Enquête sur l’évolution littéraire/Les Parnassiens/M. Catulle Mendès

Bibliothèque-Charpentier (p. 286-301).


M. CATULLE MENDÈS

Une des figures les plus complexes et les plus larges de la littérature contemporaine.

À une extraordinaire activité de prosélytisme qu’il met magnifiquement au service des intérêts généraux de l’art, se joint une universalité de dons littéraires, plus surprenante encore et qui en fait l’un des rares hommes de ce temps qu’on puisse comparer, pour l’ampleur et la variété des facultés, aux grands artistes de la Renaissance. Véritable fondateur du « Parnasse », il groupa autour de lui les jeunes talents de la Renaissance poétique qui succéda au romantisme épuisé. Cette combativité littéraire l’a occupé à toutes les périodes de sa vie : c’est ainsi qu’après la guerre de 1870, alors que les préoccupations artistiques n’étaient pas encore ranimées, et que les esprits demeuraient engourdis, sous le coup du désastre, son initiative s’employa aux premières tentatives de réveil littéraire. C’est ainsi qu’un peu plus tard, après le Parnasse, après la Revue fantaisiste, où il avait rassemblé les talents les plus originaux et les plus rares, il fondait la Vie populaire, destinée à diffuser dans les masses les chefs-d’œuvre de la littérature de ce temps. Son âme d’artiste passionnée pour toutes les nouvelles tentatives d’art, quoique follement éprise de préférences très marquées, n’a jamais montré d’étroitesse.

On connaît le poète exquis, le poète vivant et lyrique, d’une puissance pénétrante et douce, on connaît le romancier subtil, opprimant, le conteur inimitable, le dramaturge puissant et original des Mères Ennemies, des Frères d’armes, de la Femme de Tabarin, du Capitaine Fracasse, de la Reine Fiametta, de Justice, on a entendu le conférencier charmeur, le causeur adorable, on sait peut-être moins généralement sa passion musicale et l’œuvre de vulgarisation wagnérienne qu’il a entreprise des premiers en France.

N’est-ce pas Armand Silvestre qui le trouvait, avec ses fins et longs cheveux de soie blonde et sa barbe légère, « beau comme un demi-dieu » ? Et où sont ceux du monde des lettres que sa camaraderie n’a pas servis ?

À Chatou, dans sa maison du bord de l’eau, par une après-midi de soleil de ces jours derniers. Voici tout ce que j’ai retenu de notre conversation :

— Ne me parlez pas d’écoles, c’est horripilant ! il n’y a rien de misérable, de petit et de déprimant, comme ces querelles sur une étiquette. Parlons plutôt d’autre chose…

— Mais pourtant, le Romantisme ? Et le Parnasse ?

M. Mendès s’écrie :

— Ça n’a jamais été des écoles ! ou du moins, ce qui équivaut, les plus grands romantiques se sont toujours défendus d’en faire partie ; Victor Hugo a répété souvent qu’il consentait à s’appeler romantique si « romantisme » signifiait : Liberté de l’art. Et, justement, celui qui prétendit faire du mouvement romantique une école, et qui, en effet, à l’époque jouissait après Hugo de la plus grosse célébrité, c’est… Pétrus Borel ! vous voyez comme cela lui a profité !

Le Parnasse ! Mais nous n’avons seulement pas écrit une préface ! Feuilletez la Revue fantaisiste, et tâchez d’y trouver une ligne de critique de l’un de nous ! Le Parnasse est né d’un besoin de réaction contre le débraillé de la poésie issue de la queue de Murger, Charles Bataille, Amédée Roland, Jean du Boys ; puis ç’a été une ligue d’esprits qui sympathisaient en l’art. Mais nos admirations ne sont pas nées de nos amitiés, ce sont nos amitiés qui sont nées de nos admirations. Quand quelque part un artiste se montrait, dans un besoin de solidarité bien naturel nous courions à lui ; c’est ainsi que j’ai rencontré Dierx un jour, chez Leconte de Lisle, où il lisait des vers qui me ravirent. En sortant, je lui pris le bras et je lui dis : « Oh ! Monsieur ! comme vous avez du talent ! » Nous devînmes amis ; il me lut de ses vers, je lui lus des miens, et jamais ni l’un ni l’autre n’essayâmes d’unifier nos façons de voir et de rendre la beauté. C’est comme cela, d’ailleurs, que nous nous sommes tous liés, par des haines communes et des amours pareilles. Le groupement Parnassien ne s’est fait sur aucune théorie, sur aucune esthétique particulière ; jamais l’un de nous n’a entendu imposer à un autre son optique d’art, c’est ce qui fait la belle variété des talents du groupe, et aussi, sans doute, que nous ne nous sommes jamais détestés.

Une autre preuve encore ? Le premier Parnasse était sous-intitulé : Recueil de vers nouveaux, ce qui témoigne de son cadre éclectique ; et l’éditeur, dans un avant-propos que j’avais rédigé, disait : Le « Parnasse » sera à la poésie ce que le Salon est à la peinture. Et, en effet, on y vit des vers de Lafenestre, de Theuriet, de Verlaine, de madame Blanchecotte, de Ratisbonne, de Charles Cros, de Lepelletier, d’Alexis Martin, de tout le monde ! Il n’y avait pas d’églises, et par conséquent pas de chapelles dissidentes, et pas de cultes rivaux !

Aujourd’hui, au contraire, quand on a fait une pièce de vers, vite on cherche à bâtir autour une formule, on fabrique une enseigne, on ramasse quelques amis, et on se proclame maître de chœur ! Mieux ! avant même de rien faire, on se demande quelle esthétique on adoptera… Vraiment, on ne met pas la charrue avant les bœufs avec plus de naïveté ! Qu’on produise ! qu’on produise donc ! et qu’après, si cela fait plaisir, on cherche à quelles tendances on a obéi, quelle beauté vous a instinctivement guidé. Mais non ! A-t-on pris un mot à Ronsard, vite on s’installe rénovateur de la langue du seizième siècle ! C’est une mauvaise plaisanterie.

— Nous arrivons aux symbolistes, dis-je.

M. Mendès répondit :

— Symbolistes ! si on entend par là l’ensemble des jeunes poètes que nous connaissons, je les aime beaucoup, j’en admire quelques-uns, je suis avec eux de tout mon cœur. Et je loue beaucoup l’Écho de Paris de cette attention accordée aux efforts, même confus, de la jeunesse, en me rappelant le temps où le Figaro littéraire arrêtait au troisième numéro la publication des Petits poèmes en prose, de Baudelaire ! Nous avons été, nous aussi, moqués, bafoués, piétinés, et nous devons éviter ce sort aux autres, si nous le pouvons.

Et il continua lentement, d’un ton de voix adouci et profond, en répétant des mots :

— Oh ! voyez-vous, il ne faut jamais rire d’un jeune, la jeunesse c’est sacré. Qu’on examine, qu’on discute, mais qu’on tienne compte : dans dix ans, ce sera peut-être le Poète ! Moi, je mourrais inconsolable si je pouvais croire que j’aie jamais méconnu un véritable artiste ; et s’il est vrai qu’à un certain âge nous ne comprenons plus ceux qui nous suivent, nous portons là une des infirmités les plus lamentables, les plus désespérantes qui soient…

Puis il reprit :

— Mais si le Symbolisme veut être une école révolutionnaire, avec une philosophie, une esthétique, des règles qu’elle prétend inventer, un sens de la beauté qu’on n’a jamais eu et qu’on aura après un court noviciat… je me réserve. Symbolistes ! Tous les poèmes du monde, les beaux poèmes, sont des Apocalypses, et l’Apocalypse est-elle ou non symbolique ? Voyons, comment voulez-vous être poète sans espérer le prolongement de votre idée chez les êtres qui vous lisent, et comment se passer de symbole pour cela ? On est plus ou moins grand poète, justement en raison de la grandeur, de la noblesse et de la beauté des symboles qu’on crée ! Et, à part les chansonniers du Caveau et les poètes didactiques, tous les poètes sont symbolistes. De même que tous les romanciers sont naturalistes ! Un écrivain qui met un chapeau de soie sur la tête d’un bourgeois du Sentier, au lieu de lui mettre un fez, fait du naturalisme. De même que tous les romanciers sont psychologues, que diable ! Et il fait de la psychologie celui qui, après avoir habillé une femme de soie, de fleurs et d’un voile de dentelle, cherche à démêler le pourquoi de sa hâte à courir, vers les trois heures, chez sa corsetière !

Non, voyez-vous, tout cela c’est de la mauvaise plaisanterie. Il n’y a pas d’école et il n’en faut pas. On a du talent ou on n’en a pas ; il n’y a pas d’autre distinction admissible. Ceux qui en ont peuvent faire tout ce qu’ils veulent, voilà tout : du symbolisme, du naturalisme, de la psychologie, et le reste ! Et que je vous dise une chose que vous imprimerez en petites capitales : faire ce qu’on peut le mieux qu’on peut.

— Des réformes que se proposent les symbolistes, touchant la mesure du vers, la rime, les allitérations, que pensez-vous ?

— Ah ! ici par exemple, nous allons nous battre !

Voici le premier point : la mesure du vers.

« Les symbolistes ont cru inventer, dit M. Achille Delaroche, un vers, une strophe dont l’unité fût plutôt psychique que syllabique, et variable en nombre et en durée selon les nécessités musicales. »

Voilà bien, n’est-ce pas, la théorie de ce que certains poètes nouveaux appellent le vers libre ? Eh bien ! j’ai une crainte : comment le lecteur, vous, moi, n’importe qui, s’y prendra-t-il pour découvrir le rythme de cette strophe, « plutôt psychique que syllabique », et comment en sera-t-il touché ? Oui, où trouvera-t-il le point de repère qui lui permette de suivre le rythme choisi par le poète ? Car, enfin, on ne saurait soutenir qu’il y ait dans la langue française une quantité syllabique comparable à celle dont se formaient le vers grec et le vers latin, et dont se forment, incomplètement d’ailleurs, le vers anglais et le vers allemand ! L’auteur et le lecteur seront vis-à-vis l’un de l’autre — quant à la strophe libre dont il s’agit, — un peu comme deux violonistes qui essaieraient de déchiffrer ensemble un morceau de musique dont on aurait supprimé la mesure et toutes les indications de cadence… Entendez-vous cette cacophonie ? Qu’on change, qu’on transforme à l’infini la mesure du vers, soit ! Mais qu’on la conserve si l’on ne veut pas tuer le vers français ! L’alexandrin ne renferme-t-il pas les vers libres les plus variés, tous les vers, de tous les nombres, de tous les rythmes ! Et, au moins, l’alexandrin et sa césure vous donnent le mouvement, forcent le lecteur à suivre, syllabe par syllabe, à l’aide des temps forts, des temps faibles et des muettes des mots, l’eurythmie du vers : c’est ce qui remplace dans notre poésie ce que les longues et les brèves étaient dans le vers latin et dans le vers grec. Toute l’erreur des novateurs provient, je crois, de cette confusion, qui s’explique, d’ailleurs, si on observe que, parmi eux, il y a, entre autres, un Grec, Moréas, un Américain, Stuart Merrill, qui ont, tous deux, dans leur atavisme, des langues chez lesquelles la quantité est possible.

— On a dit, pourtant, que cette dernière révolution était la conséquence logique des précédentes transformations du vers ?

— Mais pas du tout ! du tout ! du tout ! Mon vieil ami Anatole France, qui ne se trompe que quand il veut, a fait un calembour quand il a paru croire que l’alexandrin a varié d’âge poétique en âge poétique, et que les libertés prises par les symbolistes dérivaient directement des vieilles libertés auparavant conquises ! Il sait bien, au contraire, que l’alexandrin n’a jamais varié depuis qu’il existe ! Qu’il a toujours eu douze pieds et une césure ; que les pires audaces d’Hugo sont dans Boileau ! et qu’il est impossible de trouver dans les modernes une liberté poétique dont on ne puisse découvrir l’équivalent chez les classiques ! Seulement, ah ! seulement ! attendez ! Ce qui était autrefois l’exception est devenu par la suite plus commun ; de même qu’il y a à présent trois mille cocus dans une ville qui n’en contenait autrefois qu’un ! Oui, oui, Anatole France a confondu la guerre civile avec la guerre extérieure ! Il y a eu dissensions intestines, mais pas de conquêtes de l’étranger ; l’alexandrin s’est modifié de mille façons, on peut encore le transformer peut-être de mille autres manières, je l’accorde, mais — c’est là son admirable gloire, — depuis la chanson de geste où il est apparu pour la première fois, à travers Ronsard et Malherbe, il est resté et il restera cette chose merveilleuse que les plus grands artistes ont fait servir à tant de magnifiques chefs-d’œuvre : l’alexandrin français !

Et quand, à travers tant de crises, tant de transformations, tant de révolutions, le vers n’a pas changé, quand tant d’esprits insurg-és, tant de tempéraments brouillons et tant de purs génies nous l’ont transmis, finalement intact, après l’avoir ajusté à des lyres si diverses, c’est qu’en effet, il doit avoir en lui autre chose qu’une harmonie de hasard, c’est qu’il est, dans son essence, éternel, croyez-moi.

— Et la rime riche ? demandai-je.

— Oh ! pour cela je ne suis pas entêté… Qu’on me montre des vers à rime pauvre ou même sans rime qui soient beaux, et j’y applaudirai. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser que lorsque Victor Hugo a rimé pauvrement, il a fait de mauvais vers, témoins ceux-ci, tenez, du Satyre : l’éclat de rire…


Si joyeux, qu’un géant enchaîné sous le mont,
Leva la tête et dit : « Quel crime font-ils donc ? »


La rime de ces deux vers bébêtes est lamentable et il se trouve que c’est en effet du Hugo de deuxième plan, du Hugo seulement tribun que le sublime poète s’amusait à être quelquefois. C’est comme Musset, d’ailleurs ! Chaque fois que son vers est beau, incontestablement beau, il est bien rimé, et tous ses mauvais vers sont « rimés comme des cochons » :


Un pas retentissant fait tressaillir la nuit…
C’est toi, maigre Rolla ? que viens-tu faire ici ?


Mais, je vous le répète, je ne suis pas entêté, si on trouve le moyen, avec la rime pauvre, d’obtenir des effets plus variés, plus étranges, je suis d’accord, je ne demande qu’à voir.

Quant aux allitérations, je pense que les jeunes poètes ont raison d’en faire… lorsqu’elles se présentent. Mais je ne comprendrais pas qu’on en fît un système. L’allitération est un charme que le poète emploie sans s’en apercevoir, que le lecteur subit sans s’en rendre compte non plus. Chez les romantiques et chez les parnassiens, il s’en trouve de fort belles.

Tenez, dans Hugo, celles-ci :


Le pêcheur de corail vogue en sa coraline,
Frêle planche que lèche et mord la mer féline.


Hein ! ce deuxième vers, est-ce assez l’ondulation du flot, interrompue par mort et répétée par mer et reprise par féline ! Est-ce assez joli !

Et celle-ci, de Leconte de Lisle :


La palpitation des palmes !


N’est-ce pas ? ça fait du vent !

J’en ai fait une dans le Soleil de Minuit très complète et qui se complique d’une bizarrerie :


                   La rougeur solaire…
Plane ! et domine au loin les polaires pàleurs.


Vous remarquez que le p et l’l de « polaires pâleurs » se trouvent pour ainsi dire annoncés à l’origine du vers, dans plane. Seulement, tout cela, on s’en aperçoit après. Un poète qui le ferait exprès serait une fichue canaille !…

— Faites-vous aux symbolistes un reproche de leur obscurité ?

— Oh ! non, du tout. Plus on va, dans notre temps de démocratie, et plus l’art pur tend à devenir l’apanage d’une élite, d’une aristocratie bizarre, maladive et charmante. Il n’est pas mauvais, pour que le niveau s’en maintienne haut, qu’un peu d’ésotérisme l’entoure.

— On a dit aussi que le symbolisme était une réaction contre l’impassabilité parnassienne ?

— Tenez, c’est encore un calembour, cela. Parce que Glatigny a fait un poème intitulé : Impassible, que Verlaine a écrit :


Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ?


et que moi, dans une pièce appelée, d’ailleurs, Pudor, j’ai dit ce vers dont la pose avouée se dément dans la suite même du poème :


Pas de sanglots humains dans le chant des poètes !


on a conclu que les Parnassiens étaient ou voulaient être des Impassibles ! Où la prend-on, où la voit-on cette sérénité figée, cette sécheresse dont on nous affuble ? Chez qui ? Pas chez Glatigny, ce Villon moderne. Pas chez Sully-Prudhomme, toujours inquiet des problèmes qui bouleversent l’âme humaine. Pas chez de Hérédia, ce mangeur de rubis et de chrysoprases, fou de joie et de lumière ! Pas chez Coppée, si moderne ! Pas chez Dierx, ce rêveur et cet attendri…

Et M. Mendès, ici, s’arrête, et dit :

— Quand je nomme Dierx, voyez-vous, je suis obligé de m’interrompre, plein de respect ; car je vois en lui le plus pur et le plus auguste et le plus sacré poète de nos générations.

Puis il reprend :

— Ça n’est pas chez Banville non plus, ce poète débordant de joie, lyrique comme Orphée et terrible comme Balzac ! Où donc, alors ? Chez Silvestre ? un des plus grands lyriques du siècle, qui monte tout le temps en ballon et dont les vers sont grands, sont hauts, sont bleus comme l’éther lui-même ! Pas chez Leconte de Lisle qui fut et demeure le maître de nos âmes, dont le cœur tourmenté des hautes idées de néant et d’infini se soulève à chaque instant, se gonfle et rugit comme un Maëlstrom !

— On a dit aussi que le symbolisme était un produit du wagnérisme ?

M. Mendès se met à rire, et s’écrie de toutes ses forces :

— De Wagner, qui obtient tous ses effets grâce à l’intensité formidable de ses sensations ! de Wagner, le classique par excellence ! qui emploie jusqu’à l’abus les moyens et les conventions que lui offre son art pour arriver à des émotions nouvelles, qui ne se sert pas d’un instrument dont Lecocq ne se serve, qui n’use pas d’un accord qui ne soit autorisé par les solfèges ! Mais Wagner, c’est justement le contraire de l’esprit anarchiste ! Il est pour l’expression directe de la passion, et jamais il ne cherche la petite bête ! Si son œuvre est symboliste, c’est comme l’est l’Apocalypse, pas autrement.

On veut aussi mettre Villiers de l’Isle-Adam dans le symbolisme… lui qui se serait fait pendre plutôt que d’écrire un vers qui n’eut pas été régulier, qui aurait plutôt compté sur ses doigts ! C’est comme Mallarmé, qui n’a jamais rompu une césure de sa vie ! Mallarmé, je l’ai dit quelquefois, c’est ce qu’on appelle en classe un auteur difficile ; mais quel esprit élevé, ingénieux et pur, et qui ne se trompe jamais ! Mais Verlaine non plus n’a rien de commun avec eux, — quoique ce très délicieux poète se trompe souvent, lui, par exemple.

— Croyez-vous que le symbolisme en tant qu’école, ait quelque avenir ?

— Je crois… je crois qu’à notre époque le nombre des jeunes gens de talent qui font de jolis vers et qui savent mettre un roman sur pied est considérable. Mais il faut attendre, on ne verra que plus tard. Nous étions quarante-deux au Parnasse, et à la lecture de certains vers, il était quasi-impossible de dire où était le talent véritable… Eh bien ! comptez-les à présent ! Plusieurs sont morts, il est vrai, mais aussi combien retirés en province, devenus médecins, notaires… et qui ont bien fait !

Pourtant, il y en a quelques-uns qui paraissent se manifester plus définitivement que les autres. Tout à fait au premier rang de ceux-là, et bien qu’étant parmi les moins excentriques, il y a Henri de Régnier. Ses Poèmes anciens et romanesques sont vraiment très beaux : c’est vaste, c’est clair et pur. Il y avait surtout ce pauvre et cher Mikhaël… qui a laissé une petite œuvre, petite par le nombre, haute par la beauté, et qui, croyez-le bien, ne sortira jamais de la bibliothèque des lettrés. Il y a encore Quillard, qui a un grand sentiment du lointain, du mystère. Sa Fille aux mains coupées est une très étrange et très suggestive œuvre. Mais il y a du talent aussi chez Moréas, qui s’ingénie aux petites trouvailles ; Moréas, dont l’archaïsme se modernise et se pimente d’un peu d’exotisme, m’intéresse, à vrai dire, beaucoup ; il a trouvé des rythmes curieux ; et puis, il y a chez lui un côté palikare assez piquant. Faire des trouvailles, c’est bien, mais enfin, de là à édifier des théories et à lancer des manifestes révolutionnaires, il y a loin ! Je ne veux pas oublier non plus Rodenbach, un poète envers qui on est injuste ; il est peut-être un peu juste milieu, mais il s’est dégagé des imitations et de l’influence de Coppée, il devient plus personnel, et il y a de bien jolies choses dans Du silence.

M. Mendès ajouta, comme s’il se parlait à lui-même :

— Ah ! ce n’est pas tout de couper les queues aux chiens qui passent ! À côté de ceux qui font du fracas, il y en a d’autres, qu’il faut écouter avec d’autant plus d’attention qu’ils sont plus silencieux…