Éditions du Devoir (p. 103-114).


VIII

LES JUMEAUX


Guy était né cinq minutes après André, mais dès ces premiers instants, ils étaient si pareils, que personne, sauf leur mère ne parvint à les distinguer l’un de l’autre. Mêmes cheveux blonds, mêmes yeux bleus, même nez aquilin, même bouche sinueuse, même poids, même taille.

Et quelques mois plus tard, mêmes dents, mêmes gestes, mêmes progrès.

Bébés, il y eut longtemps ces petits rubans bien marqués pour les reconnaître. Mais quand ils purent trotter partout, et parler un peu, la confusion ne fit qu’augmenter.

Confusion qui amusait grandement la jeune mère. C’était le troisième enfant qu’elle attendait lorsqu’ils lui avaient fait la surprise d’arriver deux à la fois. Avec les aînés, elle avait dépassé le stage de l’apprentissage maternel. Elle savait son métier, et elle le savait bien. Elle avait de l’ordre, elle était vive, adroite. L’alimentation rationnelle n’avait plus de secrets pour elle, les méthodes modernes non plus. On se moquait même un peu d’elle, parce qu’elle réussissait plus tôt que personne à dresser ses bébés à être propres dès leurs premiers mois.

Inutile de vous dire qu’avec des jumeaux, ce système était pratique ; des couches, des piqués, il y en aurait toujours assez à laver. Et elle n’avait pas de bonne. Son mari l’aidait et il gardait la maison, lorsqu’il avait congé, pour qu’elle fît ses courses. Et le soir, il l’obligeait souvent à sortir, pour qu’elle ne se sentît pas malheureuse et prisonnière. Car enfin, elle avait maintenant quatre enfants en bas âge, et elle n’avait pas même trente ans.

Mais quelle joie, quelle consolation elle eut à voir pousser les jumeaux si vigoureusement, si normalement. Ils eurent tout de suite les reins solides et les jambes musclées et fortes. Il fallut vite les séparer du même carrosse, où on les avait d’abord mis l’un à chaque bout. Sans le vouloir, ils se donnaient de mauvais coups.

Quand ils furent capables de s’asseoir, ils eurent chacun une petite balançoire qu’on accrocha dans les deux portes qui donnaient sur la cuisine. De ce perchoir, ils regardèrent fricoter leur mère, quand ils eurent cessé de dormir toutes leurs journées… Elle, leur parlait constamment, comme s’ils comprenaient déjà, et les deux aînés ajoutant leur verbiage, la maison était vivante et gaie avec tous ses oiseaux.

Mais comme la vie est ce qu’elle est, et qu’il faut la prendre bonne ou mauvaise, il y avait tout de même des matins où tout n’était pas aussi rose. Il y eut le matin où la jeune mère achevant son blanchissage, vit soudain par la fenêtre que la corde pleine de beau linge bien blanc, venait de casser et de tomber dans la cour ! Et où, pendant qu’elle courait le ramasser, elle oublia la lessiveuse qui se vidait ; et où, l’eau coulant sur le plancher, les jumeaux furent tellement enthousiasmés qu’ils secouèrent avec excès leur balançoire, les secouèrent si fort, dansant comme des polichinelles, qu’une des deux céda, comme la corde à linge, et que le petit André se trouva assis et barbottant dans l’eau, pour son plus grand bonheur.

Mais non pas, vous pensez bien, pour celui de la mère rentrant avec sur les bras, tout son linge qu’il faudrait de nouveau rincer ! Une autre voyant tout cela, se serait découragée. Elle boucha vite la lessiveuse, releva le jumeau, épongea le plancher sans prendre le temps de penser à rien. Elle avait chaud et sûrement, elle était un peu énervée, mais comme elle avait bon caractère, au lieu de pleurer, elle se mit à rire ! À y regarder deux fois, c’était en effet comique cette illustration parfaite du proverbe : un malheur n’arrive jamais seul.

Ce midi-là, son mari rentrait tôt, pour lui permettre de courir en ville s’acheter un manteau. Mais quand elle eut fait le récit de sa matinée, il lui dit :

— J’aimerais mieux que tu ne sortes pas, c’est évidemment ta journée malchanceuse. Tu vas te faire écraser !

Et elle ne sortit pas, surtout parce que, en vérité, elle était un peu fatiguée. Son blanchissage, avec tout ça, c’était deux fois qu’elle l’avait fait, et il avait aussi fallu changer complètement l’enfant qui avait nagé sur le plancher inondé…

La vie quotidienne ne contenait pas toujours, heureusement, autant de vicissitudes. Les jumeaux grandirent. Ils eurent le même matin une dent, puis deux, puis trois, et à dix mois, ils en avaient huit, et ils mangeaient leurs biscuits et leurs céréales et leurs épinards comme de grandes personnes, et ils avaient chacun une petite chaise à double usage, dont ils se servaient avec une régularité de plus en plus admirable.

On pouvait dire qu’ils étaient bien élevés.

Et ils étaient de plus en plus pareils. Une année passa, puis une autre. Leur ressemblance au lieu de diminuer, restait fidèle à elle-même. Était-ce finesse ou malice, ou à force d’être pris l’un pour l’autre, en avaient-ils conclu que chacun représentait l’un et l’autre ? Toujours est-il que si quelqu’un disait, voyant l’un :

— C’est bien toi, Guy ?

Tout de suite, un autre petit homme s’amenait en courant, car il n’était jamais loin, et disait vite avec le même air et la même voix :

— Et moi, c’est l’aut’Guy…

Ils jouaient l’un avec l’autre de l’aube au couchant. Ce que l’un aimait, l’autre aussi l’aimait. Ce que l’un mangeait, l’autre le mangeait. Ce que l’un faisait, l’autre le faisait.

Un des parrains, qui les voyait assez souvent, prétendait comme la mère, les reconnaître :

— Il y en a un, disait-il, qui sourit de la bouche et l’autre, des yeux. Oui. C’était bien vrai. Mais si c’était aisé pour la mère et pour le parrain de les distinguer par leur sourire, pour les profanes, le signe ne valait rien. Était-ce André ou Guy qui souriait des yeux ? Était-ce Guy ou André qui souriait de la bouche ?

Le temps passa. Les deux bébés emmitouflés et roses dans leurs manteaux de lapin blanc, devinrent un hiver deux petits Canadiens bien robustes, un peu gamins, même, et qui menaçaient les passants de leur pelle — où leur souriaient suivant l’inspiration — si on les regardait trop parce qu’ils étaient si semblables et si amusants avec leurs tuques rouges et leurs petites cloques bleu marine… Un cinquième enfant était venu entre temps enrichir le foyer ; une petite fille réclamait à son tour les soins de sa mère, et l’automne d’ensuite, les jumeaux entrèrent à l’école.

Alors, au lieu de mystifier leur famille et l’entourage immédiat, ils mystifièrent, tout un monde et surtout l’instituteur avec leur ressemblance.

Bientôt, si l’un des deux manquait une leçon et devait le soir rester pour l’apprendre et la réciter de nouveau, celui qui l’avait sue et la savait encore, restait. L’un des deux continuerait sa vie sans la savoir. Comment, si jeune, aurait-il résisté à la tentation de se tirer d’un mauvais pas à si bon marché ? Ce n’était pas à son avantage, mais il ne pouvait pas déjà le comprendre.

Le maître se doutait parfois du subterfuge, sans rien pouvoir pour confondre les coupables, quand un matin, il s’aperçut avec joie que celui qui était censé être André avait perdu une de ses dents de lait, la palette de droite. Il se dit tout heureux :

— Enfin, pour un bout de temps, je vais pouvoir les distinguer.

Mais le midi du même jour, la même dent était tombée de la bouche de Guy, et de nouveau Guy pouvait être André et André pouvait être Guy. Les dents de lait s’en allèrent toutes d’ailleurs dans le même ordre, — l’un ou l’autre y aidant peut-être — et les dents neuves poussèrent exactement pareilles, et les blonds cheveux en même temps se mirent à foncer. Bientôt les petites filles des alentours que le phénomène d’une ressemblance si parfaite attirait, commencèrent à trouver qu’ils étaient beaux et à les aimer, et à leur prodiguer leurs belles façons. Une seule trouva grâce devant eux et ils l’aimèrent d’une même amitié. Ils l’aimèrent parce qu’elle était comme un garçon. Elle jouait avec eux sans exiger d’égards. Elle tombait sans pleurer. Elle grimpait sur les clôtures, sur les hangars, dans les arbres avec eux et comme eux. Elle s’appelait Ghislaine, mais eux ne savaient pas que c’était un nom romantique.

Tout de même pour Ghislaine, ils se mirent tous les deux à ramasser leurs sous, et pendant des années, pas une fois sa fête, Pâques et le Jour de l’An ne passèrent sans que Ghislaine eût son cadeau. Elle reçut des cœurs de sucre, des lapins en chocolat, des boîtes de bonbons, puis des cœurs d’or, et de petites bagues et des épinglettes.

Quand leur mère leur aida à choisir le présent qu’ils donnaient ensemble, Ghislaine eut un si joli pendentif qu’elle ne cessa plus de le porter.

Aussi, les jumeaux, Ghislaine les connaissait-elle, elle, mieux que tous, et comme le parrain et comme la mère, elle prétendait toujours savoir lequel était lequel.

Ils grandirent assez pour ne plus jouer autour de la maison, sur les hangars et dans les arbres, mais ils allaient ensemble au mois de Marie, ou parfois faire une promenade, et Ghislaine sortait séparément maintenant avec l’un ou avec l’autre.

Depuis quelque temps, toutefois, Guy semblait bien son préféré, celui dont elle recherchait la compagnie. Il faut dire qu’un petit événement exceptionnel les avait liés. Ils étaient encore à l’école, mais se croyaient des grands. La loi du couvre-feu était passée ; ils étaient partis séparément de clarté un soir pour faire une commission ; ils s’étaient rencontrés, s’étaient mis à parler sans méfiance au coin de la rue, avant de se séparer. Un agent en motocyclette s’était arrêté près d’eux, les avait fait monter dans sa nacelle et amenés au poste !… On avait voulu faire un exemple, et ils en avaient été, — pour une fois — les innocentes victimes.

Ils eurent d’abord bien honte, mais depuis l’incident avait tant fait rire tout le monde, qu’ils commençaient vraiment à s’en glorifier.

Un jour qu’on discutait devant Ghislaine de l’embêtante ressemblance des jumeaux, elle se vanta :

— Que les autres s’embrouillent si ça leur fait plaisir, moi, je les reconnais toujours. Guy, ce n’est pas moi qui le prendrais pour André. Merci bien !

André ayant appris ces imprudentes paroles, résolut de corriger Ghislaine et de lui prouver qu’il était toujours absolument pareil à Guy. Il alla la chercher pour le mois de Marie comme le faisait son frère ordinairement. Il l’amena au restaurant ensuite, manger une crème glacée. Il fit toute la petite soirée comme s’il était Guy, et quand il la quitta, lui dit :

— Tu es bien sûre, toi, Ghislaine, que tu me reconnais toujours ? C’est drôle que les autres se mêlent…

Tendrement, elle affirma qu’elle le reconnaissait toujours.

Le lendemain, tout le quartier savait l’histoire, et elle en voulut à André et s’attacha davantage à Guy.

Ce qui n’empêcha pas les jumeaux de continuer à être bien « mêlants ».

Le temps de torturer l’instituteur était passé, ils travaillaient maintenant, mais au même endroit, au même métier. Ils se levaient à la même heure, partaient ensemble, revenaient ensemble. Ce n’était plus des enfants, et ils se faisaient la barbe. Parfois, un matin, Guy sortait de la salle de bain, une éraflure au menton. Au déjeuner tout à coup, leur mère s’exclamait.

— Regardez-moi André qui s’est éraflé à la même place, lui aussi !

Pour tout, il en était ainsi.

Pareil phénomène s’était-il jamais vu ?

Mais la vie avançait et ils eurent dix-neuf ans et notre monde était en guerre, hélas ! Leur mère les avait si bien soignés qu’ils furent classés “a” et conscrits à la première heure.

Ce fut un rude coup pour la famille entière. Ils remplissaient tellement la maison de leur présence caractéristique. Mais il fallait bien accepter le sacrifice et endosser le kaki et quitter la famille et la maison qu’ils n’avaient jamais auparavant quittée pour un seul soir.

On disait :

— Heureusement, ils sont tous les deux. Pourvu qu’on ne les sépare pas ! —

On ne les sépara pas. Ils furent du même régiment, ils partagèrent la même hutte. Ils devinrent de plus en plus semblables, à cause de l’uniforme. Si bien, que, lorsqu’ils venaient en congé, s’ils devaient maintenant prendre un tramway, ils ne prenaient pas le même, préférant s’attendre plutôt quelques instants au bout du chemin, fatigués qu’ils étaient d’être dévisagés par les gens qui avaient l’air de penser, en les regardant, qu’ils voyaient double !

Ils avaient beaucoup de mal à se faire à la vie du camp. Ils s’ennuyaient terriblement de la maison, et ils le disaient trop. Pour le cœur de la mère, il y eut bien de durs moments, bien des prières, des sacrifices à adresser au ciel, bien des encouragements pénibles à prodiguer. Mais d’autres étaient moins heureux qu’eux. Ils se lièrent à de pauvres garçons dont ils eurent pitié, parce qu’ils n’avaient aucune famille, que personne ne s’occupait d’eux, qu’ils ne recevaient ni lettres, ni colis, ce qui était tellement triste. Aussi, les gâteaux, les fromages, les douceurs que chaque semaine, les jumeaux recevaient de la maison, ils les partageaient avec deux compagnons absolument déshérités ; un orphelin, et un autre qui avait été élevé dans une crèche.

Un dimanche qu’ils devaient venir en congé de Valcartier, ils demandèrent d’amener avec eux l’orphelin, qui ne pouvait jamais profiter de ses permissions, parce qu’il n’avait nulle part où aller.

La mère accepta de le recevoir, bien sûr, si contente qu’elle était de constater le bon cœur de ses enfants, et ce dimanche-là, d’ailleurs, où le pauvre fut reçu à leur foyer déjà bien rempli, fut un dimanche bien joyeux. Cette jeunesse-là trouvait le moyen d’être drôle et gaie, malgré cette guerre qui les menaçait si directement. Il y avait des incidents comiques à raconter, à mimer, et des blagues, des taquineries à faire. C’était si bon de manger à la maison, le pain de ménage et le poulet rôti…

Ils repartirent avec un courage nouveau, comme des hommes. Dans leur première lettre, ils annoncèrent qu’ils amèneraient la prochaine fois, l’autre copain, celui qui n’avait jamais eu de parents.

Hélas, pourquoi faut-il qu’une si belle histoire finisse tristement ? L’hiver était venu. On faisait des manœuvres avec les gros engins de guerre mécaniques. Dans une côte glacée et dangereuse, un tracteur capota. André le conduisait. André fut tué.

Un pareil fait divers, on peut en lire tous les soirs dans les journaux, sans y attacher d’importance, sans en souffrir, mais que l’on entre dans la maison où le malheur a frappé, quelle désolation !…

Cette maison que les jumeaux avaient, un mois plus tôt, fait résonner de leurs rires, résonnait de l’éclat des pleurs. Comment celle qui avait si tendrement chéri ses enfants pouvait-elle se résigner à les voir à jamais séparés, à en perdre un, si brusquement, et apparemment si… inutilement, non pas tué dans un combat, tué pour rien, en pleine jeunesse, en pleine force.

Le désespoir régna, et puis Dieu l’apaisa. Dieu qui veut que baptisé, l’on dise : « oui, Père », à tout ce qu’Il permet, ce qu’il demande. Ce « oui, Père », il fallut l’arracher au cœur maternel si déchiré, il fallut l’arracher deux fois : d’abord pour faire accepter la mort, puis pour faire accepter le cercueil scellé. La pauvre mère ne verrait pas son fils dormir son dernier sommeil…

Mais pendant que s’écoulaient ces dures heures, qui bien supportées allaient accumuler, pour le jeune mort, les mérites qui lui ouvriraient plus tôt la porte du ciel, la famille dans la douleur se rapprochait. Le fils aîné, et Guy, par leur courage, par leurs paroles, prouvaient à leur mère, qu’ils demeuraient, même échappés à son aile, de solides chrétiens. On parlait plus et avec plus d’émotion. On se disait ce que d’habitude on pense, mais qui reste caché sous le front, et les sentiments qui n’avaient jamais été exprimés, tout à coup sortaient des cœurs et faisaient à la mère un rempart de tendresse et de consolation.

Et ses larmes coulèrent peu à peu avec plus de résignation, moins de désespoir. Il y avait des sursauts de douleur, il y aurait bien des moments terribles, mais un émoi doux et grave se mêlait au deuil, pendant que celui qui restait disait :

— Maman, ne pleure pas. Je suis si pareil. Regarde-moi et pense que c’est André.

Et le pauvre petit qui était si désorienté lui-même, si meurtri, et qui serait si seul, lui qui ne l’avait jamais été, même pour arriver au monde, ajoutait encore :

— Maman, console-toi, maman, je serai pour toi deux dans un !