Enquête sur l’évolution littéraire/Théoriciens et Philosophes/M. Renan

Bibliothèque-Charpentier (p. 419-422).


M. RENAN


J’ai trouvé M. Renan au milieu d’un nombre considérable de gros tomes ouverts, de revues où se détachaient sur les couvertures et sur les dos le mot : Religions.

— Oui, me dit-il, je termine mon histoire des origines du peuple hébreu ; je voudrais l’avoir finie pour la fin de cette année, et j’ai hâte de partir en Bretagne pour y travailler à mon aise, sans être distrait par rien…

M. Renan me laissa exposer le but de ma visite, détailler mes questions avec méthode, et me répondit :

— Mon Dieu, monsieur, je n’ai vraiment rien à dire là-dessus, je suis si ignorant, si ignorant de ces choses ! Je viens de vous le dire, je n’ai qu’une hâte… Si j’étais appelé par mes devoirs à parler de la littérature contemporaine, il me faudrait six mois au minimum pour me faire une opinion approximative. Ah ! quand j’aurai fini, peut-être consacrerai-je une ou deux années à regarder autour de moi, je chercherai à m’intéresser aux choses actuelles… Oui, tenez, j’aimerais beaucoup, par exemple, lire des romans… je n’en connais aucun, je m’amuserais volontiers à cela… Mais, en réalité, maintenant je ne saurais quoi vous répondre…

Et, comme je faisais d’incroyables efforts de dialectique pour rattacher généralement les modes littéraires aux évolutions de l’esprit philosophique, M. Renan me dit, les deux mains posées à plat sur ses genoux :

— Les modes littéraires… c’est puéril, c’est enfantin. Ce n’est pas intéressant, non, vraiment. Dans deux ans, il ne sera plus question de tout cela…

Et il ajouta :

— La littérature elle-même, voyez-vous, c’est une préoccupation médiocre…

Mais se ravisant tout d’un coup :

— Pardon, pardon, je retire ce que je viens de dire là, c’est exagéré. Racine a fait de bien belles choses, et Voltaire ! Oh ! les lettres de Voltaire, voyez-vous, c’est divin, quels trésors n’y a-t-il pas là-dedans ! C’est admirable. Oh ! et puis nous avons dans notre temps de grands poètes, Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme… Quel homme charmant ! Quel rare esprit, quelle élévation… C’est vraiment un grand esprit… un très beau poète…

— N’avez-vous rien lu d’Émile Zola ? demandai-je.

— J’ai lu un de ses livres, comment appelez-vous cela ?…

La Faute de l’abbé Mouret, dis-je avec une nuance de certitude.

— Juste. Eh bien ! c’est très bien, c’est très bien. C’est trop long… trop long, oui, un peu long… Oh ! c’est un homme d’une valeur incontestable. Mais il y a une telle abondance de descriptions là-dedans… il emploie bien… cent pages pour décrire le Paradou, comme il l’appelle, ce jardin, vous savez ? Oh ! il y a de très jolies choses. Mais enfin, dix pages ç’aurait été très suffisant, cent pages n’est-ce pas ?… Et puis, il y a des répétitions en grand nombre, ce n’est pas écrit, ce n’est pas travaillé, oh non !… c’est fait trop vite, on voit cela. Il aurait fallu encore un an de travail pour le mettre au point, et il aurait élagué, beaucoup élagué… Mais enfin c’est un homme de valeur, assurément.

Il me fallait bien, pourtant, prononcer pour la dernière fois les mots fondamentaux de cette enquête, et je réussis à dire dans un dernier effort : symbolistes, psychologues, naturalistes.

À quoi M. Renan répondit :


— Ce sont des enfants qui se sucent le pouce.