Encyclopédie méthodique/Architecture/Peruzzi

PERUZZI (Balthazar), né en 1481, mort en 1536.

Trois villes d’Italie se sont disputé l’honneur d’avoir produit ce célèbre architecte. Chacune des trois a en effet quelque droit de le revendiquer : Florence, pour avoir été la patrie de sa famille, Volterre, pour l’avoir vu naître, et Sienne, pour l’avoir fait artiste.

Antoine Peruzzi, noble florentin, voulant fuir les troubles des guerres civiles dont Florence étoit alors le foyer, s’étoit réfugié à Volterre. Il s’y maria et y eut une fille nommée Virginie, et un fils qu’il nomma Balthazar. Il étoit venu dans cette ville pour chercher la paix, mais la guerre sembloit le poursuivre. Volterre fut prise et saccagée. Il y perdit toute sa fortune, heureux d’avoir pu sauver sa famille, qu’il transporta à Sienne. Antoine y mourut peu de temps après, laissant son fils encore en bas âge et sans aucune ressource pour son éducation ; mais la nature et la nécessité sont deux grands maîtres : Balthazar Peruzzi sut profiter de leurs leçons.

La connoissance de quelques artistes avoit fait naître de bonne heure en lui le goût du dessin ; le dénuement dans lequel le laissoit la mort de son père, ne lui permettoit plus de le cultiver comme un goût. Il en fit une étude sérieuse. Il vit les peintures des meilleurs maîtres, les copia, fut bientôt maître lui-même et assez habile, non-seulement pour vivre du produit de ses tableaux, mais pour soutenir sa mère et sa sœur, et pouvoir encore se livrer à des études infructueuses. Ses premiers ouvrages se trouvent à Sienne et à Volterre. Là, il se lia d’amitié avec un peintre de cette ville, nommé Pierre, que le pape Alexandre VI employoit à peindre dans le Vatican. Ce peintre le conduisit à Rome dans l’intention de lui t’faire partager ses travaux. La mort du Pape rompit ce projet de société, et Balthazar se livra à divers ouvrages de fresque, tels que ceux qu’on voit à Saint-Roch, et qui commencèrent sa réputation dans Rome. Cet heureux début lui procura des travaux plus considérables à Ostia, où il peignit en clair-obscur une bataille dans le style antique. Le costume y fut observé avec soin ; les armures, les instrumens de guerre, les boucliers, les cuirasses, tout y est une répétition fidèle des bas-reliefs et des monumens de l’antiquité. Cesare da Sesto l’aida dans cette entreprise, qui acheva de le faire connoître pour ce qu’il valoit.

De retour à Rome, Balthazar Peruzzi contracta une étroite amitié avec le célèbre amateur Augustin Chigi de Sienne, qui croyant trouver en lui un compatriote à produire, vit aussi un grand talent à encourager. Cette liaison fut d’une grande utilité aux arts : on lui dut les beaux ouvrages que le goût de l’amateur commanda à l’artiste ; mais Peruzzi lui dut le loisir et les ressources qui lui permirent de se livrer à l’étude de l’architecture. Il en embrassa toutes les parties, et en devenant grand architecte, il voulut encore faire profiter l’art de bâtir, des rares connoissances qu’il avoit dans l’art de peindre. L’architecture seinte, qui exige un double talent, lui fut redevable en quelque sorte de son origine, et peut-être de sa perfection.

Jusqu’alors la science de la perspective n’étoit guère sortie des livres assez obscurs de quelques savans. Les peintres du quinzième siècle la mettoient en pratique dans les fonds de leurs tableaux. Mais les compositions du temps, pour la plupart, étoient si simples, que leurs fonds n’exigeoient aussi que les procédés élémentaires de la perspective linéaire. A l’époque de Peruzzi, les grands ouvrages de Raphaël, en étendant la sphère de la peinture, avoient à la vérité rendu indispensable l’union de la théorie et de la pratique en ce genre.

Toutefois pour que cette science produisit, comme on l’a vu depuis, un genre d’art particulier, celui qu’on connoît sous le nom d’architecture feinte, il falloit qu’elle reçût une nouvelle sorte d’application à un genre de peintures plus grandes encore, et qui en ont un plus grand besoin, je veux parler des décorations scéniques. Mais l’art dramatique étoit alors dans l’enfance, et restreint aux pieuses conceptions des solennités religienses ; il n’exigeoit guère plus de savoir chez les décorateurs que chez les auteurs. En se livrant, comme il le fit, a la théorie ainsi qu’à la pratique de la perspective, Balthazar Peruzzi sembloit pressentir qu’il étoit destiné à renouveler dans tout son éclat l’art de la décoration de théâtre.

La perfection où il porta du premier coup les ouvrages de cet art peut paroître difficile à croire, quand on sait combien de degrés l’esprit de l’homme parcourt ordinairement pour atteindre le but de l’imitation. Mais il y a tel genre d’imitation qui n’est autre chose qu’une combinaison nouvelle des élémens et des moyens de genres déjà formés et perfectionnés. Il ne faut alors qu’un homme exercé dans leurs procédés, et capable de les réunir en les dirigeant vers un objet nouveau. On voit alors paroître, comme par enchantement, un art dont on ne soupçonnoit pas l’existence.

Ces observations sont nécessaires pour s’expliquer comment Balthazar Peruzzi, le premier des Modernes qui, selon l’histoire, ait peint des décorations de théâtre, a peut-être été le plus habile peintre de ce genre. Il étoit peintre, architecte, grand perspectiviste, dessinateur et peintre d’architecture. Que falloit-il de plus pour faire de lui un grand décorateur scénique ? Une occasion. Elle se présenta bientôt dans les fêtes qui furent données à Julien de Médicis.

Vasari parle en deux endroits des décorations de Peruzzi, d’abord à l’occasion des fêtes en question, et ensuite au sujet de la comédie du cardinal Bibiena, appelée la Calandra, et que Léon X fit représenter devant lui ; ce qui fait croire que cet artiste eut plus d’une occasion de n’exercer dans ce genre ; mais partout il en parle avec cet enthousiasme que l’art porté à sa perfection pouvoit seul exciter chez un aussi bon juge.

« Balthazar (dit Vasari) s’acquit d’autant plus d’honneur, que ce genre de décoration n’étoit pas encore connu, vu la désuétude dans laquelle étoient tombés l’art de la poésie et celui de la représentation dramatique. Mais les décorations dont il s’agit, pour avoir été les premières, n’en furent pas moins la règle et le modèle de celles qu’on fit depuis. On a peine à concevoir avec quelle habileté décorateur, dans un espace si resserré, fut représenter un si grand nombre d’édifices, de palais, de loges, de profils et d’entablemens ; tout cela d’une telle vérité, qu’on croyoit voir des objets réels, et que le spectateur devant une toile peinte, se croyoit transporté au milieu d’une place véritable et matérielle, tant l’illusion étoit portée loin. Balthazar fut aussi disposer pour son effet, avec une admirable intelligence, les lumières, l’éclairage des châssis, ainsi que toutes les machines qui ont rapport au jeu de la scène. »

A part, si l’on veut, un peu d’excès d’admiration pour ce qui est nouveau, l’éloge de Vasari renfermoit l’idée de tous les genres de mérite que peut réunir l’art de la décoration de théâtre. Il en est un cependant dont il n’a pas fait mention, sans doute parce que ce fut celui qui, dans le temps, dut produire le moins d’étonnement, je veux dire le beau style de l’architecture, la correction et la pureté des formes que, pendant long-temps, certains préjugés avoient fait croire inconciliables avec les charmes de la composition et l’effet de la peinture scénique. En faisant dans les décorations de l’architecture antique, Peruzzi ne fit que ce qu’il n’auroit pu s’empêcher de faire. Si ce fut chez lui un mérite de plus, ce mérite est celui de l’architecte, plus encore que du décorateur. Il est malheureux qu’il ne nous reste de tout cela que de vains souvenirs. Tel est le sort de ce genre d’ouvrages, sort commun à beaucoup de choses qui durent d’autant moins, qu’elles brillent plus. Pour se former une idée de ce que l’exécution de ces peintures pouvoit être, c’est à la Farnesine qu’il est encore possible de se le figurer.

La décoration considérée sous le rapport d’architecture feinte ou d’imitation en grand des œuvres de l’art de bâtir par l’art de peindre, compte Balthazar Peruzzi au rang de ses plus grands maîtres, si elle ne le met à la tête de tous. Il ne paroît pas qu’on ait jamais porté plus loin l’illusion de cette sorte d’imitation, que dans la loggia de la Farnesina, qui donne sur le jardin, et où est peinte l’histoire de Méduse. On raconte dans l’histoire de ce genre de peinture, plusieurs traits d’animaux, d’oiseaux surtout, trompés par les prestiges de la perspective linéaire, et ceux de la couleur dans des vues d’architecture. L’ouvrage de Balthazar fit plus, il trompa non-seulement des hommes, mais les plus habiles peintres. Titien, conduit un jour pur Vasari dans cette salle, fut tellement induit eu erreur par le relief des ornemens et des profils peints, que déjà détrompé par son guide, il eut besoin encore que le tact désenchantât ses yeux. Telle est effectivement la perfection de ces détails, qu’encore aujourd’hui l’œil ne cesse pas d’être dupe, après que l’expérience en a rectifié le jugement.

Ce qu’on appelle actuellement la Farnesina ou le petit palais Farnèse, étoit celui d’Augustin Chigi. Son architecture est de Balthazar Peruzzi ; quoique l’extérieur ait perdu la plupart des agrémens de détail qui l’embellissoient, ce ne laisse pas que d’être encore un des plus charmans édifices de Rome. Sa façade principale, c’est-à-dire, celle d’entrée du côté de la cour, offre au rez-de-chaussée une belle loggia ou un portique qui se compose de cinq arcades. C’est dans ce portique que Raphaël a peint la fable de Psyché. Cette loggia, est en retraite, ainsi que le corps principal du bâtiment ; de deux ailes qui lui font avant-corps. Une ordonnance de pilastres doriques règne dans tout l’étage du rez-de-chaussée et dans sa circonférence, avec la plus grande régularité. Cette uniformité n’est interrompue que par les arcades dont on a parlé. Mais c’est toujours le même ordre de pilastres, et sans aucune inégalité d’entre-colonnemens, l’ouverture des arcs étant de la même mesure que l’entre-deux des pilastres, ce petit portique donne de la variété à la masse, sans rompre l’unité de la composition. L’étage qui s’élève au-dessus du rez-de-chaussée présente la même distribution et la même ordonnance de pilastres doriques, appliqués aux trumeaux des fenêtres dans tout le pourtour. On peut trouver quelque monotonie dans cette répétition du même ordre. Une chose y frappe encore, c’est que l’ordre inférieur est plus svelte que le supérieur. Quel que soit le défaut que la critique puisse remarquer en cela, il est toujours certain qu’il n’ôte rien à l’accord, à la grâce et à la symétrie de l’ensemble. La frise qui surmonte l’étage dont on vient de parler, est ornée de festons soutenus par des génies et des candélabres, qui font assez heureusement diversion au rang de petites fenêtres pratiquées entr’eux, dans cette espèce de mezzanino. Tous les détails des profils sont purs, de cette sorte de pureté, qu’on pourroit appeler attique, et qui donne à cette architecture un genre d’élégance qu’on ne peut bien définir, qu’en le comparant à celui d’une statue grecque.

Ce petit palais dut être, dans son temps, une merveille, par la réunion de la peinture et de l’architecture de Peruzzi. Tous les dehors en étoient ornés de sujets en grisaille, aujourd’hui effacés. On ne peut plus appeler que l’imagination à s’en figurer l’image. Quand on pense, en effet, au double talent de l’artiste qui en dirigea l’exécution et comme architecte et comme peintre, on peut comprendre tout ce que dut offrir d’harmonie, un ensemble né d’une telle conjonction de circonstances. Dès-lors s’explique facilement l’éloge que Vasari en a fait par ces deux mots : Si vede non murato, ma veramente nato. C’est ce qu’on peut dire de tout ouvrage produit par le sentiment qui crée, et non par le savoir qui façonne.

Balthazar Peruzzi excelloit dans ce genre d’ornemens que les Italiens nomment a teretta, et que nous appelons grisaille. On en usoit beaucoup alors dans l’embellissement extérieur des maisons. On se servoit, pour cela, d’une combinaison de terre argileuse, de charbon pilé et de poussière de travertin ou de pierre calcaire. Le dessin se faisoit en creux sur l’enduit, et les hachures se remplissoient ou de blanc ou de noir, pour produire les grands clairs ou les ombres. Rien ne jouoit mieux la sculpture, et c’étoit une manière économique de faire ou des bas-reliefs, ou des ornemens. Malheureusement pour les productions de quelques habiles maîtres en ce genre, le temps ne les a pas épargnés plus que d’autres, et l’on chercheroit on vain aujourd’hui celles de Balthazar à Rome ; il n’en existe plus que des souvenirs.

Etant allé à Bologne, il y fit deux dessins en grand avec leurs coupes, pour la façade de S. Petronio, dont l’un étoit dans le goût moderne et l’autre dans le style gothique. Il les accompagna de projets fort ingénieux pour approprier la nouvelle construction à l’ancienne, sans endommager celle-ci. Ces dessins furent admirés, mais restèrent sans exécution. On cite comme son ouvrage la porte de l’église de San-Michel in Bosco, beau couvent situé hors de Bologne, la cathédrale de Carpi, exécutée sur ses dessins, et l’église de Saint-Nicolas, dans la même ville, dont il commença les travaux el qu’il abandonna, forcé qu’il fut de se livrer à ceux des fortification de la ville de Sienne.

De retour à Rome, il fut employé par Léon X à la construction de l’église de Saint-Pierre. Bramante en avoit jeté les fondemens avec cette précipitation qu’il mettoit, ou si l’on veut, que Jules II lui faisoit mettre dans la plupart de ses ouvrages. Après la mort de l’un et de l’autre, on fut effrayé de la grandeur des masses et de la foiblesse des points d’appui. On n’avisa plus qu’aux moyens de diminuer les uns et d’augmenter les autres.

Balthazar Peruzzi fut chargé de faire un nouveau modèle ; Serlio nous l’a conservé. C’est une croix grecque, dont les quatre branches se terminent en hémicycle. Extérieurement et entre chacune des parties circulaires formées par les hémicycles, s’élève, sur un plan carré, une sacristie. Ces quatre masses devoient servir de soubassement à autant de campaniles. A l’extrémité de chaque hémicycle est une porte ouvrant sur un portique demi-circulaire qui donne entrée dans l’église, par trois ouvertures, ou si l’on veut, trois entre-colonnemens. Le grand autel est entre les quatre grands piliers, sur lesquels s’élève une coupole de 188 palmes de diamètre. Celle-ci est accompagnée de quatre petites coupoles de 65 palmes de diamètre, qui s’élèvent au point central du croisement des bas côtés entr’eux. Tout ce plan est conçu avec la plus grande intelligence. Quoiqu’il n’ait pas eu d’exécution, il n’a pas été inutile aux architectes qui ont remplacé Balthazar Peruzzi.

Cet artiste fit bien voir par la belle composition de ce plan, que son génie étoit de niveau avec les plus hautes idées de l’architecture, et que celui qui savoit ainsi rectifier Bramante, pouvoit bien lui succéder. Cependant, soit que la fortune des grands talens en architecture dépende d’un certain concours de circonstances, soit que les grands talens aient aussi besoin d’un certain art de faire fortune, art que le caractère timide et réservé de Peruzzi ne lui permit pas de pratiquer, la construction de Saint-Pierre ne fit que languir sous sa direction indécise. Malgré la protection de plusieurs grands personnages qui savoient apprécier son mérite, il continua d’être employé à de plus petits ouvrages, c’est-à-dire, à la construction de palais qui n’ont de petit que l’étendue de leur masse ou de leur superficie.

Mais il est, en architecture, une grandeur qui échappe aux mesures du compas. Produite par le génie de l’artiste, elle n’est appréciable qui par l’homme de goût. Celui-ci passera sans en recevoir aucune impression devant beaucoup de ces immenses palais qui renferment dans leur enceinte plusieurs arpens de terrain. Il se trouvera involontairement arrêté à l’aspect des charmantes façades dont Balthazar Peruzzi a orné divers palais plus modestes. Ces masses élégantes, vrais modèles du genre qui convient au plus grand nombre des propriétaires, seront toujours l’objet des études de celui qui desire mettre le goût de la bonne architecture, à la portée des classes moins opulentes de la société. C’est de semblables édifices que Poussin faisoit un recueil pour les fonds de ses tableaux, et l’on peut croire que les édifices bâtis par Peruzzi étoient le type de ceux dont ce grand peintre composoit les belies perspectives de villes antiques, qui, dans plus d’un de ses ouvrages, partagent avec leurs figures l’admiration du spectateur.

Du nombre du ces maisons sont celle que l’or voit près la place de Saint-Pierre, rue Borgo-Nuovo, et celle qui est à l’entrée de la rue qui aboutit en face du palais Farnèse. Toutes deux sont gravées dans le Recueil des palais de Rome, par Falda. C’est là que ceux qui ne les ont pas vues peuvent s’en former l’idée. Toute description orale est insuffisante à l’égard d’ouvrages, dont le principal mérite tient à une certaine grâce d’harmonie, que le sentiment seul peut comprendre, et qui n’offrent rien d’extraordinaire ou de saillant a quoi les sens puissent se prendre. Que dire, en effet, de ces maisons, si ce n’est qu’on y trouve un choix exquis des plus belles formes de croisées et de chambranles, qu’on y voit les profils les plus purs, que les rapports entre les pleins et les vides y sont d’un accord parfait, qu’il y règne un aspect de solidité sans lourdeur, de richesse sans luxe et de caractère sans affectation ?

Disons seulement que les ouvrages de ce genre ne sauroient être trop étudiés par les jeunes architectes, qui trop souvent frappés des grandeurs de tous les édifices de l’ancienne Rome, oublient que les villes se composent de maisons, et que la beauté des villes dépend plus du bon goût répandu par l’art dans les simples ordonnancés des maisons de particuliers, que de l’érection de quelques grands monumens que plusieurs siècles parviennent à peine à terminer. Les fabriques de Peruzzi, comme celles de Palladio, sont une sorte d’école pratique du genre d’architecture qui peut convenir aux besoins même des villes commerçantes. Il y a de Peruzzi telle maison avec boutiques et entresols, qui n’en est pas moins un chef-d’œuvre de bon goût en architecture.

Il est fort à regretter que ce beau style qui commençoit à devenir, dans Rome, le style dominant, et comme il arrive toujours, une sorte de mode, n’ait pas régné plus long-temps. Le projet de Léon X se seroit réalisé, et Rome antique auroit reparu dans les monumens de la Rome moderne. Mais lorsque tous les arts, d’un pas égal et rapide, sembloient devoir remonter à leur ancienne hauteur, trois événemens successifs en arrêtèrent la marche.

Le premier fut la mort si prématurée de Raphaël. La grande école dont il étoit l’ame perdit tout son ressort et commença à se dissoudre. Les hommes habiles qui la composoient, répandirent si l’on veut, en se dispersant sur plusieurs points, les lumières du bon goût. Mais ces rayons épars et divergens ne produisirent plus que de foibles clartés.

Le second fut la mort de Léon X, qui arriva peu de temps après, et produisit, pour les arts, une sorte d’éclipse totale pendant le pontificat d’Adrien VI, jusqu’à ce qu’un nouveau Médicis, Clément VII, élu en 1724, fit rentrer avec lui, dans Rome, le génie des beaux arts.

Mais le dernier et le plus fatal des événemens fut la prise et le sac de Rome par le connétable de Bourbon, en 1727. Alors disparut toute espérance de rassembler de nouveau les élémens de cette célebre génération d’artistes qu’avoit réunis Léon X. Un très-grand nombre périt dans cette catastrophe, le reste fut réduit à chercher son salut dans la suite.

Balthazar Peruzzi courut, dans cette crise, les plus grands dangers. Sa physionomie, tout à la fois noble, aimable et sérieuse, le fit prendre pour quelque prélat déguisé ou pour un homme bon à mettre à contribution. On le fit prisonnier, et il eut à essuyer toutes sortes d’outrages et de mauvais traitemens. Parvenu enfin à prouver qu’il n’étoit qu’un pauvre peintre, il fut forcé par les soldats de faire le portrait du connétable de Bourbon, qui avoit été tué à son entrée dans Rome. Il lui fallut acheter la liberté à ce prix. Echappé de leurs mains, il s’embarqua pour Porto Ercole, d’où il gagnoit Sienne, lorsque sur la route il fut pris de nouveau et dépouillé de tout. C’est dans cet état qu’il arriva dans la ville qui étoit sa patrie de prédilection.

Peruzzi y trouva des amis qui s’empressèrent de le secourir et lui procurèrent des travaux. Il y construisit plusieurs maisons particulières. Il donna le dessin de la décoration de l’orgue dans l’église del Carmine et fut employé à rachever les fortifications précédemment commencées sur ses dessins.

Ce fut à peu près vers ce temps que Clément VII, qui connoissoit sa capacité en ce genre et son talent d’ingénieur, voulut l’occuper comme tel au siége de Florence, qu’il faisoit avec l’armée impériale. MaisPeruzzi, sacrifiant les bonnes grâces du Pape à l’amour de sa première patrie, refusa la commission. Le Pape en conserva quelque ressentiment, et l’artiste, après la paix générale, eut besoin de faire aussi la sienne avec le pontife. Les cardinaux Salviati, Trivulzi et Césarino s’employèrent à cette petite négociation.

Balthazar Peruzzi reprit ses travaux ordinaires à Rome. Il donna aux princes Orsini différens dessins de palais qui furent bâtis, les uns près de Viterbe, les autres dans la Pouille. La cour du palais Altemps, à Rome, passe aussi pour être son ouvrage. On le croiroit assez au goût sage qui y règne. En tout cas, ce ne fut qu’une espèce de restauration.

Mais un édifice vraiment original, sous tous les rapports, qu’on peut appeler le chef-d’œuvre de Balthazar Peruzzi, et un des chefs-d’œuvre de l’architecture des palais à Rome, est le palais Massimi. L’art n’a rien produit de mieux conçu, de plus élégamment disposé pour l’emplacement, de plus sage et de plus neuf à la fois dans l’élévation.

Le premier mérite de l’architecte est d’avoir su tirer un parti aussi heureux d’un site ingrat, étroit et irrégulier. Ce parti est tel qu’on le croiroit inventé à plaisir, plutôt que dicté par le besoin. La façade circulaire du palais est ornée de refends dans toute son étendue. Une ordonnance dorique en pilastres et en colonnes, embrasse le contour du rez-de-chaussée, dont le milieu est un vestibule formé de colonnes isolées, et qu’on ne sauroit dire précisément accouplées, quoiqu’elles soient, ainsi que les pilastres du reste de l’ordonnance, disposées deux par deux. L’entre-colonnement de l’entrée est plus large que ses autres. Le petit portique ou vestibule dont on a parlé, donne réellement l’idée d’un atrium antique. On y monte par quelques degrés. Son plafond est décoré de compartimens en stuc très-élégans. A chacune des extrémités est une grande niche. La porte fait face à l’entre-colonnement de l’entrée, et l’ordonnance de l’extérieur règne dans tout cet intérieur.

Il n’y a pas de plus belle exécution que celle de toute cette architecture. Le même goût, la même pureté, brillent dans les deux portiques de la cour. Ce qui plaît surtout dans l’ensemble et dans les parties de ce charmant ouvrage, est précisément ce qui auroit pu être un désagrément pour tout autre. En effet, tout y est subordonné aux sujétions les plus gênantes ; cependant on diroit qu’au lieu d’obéir à l’emplacement, l’architecte l’auroit commandé lui-même. L’espace est étroit et petit ; tout ce qui le remplit est grand et y paroît à l’aise. Malheureusement il n’a pas été au pouvoir de l’architecte d’élargir la rue sur laquelle donne la façade du palais : aussi n’y jouit-on qu’imparfaitement des beaux chambranles des fenêtres au premier étage, et du riche entablement qui couronne toute la masse de l’édifice.

Ce fut le dernier ouvrage de Balthazar Peruzzi. Il n’eut pas même l’avantage d’en voir la fin. La mort le surprit avant qu’il eût pu le terminer entièrement, et lorsqu’il étoit encore dans la force de son talent. On a eu quelques soupçons que cette mort prématurée avoit pu être l’effet du poison, et les soupçons tombèrent sur un de ses envieux, qui ambitionnoit sa place d’architecte de Saint-Pierre. Cependant les médecins n’eurent des indices de cette cause que quand il n’y avoit plus de remède. Il mourut âgé de cinquante-six ans, regretté de ses amis et de sa famille, à laquelle il ne laissoit pour héritage, qu’un nom qui devoit devenir encore plus célèbre après lui. Les artistes lui firent d’honorables funérailles, et sa sépulture fut placée dans le Panthéon, à côté de celle de Raphaël.

Balthazar Peruzzi vécut et mourut pauvre. Son seul revenu consistoit en 250 écus que lui valoit la place d’architecte de Saint-Pierre. C’étoit sa seule ressource pour l’entretien de sa famille. Le pape Paul III n’eut connoissance du mauvais état de ses affaires que dans sa dernière maladie, et ce fit à la veille de le perdre qu’il parut sentir toute la perte que les arts alloient faire. Il lui fit compter cent écus, accompagnés d’offres de service et des témoignages flatteurs d’une tardive obligeance.

Le caractère timide de cet artiste avoit toujours nui à sa fortune. Une sorte de délicatesse qu’il portoit à l’excès, l’empêcha de se prévaloir autant qu’il auroit pu le faire, des occasions de mettre son talent à profit, et il arriva que ceux auxquels il avoit affaire, se prévaloient trop souvent de sa modestie et de sa réserve. Occupé pour des hommes riches et par de grands personnages, il ne put ni sortir de la détresse, ni se décider à en révéler le secret. Son amour pour l’étude conspiroit encore à l’y retenir. Tous les momens que lui laissoit la pratique de son art, il les donnoit à leur théorie et à des recherches savantes.

Sébastien Serlio fut héritier en partie de ses écrits et des dessins d’antiquités qu’il laissa. Il en a enrichi son Traité d’architecture, principalement ses troisième et quatrième livres, qui contiennent les monumens antiques de Rome.