, mais a voulu quand même suivre son bien-aimé. Çà ne fera pas un bon ménage, Yvette, la femme ne sera pas à la hauteur.

Yvette se contenta de rire, car la dernière pente commençait, celle qui était abrupte et difficile, et s’accrochait en rampe à la montagne. Elle s’élança, elle était devant Guy. Souvent, même en plein jour, elle la finissait celle-là, sous un certain sapin qui était trop près de la piste. Mais ce soir, après ce que venait de dire Guy, elle serait morte, plutôt que de tomber ! Sa volonté la soutiendrait. D’ailleurs descendre dans la nuit blanche était plus facile. Ne pas voir d’avance les cahots vous empêchait d’en avoir peur.

Yvette, triomphante, attendit Guy dans la clairière. Il n’était pas parti du haut trop vite après elle, et elle savait que c’était parce qu’il croyait qu’elle tomberait peut-être…

Maintenant, c’était fini. L’hôtel était là. Ils entrèrent prendre une tasse de café. Sans rien manger, c’était jeûne. Guy aurait bien pu ne pas s’en souvenir. Mais avec Yvette, rien à faire. Il prétendait qu’elle avait le calendrier liturgique imprimé dans la tête, et avec un système de lumières qui s’allumaient pour les abstinences, comme des signaux…

Ils entrèrent bientôt dans la petite chapelle des skieurs où serait célébrée leur messe de minuit. Guy tenait le bras d’Yvette bien serré et son visage était sérieux.

Comme il était charmant ce sanctuaire où le bois naturel remplaçait l’or accoutumé des autels. C’était facile pour Yvette de bien prier. Elle déballait tous ses problèmes aux pieds de l’Enfant Jésus. Au fond, tout de même, en demandant d’être soulagée du pire, sauvée de la ville et des munitions, elle se disait que ce ne serait peut-être pas juste. La Vierge était toute jeune comme elle, et pauvre, et c’était dans une étable qu’elle avait mis au monde son Enfant Dieu.

Guy méditait sur Yvette et sur leurs parents respectifs. Ceux-ci regardaient leur amour avec leurs idées de citadins, ils les abandonneraient à leur sort, leur snobisme tout baigné de pitié. C’était facile à comprendre. Quand on est fils de famille, tenir une petite échoppe et fabriquer des skis, ce n’est pas, au premier abord, très reluisant. Mais Guy savait où il allait.

Il venait d’acheter la petite masure où était son échoppe. Il la réparerait. Il achèterait du terrain ailleurs, et à mesure qu’il aurait des économies, bâtirait lui aussi, des séries de coquettes maisons canadiennes pour les touristes. Il aurait vite un revenu suffisant. Et s’il s’amusait à imaginer ses chics parents parlant de leur fils montagnard et artisan, il trouvait qu’il avait choisi la bonne part.

Il riait, ce soir, devant le bon Dieu, en décidant que tous ses fils seraient skieurs dès leur bas âge ! Ses filles aussi. Et il leur donnerait l’amour des hauts sommets et des grands espaces et du soleil et du froid. Après le sanctus, pendant lequel il fut plus recueilli que jamais il ne l’avait été dans sa vie, Guy releva la tête, prit sournoisement la main gauche d’Yvette, lui écarta les doigts et glissa dans son annulaire une belle bague…

Elle le regarda, surprise, l’interrogeant de ses beaux yeux gris qui, tout de suite, se mouillaient d’émotion. Il ne dit rien, se contenta de sourire. Mais il se ravisa. Si elle allait penser que ce n’était qu’un cadeau ordinaire ? Alors, il murmura :

— Dites-vous oui ?

Elle inclina la tête. Le chœur entonnait l’Adeste Fideles. Tous les deux se penchèrent, la figure cachée dans les mains, pour mieux prier, ou pour dissimuler leur joie.

Puis, quand tout le monde à peu près eut communié, ils se levèrent, et s’en allèrent vers la sainte Table, et ils se tenaient la main, sans même s’en apercevoir. Dans la petite chapelle c’était soudain comme s’ils étaient seuls, très grands, très beaux, et Yvette très féminine, malgré le costume de ski. Comme ils approchaient de la Table sainte, la lumière lança jusqu’à l’autel l’ombre de leurs deux têtes : le profil de Guy, et celui d’Yvette qu’encadrait comme une tête de Vierge, le mouchoir noué.

Une boucle brune qui glissait du châle sur son front, révélait qu’elle avait sa coiffure d’impératrice…