Encyclopédie méthodique/Architecture/Raphael

RAPHAEL SANZIO, né à Urbin, en 1483, mort à Rome le 7 avril 1520.

Telle est la célébrité de Raphael dans l’art de la peinture ; tel est le nombre, et telle la renommée des œuvres du pinceau, qui ont rendu immortel le nom de ce prince des peintres modernes, que beaucoup ignorent, même parmi ses plus grands admirateurs, jusqu’à quel point l’architecture a droit de le compter au nombre de ceux qui ont illustré cet art. Sans doute, si on se rappelle tous les exemples que nous avons déjà rapportés dans cet ouvrage, de peintres et de sculpteurs célèbres, qui ont réuni dans les trois premiers siècles de la renaissance, la triple couronne des arts du dessin, il n’y a pas lieu de s’étonner que le plus beau génie du seizième siècle, ait dû aux études des écoles de son temps une capacité qui étoit générale, alors que le dessin étoit le lien commun de tout les arts auxquels il donne son nom.

Or, que l’étude de l’architecture se soit, dès le quinzième siècle, mêlée à toutes celles que le jeune peintre faisoit chez son maitre, c’est ce que nous démontrent avec évidence toutes les peintures du Campo santo à Pise. Il en est peu même, dans les siècles suivant, qui renferment d’aussi beaux fonds d’architecture, des édifices plus variés, des ordonnances aussi régulières, et d’une aussi juste perspective.

C’est encore ce que l’histoire de Raphael, sous le seul rapport de son savoir en architecture, va nous montrer.

Un de ses premiers tableaux, qu’il paroît avoir fait vers l’âge de vingt ans, et qui représente le mariage de la Vierge, se fait remarquer par un fonds d’architecture, où on est obligé de reconnaître un talent déjà consommé dans la délinéation de cet art, et dans la science de la perspective. Ce fonds est occupé presqu’en entier par un fort beau temple circulaire, environné de colonnes. Le style en est si pur, les profils et les détails réunissent à la justesse des proportions un tel fini d’exécution, que Vasari n’a pu s’empêcher d’admirer et de vanter le talent qui avait su se jouer de ces difficultés : Cosa mirabile a vedere le difficolta che audava cereando.

Il ne faut pas supposer ici que Raphael auroit pu avoir recours, ainsi qu’on l’a souvent pratiqué dans les temps modernes, à un perspectiviste habile, pour lui tracer les lignes de son architecture. L’histoire que nous avons écrite et publiée de sa vie et de ses ouvrages, nous le montre dès cette époque, c’est-à-dire, essayant encore ses forces à Florence, avant d’aller à Rome, faisant échange de talens et de connoissances avec Fra Bartholomeo, et lui enseignant la pratique de la perspective, dont ce religieux avoit jusqu’alors négligé l’étude.

Le second tableau que Raphael fit à Rome, dans les salles du Vatican, je veux parler de l’Ecole d’Athènes, présente, dans son fonds, une composition architectonique aussi noble d’invention, que pure d’exécution pour son ensemble, comme par ses détails. Si quelque chose a pu accréditer l’opinion avancée par Vasari, que Bramante avoit tracé à Raphael le dessin de cette perspective, c’est qu’effectivement le parti général de cet ensemble, a plus d’un rapport avec le plan et avec l’élévation intérieure de l’église de Saint-Pierre. Il est certain qu’à cela près de quelques différences commandées par la convenance du sujet, on y voit qu’une coupole avec pendentifs y est le centre de quatre nefs, idée alors assez nouvelle, et dont le projet de Bramante put suggérer l’imitation à Raphael.

Mais jamais peintre n’eut moins besoin d’empruter à autrui ces inventions que la peinture d’histoire doit à l’imitation de l’architecture ; témoins les fonds de toutes ses fresques au Vatican, et ceux de ses célèbres cartons, où la riche invention des édifices et leur variété, le disputent à la noble et ingénieuse composition des figures. Aucun peintre, en exceptant peut-être Nicolas Poussin, n’a su varier avec autant de génie et de goût ces accessoires des tableaux. Il suffira de citer les sujets d’Héliodore, du Miracle de Bolsène, de l’lncendie de Borgo, des Apôtres guérissant un boiteux, de Paul et Barnabé dans la ville de Lystres, pour se convaincre que de semblables fonds n’ont pu être ni pensés, ni tracés, qu’avec les connoissances les plus précises de l’architecture, des ordres grecs, et des principes de la modénature.

Nous ne sommes donc point étonnés de voir Raphael remplacer Bramante, dans les travaux du Vatican, et devenir enfin, ainsi qu’on le dira dans la suite, son successeur, comme ordonnateur en chef de la construction de Saint-Pierre.

Bramante n’avait posé que les fondemens de la cour du Vatican, qu’on appelle la cour des loges. Raphael, chargé d’en continuer l’élévation, en fit un modèle en bois, sur lequel la construction fut achevée. Il la porta à trois étages ou rangs de galeries, l’une sur l’autre, et qui circulent tout alentour. Les deux premiers rangs sont en arcades et en piédroits, avec pilastres ; le dernier, ou celui d’en haut, est tout en colonnes. C’est dans un des côtés de la galerie du second étage, distribuée en autant de petites voûtes qu’on y compte d’arcades, que sont exécutées les célèbres peintures d’arabesques, dont Raphael reconquit sur l’antiquité le goût et le style depuis long-temps oubliés. C’est encore là qu’est peinte cette suite de cinquante-deux sujets de l’ancien et du nouveau Testament, qu’on appele la Bible de Raphael.

On ne sauroit dire si Raphael a, dans l’architecture de cette cour, profité des idées ou des inspirations de Bramante. Ou croit voir toutefois dans son exécution avec la même pureté de manière qui distingua son prédécesseur, moins de cette maigreur qu’on lui a aussi reprochée.

En 1515, Léon X, allant à Florence, où il fit une entrée solennelle, conduisit avec lui Michel Age et Raphael, pour avoir de chacun d’eux un projet du grand frontispice, dont il avoit dessein d’orner l’église de Saint-Laurent, bâtie jadis par les Médicis. Cette résolution n’eut pas de suite ; mais il paroît constant que Raphael avoit conçu et dessiné une fort belle composition, qu’Algarotti déclare avoir vue dans la Collection du baron de Stosch, et dont il avoit obtenu de tirer une copie.

Ce fut indubitablement pendant le séjour qu’il fit alors à Florence, que Raphael eut l’occasion de donner les plans et les dessins des deux charmans palais que Florence compte parmi ses plus rares monumens d’architecture.

Le palais degl’ Uguccioni, qu’on voit sur la place du Grand-Duc, a été attribué par quelques uns à Michel Ange. Il ne faut pas des yeux fort exercés à discerner les manières de chaque maître, pour reconnoître premièrement, que le goût ou le style du dessin de ce palais, est bien celui des autres palais reconnus, sans contestation aucune, pour être de Raphael ; secondement, que cette sorte de cachet qui fait si bien distinguer l’architecture de Michel Ange, ne se montre point ici. Or, chacun connoît les détails capricieux d’ornement qui lui furent particuliers, et qui servent encore à désigner les ouvrages de son école.

La façade du palais dont il s’agit, offre, dans un petit espace, un ensemble à la fois grand et riche, simple et varié. Sur un soubassement rustique, composé de trois arcades, s’élèvent deux étages, avec deux ordonnances de colonnes engagées. L’étage principal a une ringhiera, ou un balcon continu, dont les balustres à double renflement sont sculptés et ornés de feuillages. L’ordre du premier étage est ionique, celui du second est corinthien. Bramante et Raphael eurent assez l’usage d’accoupler les colonnes et les pilastres contre les trumeaux des entre-croisées. La largeur qu’on donne encore aujourd’hui à ces trumeaux dans les palais d’Italie, fut favorable à la pratique de l’accouplement. Il ne manque pas de quelques autres raisons pour la justifier. Certainement l’inconvénient qui en résulte à l’égard des colonnes, cesse en grande partie d’en être un, lorsque les ordres ne se trouvent employés que comme décoration de bas-relief ; et voila à quoi se réduit à peu près leur emploi, dans l’application qu’on en fait le plus souvent aux façades des maisons.

Quoi qu’il en soit, celle de ce palais est encore remarquable par un goût de modénature ou de profils fort corrects, par la belle exécution des détails, par la noblesse et la pureté des chambranles, qui servent d’encadrement aux fenêtres.

On admire cependant encore plus, à Florence, le palais Pandolphini, élevé sur les dessins de Raphael, dans la rue San-Gallo. Il n’y a certainement, d’aucun architecte, un dessin de palais plus noble, d’un style plus pur, d’une plus belle ni d’une plus sage ordonnance. Ni Balthazar Peruzzi, ni les San Gallo, ni Palladio, n’ont produit un meilleur ensemble, avec de plus beaux détails et dans de plus justes proportions. Nulle part l’architecture ne présente de fenêtres ornées de plus beaux chambranles, ni d’étages espacés avec une plus judicieuse symétrie. L’entablement de ce palais se trouve cité au rang des modèles vraiment classiques, dans le Recueil des plus beaux détails des monumens de Florence, par Ruggieri.

Si Raphael eût vécu plus long-temps, Rome, sans doute, auroit eu à montrer beaucoup plus de monumens de son génie en architecture, qu’elle n’en possède. Il faut cependant s’étonner qu’au milieu de tant et de si nombreux travaux, il ait encore eu assez de loisir pour écrire son nom sur des ouvrages peu importans, si l’on veut, mais cependant toujours propres à le placer au premier rang des maîtres de l’architecture.

Vasari ne nous apprend pas d’une manière très-claire, si le palais que Raphael occupa dans Borgo nuovo, et qui fut détruit pour faire place aux colonnades de Saint-Pierre, fut de son dessin, ou de celui de Bramante, son parent. Ce fut, dit-il, pour laisser un souvenir de lui, per lasciar memoria di se, que Raphael fit bâtir le palais dont le dessin nous est parvenu. Les paroles de Vasari, dans les deux endroits où il en fait mention, ne semblent indiquer Bramante que comme constructeur de l’édifice, et comme y ayant employé un procédé nouveau, qui consistoit à couler dans des moules les parties saillantes du revêtement extérieur. Bramante, chargé alors des plus vastes constructions, devoit avoir à sa disposition tous les moyens mécaniques de bâtisse, qui ne pouvoient pas encore être à la portée de Raphael. Celui-ci put donc donner le plan, les élévations et tous les détails de son palais, et se reposer sur l’amitié de Bramante, des soins qu’exigea la construction.

Ce qui le persuaderoit encore, c’est que, d’une part, en voyant le dessin de cette architecture, on n’y distingue ni la manière de profiler un peu maigre, ni l’espèce de sécheresse habituelle des compositions de Bramante, et que, de l’autre, on croit retrouver, dans cette jolie façade, les chambranles du palais Pandolfini. Du reste, les armes de Léon X, dont l’écusson surmonte le chambranle de la croisée du milieu, annonceroient que ce palais n’auroit été terminé que sous le pontificat de Léon X, élu pape en 1513, et Bramante mourut en 1514.

L’identité de goût et de manière qui s’étoit établie dans la peinture, entre Raphael et Jules Romain, empêche souvent, comme on le sait, de discerner la part du maître et celle qu’eut l’élève à l’exécution d’un tableau. Il en fut ainsi, et la même cause a produit entr’eux la même incertitude, à l’égard des ouvrages d’architecture. Elle existoit déjà de leur temps. Déjà la critique des contemporains attribuoit indistinctement à l’un et à l’autre, certains monumens, qui de fait doivent passer pour être le produit d’un seul et même génie. Si l’on en croit Vasari, le charmant édifice, appelé d’abord à Rome villa del Papa, puis, et encore aujourd’hui, villa Madama, seroit du dessin de Raphael. C’est aussi l’opinion de Piacenza, qui croit toutefois que Jules Romain y eut part ; ce qui est indubitable quant à l’exécution des ornemens et des peintures.

Il n’y a pus moins de doute sur quelques autres petits palais, chefs-d’œuvre de grâce et de goût, édifices vraiment classiques, qu’on prendroit, dans Rome, pour être de ces habitations d’anciens Romains, que le temps auroit oublié de détruire. Il suffit de les désigner ainsi aux connoisseurs, car ils ont passé par tant de propriétaires, qu’on ne sait plus sous quel nom les faire connoître. Rien, au reste, n’empêche de les attribuer à Jules Romain, et on le peut sans faire de tort à Raphael, puisque l’élève, en ce genre, est encore l’ouvrage du maître, Voy. Pipi Giulio.

Mais un petit bâtiment, qu’on s accorde à regarder comme ayant été une production de Raphael, est celui des écuries d’Augustin Chigi, à la Longara. Ce qui fait l’éloge du goût et du style de cette fabrique, et ce qui probablement auroit jeté de la défaveur sur toute autre, c’est qu’elle fait face et sert de pendant à un des édifices les plus élégans de Balthazar Peruzzi (voy. Ce mot), je veux dire la Farnesine, et que les deux architectures semblent être du même auteur.

On cite ordinairement à Rome, comme l’ouvrage tout à la fois le plus authentique, et dans ce genre le plus considérable de Raphael, un assez grand palais, qu’il nous seroit difficile de désigner aujourd’hui par le nom de son propriétaire, mais que tout le monde connoît pour être dans le voisinage de Sant-Andrea della valle. Sa façade des mieux ordonnées, se compose de douze fenêtres, dont les trumeaux sont ornés d’un ordre de colonnes doriques accouplées, formant l’étage principal, et couronnées d’un fort bel entablement, avec des triglyphes. On ne sauroit voir un soubassement mieux entendu et d’un meilleur effet, que celui qui forme le rez-de-chaussée de ce palais. Les bossages y sont employés avec beaucoup de variété, et de manière à leur faire produire le caractère de la force sans le défaut de la pesanteur. Dans toute cette élévation, les pleins et les vides alternent entr’eux avec un accord qui sembleroit n’avoir été dicté que par l’esprit de la décoration, lorsqu’il est permis de supposer que ce seroit le besoin seul qui l’auroit inspiré.

Il y a dans l’église de Santa-Maria del Popolo, à Rome, une belle chapelle en coupole, qui appartint à Augustin Chigi, et qu’on s’accorde à reconnître pour une œuvre d’architecture de Raphael. Les écrivains vont plus loin. Ils veulent qu’il soit l’auteur des cartons d’après lesquels Sébastien del Piombo aurait exécuté les fresques dont la voûte de la chapelle est décorée, et ils lui donnent encore une part dans quelques-unes de ses sculptures, en lui en attribuant soit l’invention, soit la direction. Ce dont tout le monde convient, au reste, en voyant celle chapelle, c’est que si la main de Raphael ne s’y montre nulle part avec une évidence qui permette d’affirmer les allégations précédentes, il y a assez de son goût, pour qu’il soit difficile de les contester entièrement.

D’après tout ce qu’on vient de rapporter, il n’y a point lieu de s’étonner que, Bramante mort, Léon X ait, selon le vœu de cet architecte, nommé Raphael pour lui succéder, comme ordonnateur en chef de la construction de Saint-Pierre. Le bref du Pape, qui lui conféra cette place, se fonde non-seulement sur le suffrage de Bramante, mais encore sur ce que Raphael l’avoit justifié dans les nouveaux projets déjà donnée par lui de l’édifice.

On y apprend de plus, qu’il avoit enfin réduit à un plan définitif l’ensemble de Saint-Pierre, sur lequel il paroît que Bramante n’avoit point laissé île documens bien arrêtés. Effectivement, Raphael en fixa les données ; mais ce que nous avons nommé plan, d’une manière trop générale, consista dans un véritable modèle en relief. C’est ce qu’indique bien, dans le texte latin du bref, le mot forme, et c’est ce que confirme encore plus positivement la lettre de Raphael à Balthazar Castiglione. « Notre Saint-Pere, dit-il, m’a mis un grand fardeau sur les épaules, en me chargeant de la construction de Saint-Pierre. J’espère ne pas y succomber. Ce qui me rassure c’est que le modèle que j’ai fait, plaît à Sa Sainteté, et a le suffrage de beaucoup d’habiles gens. Mais je porte mes vues plus haut. Je voudrois trouver les belles formes des édifices antiques. Mon vol sera-t-il celui d’Icare ? Vitruve me donne, sans doute, de grandes lumières, mais pas autant qu’il m’en faudroit ».

Raphael s’étudioit donc à se rapprocher plus qu’on ne l’avoit fait encore, du goût et des formes de l’architecture antique. Vitruve ne lui offroit pas de quoi remplir complètement l’idée qu’il s’étoit formée du beau en architecture. Il visoit plus haut.

Rien ne prouve mieux, ce semble, et la délicatesse de son goût, et sa pénétration, que ce jugement qu’il porte de Vitruve, alors l’oracle et le guide de tous les architectes. Instruit qu’il devait être, et comme on l’étoit de son temps, par tous les réfugiés de Constantinople, que la Grèce avoit conservé plus d’un monument du beau siècle des arts, il sembloit pressentir la supériorité de ces originaux sur les copies que l’antique Rome en avoit faites ; il aspiroit à s’en procurer la connoissance par de nouvelles recherches. A cet effet, il entretenoit des dessinateurs dans l’Italie méridionale, et il en envoyoit, dit Vasari, jusqu’en Grèce.

Quand on sait quelle connexion de principes fait nécessairement participer tous les arts, à une sorte de communauté de style et de goût, et quand on considère combien cet effet doit être plus sensible, lorsque les ouvrages de ces arts procèdent du génie d’un même homme, on voit ce que l’architecture auroit pu devenir dans le temple de Saint-Pierre, sous la direction de Raphael. Ce monument, par son plan, et dans ses élévations, ne pouvoit, sans doute, avoir rien de commun avec les temples de la Grèce. Mais qui peut dire ce qu’auroient gagné ses proportions, ses détails, l’économie et le choix de ses ornemens ? Qui sait quelle pureté de profils, quel caractère d’élégance et de noblesse il eût acquis, par un système d’imitation de l’antique, tel que Raphael l’auroit conçu ? On ne sauroit s’empêcher de regretter qu’un édifice, qui devoit servir de modèle au goût de toute l’Europe, n’ait point été élevé sur les dessins de celui qui, dans un autre genre, n’a pu encore être ni égalé, ni remplacé.

Regrets superflus ! Non-seulement le modèle de Saint-Pierre, fait en relief par Raphael, a disparu, mais il n’en est resté qu’un seul dessin, celui du plan. C’est Serlio qui nous l’a conservé dans son Traité d’Architecture. Selon lui, et cette notion s’accorde avec les précédentes, Bramante étant mort sans laisser un projet complètement rédigé, ce fut Raphael qui ramena le vaste ensemble de sa disposition, a la forme qu’en présente le dessin qu’on vient de citer.

Ce plan est sans contredit le plus beau qu’on ait jamais imaginé, selon le système des églises modernes. On sait que Bramante, dans sa conception première. s’étoit inspiré, pour ses nefs, de la disposition des grandes voûtes de l’édifice antique, appelé le temple de la Paix, et de la construction, comme de la forme du Panthéon, pour la réunion des quatre nefs. Obligé de remplacer la vieille basilique de Saint-Pierre, dont les nefs en colonnes étoient surmontées d’un plafond de bois, par une immense construction en voûtes, il lui fallut substituer des piédroits aux colonnes, et de vastes cintres aux plates-bandes.

Ce genre admis, et Raphael n’avoit plus à délibérer sur le choix, il faut convenir qu’on n’a jamais, en ce genre, tracé un plan plus simple, plus grandiose, mieux dégagé, et d’une harmonie plus parfaite. La disposition de ce qu’on appelle une croix latine est elle-même une tradition des anciennes basiliques. Qui voudra examiner chaque détail de ce plan, verra qu’il n’y a aucune forme des parties circulaires, soit de l’apside, soit des deux croisillons, qui ne soit une imitation de l’intérieur du Panthéon ou de quelqu’autre monument antique.

N’ayant point à examiner ici quelles furent les raisons qui, dans la suite, firent renforcer et augmenter de volume les supports de la coupole, ce qui obligea d’en faire autant à la masse des piédroits de la nef, mais considérant en ellemême la disposition de l’ensemble, arrêté dans le plan de Raphael, on est forcé d’accorder que cette disposition, très-supérieure à celle d’aujourd’hui, sera toujours regretter l’abandon de son projet.

Raphael avoit été nommé architecte de la nouvelle église de Saint-Pîerre par Léon X, au mois d’août 1515. Un bref du mémo Pape, daté du même mois de l’année suivante, lui conféra la surintendance générale de tous les restes d’antiquité, tant des ouvrages dont les matériaux pourroient servir à la décoration de la basilique nouvelle, que des fragmens qui présentoient des inscriptions dignes d’être conservées.

« Sachant (porte le bref) que de toute part, soit ceux qui bâtissent à Rome et dans les environs, soit ceux qui font des fouilles, trouvent abondamment, dans les ruines antiques des marbres de tout genre, je vous donne, en tant qu’architecte en chef de Saint-Pierre, l’inspection générale de toutes les fouilles et découvertes de pierres et de marbres qui se feront dorénavant à Rome et dans une circonférence de dix milles, afin que vous achetiez ce qui pourra convenir à la construction du nouveau temple.

« A cet effet, j’ordonne à toute personne, de quelqu’état ou rang qu’elle soit, noble ou non, constituée en dignité, ou de basse condition, de venir donner à vous, comme surintendant en cette partie, connoissance de toute pierre, de tout marbre, qu’on découvrira dans l’étendue de pays par moi désignée, voulant que quiconque y manquera, soit par vous jugé et muleté d’une amende de cent à trois cents écus d’or.

« Comme, en outre, il m’a été rapporté que les marbriers emploient inconsidérément et taillent des marbres antiques, sans égard aux inscriptions qui y sont gravées, et qui contiennent des monumens importants à conserver pour l’étude de l’érudition et de la langue latine, je fais défense à tous ceux de cette profession de scier ou de tailler aucune pierre écrite, sans votre ordre ou votre permission ; voulant, s’ils ne s’y conforment, qu’ils encourent la peine susdite. »

Paul Jove, contemporain de Raphael, dans l’éloge latin par lui consacré à sa mémoire, dit en propres termes, qu’il avoit étudié et mesuré les restes de l’antique Rome, de manière à en réintégrer l’ensemble, et à pouvoir le mettre sous les yeux des architectes, ut intégram urbem architectorum oculis considerandam proponeret.

Calcagnini, écrivant du vivant même de Raphael, rapporte la même chose, mais en termes beaucoup plus emphatiques. « Je ne parlerai pas, (dit-il), de la basilique du Vatican, dont Raphael dirigea l’architecture, mais bien de la ville entière de Rome, rappelée par lui à son ancien état, et rendue par lui à sa première beauté, avec le secours des écrivains, de leurs descriptions et de leurs récits. Aussi excita-t-il à tel point l’admiration du pape Léon. X, et de tous les Romains, que chacun le regarda comme une sorte de Dieu descendu du ciel pour faire revoir dans son antique splendeur la ville éternelle… Ut quasi cœlitus demissum numen, ad œternam urbem in pristinam majestatem reparandam omnes homines suspiciant. »

En admettant que le genre de l’éloge ait pu induire ces écrivains à vanter avec quelqu’hyperbole une entreprise, que sa nouveauté toutefois devoit rendre très-remarquable, il n’en reste pas moins prouvé que Raphael, qui, comme on l’a vu plus haut, envoyoit des dessinateurs jusqu’en Grèce, avoit embrassé dans un travail général, la restitution de tous les édifices antiques de Rome. Cela même doit paroître d’autant plus vraisemblable, qu’il étoit dès-lors obligé de se livrer à des études plus spéciales d’architecture, et qu’il trouvoit dans sa nombreuse école, tous les secours nécessaires pour réaliser un semblable ouvrage.

Dès-lors doit acquérir plus de probabilité l’opinion avancée par M. Francesconi, savoir, qu’une lettre, ou plutôt, comme nous dirions aujourd’hui, un rapport ou mémoire adressé à Léon X, et attribué à Balthazar Castiglione, parce qu’il fut trouvé dans ses papiers après sa mort, est, du moins pour la plus grande et la plus importante partie, l’ouvrage même de Raphael.

On ne sauroit se refuser à le croire, lorsqu’on lit dans ce rapport, qui étoit accompagné de dessins, un exposé de considérations, de projets, de travaux graphiques, qui ne peuvent être que le fait de l’artiste, et ne sauroient convenir à l’auteur du Cortigiano. Tout ami des arts et de Raphael qu’on puisse le supposer, certes il ne devoit ni ne pouvoit se livrer au travail de mesurer des ruines, de tracer des plans, et d’y faire entrer jusqu’aux indications des voies romaines.

Comment se persuader ensuite que le pape Léon X auroit commandé un pareil travail à Balthazar Castiglione, mêlé alors dans toutes les affaires d’intérêt entre le Saint-Siége et le duché d’Urbin, et non à Raphael, son architecte, surintendant et conservateur des antiquités ? Comment pouvoir se prêter à cette idée, lorsque l’auteur de la lettre ou du rapport dont il s’agit, dit en propres termes, que le Pape lui a commandé, de de siner Rome antique, autant que cela se pourroit, par la connoissance des restes qui en subsistoient ? Essendo mi adunque commandato da Vostra Santita che io ponga in disegno Roma antica, quanta conoscer si puo per quello che Oggidi si vede, etc.

Certainement Castiglione ne sauroit avoir été celui qui, dans un rapport au Pape, auroit décrit le procédé particulier employé pour lever les plans, et tracer les élévations géométriques des édifices antiques. Resta, che io dica il modo che ho tenuto in misurar gli.

Nous ne saurions quitter cette partie, jusqu’ici peu remarquée, des travaux de Raphael sur les monumens antiques de Rome, sans faire mention d’un passage de la préface d’Andréa Fulvio, dans son ouvrage des antiquités romaines, publié sept uns après la mort de Raphael. « J’ai pris soin, (dit-il), de sauver de la destruction, et de rétablir, avec les autorités des écrivains, les restes antiques de Rome, & j’ai étudié dans chaque quartier les anciens monumens, que, sur mon indication, Raphael d’Urbin, peu de jours avant sa mort, avoit peints au pinceau, penicillo pinxerat. »

Il résulte de ce passage, que non-seulement Raphael avoit mesuré, dessiné et restitué les édifices ruinés de l’ancienne Rome, mais qu’il avoit déjà commencé à en faire, ce qu’on appelle, des tableaux de ruines ou d’architecture.