Endehors/Alphonse l’Indispensable

Chamuel (p. 164-169).


Alphonse l’Indispensable


La Bourse n’est pas seulement l’édifice de style grec et d’emploi plus grec encore, avec ses joueurs de toute fraude ; le monument à Plutus acquiert d’autres avantages. Il n’y a pas de semaine où un fait saillant ne vienne prouver combien il est peu sûr de pénétrer, le jour, dans l’antre de ces agents qui ne donnent plus, à personne, le change ! Voici, maintenant, établi qu’il n’est également pas sans danger de se promener, le soir, autour de la Bourse.

C’est la vie qu’on y laisse.

La fin du sémillant M. Titard entraîne aux pires conclusions. Sans insinuer que l’auteur de la sanglante agression pourrait être un coulissier hargneux ou décavé, ne trouve-t-on pas bien parisien que, près de l’établissement national où l’on vole pendant la journée, on assassine durant la nuit ?


De bonne grâce, pourtant, il faut reconnaître que ces messieurs de la haute banque sont, sans doute, pour très peu de chose dans le drame qui préoccupe l’opinion. C’est en simple incidente que je pique une banderille au Veau d’Or.

Le coupable reste à chercher.

On a dit que c’était une femme — naturellement de mauvaise vie et de mœurs déplorables — qui, pour employer les loisirs de sa nocturne promenade, avait trouvé peu banal de plonger son parapluie dans l’œil droit d’un journaliste.

Sur une piste aussi belle, plusieurs de nos grands confrères se sont aussitôt lancés.

Ils ont écrit de fort bonnes choses développant le thème général de l’assainissement de Paris.

Le malheureux M. Titard et même le fatal pépin qui lui donna terrible mort apparaissaient dans les chroniques ; mais ils ne faisaient qu’apparaître. Vite, au détour de la colonne, on obliquait vers les trottoirs où déambulent les tristes filles :

— Ah ! qu’on rassure la Capitale, qu’on la débarrasse enfin de cette tourbe ! Les plus joyeux noctambules sont intimement menacés. Paris va perdre tous ses charmes. On ne pourra plus s’amuser le soir !


Et nous nous sommes mis à penser aux amusements dont s’agissait, Nous les connaissons ces vadrouilles.

On boit, on boit, changeant de brasserie, allant des boulevards au Quartier latin et du Quartier latin aux Halles. On boit, on court après les femmes qui passent, on s’assoit à côté de celles qui sont assises, et on les embête toutes, toutes.

C’est la scie des cafés de nuit.

Elles vous prient de cesser, les femmes ; allons donc ! Il faut la laisser tranquille, celle-ci, c’est demain le terme et elle n’a pas le premier sou. Celle-là vous supplie de ne plus la suivre, elle attend quelqu’un ; je t’en fiche !..

Il y a une bonne blague à faire.

Et les persécutions se multiplient, pleutres. Et on les poursuit ces filles, ces rosses qui cherchent du pain la nuit par des moyens si drôles. On les poursuit, on les conspue, on les chahute… Alors, un moment elles se redressent, elles se révoltent et vlan ! elles vous soufflètent, et c’est avec n’importe quoi, avec ce qu’elles ont sous la main.

Parfois, c’est un parapluie.


Elle est gaie, la noce qu’on fait ; et intelligente aussi. Les journalistes rappellent : la Fête. Elle est jolie.

Mais, comme c’est une tradition dans un certain monde de lettres et dans celui du calicot, il est des plumes qui s’agitent. Elles sont vengeresses.

Un valeureux chroniqueur, dont le nom rappelle le père Bugeaud et sa casquette, écrit un violent article intitulé : Taïaut ! Taïaut ! Il excite la police, Taïaut ! Il désigne aussi les souteneurs, Taïaut ! C’est un homme des plus jovials, les jours même où il est grave — il part pour la pêche à la ligne en chantonnant : Taïaut ! Taïaut !

Le souteneur, voilà l’ennemi ! C’est de lui que vient tout le mal. Il protège les filles publiques et ne supporte pas la flanelle !

Plus moyen de rire un brin, ni de taquiner une grenouille.

Les sympathiques noctambules ne peuvent risquer leurs farces sans exposer leur gibus à l’aplatissement complet.

C’est navrant et c’est très cher.

Ça ne doit plus longtemps durer…

La relégation, le bagne, tout ce que vous voudrez ; mais, que diable ! Monsieur le Préfet, rendez les poissons à la mer.

Il y va de l’honneur de Paris et de l’existence de la Vadrouille.


Le Préfet de police prêtera-t-il l’ouïe aux cris d’alarme du confrère ? Fera-t-il faire quelques rafles ?

C’est possible, mais c’est secondaire. La première cause à indiquer, c’est la stupidité féroce de tous les bourgeois en goguette.

À force de chercher des distractions bêtes en tourmentant des malheureuses, ils ont obligé ces pauvres filles à songer à la parade. Elles ont maintenant un associé, un gaillard qui les soutient, qu’elles aiment — et qui les défend.

Si l’emploi de cet Alphonse-là est devenu indispensable, c’est la faute aux messieurs très bien !