Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. J.-H. Rosny

Bibliothèque-Charpentier (p. 230-235).


M. J. H. ROSNY


M. Rosny, qui doit avoir trente-cinq ans, est l’un des jeunes écrivains qui entreprirent, il y a deux ou trois ans, de rompre un peu théâtralement avec l’école de Médan, à l’occasion « des ordures » de la Terre.

MM. Bonnetain, Descaves, Margueritte, Guiches et lui, signèrent, dans ce but, le fameux « manifeste des Cinq » qui fit un certain bruit à l’époque.

On put croire qu’il résulterait de cette rupture un nouveau groupement à tendances déterminées, mais il n’en fut rien, chacun des Cinq continua dans sa propre voie.

M. Rosny, par suite de cette dispersion, se contenta de parler pour son propre compte. Ses ouvrages : Nell-Horn, Marc Fane, le Termite, le Bilatéral, les Xipéhuz, et, tout dernièrement, Daniel Valgraive, l’ont classé parmi les talents les plus larges en même temps que les plus subtils de la jeune génération.

— J’ai été très surpris, me dit-il, de voir « le père Zola » vous tenir ses discours ! C’est qu’il entre là dans un ordre d’idées nouveau pour lui ! Jamais il n’avait eu cette largeur d’esprit ! Et je me suis aperçu qu’il était très tenté de lectures dans ces dernières années… surtout dans le sens de ceux qui l’inquiètent le plus… Il a toujours très bien profité de ses lectures, d’ailleurs. C’est une justice que je lui rends, d’autant plus volontiers qu’en somme il parle comme je parle depuis deux ans dans la Revue indépendante.

Il était, en effet, évident depuis longtemps pour moi que la fin du naturalisme était proche, qu’elle s’imposait par excès de matérialisme triomphant, par excès d’inclairvoyance et d’incompréhension de notre époque ; il était tombé à la pire des chinoiseries ; c’était l’application médiocre d’une théorie étroite et mesquine, de l’école. Je dis de l’école, car il ne faut pas rendre responsables de ce résultat les figures du naturalisme, mais bien ceux qui ont constitué l’école. Il faut bien distinguer entre les créateurs du réalisme, et ceux qui les ont suivis.

Les premiers naturalistes furent des êtres nécessaires, ils furent les apporteurs de choses nouvelles, bien plus que leurs rivaux les idéalistes ; car M. Renan, par exemple, malgré sa facilité à manier les idées générales, ne m’apparaît pas comme un esprit créateur, au contraire de Flaubert et des Goncourt qui n’ont pas cette aptitude, mais qui surent apporter à la littérature les éléments féconds qui lui manquaient.

Quant à Zola, son rôle dans le naturalisme a été de deuxième ordre ; il n’a pas été un créateur, mais avant tout l’homme politique de la bande, l’homme qui mit en œuvre, non sans habileté, du reste, et non sans puissance, les éléments d’art que Balzac, Flaubert et Goncourt lui ont fournis. Il vous a dit qu’il ferait peut-être l’autre chose qui est à faire pour remplacer le naturalisme. Eh bien ! ce sera tant pis, car il la fera mal, et gâchera et compromettra la besogne à laquelle d’autres pourvoieraient beaucoup mieux…

Pour Daudet, on ne peut le rendre responsable d’aucune des étroitesses théoriques du naturalisme, vu qu’il n’a jamais admis une doctrine unique en art ; aussi a-t-il une vision très tolérante et très indulgente des êtres : c’est un créateur de types.

— Quelle est, selon vous, l’autre chose ?

— L’autre chose c’est une littérature plus complexe, plus haute… c’est une marche vers l’élargissement de l’esprit humain, par la compréhension plus profonde, plus analytique et plus juste de l’univers tout entier et des plus humbles individus, acquise par la science et par la philosophie des temps modernes. La vérité n’est pas dans les extrêmes, et les psychologues sont tout aussi incomplets que leurs rivaux ; leur conception de l’âme est également étroite.

Cette vision étriquée de la vie les a menés tout droit au pessimisme.

L’autre chose sera donc aussi une réaction contre le pessimisme qui résulte surtout de l’incompréhension des éléments constitutifs de son époque et de l’époque elle-même.

Un homme pénétré de la philosophie de son siècle en portera, dans ses moindres actes, un reflet ; un homme qui aura reçu l’éducation classique traditionnelle ne verra pas, ne sentira pas de la même façon qu’un autre dont l’éducation philosophique et scientifique sera complète : le baiser de l’amant procurera à l’un la sensation de l’espace dont il a la notion, chez l’autre il se résoudra peut-être en un simple afflux sanguin. Il est très évident que les Grecs de Périclès, par exemple, dans les moindres actes de leur existence, subissaient l’influence esthétique de leur siècle, et il est évident aussi que le sens du beau n’est pas la caractéristique de la moyenne de la bourgeoisie moderne. L’évolution sociale, le progrès matériel ont créé d’autres visions, ont suscité d’autres émotions chez les êtres ; les émotions des uns ne sont pas les émotions des autres, et, pour pouvoir les comprendre toutes et les traduire, l’écrivain d’à-présent doit avoir la compréhension (je ne le répète pas trop) historique, scientifique, industrielle, pérégrinatrice de l’époque à laquelle nous vivons.

L’autre chose, ce sera aussi une réaction contre la morale évangélique rapportée par les Slaves, c’est-à-dire contre le reniement de la civilisation et du progrès au bénéfice des idées de renoncement.

Mais il faudra deux ou trois générations peut-être pour faire triompher cette formule, et les artistes qui l’auront comprise et appliquée devront se résigner à être sacrifiés à leurs successeurs.

Retenez que je ne veux pas dire qu’à côté de cet art, il ne puisse vivre et s’épanouir une littérature très noble et très belle, toute différente de l’autre, une littérature idéaliste qui sera le fruit de l’éducation classique, et qui satisfera certaines catégories d’esprit. Plusieurs arts dissemblables peuvent fort bien vivre côte-à-côte, et l’admettre c’est encore comprendre la variété des cerveaux modernes.

— Que faites-vous des symbolistes ?

— Ils n’ont, jusqu’à présent, rien sorti de nouveau que je sache sur la théorie même du symbolisme. La plupart d’entre eux ne me paraissent pas y voir autre chose qu’un nouveau stock de métaphores à mettre en circulation… Y a-t-il seulement, dans toute cette école, deux personnalités réellement convaincues de quelque chose ? Verlaine, et Mallarmé, peut-être ?

Quant à Anatole France, qui les a lancés, c’est une haute intelligence dont j’admire l’art ; il ne cesse pas d’être le père immédiat du bon scepticisme, du scepticisme charitable… Et Barrès, son talent est très joli, je le lis avec un vrai plaisir, mais il n’a pas encore démontré qu’il se prend au sérieux comme homme, pas plus qu’il croit qu’il puisse même y avoir quelque chose de, sérieux dans une conviction quelconque. De Bourget j’ai déjà dit dans la Revue indépendante ce que je voulais en dire ; il serait trop long d’y insister.

— Le rénovateur, le voyez-vous ? demandai-je à M. Rosny.

— Personne ne l’annonce, me répondit-il ; mais cela n’est pas trop étonnant. Les littérateurs tendent depuis pas mal d’années à se constituer en pouvoir politique ; il y a des groupes, des sous-groupes, des centres, des gauches et des droites littéraires ; et on finit, pour devenir un pouvoir effectif, par éprouver le besoin de s’entendre au moins sur un point, et on tombe d’accord, un beau jour, pour instaurer cet aphorisme : « Moréas est encore le régime qui nous divise le moins. » Ce jour-là, on s’applaudit d’avoir trouvé son Carnot. Aussi, qu’arrive-t-il ? Que les petites revues, les revues de Jeunes, au lieu d’être des revues de combat, deviennent le refuge des clans, et que ce sont les grands périodiques qui signalent Mæterlinck, en Premier-Paris, alors que les petites revues lui consacraient obscurément trois lignes jusque-là… Voulez-vous que nous nous arrêtions ici ?