Encyclopédie anarchiste/Religion

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2311-2334).


RELIGION n. f. Il y a seulement un quinzaine d’années, écrire un article pour prouver l’inutilité de la religion eût semblé vouloir enfoncer une porte ouverte. Certes, il y avait encore bien des gens qui croyaient et fréquentaient les églises ; mais les gens qui lisent ne croyaient plus. La guerre qui a été pour toute l’Europe, au point de vue intellectuel, un élément de recul, a marqué un retour à la religion dans les classes cultivées. Alors qu’un savant eût rougi d’avouer qu’il pratiquait une religion, aujourd’hui nombre de professeurs de facultés se déclarent ouvertement catholiques. Les littérateurs trouvent original de mettre la religion dans leurs romans.

Dans tout cela, il y a beaucoup d’affectation. La religion, surtout la religion catholique, est, avant toute chose, un parti réactionnaire, et les intellectuels tiennent à se mettre du côté des riches, c’est-à-dire de ceux qui achètent les livres, qui peuvent créer les célébrités.

Mais, outre ce mouvement intéressé, il y a, à n’en pas douter, une religiosité sincère. Je n’en veux pour preuve que cette floraison de sectes mystiques que nous subissons : théosophie, spiritisme, occultisme, antoinisme, « christian scientisme », etc. Toutes ces religions sont aussi des partis réactionnaires ; mais cela n’apparaît pas d’emblée comme dans le catholicisme romain. Beaucoup de gens y adhèrent sans aucun souci politique, par simple besoin religieux.

L’esprit religieux est l’apanage de l’humanité. Nous ne savons pas, évidemment, ce qui se passe dans la tête des chiens, des chats, des singes et autres animaux. Peut-être croient-ils en un être supérieur et lui adressent-ils des prières ? Néanmoins, nous ne les voyons pas se grouper pour prier.

L’homme sauvage lui-même n’a pour religion qu’un rudimentaire spiritisme. La mort, c’est-à-dire la disparition de la personnalité, lui semble impossible ; il pense que les esprits des trépassés continuent à s’occuper des vivants pour leur bien ou pour leur mal. Plus tard, on adore un totem, c’est-à-dire un animal ou une plante que l’on donne comme ancêtre à un clan.

La religion grandit avec l’humanité, ce qui prouve bien que, essentiellement humaine, elle n’a rien de divin.

Les grandes religions sont, avant tout, des morales. Les dix commandements, en dehors des deux premiers qui règlent les rapports avec la divinité, sont des restrictions morales : « Tu ne tueras point », « Tu ne voleras point », « Tu ne commettras point d’adultère », etc. L’humanité primitive éprouve le besoin de tirer du ciel sa morale, afin de lui donner plus d’autorité. Ce qui vient de l’homme peut être transgressé par l’homme. La puissance humaine est limitée ; les hommes peuvent vous torturer et vous tuer si vous allez contre leur volonté ; mais on s’imagine que le pouvoir divin, plus mystérieux, doit être infiniment plus terrible. Dostoïevski, alors qu’il était au bagne, vit un jour ses compagnons se moquer de l’un d’entre eux parce qu’il était à l’agonie. « Vous n’avez donc pas peur de Dieu ! », leur dit l’écrivain russe. Et ces hommes, blasés sur les châtiments humains, cessèrent de narguer le moribond : l’évocation des peines de l’au-delà les trouvait encore sensibles.

L’humanité ne serait pas ce qu’elle est si son dieu était un dieu de justice et ne donnait des ordres que pour le bien de tous les hommes. Chacun veut prendre Dieu pour complice de son égoïsme et ce sont naturellement les puissants qui réussissent à l’avoir avec eux. Dieu ordonne d’obéir au roi et aux grands, Dieu ordonne à la femme d’obéir à l’homme. Revenant sur sa défense de l’homicide, Dieu ordonne de faire la guerre et de tuer, pour accroître la puissance d’un monarque.

Les religions reflètent les mœurs du temps et du lieu où elles se développent. Il n’en saurait être autrement car leurs fondateurs, alors même qu’ils innovent en quelque matière, restent pour l’ensemble de leur personnalité le produit de la société où ils vivent. L’islamisme, religion sensuelle, avec son paradis plein de houris dont la virginité renaît éternellement pour le plaisir du sexe mâle, convient bien à l’Oriental. Le catholicisme, avec ses statues, ses images, ses saints nombreux spécialisés dans leurs interventions, avec ses cérémonies pompeuses, convient aux peuples latins. Le protestantisme, plus froid, plus philosophique, convient aux peuples du Nord.

La religion console de la mort dans une certaine mesure. L’inquiétude humaine, au nom de laquelle le père Samson voudrait nous ramener au catholicisme, est une réalité. Tout ce que les hommes ont pu faire contre la mort, c’est de n’y pas penser, a dit Pascal. C’est ce que font, heureusement pour eux, la généralité des hommes ; seuls, les malades et les vieillards pensent à la mort.

Pour que la religion réussisse à vaincre la crainte de la mort, il faut que la foi soit très grande. Sainte Thérèse désirait la mort : « Je me meurs de ne point mourir. » Mais rares sont les personnes susceptibles d’une telle foi ; il faut une mentalité spéciale, qui est très rare et même anormale. Celui qui croit avec une telle force n’a pas autre chose à faire qu’à s’enfermer dans un cloître et à y attendre, dans la prière et les macérations, que la mort vienne enfin le délivrer de la prison terrestre.

Si une telle conception devenait générale, c’est la civilisation entière qui sombrerait. À quoi bon le progrès si la vie n’a aucune importance ; à quoi bon la science ; tout ce qui est terrestre n’est-il pas entaché d’erreur ? Et ainsi pensait le Moyen Âge ; ses érudits, au lieu d’observer la nature, se plongeaient, leur vie entière, dans la lecture des livres saints ; et la civilisation progressa très peu. Le progrès ne se déclencha subitement qu’au XVIIIe siècle, lorsque les esprits commencèrent à s’affranchir de la religion.

Si la religion ne détruit pas complètement la vie, c’est parce que la majorité n’y croit pas sérieusement. La vie est la plus forte, et la religion est reléguée à ses heures et à sa place ; elle ne réussit qu’à la condition de ne demander qu’une petite partie de l’existence. Le pénitent, après l’absolution, recommence son péché, et la confession n’est qu’une manière de blanchissage périodique. S’il croyait vraiment, il ne pécherait plus ; de même qu’il se garde de sauter dans un fleuve, de se laisser choir d’un lieu élevé, de même il se garderait du péché mortel, bien autrement dangereux que l’accident terrestre.

Le Moyen Âge croyait cependant. Jeanne d’Arc entendait des voix ; nombre de gens voyaient le diable dont ils avaient peur. Mais la religion n’était guère plus qu’une doctrine dont on prend et on laisse, suivant les nécessités de l’existence.

Réduite à ces proportions modestes, la religion réussit à atténuer un peu la crainte de la mort. La mort est loin, pour la plupart des hommes ; du moins, ils la croient telle et n’y pensent pas. La croyance en une vie future vient encore en atténuer le souci ; le croyant se dit que la mort n’est qu’un passage à une autre vie et que Dieu, qui est très bon, ne manquera pas de lui pardonner ses fautes.

Si la mort est proche, la religion perd de son pouvoir. La réalité, c’est-à-dire la vie qui nous quitte, s’impose avec toute sa force ; le croyant tremble comme l’incrédule ; et les consolations religieuses, tout à fait hors de proportions avec le danger, sont comme un cataplasme sur un cancer.

On vante volontiers l’influence de la religion sur la morale. Des gens vous assurent que, s’ils venaient à perdre la foi, ils se feraient immédiatement voleurs et assassins pour pouvoir jouir le plus possible de cette vie éphémère. Ce sont là paroles en l’air. N’est pas voleur et assassin qui veut ; il y a les circonstances. Celui qui est dans la société à une place stable, qui se crée une vie aisée, même en travaillant, n’a nulle envie de se mettre hors la loi en vue de l’acquisition plus que problématique de la grande fortune. C’est la société et non la morale, même basée sur la religion, qui organise la sécurité.

Au Moyen Âge, où la foi était reine, la religion n’empêchait pas la criminalité ; elle ne réussissait que dans une mesure très limitée à atténuer la violence des mœurs. Les criminels eux-mêmes croyaient ; ils allaient se confesser, et cela ne les empêchait pas de recommencer. En Italie, le bandit priait Dieu de lui faire réussir ses coups ; la prostituée suppliait la Vierge de lui envoyer beaucoup de clients.

Toutes les religions prêchent la bonté ; et, cependant, les gens religieux, loin d’être meilleurs, sont souvent pires que les athées. Le haut clergé est agité d’ambitions au même titre que les hommes politiques qui n’ont aucune croyance. Les gens dévots, loin d’appliquer les préceptes de douceur enseignés par le Christ, sont, en général, très méchants. Les habitués des églises ne se gênent pas pour médire, calomnier, nuire de toute manière au prochain, même croyant.

« Tant de fiel peut-il entrer dans l’âme des dévots ? »

Nombre de dévots sont avares, affreusement égoïstes : tous sont hypocrites, et on peut dire que les religions ont pour principal effet, non de rendre les gens meilleurs, mais d’en faire des hypocrites. L’incroyant est franchement égoïste ; le croyant se croit obligé, pour masquer son égoïsme, de ruser avec sa foi.

La religion a fait peu de bien et, en revanche, elle a fait, et fait encore, beaucoup de mal. On ne peut pas dire que le christianisme a apporté la civilisation. La civilisation gréco-romaine était beaucoup plus avancée que le féodalisme du Moyen Âge. La preuve en est que c’est dans les écrits des Grecs et des Latins que les savants du Moyen Âge puisaient leurs connaissances. En Russie, la religion orthodoxe a dominé exclusivement pendant deux mille ans, et le moujik est resté à demi sauvage, illettré, effroyablement ivrogne.

Lorsqu’une religion est puissante, son clergé, non content de rester dans son domaine spirituel, prétend au rôle de chef des peuples. Il veut imposer sa conception de la vie et, au besoin, l’imposer par la force. Le pape, au Moyen Âge, disputait à l’empereur la toute-puissance temporelle. Le bras séculier, c’est-à-dire les forces coercitives de l’État, servait à l’Église pour punir de prison et de mort les non conformistes.

La philosophie était considérée comme la servante de la théologie (ancilla theologiae), disait orgueilleusement un père de l’Église. L’esprit humain avait une entrave ; lorsque l’on émettait une théorie, il fallait se demander, non pas si elle pouvait être vraie, mais si elle ne contredisait pas le dogme. L’auteur, assez audacieux pour contredire le dogme, voyait ses ouvrages brûlés solennellement en place publique par la main du bourreau ; on confisquait ses biens ; on le mettait en prison ; parfois, on le brûlait lui-même avec ses livres.

Les demi-folles coupables de sorcellerie, qui allaient, en rêve sans doute, au sabbat, à cheval sur un balai pour embrasser le diable au derrière, étaient emprisonnées et torturées. Dans les affres de la torture, on leur faisait avouer tout ce qu’on voulait ; on leur imputait la mort de gens décédés naturellement de maladies. Parfaitement innocentes, ces femmes et des hommes aussi, car il y avait des sorciers, étaient voués à une mort violente et cruelle.

Lorsque l’on reproche aux catholiques les crimes de l’Inquisition, ils s’en défendent en alléguant les mœurs violentes du temps. Le rôle de la religion avec ses préceptes de bonté et de douceur n’était-il pas de s’élever contre toute violence. Loin de le faire, elle exerçait elle-même la terreur, contredisant ainsi formellement sa doctrine.

De même que le pape se considère comme le maître du monde chrétien, le curé de campagne se considère comme le chef du village. Non content de dire ses offices, de confesser et de prier, il veut diriger la vie des habitants. Il entre dans les maisons, s’informe, donne des conseils qui sont parfois des ordres. Si une personne a mal agi à ses yeux, il expose le fait dans son prône du dimanche ; l’inculpé est voué au scandale public, et, pour ne pas être boycotté, il doit se soumettre à la volonté du prêtre. Encore aujourd’hui, la religion, reléguée dans son domaine à la ville, est toute-puissante au village. Aux grandes fêtes, la procession parcourt les rues : malheur à qui ne la suit pas ; celui qui oserait ne pas se découvrir ou s’incliner devant elle encourrait les sévices des processionnaires.

Le curé est plus instruit que ses paroissiens, et cela semblerait justifier son pouvoir. Mais sa culture toute spéciale, et en dehors des exigences de la vie moderne, fait que, loin de servir le progrès, il lui est, au contraire, un obstacle. Le curé ne donne aucun conseil d’hygiène ; là où il domine depuis des siècles, on croupit dans le purin et l’ordure. Loin de combattre la malpropreté, il la favorise, parce qu’elle est conforme à la tradition. Laver les rues, c’est déjà s’affranchir, et le prêtre ne veut pas que le villageois s’affranchisse.

Là où l’on parle patois, le curé s’oppose à la diffusion du français. « Parle la langue de ta mère ! », disait un curé de Bretagne à une paysanne qui se confessait en français.

En face du curé, la République a placé l’instituteur laïc ; c’est quelque chose, mais c’est peu. Le curé dirige ses paroissiens durant toute leur vie ; le pouvoir de l’instituteur est borné à l’enfance. Il n’ose pas entrer en conflit avec le curé ; pauvre petit fonctionnaire ; il sait que l’administration le soutiendra mal et qu’en fin de compte, c’est lui qui devra céder.

L’école n’est pas une force suffisante de progrès. Dans chaque bourg, il faudrait créer un établissement qui serait à la fois université populaire, salle de fêtes et petit hôpital. Là, deux ou trois fonctionnaires, pourvus de culture intellectuelle supérieure, seraient chargés d’aiguiller la vie locale dans les voies du progrès. Un service d’hygiène publique entretiendrait la propreté des rues. Un massif de fleurs ornerait la place des villages, avec quelques bancs autour pour permettre de se reposer en les regardant ; les fleurs affinent l’esprit. Des fêtes, des concerts fréquents attireraient la population ; des conférences théoriques et pratiques, le cinéma élèveraient son niveau intellectuel.

La religion est une entrave ; elle empêche le développement de la vie ; il faut la supprimer.

Les juifs pratiquants ont tous les instants de leur vie jugulés par la religion. Ils ne peuvent manger de viande que si l’animal a été tué de façon rituelle (kascher) ; le samedi, défense de toucher à rien, on ne peut même pas allumer une lampe, prendre un omnibus. Le baptême juif est une opération chirurgicale barbare, qui n’a aucune raison d’être. Parmi toutes les pratiques du judaïsme, certaines sont des mesures d’hygiène qui avaient leur utilité autrefois ; mais aujourd’hui, l’hygiène se fait autrement et beaucoup mieux.

Les juifs, cependant, tiennent à leur religion ; des hommes cultivés, savants, écrivains, etc., ne manqueront pas de faire circoncire leur fils sous prétexte que leurs ancêtres ont été persécutés jadis, qu’ils le sont encore dans certains pays et qu’on ne doit pas trahir les siens.

Tout cela est dénué de sens ; ce n’est pas parce qu’on se coupe un morceau de peau qu’on est solidaire avec certaines gens ; on peut parfaitement pratiquer la solidarité sans se rien couper. La circoncision pouvait avoir sa raison au temps où on ne se lavait pas ; aujourd’hui, elle n’en a aucune, et ce n’est, au fond, qu’un sacrifice humain atténué ; on se mutile pour plaire à Dieu.

Les services que rend la religion peuvent être rendus sans elle. Elle n’est qu’un ensemble de cérémonies qui marquent les époques de l’année et les dates de la vie. Noël fête l’hiver ; Pâques n’est que la résurrection du printemps. L’Église fête la naissance par le baptême, la nubilité par la première communion, le mariage, la mort.

L’humanité peut vivre sans fêtes ; mais les fêtes embellissent la vie. Tous les jours ne doivent pas se ressembler ; il faut créer, de temps à autre, des diversions qui stimulent l’esprit.

Mais les fêtes peuvent se libérer des pratiques religieuses et être très belles. On peut fêter les saisons, les âges de la vie, commémorer les grands hommes.

Pourquoi ne pas faire des cortèges d’enfants vêtus de blanc pour fêter la douzième année ? Au lieu de leur raconter une histoire baroque d’union avec le Christ par l’ingestion d’une rondelle de pain, on leur ferait une conférence sur la douzième année, l’enfance qui finit, les devoirs de la jeunesse qui va s’ouvrir. Une telle fête frapperait l’imagination des adolescents ; au lieu que de la première communion ils ne retiennent guère que l’habit neuf (surtout la robe blanche pour les petites filles), et ils s’empressent d’oublier toutes les calembredaines dont on les a saturés à cette occasion.

La commémoration des grands hommes serait d’un grand effet moral. Pourquoi des cortèges avec des fleurs, des enfants parés d’habits de fête ne parcourraient-ils pas les rues à cette occasion ? On porterait en procession le buste du savant, de l’homme d’État, etc., héros de la cérémonie ; cela vaudrait mieux que de promener la statue d’une vierge qui n’a peut-être jamais existé. Dans une allocution, on retracerait la vie du grand homme, les efforts qu’il a fait pour acquérir la valeur qui l’a élevé au-dessus des hommes de sa génération. Son exemple montre jusqu’où l’esprit humain peut atteindre ; et, à l’occasion de sa fête, nombre de jeunes gens se promettent de lui ressembler.

Si les catholiques décrient les fêtes laïques, c’est par esprit de rivalité jalouse. Une fête laïque n’est pas plus grossière qu’une fête religieuse ; on n’a pas besoin d’y mettre de beuveries.

Les pardons bretons, d’ailleurs, pour leurs ivrogneries, surpassent de beaucoup nos quatorze juillet.

La grande révolution a établi des fêtes laïques, dont la réaction a naturellement dit beaucoup de mal. Beaucoup de ces fêtes étaient, en réalité, très belles et très dignes ; le seul tort de Robespierre a été d’y conserver l’Être suprême : vestige du passé.

L’innovation n’a pas duré parce que la Révolution elle-même a été vaincue ; et la réaction triomphante n’a rien eu de plus pressé que de rétablir les vieilles croyances, afin de replonger, au profit d’une minorité de privilégiés, les masses dans l’ignorance et la servitude.

Beaucoup de personnes qui ont rejeté les religions officielles en embrassent de nouvelles. Parmi les nouvelles religions, celle qui réunit le plus d’adeptes est la théosophie. C’est une religion supérieure. Ses temples, débarrassés de tout ornement, ne sont que de simples salles de conférences. En outre, la théosophie, contrairement aux religions officielles, admet les sciences et le progrès. Mais elle admet l’existence du corps astral qui peut se voir, prétend-elle ; elle croit aux apparitions de l’au-delà ; c’est la porte largement ouverte aux demi fous et aux charlatans.

Le spiritisme a, lui aussi, un grand nombre de sectateurs ; un congrès spirite réuni récemment en a amenés de tous les coins du monde. Il manque complètement d’intérêt : tables tournantes, coups frappés ; apport de fleurs artificielles soi-disant tombées du ciel ; spectres en carton ; membres humains en gomme. Tous les médiums, après un moment de célébrité, finissent dans le discrédit après qu’on a découvert leur truc. Ces gens ne sont, en réalité, que des artistes de prestidigitation plus ou moins habiles ; connaissant la sottise humaine, ils trompent pour gagner de l’argent. Les tables tournantes ne tournent pas ou du moins pas toutes seules ; essayez d’appuyer vos mains sur une table sans faire aucun mouvement ; vous pourrez le faire patiemment pendant une heure, rien ne se produira. Pour obtenir des mouvements, il faut plusieurs personnes et l’obscurité. Quelqu’un triche, ou bien une impulsion involontaire est donnée à la table ; le mouvement déclenché, les assistants l’aident, plus ou moins consciemment. Il est à noter que la table ne dit que des choses incohérentes ou des futilités. Nombre de personnes d’ailleurs ne font du spiritisme que pour s’amuser ; c’est un passe-temps de salon.

Ce serait une erreur de nier le besoin religieux. Il a sa source dans la crainte de la mort. On a dit avec raison que l’homme est le plus malheureux des animaux parce qu’il sait qu’il mourra. Mais il est à noter que la pensée de la mort ne hante que rarement notre esprit ; et aussi, avec une éducation bien faite, l’homme se passerait très bien de religion, ce que font déjà nombre de personnes.

On entend dire souvent qu’on ne croit pas à la religion, mais qu’on la respecte. C’est une conception fausse. La religion n’est pas plus respectable que la cartomancie, la chiromancie ou le marc de café. Respecter une idée n’a pas de sens ; ou l’idée est vraie ou elle est fausse. Si l’idée est vraie, il faut, non pas la respecter, mais l’adopter ; si elle est fausse, il faut la rejeter : pas de milieu. La position de celui qui respecte tout en ne croyant pas est une timidité tout à fait indigne d’un esprit libre. Est-ce l’antiquité de la doctrine qui inspire le respect. Elle devrait inspirer un sentiment tout contraire ; plus une fausse doctrine est vieille, plus elle a fait de mal.

Quelle attitude devrait adopter, vis-à-vis des religions, un gouvernement révolutionnaire ? Les supprimer comme nuisibles et inhibitrices du progrès ? L’attitude de la liberté serait plus clémente. On pourrait admettre que, restant dans son domaine, la religion n’est pas nuisible et que les gens qui ont besoin de cette consolation sont, après tout, libres d’y recourir. Mais l’expérience montre que la religion ne reste jamais dans son domaine. Le prêtre, surtout le prêtre catholique, est convaincu de n’être pas seulement un guide spirituel des croyants, mais un chef temporel dont le pouvoir doit s’exercer sur les athées comme sur les religieux. Si on laisse la liberté à la religion, elle en profite pour empiéter le plus qu’elle peut sur le domaine temporel. Pour amener les gens à la soumission extérieure, si ce n’est à la croyance sincère, elle emploie tous les moyens, elle prive les pauvres du travail qui les fait vivre, elle boycotte les commerçants, elle discrédite les intellectuels. Tant que le catholique ne domine pas, il se déclare persécuté. Les autres religions sont moins dangereuses que le catholicisme, mais elles ne sont pas inoffensives. Elles endorment les esprits ; elles sont toujours les alliées des partis de régression.

La révolution russe n’a pas osé supprimer d’un coup la religion ; elle a craint de déchaîner contre elle le fanatisme des masses paysannes.

En France, l’esprit religieux est moins fort. Je ne prétends pas, cependant, qu’il faille supprimer les religions par un simple décret. On peut y mettre le temps ; mais ce temps doit être relativement court, sous peine d’échec.

Supprimer les religions ne veut pas dire tuer les religieux. Une révolution moderne doit épargner le sang. La guillotine est barbare ; la marque de la civilisation, c’est le respect de la vie humaine. Mais il faudra interdire tout culte et expulser du pays les prêtres, religieux et religieuses. Pour adoucir les rudesses d’un arrachement brusque à un pays, on pourrait leur donner une indemnité correspondant à six mois de travail ouvrier ; on pourrait même, en outre, leur accorder la libre jouissance d’une colonie lointaine.

Bien entendu, une pareille mesure ne supprimerait pas d’emblée les religions. Les cultes deviendraient clandestins, mais continueraient ; nombre de prêtres se cacheraient pour échapper à l’expulsion. Néanmoins, l’interdiction porterait un grand coup aux Églises. Les croyants tièdes, c’est-à-dire la majorité, s’habitueraient vite à se passer de religion ; surtout si on les remplace par des fêtes somptueuses ; les croyants ardents trouveront le moyen d’entendre la messe dans une chambre ; il faudra les poursuivre et les mettre hors du pays. Il n’est pas tout à fait vrai que la persécution renforce une idée. L’humanité dans sa masse est fort peu idéaliste, et le principal effet obtenu par la persécution, c’est de faire peur ; on déserte l’idée devenue dangereuse.

On pourra m’objecter que ces mesures draconiennes sont en opposition avec la liberté et la justice. Mais la liberté et la justice n’ont rien à voir ici ; entre la religion et l’irréligion, il ne peut y avoir que la guerre ; si on ne détruit pas la religion, c’est la religion qui détruit la civilisation. Si les catholiques reprenaient demain le pouvoir qu’ils avaient au Moyen Âge, ils relèveraient les bûchers.

D’ailleurs, le traitement doux du bannissement enlèverait aux religieux l’auréole du martyre ; la masse se dirait, avec juste raison, que ces gens ne sont pas tellement malheureux puisqu’on leur donne un coin de terre où ils ont la liberté d’être ce qu’ils sont.

Naturellement, la déchristianisation brusque doit être complétée par l’éducation irréligieuse des enfants. Durant les premiers temps, il ne faudra pas se contenter de passer la religion sous silence ; il faudra la combattre ouvertement. Les bolcheviks font très bien de faire chanter à leurs écoliers :

« Je ne crois pas en Dieu. »

Cela ne peut choquer que les esprits timorés qui ne peuvent s’empêcher de se raccrocher au passé. En outre, une active propagande antireligieuse devra être faite aux adultes. Il faudra montrer l’absurdité logique de la religion, renouveler l’œuvre de Voltaire où les pratiques religieuses sont tournées en dérision. Certains esprits areligieux à d’autres égards trouvent inférieurs les ouvrages où Voltaire se moque du trajet de l’hostie, soi-disant incarnation divine, à travers le tube digestif du communiant. Ils pensent que pour ne pas croire en Dieu, ils ont des raisons philosophiques beaucoup supérieures à celle-là. C’est fort possible, mais les arguments philosophiques, beaucoup trop difficiles à comprendre, ne disent rien au peuple. En revanche, le peuple comprend très bien l’absurdité qu’il y a à croire que l’on mange dieu et qu’on le digère. En réalité, on ne se tromperait pas beaucoup en accusant les adversaires de la critique voltairienne d’avoir conservé un reste de croyance. On se moque devant eux, sans qu’ils protestent, d’un tas de choses et d’un tas de gens ; eux-mêmes ne se privent pas de railler. Mais si l’on raille l’eucharistie, ils sont choqués ; donc, ils y croient.

Il y a une habitude psychologique qui nous porte à respecter inconsciemment ce que, autour du nous, nous avons toujours vu respecter et adorer. C’est une habitude néfaste ; elle fait le lit de toutes les erreurs ; ce n’est ni l’instinct ni l’habitude qui doit nous guider, mais la raison.

On peut se passer de religion. Nombre de philosophes l’ont pensé et le pensent. Certains, tout en n’ayant pour leur usage personnel aucune religion, croient qu’il en faut une pour le peuple.

Cette conception essentiellement égoïste est celle du riche qui, pour profiter en paix de sa situation privilégiée, entend qu’on abêtisse les masses déshéritées. Au fond, il n’y a pas autre chose dans le renouveau religieux d’après guerre. La bourgeoisie terrorisée par la Révolution russe se raccroche à tout ce qui lui semble être un frein social. Elle-même ne croit pas ; les jouissances terrestres la préoccupent beaucoup plus que la vie future. Mais elle voudrait amener, au besoin par la force, les masses à retourner sous la domination du clergé. Si on pouvait remplacer les syndicats par des confréries, on n’aurait plus de grèves à redouter.

Dans une société où il n’y aura plus de classe, point ne sera besoin de frein religieux.

La morale rationnelle enseignée à l’école, et qui n’est autre chose que le moyen d’assurer à chacun le bien-être dans la sécurité, sera bien autrement opérante que le fatras hétéroclite légué à travers de nombreuses générations par une humanité primitive.

Les illusions sont comme la morphine : bienfaisantes dans le moment, elles sont en réalité néfastes. Une vie future problématique ne doit pas troubler la vie présente, notre seule certitude.

C’est elle qu’il s’agit d’améliorer, de prolonger si on le peut et, pour ce faire, ce n’est pas dans les divagations du passé qu’il faut chercher, mais dans le cerveau de l’homme présent guidé par la raison et la science. — Doctoresse Pelletier.

RELIGION. n. f. Sur l’étymologie du mot religion, l’on discute depuis longtemps ; mais nous délaissons volontairement ces controverses d’importance secondaire. De même, nous ne chercherons point à définir la religion (chose si complexe et si variable) dès le début de cette étude ; c’est de l’examen méthodique de ses manifestations essentielles que se dégagera, progressivement, l’idée qu’on doit s’en faire. D’ailleurs, un manque complet de sincérité, une incroyable bassesse d’esprit sont, aujourd’hui, la règle commune dans ce domaine particulièrement dangereux. On finasse, on biaise, on évite de prendre une position qui puisse entraver une carrière qui s’annonce brillante, ou indisposer les critiques en renom. Vidés de leur contenu primitif, les mots finissent par ne rien garder de leur sens originel. Quiconque reconnaît la petitesse de l’homme et son impuissance devant les grandes forces cosmiques reste catalogué parmi les penseurs religieux, fût-il athée. Même si l’on réduit dieu à n’être qu’une abstraction falote, une ombre sans consistante, il est encore possible de se ranger parmi les croyants : on se borne à prétendre que l’on a du divin une conception plus élevée.

Des auteurs habiles, soucieux de ménager tous les camps, parviennent à se dire simultanément défenseurs et adversaires des religions. C’est Léon Brunschvicg déclarant que « là où finissent les religions commence la religion. » C’est un groupe d’éducateurs laïcs affirmant que « pour détruire le cléricalisme, ce césarisme spirituel qui tue les âmes afin de régner facilement sur des cadavres, on a commis l’erreur absurde de le confondre avec ce qui en est tout l’opposé, avec la pure religion, qui est bien pourtant la chose du monde la plus respectable, puisqu’elle est essentiellement le culte, au fond de la conscience et du cœur, de tout ce qu’il y a de plus élevé et de meilleur dans la nature humaine. »

Comme s’il pouvait exister, en pratique, une religion distincte des religions ! Comme si le concept de religion pure n’était pas une abstraite création du cerveau, dépourvue de base historique !

Et réduire la religion à une haute culture morale, c’est méconnaître complètement la vraie nature des phénomènes religieux, c’est oublier volontairement que cultes et Églises ont approuvé des injustices notoires, et que les autorités ecclésiastiques s’opposèrent tant qu’elles purent, dans l’ensemble, au progrès moral et social. À force d’épurer le concept de religion, on le réduit finalement à n’être qu’un mot dépourvu de sens ou qui répond à des sentiments, à des idées, à un comportement qui n’ont rien de spécifiquement religieux. Mais il devient alors facile de transformer en croyants mêmes les adversaires déclarés de la religion. « Toute négation contient une affirmation, déclare Paul Tissonnière. Quand Laurent Tailhade parle d’écraser le christianisme comme on ferait d’une vipère, de quel christianisme parle-t-il : de celui de l’Église ou de celui du Nazaréen, victime des prêtres et des chefs du peuple ? Quand Guy de Maupassant, au moment de sombrer dans la folie, fait éclater la véhémence de ses imprécations contre un dieu fabricateur de la peste, du choléra et du typhus, qu’il le représente comme affamé de la souffrance et de la mort des créatures, comme embusqué dans l’espace, pour les mutiler et les détruire dans un terrible jeu de massacre, est-ce qu’il nie absolument ? Non, il injurie. Et contre qui en a-t-il ? Contre une conception qui, mélangeant en dieu le principe du bien et le principe du mal, fait de l’être suprême une puissance monstrueuse, capricieuse, contradictoire et immorale, dont la conscience se scandalise, et dont l’intelligence demeure stupéfiée. Il fait le raisonnement de ce petit garçon à qui on avait annoncé la mort de son père, en lui disant : « Dieu l’a pris à lui », et qui n’avait rien trouvé de mieux, dans sa juvénile indignation, que de décrocher son fusil de bois et de grimper à la mansarde, dans l’espoir d’escalader le ciel et d’aller là-haut réclamer son père. La plupart de ceux qui font ainsi figure d’athées sont ceux-là, simplement, qui ne pardonnent pas aux Églises d’avoir confisqué Dieu, d’en avoir matérialisé, puérilisé la notion, de l’avoir rendu suspect en l’associant, soit au pire des conservatismes politiques, soit aux pires sottises confessionnelles. Dans l’Église, ils ne voient plus que l’organisation d’un fétichisme qu’il faut extirper, ou l’audacieuse piperie d’une crédulité populaire dont l’exploitation n’est que trop facile. » Retenons ces aveux, qui ont leur prix dans la bouche d’un croyant convaincu, mais ne donnons pas dans le panneau qu’il nous tend.

Entité chimérique et inexistante, la religion pure est, certes, beaucoup plus facile à défendre que les religions qui, elles, existent bien et sont souillées de crimes innombrables ; quant à dieu, ne parvenant pas à concilier son infinie bonté avec les tragédies horribles dont notre globe est quotidiennement le théâtre, on espère le justifier en déclarant que les théologiens s’en font une idée fausse ou que ses qualités échappent, dans leur profondeur, à la faible portée de l’esprit humain. Lorsqu’on déclare l’Église belle et sainte, même quand ses chefs et son clergé la déshonorent, on néglige pareillement la réalité indéfendable pour ne considérer qu’une fictive abstraction. Que Brunschvicg affirme le contraire, certes, je n’en suis pas surpris ; mais, en fait, la religion ne se sépare pas des religions. De profondes transformations sont survenues, au cours des âges, dans la mentalité religieuse ; néanmoins, entre le catholique d’Europe qui adore le pain eucharistique et le sauvage d’Afrique qui se prosterne devant un morceau de bois ou un caillou, la différence est minime ; nos prêtres sont à rapprocher des fétichistes du Gabon ; la grossière amulette du nègre est l’équivalent de l’artistique crucifix du civilisé. Les plus évoluées des religions ne sont qu’un reliquat, parfois bien maquillé, de pratiques irrationnelles, de dogmes enfantins, de sentiments mal dirigés.

Dans toute religion, l’on peut distinguer un culte, des croyances, une attitude affective. Et, malgré l’extrême variété des rites, on trouve des éléments communs dans les cultes les plus divers. C’est à commémorer certains faits du passé, à en donner une sorte de représentation dramatique que servent maintes cérémonies. Le cycle annuel des fêtes, originairement de caractère naturiste et saisonnier, s’est chargé de souvenirs religieux ; dans le catholicisme, il reproduit mystiquement l’histoire du Christ. Ajoutons que ce symbolisme échappe à la majorité des assistants et même, parfois, aux prêtres. Mais l’action rituelle apparaît comme un geste magique, encore plus que comme une commémoration. Dans toutes les religions élémentaires, se rencontre la croyance à l’efficacité des cérémonies sacrées. « Les rites des cultes primitifs, écrit Loisy, sont des figurations qui sont supposées produire l’effet qu’elles représentent. Rites totémiques, rites de chasse et de pêche, rites de guerre, rites d’initiation, rites agraires, symbolisant leur objet, le mettent en scène et par cela même sont censés le réaliser. » Le symbolisme, plus ou moins quintessencié, qu’on y ajoute n’est souvent qu’une invention postérieure ; et l’on voit quelle étroite parenté relie la religion à la magie.

Cette dernière implique la croyance à la réalisation de ce qu’on désire, grâce à la mise en œuvre de moyens mystérieux. D’heureuses coïncidences, des succès apparents entretiennent la confiance. Succès d’ailleurs presque inévitables, constate H. Delacroix : « lorsqu’on s’adresse, par exemple, à des rythmes naturels déjà prêts à se déclencher ; comme lorsqu’on cherche à amener la pluie vers la fin d’une période de sécheresse, ou, ce qui est encore plus aisé, lorsqu’on cherche à déclencher la venue normale des saisons ; ou bien, encore, lorsque l’opération magique est effectuée sur des hommes et qu’elle a grande force de suggestion ; tel le rite de l’envoûtement. » Or, les cérémonies religieuses, comme les incantations magiques, procèdent du désir d’exercer une action efficace et de la croyance à la vertu de certains gestes ou de certaines paroles. Mais, parce qu’il reconnaît l’existence d’un dieu personnel et libre, le prêtre suppose, entre le rite et son effet, une liaison moins forte que celle qu’admet le sorcier.

Le caractère magique reste très net dans les sacrements qui font bénéficier les fidèles de l’efficacité assurée par les rites contraignants. D’où un matérialisme parfois très grossier, surtout en ce qui concerne l’eucharistie. H. Delacroix se voit contraint de le reconnaître : « Le mot d’idolâtrie a été souvent prononcé et pas toujours par des incroyants. Enfin, les sacrements ont souvent ouvert la porte à l’irruption abusive des objets sacrés. Les reliques, les jugements de Dieu, les miracles, les images ont toujours témoigné du désir toujours latent, et parfois aigu dans la chrétienté, de vivre dans un monde de prodiges, de goûter le sacré par tous les sens, de recevoir de la divinité des secours magiques, d’avoir des gages tangibles du salut. Le divin et le saint, descendus dans le monde par l’incarnation, se sont ainsi créés dans l’Église un système d’objets matériels transcendants, offerts au culte des fidèles. » Loin de refréner ces tendances à l’idolâtrie, le clergé catholique les encourage, au contraire. On observe, à l’heure actuelle, un mouvement pour la divinisation du pape, qui semble un défi an bon sens. Mgr Durand écrit :

« Oui nous croyons fermement à la présence de Dieu sous les espèces eucharistiques, en vertu du corps « transsubstantié hypostatiquement », uni à la divinité, et nous croyons aussi fermement à la présence de Dieu sous les espèces pontificales. » Le dalaï-lama du Tibet aura peut-être, bientôt, un collègue en divinité siégeant à Rome.

Convenons que les réformateurs protestants se sont montrés moins déraisonnables, dans l’ensemble, en matière de culte. Néanmoins, s’ils ont spiritualisé davantage la notion de sacrifice, ils continuent de lui accorder une importance considérable. Le sacrifice est le moyen par excellence d’établir une communication entre le sacré et le profane, entre les hommes et les dieux. Il implique don de soi ou de quelque chose qui nous est cher ; il prétend, d’autre part, exercer une sorte d’action coercitive sur les êtres surnaturels. Ce second élément s’évanouit, dans certains cas, au point de ne laisser place qu’à la prière : pratique qui dérive de la croyance primitive à la force magique du mot. L’incantation verbale fut en honneur, à l’origine ; celui-là disposait des esprits qui connaissait leur nom secret. Puis, quand se développa la notion de liberté divine, l’invocation impérative fut remplacée par la supplication et même, plus tard, par l’effusion mystique.

Afin d’accroître son prestige, la caste sacerdotale se donna comme la gardienne des pratiques rituelles et s’attribua un rôle de premier ordre dans la manipulation du sacré. Fréquemment, d’ailleurs, le culte collectif dégénère en scènes de délire extatique, lorsque les assistants sont des convaincus et qu’ils prennent tous une part effective à l’action liturgique. Les réveils religieux, si connus en pays protestants, aboutissent à des manifestations de ce genre. « La prière confuse et simultanée devient toujours plus monotone, note Pfister en décrivant l’une de ces séances ; on répète incessamment avec une emphase croissante : ô Jésus, viens ! C’est enfin un seul gémissement et un seul soupir à travers la salle. L’impression est atroce et au plus haut point contagieuse. La scène est interrompue de temps à autre par le chant de quelques versets. Les convulsions commencent. Quand la confusion et l’excitation sont au plus haut point, commence la glossolalie. La réunion exulte, et plus encore les baptisés en esprit. »

Parmi les premiers chrétiens, ces phénomènes convulsifs et glossolaliques étaient habituels ; on appela « don des langues » la faculté d’émettre ainsi des cris inarticulés, des balbutiements émotifs ou nerveux, accompagnés souvent de sanglots, de hoquets, de spasmes. On pourrait emprunter de nombreux exemples de manifestations pareilles aux cultes orgiastiques, à l’histoire des camisards ou à celle des jansénistes, aux récits concernant les moines bouddhistes ou musulmans. À Lourdes, j’ai pu observer des scènes d’agitation mystique qui supposaient un déséquilibre psychique chez les participants. Aussi, ne doit-on pas s’étonner que les fous, pour cause de religion, soient si nombreux. Bois a remarqué que, simplement pour les derniers mois de 1906, 25 % des aliénés conduits dans les asiles du pays de Galles étaient atteints de psychose mystique.

Quand le culte traditionnel ne parvient plus à satisfaire les esprits, des rites nouveaux apparaissent, mieux adaptés à la mentalité du temps. À Rome, culte de Dionysos, de Cybèle, d’Adonis, d’Attis, orphisme, mystères d’Isis et de Mithra eurent une vogue extraordinaire, lorsque le caractère légaliste et prosaïque de la vieille religion nationale rebuta la multitude de ceux qui avaient soif d’ivresse divine, de fraternité, de bonheur. Aujourd’hui que le christianisme ne répond plus aux aspirations de l’âme contemporaine, nous voyons naître de nombreuses sectes spirites, occultistes, théosophiques ; initiations et mystères reviennent à la mode. Le protestantisme arrive à s’adapter, tant bien que mal, aux nécessités de l’époque. Mais, figé dans des rites désuets, le catholicisme se borne à honorer Jésus et Marie sous des vocables inédits, à créer de nouveaux saints ou de nouveaux centres de pèlerinage. La pompe toute italienne de ses cérémonies est une vieillerie archaïque, n’ayant plus rien d’actuel, ni de vivant.

À côté du culte, et quelquefois dérivant de lui, il faut faire une place à des croyances, à des affirmations, souvent non démontrées ou même indémontrables, qui, en raison de leur simplicité, se font néanmoins accepter des masses. Pour se dire chrétien, il est nécessaire d’admettre l’existence de dieu et de voir en Jésus un personnage surnaturel. Les juifs doivent avoir confiance en Moïse ; les bouddhistes en Bouddha ; les musulmans sont obligés de croire à Allah et à la parole de Mahomet. Disputes transcendantes, complications de la théologie n’intéressent guère que le clergé et les savants. Ajoutons que le besoin de dogmatiser varie beaucoup selon les peuples. « Les uns, écrit Guignebert, se contentent parfaitement d’affirmations de foi vigoureuses, mais métaphysiquement élémentaires et qu’ils ne sentent pas la nécessité d’organiser en un système théologique cohérent ; ils raffinent sur les pratiques et les rites. D’autres sont des théologiens nés ; ils creusent les postulats premiers, les compliquent, les combinent et ne sont satisfaits que lorsqu’ils ont pu se donner l’illusion de les penser. Il y a longtemps que le rhéteur chrétien Lactance reprochait au vieux paganisme romain de tenir tout entier dans des rites et dans des gestes qui, disait-il, n’intéressaient que les doigts ; et, en effet, la religion romaine véritable, celle de l’antique cité latine, posait comme un fait l’existence de ses dieux ; elle les armait d’une grande puissance matérielle ; mais, outre qu’elle ne savait, pour ainsi dire, rien sur eux, elle ne leur prêtait presque aucune préoccupation morale et n’éprouvait aucun besoin de méditer sur leur nature, leur essence, leurs attributs, leur rôle. En un mot, elle ne philosophait pas sur eux, ni à leur propos ; elle se contentait de les honorer par des sacrifices bien réglés et les enchaînait par des prières minutieusement fixées. Dans le même temps, l’imagination des Grecs enfantait des histoires merveilleuses ou charmantes, pour en entourer des dieux dont l’origine mythique était la même que celle des divinités principales des Latins, et leurs réflexions organisaient, à côté et au-dessus des rites et de la mythologie, toute une théodicée. »

Habitudes intellectuelles et culture du milieu où la foi se développe influent également sur la plus ou moins grande complexité des dogmes. Les premiers chrétiens étaient des juifs simples et ignorants ; parmi les païens, ceux qui se convertirent à la nouvelle religion furent d’abord des esclaves, des hommes du peuple, incultes et peu enclins aux disputes métaphysiques. Ces petites gens avaient besoin d’espérance ; ils ne se souciaient aucunement des longues discussions alambiquées. Il leur suffisait de savoir que le fils d’un charpentier de Nazareth avait prêché dans les bourgs de Galilée, annonçant la prochaine venue du royaume de dieu, qu’il était mort sur une croix, victime de la rancune des prêtres et de l’impitoyable rigueur des lois romaines, mais que l’Éternel l’avait arraché à la tombe et qu’il le renverrait bientôt sur terre pour sauver ceux qui croyaient en sa mission. Des récits d’allure souvent enfantine, où le merveilleux jouait un rôle considérable, et qui reflétaient désirs et préoccupations des fidèles, tenaient lieu de théologie. Comme au début des autres cultes, on assistait à l’éclosion de mythes qui, plus tard seulement, devaient donner naissance à des commentaires exégétiques raffinés.

Lorsque la foi chrétienne fut acceptée par des hommes instruits, ayant parcouru le cycle des études grecques, elle se transforma rapidement. Examinée sous un angle métaphysique, à travers le prisme de la philosophie platonicienne, elle servit de point de départ à des spéculations théologiques. À la doctrine très simple des apôtres, fort amplifiée déjà par saint Paul, furent substituées des conceptions inspirées par l’intellectualisme hellénique. Les théories sur le Logos furent appliquées au Christ ; et la nouvelle religion dut fournir des réponses à tous les problèmes qui agitaient les écoles. D’où une floraison de dogmes, résultat de l’adaptation à l’esprit grec, mais qui auraient singulièrement scandalisé les premiers fidèles.

Malgré les dénégations de l’Église catholique, qui assure que son credo n’a jamais varié, l’évolution des croyances s’est continuée jusqu’à nos jours : la chose est évidente pour qui examine les faits avec impartialité. Illogique et « majorante », la foi cherche à grandir son objet, même si elle le dénature pour y parvenir. C’est ainsi que Jésus, considéré d’abord comme un très grand prophète, comme le messie attendu par Israël, obtint finalement une dignité encore plus haute et fut placé au rang des dieux. Marie, dont les évangélistes parlent d’une façon très brève et peu avantageuse, a vu ses prérogatives croître sans cesse au cours des siècles. Elle est devenue mère de dieu, tout en restant vierge ; son culte a pris des proportions extraordinaires : on l’a proclamée la première des créatures, la reine du ciel ; les anges auraient emporté au paradis son corps préservé de la corruption ; enfin, Pie IX déclara qu’elle fut conçue sans péché. On n’ose pas en faire une déesse, mais on lui attribue une puissance et des prérogatives supérieures à celles que les anciens concédaient habituellement aux divinités femelles.

Dans le catholicisme romain, les dogmes sont si nombreux que peu de prêtres les connaissent tous. Après avoir joui d’une vogue plus ou moins considérable, ils finissent par s’anémier, par perdre leur prestige, par ne tenir aucune place dans les préoccupations des fidèles ; ils sont morts désormais pour la foi vivante. L’autorité ecclésiastique les relègue alors au magasin des vieilleries ou les élève au-dessus de toute discussion, en proclamant qu’il s’agit de mystères inaccessibles à l’entendement humain. De la sorte, théologiens et apologistes sont dispensés de défendre des formules qu’eux-mêmes ne parviennent pas à trouver intelligibles. Pour en garantir la vérité, ils se bornent à invoquer l’infaillible autorité des papes ou des conciles. Si le prêtre n’hésite pas à recourir à des arguments rationnels, quand il espère convaincre les esprits incapables de réflexion profonde, il déclare la foi supérieure à notre entendement, lorsqu’il redoute la perspicacité de ses auditeurs.

À notre époque, la recherche scientifique conduit à l’incrédulité d’une façon presque fatale, si l’on pousse cette recherche assez loin. La pensée se détache des dogmes, même quand le cœur continue par habitude de les chérir. Loisy, qui devait quitter l’Église en pleine maturité d’esprit, l’a noté à propos de ses études de jeunesse. Autant certaines croyances, écrit-il, « m’avaient touché comme principes d’émotions religieuses, autant leur exposé scolastique jetait mon esprit dans un indéfinissable malaise. Parce qu’il fallait maintenant penser toutes ces choses et non plus seulement les sentir, j’étais dans un état de perpétuelle angoisse. Car mon intelligence n’y mordait pas, et, de toute ma conscience d’enfant timide, je tremblais devant la question qui se posait devant moi, malgré moi, à chaque instant du jour : est-ce qu’à ces théorèmes, correspond une réalité ? »

Cette impression de vide, ces craintes devant un mensonge que je pressentais monstrueux, moi aussi, je les ai vues surgir dès mon premier contact avec les ouvrages des philosophes scolastiques et des théologiens. Les crises de doute qui secouent tant d’intellectuels, dans les pays les plus divers, prouvent d’ailleurs que toutes les religions ont à craindre l’action dissolvante de la science et de la raison. Des chimistes ou des botanistes, qui n’examinèrent jamais sérieusement les bases de leur foi, peuvent continuer à croire ; celui qui procède à l’étude impartiale et approfondie des dogmes ne saurait garder la tranquillité d’âme du vrai fidèle. Mais, chez beaucoup, le sentiment triomphe de l’intelligence ; en public, ils continuent d’approuver un culte, d’admettre un credo que leur esprit répudie secrètement.

L’élément affectif mérite d’arrêter particulièrement notre attention, car maints chercheurs estiment qu’en ses formes primitives la religion ne consista ni en mythes, ni en cérémonies, mais en émotions vagues et puissantes. Même aujourd’hui, pratiques et dogmes ne seraient que les symboles dont se revêt le sentiment. Déjà, nous trouvons le germe de cette doctrine chez Luther, et plus encore chez les piétistes, qui plaçaient la foi vivante et personnelle bien au-dessus des querelles théologiques ; des tendances de même ordre se sont fait jour, également, chez de nombreux mystiques. Mais c’est l’Allemand Schleiermacher qui, s’élevant contre l’intellectualisme, proclama avec le plus de force la royauté du sentiment, en matière religieuse. Et sa façon de voir s’est trouvée conforme à celle des psychologues qui accordent à la vie affective une primauté d’origine et de droit. Schleiermacher insistait sur le sentiment de dépendance ; d’autres partent d’angoisse devant les forces naturelles déchaînées ou devant l’énigme de la mort ; les partisans de la thèse sociologique invoquent l’exaltation collective, née de l’existence en commun. Chez les protestants, Ménégoz et Sabatier ont abouti, en s’inspirant de ces idées, à un système aujourd’hui très en vogue ; pour une notable part, le modernisme catholique découle aussi de la croyance au rôle primordial du sentiment.

En éloignant la religion de la sphère des vérités intellectuelles, on espérait la soustraire aux critiques de la raison ; devenue une affaire de cœur, elle échappait au contrôle de la science qui s’est montré désastreux en matière dogmatique. Le calcul était habile : le protestantisme s’en est trouvé rajeuni ; et, malgré les anathèmes du pape contre le modernisme, les apologistes catholiques s’efforcent maintenant de rendre la foi désirable et attrayante, plutôt que d’approfondir ses bases historiques ou rationnelles. En philosophie, les doctrines bergsoniennes et pragmatistes vinrent au secours du clergé, dans sa tentative pour discréditer la science et faire reculer l’intellectualisme. Eugène Ménégoz, étudiant le vieux dogme luthérien de la justification par la foi, déclarait que la foi, « consécration de l’âme à Dieu », reste indépendante des croyances. Elle garde sa valeur, même si les idées concernant dieu et Jésus-Christ sont erronées : « La nécessité de la foi, nous la maintenons en face du libéralisme. Quant à la nécessité de l’adhésion aux dogmes orthodoxes, nous la nions en face de l’ « orthodoxisme ». Ce qui nous sauve, c’est la foi et non l’acceptation de tel ou tel dogme, quelque vrai qu’il soit. »

De son côté, Sabatier ne voit dans les dogmes que des symboles déterminés par le milieu historique où ils sont nés : « Toute foi religieuse et morale s’enveloppe d’une forme intellectuelle pour se manifester et se propager. Mais cette forme intellectuelle est toujours fatalement inadéquate à son objet et, partant, symbolique : elle souffre avec le temps des interprétations ou des modifications profondes. » Les thèses de Ménégoz et celles de Sabatier s’adaptaient si bien qu’on les désigna toutes deux par un même terme : le symbolo-fidéisme. Libre de toute limitation intellectuelle, débarrassé de l’action restrictive et paralysante des dogmes, l’acte qui sauve est de l’ordre des sentiments. Cet acte n’aboutit d’ailleurs pas toujours à des réalisations pratiques, et il n’implique point obligatoirement la croyance précise et consciente à l’existence d’un dieu.

Volontiers, nous accordons que, ramenée à ce minimum, la religion perd une partie de sa malfaisance. Mais s’agit-il encore de religion ? Nous ne le pensons pas ; il s’agit d’affectivité seulement. De telles spéculations ont pour but de se persuader soi-même, et aux autres, qu’on reste religieux alors qu’on ne l’est plus. « Les objets de croyance, remarque H. Delacroix, ne sont pas de pures figurations du sentiment, même si la croyance vient jusqu’à un certain point du sentiment. Il y a à la base de la religion, comme à la base du langage, ou de l’art, par exemple, un acte intellectuel. Le langage est d’abord, si l’on veut, l’expression naturelle d’émotions qui se dépensent en cris ou en gestes ; mais il ne devient vraiment langage que par l’imitation volontaire de soi-même, et quand on a traité ces cris et ces gestes comme l’équivalent de ces émotions, comme leurs symboles, et quand on imagine un système qui commande ces symboles. De même, l’émotion ne devient religieuse que par l’acte de l’esprit qui lui confère sa valeur, qui l’oriente et qui la situe, dût cet acte être enfermé dans cette émotion, et ne point paraître à part d’elle. La raison et la passion collaborent dans la fabrication de l’absolu. »

Si le modernisme catholique fut d’abord une école de critique des livres saints et de la doctrine scolastique, il s’efforça aussi de dégager la foi du dogmatisme théologique. Symboles passagers d’une vérité qui les déborde et qu’ils ne sauraient exprimer d’une façon adéquate, les dogmes sont modifiables ; ils doivent être pensés d’une façon différente selon les époques. « Les Pères et les Conciles, écrit Leroy, ont assurément dogmatisé en fonction de la philosophie alors régnante : le dogme n’est point lié pour cela à telles ou telles formes de la représentation théorique. » D’une manière plus explicite encore, il déclare : « La foi se pense en fonction de toutes les philosophies avec lesquelles elle se trouve en contact, soit pour s’harmoniser avec elles, soit pour s’en dégager, et elle cherche ainsi à entrer en contact avec toutes les philosophies qu’élabore successivement l’esprit humain. » Objet d’expérience morale et non matière de science ou même d’histoire, au sens propre du mot, la foi oblige la théologie à réviser ses formules, lorsqu’elles ne répondent plus aux nécessités du temps.

Mais, contrairement aux protestants, les modernistes catholiques reconnaissaient l’autorité de l’Église romaine et voyaient dans les pratiques cultuelles et les dogmes le développement régulier de la vie chrétienne. Avec une franchise méritoire, Loisy a déclaré, depuis, qu’il était bien difficile de donner aux croyances traditionnelles un sens acceptable par les penseurs modernes : « À vrai dire, j’aurais été moi même fort embarrassé si l’Église, au lieu de me condamner, m’avait laissé développer mes spéculations sur les dogmes et la foi, et qu’elle m’eût mis en demeure de préciser ce que décidément j’enseignerais à sa place. Tout en voyant la caducité des vieilles croyances, je me faisais l’illusion de penser que l’on pourrait continuer à se servir des antiques formulaires en les interprétant plus ou moins en symboles. Mais c’était là une complication assez superflue, et même dangereuse, quand les symboles suggèrent des idées fausses. Il m’aurait donc fallu prier l’Église de n’enseigner plus son Dieu créateur du monde, etc… »

C’est d’ailleurs une illusion commune à tous les modernistes, qu’ils soient chrétiens, bouddhistes, musulmans ou juifs, de croire que la société dont ils sont membres est assoupie seulement, et qu’elle peut sortir de sa léthargie. La condamnation par le pape de Loisy, de Tyrrell et des chercheurs qui suivaient leurs directives mit fin à tout essai de réforme dans le catholicisme. Pourtant, l’histoire constate que la religion n’a jamais eu de meilleur auxiliaire que le sentiment, lorsqu’elle fut menacée par la philosophie rationaliste, la science ou les transformations survenues dans la vie sociale. Rappelons l’influence de François d’Assise, en Occident ; celle d’Honem, qui s’exerça parmi les bouddhistes japonais presque à la même époque ; celle de Gazali chez les musulmans. Et l’on voit, durant les périodes de crise religieuse, se multiplier les manifestations d’une mysticité qui s’apparente souvent à l’érotisme.


Ni le sentiment, ni la raison n’interviennent, d’ailleurs, chez de nombreux croyants, disons même chez la plupart ; fille de la contrainte ou du conformisme, leur foi reste implicite et collective. Durkheim a bien mis en lumière cet aspect social de la religion. « Les phénomènes dits religieux, affirme-t-il, consistent en croyances obligatoires, connexes de pratiques définies qui se rapportent à des objets donnés dans ces croyances. Subsidiairement, on appelle également phénomènes religieux les croyances et les pratiques facultatives qui concernent des objets similaires ou assimilés aux précédents. » Résultat d’une contrainte exercée sur ses membres par la collectivité, la foi serait une « philosophie obligatoire » associée à des pratiques obligatoires, elles aussi. Sentiments de respect, de dépendance, de crainte, d’amour qui surgissent dans les consciences individuelles proviendraient de cette suggestion sociale. Si la foi personnelle et volontairement acceptée existe à l’époque où les religions se forment, elle devient très rare par la suite. Croyances et pratiques sont imposées du dehors, par le groupe, grâce à une contrainte tantôt insinuante, tantôt impérieuse.

Il n’est aucunement nécessaire d’accepter les idées de Durkheim pour constater que la pression sociale, les habitudes traditionnelles, les mœurs, les institutions constituent les meilleurs soutiens des cultes établis. Dans les pays chrétiens, les autorités ecclésiastiques pourchassèrent avec une incroyable férocité, aussi longtemps qu’elles disposèrent des bourreaux et des juges, ceux qui s’écartaient de la foi commune. Prison, torture, galères, mort furent les sanctions ordinaires de manquements, même minimes, aux prescriptions du code religieux. Aujourd’hui, les prêtres continuent, dans la mesure du possible, à susciter mille embarras, à rendre la vie pénible à celui qui refuse de se soumettre à leurs injonctions. Le conformisme routinier, outre qu’il procure à l’individu la bienveillance des croyants, convient à la paresse intellectuelle, à l’inertie mentale du grand nombre. Étudier, réfléchir pour se faire des conceptions raisonnées, la plupart ne l’essayent pas ; imiter servilement, penser et agir sur le modèle des autres leur semble moins dangereux et moins fatigant. Absorbé par le groupe dont il n’est plus qu’un rouage, soumis d’avance à tout ce que décrète l’autorité, l’individu se borne à croire sans chercher à comprendre, à obéir aveuglément.

En Russie, la religion disparaît assez vite, depuis que les popes ne sont plus soutenus par les pouvoirs publics : preuve que le sentiment religieux n’a ni la profondeur, ni l’étendue que les thuriféraires de l’Église lui attribuent. Et nous pouvons sourire lorsqu’on objecte les conversions survenues, au cours des quarante dernières années, parmi les poètes et romanciers bourgeois. N’ayant pas besoin de travailler pour vivre, et ne trouvant pas en leur âme un amour de l’idéal assez vif pour se consacrer à la réalisation d’une belle œuvre, ces désenchantés se tournent vers le passé et prônent la tradition. Ils ferment volontairement les yeux sur les bons côtés de notre époque, se prétendent dégoûtés de la raison. Lorsqu’on s’avise d’examiner la conduite privée de ces nouveaux catholiques, on s’aperçoit qu’elle est aussi vicieuse après leur conversion qu’avant, qu’ils restent coutumiers des mêmes débauches, des mêmes orgies ; si le nom du Christ est sur leurs lèvres, ses enseignements ne sont point descendus dans leur cœur. Signalés par la presse, ouvertement ou secrètement favorable au clergé dans son ensemble, loués par les revues bien-pensantes et les critiques en renom, ils ont vu croître leur notoriété littéraire ; les grands éditeurs ont accepté leurs plus médiocres productions ; cercles mondains et salons de l’aristocratie les ont reçus à bras ouverts, même si leur nom manque de particule. Voilà l’unique résultat tangible de leur conversion !

Mais devant celui qui a l’audace de rompre avec l’Église, toutes les portes se ferment hermétiquement. Un silence glacial, discipliné, accueille ses meilleurs ouvrages. J’en ai fait personnellement l’expérience ; beaucoup d’autres l’ont faite aussi qui ont préféré la vérité à la gloire, la pauvreté libre à la servitude dorée. Perte du sens critique, complaisance marquée pour l’erreur utile, besoin de consolantes illusions, telles sont les causes profondes des conversions religieuses chez les intellectuels ; quand elles ne découlent pas des oscillations cyclothymiques, des alternatives de dépression et d’excitation, si fréquentes chez beaucoup de personnes. Avec raison, Janet observe que les convertis cités par W. James sont souvent : « des déprimés méconnus, qui, au cours de cérémonies religieuses, sous des influences quelconques, présentent des phénomènes d’excitation plus ou moins durables et des sentiments de joie ineffable ».



Abordons maintenant le problème si difficile de l’origine première des religions. La solution donnée par les théologiens fait sourire le chercheur impartial, tant elle s’avère naïvement enfantine. Dieu serait entré en communication avec des hommes privilégiés, pour leur enseigner les vérités qu’ils devaient croire et les préceptes qui serviraient de règle à leur conduite. Selon la Bible, Yahvé révéla à nos premiers parents qu’il était leur créateur et leur maître suprême. Plus tard, Moïse eut des rencontres avec l’Éternel sur le Sinaï, où il reçut de lui les tables de la loi. C’est de la nymphe Égérie que le roi de Rome, Numa Pompilius, apprit le secret des rites qui permettraient d’honorer dignement les dieux. Le prince babylonien Hammurabi recevait du dieu Schamach de longues recommandations. Mahomet fut investi de sa mission par l’ange Gabriel ; et cet esprit continua de l’inspirer dans la composition des maximes et des discours qui, depuis, ont constitué le Coran. Bien qu’il soit un homme et ne possède pas les attributs réservés aux dieux, le Bouddha est une incarnation passagère et renouvelable de la sagesse souveraine qui vient instruire les habitants de la terre. Pour les chrétiens, Jésus est un dieu qui a pris la forme humaine, afin que nous le comprenions mieux. Plus près de nous, Swedenborg, Allan Kardec, Hélène Blavatsky, le père Antoine et beaucoup d’autres ont fondé des sectes religieuses, à la suite de communications avec des entités spirituelles ou des esprits désincarnés.

À côté de la révélation proprement dite, les théologiens font une place à l’inspiration. Cette dernière consiste dans une intervention divine qui fait éviter toute erreur à l’écrivain sacré et lui indique ce qu’il doit dire. « Les conditions dans lesquelles elle se présente, remarque Guignebert, la rendent bien plus facile à accepter que la féerie d’une apparition divine, et elle vaut encore quand, décidément, il est devenu trop malaisé d’accepter l’intervention personnelle et en quelque sorte matérielle de Dieu. D’autre part, elle se justifie sans peine : une idée nouvelle et féconde, qui donne une forme nette à un désir ou à une aspiration de l’ambiance religieuse où elle se produit, un bon conseil, que les événements ratifient, une prévision heureuse, ou facile à accommoder avec ce qui arrive, un trait exceptionnel de sagesse ou de génie, sont toujours revêtus, au jugement des hommes de foi, des caractères de l’inspiration divine. » Si les Grecs venaient à Delphes consulter la pythie, c’est qu’ils la croyaient inspirée par Apollon, durant son délire sacré. Sibylles, devins parlaient ou écrivaient au nom des dieux, chez les anciens. Les premiers chrétiens attribuaient à l’action du Saint-Esprit les phénomènes de glossolalie qui survenaient dans leurs assemblées ; dans les sectes protestantes où ils se renouvellent, on les suppose, même aujourd’hui, d’origine surnaturelle.

Fréquent à toutes les époques, le prophétisme est une forme bien étudiée de l’inspiration. Alors que le prêtre est surtout un administrateur traditionaliste et conservateur par fonction, le prophète se fie aux certitudes intuitives et se découvre fréquemment une mission réformatrice. Le premier redoute les impulsions nouvelles : il reste fidèle à la lettre du dogme et des textes sacrés, mais finalement il sombre dans une routine insipide et un formalisme mort. Animateur enthousiaste, ne craignant pas quelquefois les attitudes révolutionnaires, le second est victime d’une excitation maladive et de troubles psychosensoriels. Nous parlons de ceux qui furent sincères, négligeant ici les fourbes, plus nombreux qu’on ne le suppose. Du sorcier vulgaire, du passionné délirant au prophète qui arrive à personnifier un moment de l’évolution religieuse, il y a d’ailleurs des degrés nombreux ; mais, toujours, l’inspiré prend pour des suggestions divines les idées qui germent dans son cerveau ; et des crises périodiques ou des excentricités, qu’on ne pardonnerait pas à un autre, témoignent de l’état anormal de son système nerveux. Mahomet, saint Paul étaient sujets à des crises d’épilepsie ; on raconte qu’Isaïe se promenait nu dans les rues de Jérusalem, pour montrer à ses compatriotes qu’ils subiraient le même sort s’ils résistaient au roi d’Assur.

Héritière du légalisme et du pouvoir solidement hiérarchisé de l’empire romain, l’Église catholique étouffa de bonne heure le prophétisme au profit de l’omnipotence sacerdotale. Néanmoins, il faudra la prodigieuse adresse des papes pour empêcher que le doux illuminé François d’Assise ne rouvre l’ère de l’inspiration personnelle. Guignebert écrit : « L’esprit de la papauté, écrit Guignebert, n’avait alors rien d’idyllique ; organisée pour conduire les hommes, qu’ils le voulussent ou non, dans les voies du salut, forte de leur consentement ou de leur habitude, elle n’était disposée à tolérer aucune concurrence. On ne pouvait accuser François de mauvaise intention ; son humilité merveilleuse le gardait, non seulement de l’hérésie, mais encore du plus petit mouvement d’orgueil et d’indépendance ; il ne voyait pas lui-même le danger qu’il était ; si bien qu’il semblait impossible de l’arrêter brutalement, ou seulement d’opposer à son touchant effort un obstacle trop visible. La politique ecclésiastique, avec la complicité inconsciente de l’esprit public, fit mieux que de combattre le doux rêveur ; elle l’accabla de ses grâces et l’en paralysa ; puis, au propre, elle escamota son œuvre et la fit sienne, en la transformant jusqu’au bout. » François d’Assise fut réduit au rôle de supérieur de couvents ! D’une façon générale, le succès d’un prophète tient aux circonstances de temps et de milieu, beaucoup plus qu’à ses qualités individuelles.


L’étude impartiale des livres sacrés de tous les peuples démontre que les fondateurs des grandes religions commirent les erreurs scientifiques familières à leurs contemporains et conservèrent maints de leurs préjugés les plus absurdes. Il suffit de lire la Bible, l’Évangile, le Coran, le Zend-Avesta, les Védas avec les yeux de la raison, et non avec ceux de la foi, pour être certain que les inspirés d’en haut furent de pauvres hommes, faillibles et bornés, dont l’ignorance en matière d’astronomie, de physique, de médecine et même d’histoire était prodigieuse. Vu la période où ils vécurent, nous pourrions excuser bien des erreurs, s’il s’agissait de mortels ordinaires. Mais, lorsqu’il s’agit de dieu ou de ses messagers, nous sommes à bon droit choqués par les affirmations saugrenues qu’ils multiplient dans leurs discours.

En outre, l’histoire enseigne que, si l’on excepte Mahomet, pourtant déjà environné de bien des légendes, nous ne savons presque rien sur les fondateurs des grandes religions. À peine pouvons-nous connaître quelques traits exacts de la vie de Bouddha ; de Zoroastre, l’existence apparaît problématique ; et beaucoup font remarquer, non sans raison, que les récits fabuleux concernant Moïse et Jésus présentent un caractère mythique très prononcé. « Quand j’ai entendu parler, pour la première fois, écrit le professeur Alfaric, de gens qui soutenaient que Jésus n’a peut-être vécu que dans l’imagination des croyants, je n’ai vu là qu’une de ces extravagances auxquelles l’abus de la critique peut quelquefois conduire. L’idée me semblait floue. Quand je l’ai étudiée de plus près, je ne l’ai plus trouvée tellement absurde. J’ai dû convenir qu’elle offrait quelque apparence de vérité. J’en suis bientôt venu à reconnaître qu’elle pouvait se défendre. Puis il m’a semblé qu’elle offrait bien plus de vraisemblance que la thèse contraire. » Lorsqu’il descend sur la terre et suscite un prophète, dieu devrait laisser assez de preuves contrôlables d’un événement si merveilleux, pour que les chercheurs de bonne foi ne soient pas réduits, plus tard, à douter de la réalité de ce fait extraordinaire.

Et, dans la vie des inspirés modernes, mieux connus malgré les allures mystérieuses qu’ils affectent volontiers, on ne trouve rien qui légitime la confiance que des esprits faibles mirent en eux. Hélène Blavatsky, la fondatrice de la Société théosophique, et Mary Eddy, la fondatrice de la Christian Science, furent d’effrontées menteuses, qui ne manquèrent ni d’audace ni de persévérance, mais ne s’élevèrent pas au-dessus du niveau moral des simples charlatans. Mme de Krudener témoigna d’une sincérité plus grande ; le caractère enfantin des phénomènes qu’elle ressentait éclate, par contre, dès qu’on les examine sérieusement. C’est ainsi que les sensations pénibles qu’elle éprouvait, en s’éloignant d’une personne, étaient considérées par elle comme un ordre céleste d’aller la trouver.

Sous ses multiples formes : artistique, littéraire, scientifique, pratique, etc., l’inspiration est, d’ailleurs, un fait psychologique dont on précise bien le mécanisme. Lorsqu’elle s’exerce dans le domaine religieux, le sujet surajoute, sans aucun motif valable, la croyance à une intervention divine. Son caractère de brusquerie, de spontanéité, de force contraignante que les créateurs de belles œuvres et les inventeurs ont noté, explique cette illusion. « Pour peu qu’on ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, écrit Nietzche, on ne saurait en vérité se défendre de l’idée qu’on n’est que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. Le mot de révélation – entendu dans ce sens que tout à coup quelque chose se révèle à notre vue ou à notre ouïe, avec une indicible précision, une ineffable délicatesse, quelque chose qui nous ébranle, nous bouleverse jusqu’au plus intime de notre être – est l’expression de l’exacte réalité… Telle est mon expérience de l’inspiration. » Histoire et psychologie ont ruiné définitivement la doctrine théologique de la révélation.

Dans l’ensemble, nos contemporains n’admettent pas davantage l’explication que Voltaire a donnée de l’origine des religions. Inventions de prêtres imposteurs, croyances et pratiques cultuelles leur permirent de dominer les peuples ignorants. « Qui fut celui qui inventa l’art de la divination ? Ce fut le premier fripon qui rencontra un imbécile. » Et l’on rappelle souvent, pour les désapprouver, ces vers placés par Voltaire dans la bouche de Mahomet :

« Je viens mettre à profit les erreurs de la terre…
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers.
Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers. »

Sans parler des croyants, qui prétendent que la religion est apparue dès le tout premier âge de l’humanité, de nombreux libres-penseurs répudient cette manière de voir. « Au fond de cette doctrine, écrit Salomon Reinach, il y a un anachronisme ridicule, que le XVIIIe siècle a commis d’autant plus volontiers que l’état du christianisme dans l’Europe occidentale semblait quelque peu l’y autoriser. Parce qu’on voyait alors des cardinaux athées, comme Dubois, Tencin et tant d’autres, et des prêtres galants qui, suivant une formule connue, « dînaient de l’autel et soupaient du théâtre », on se figurait qu’il en avait été ainsi dès l’origine. »

Certes, l’existence de la religion est antérieure à celle du sacerdoce organisé méthodiquement ; le culte des dieux ne doit pas son origine à la seule fraude de prêtres astucieux. Mais, fausse de ce point de vue, la thèse de Voltaire est vraie considérée sous un autre aspect. D’une part, c’est à l’époque moustérienne seulement qu’apparaît le culte des morts : ce qui dénote, assure-t-on, un rudiment de religion et l’idée de survie. Or, l’espèce humaine existait depuis bien des milliers d’années déjà ; et rien ne laisse supposer que l’on ait cru, avant cette période, à l’existence d’entités surnaturelles. Il s’avère donc indéniable que nos premiers pères n’avaient aucune religion. De plus, l’intérêt sacerdotal a joué, dans l’évolution des croyances et des pratiques cultuelles, un rôle énorme que les historiens modernes n’ont pas suffisamment mis en lumière, soit parce qu’ils ont craint d’encourir la colère d’un clergé puissant, soit parce que la défaveur dont jouissent les philosophes du XVIIIe siècle leur a fait négliger les remarques justifiées qui abondent sous la plume du patriarche de Ferney.

Si les mensonges de prêtres ambitieux n’ont pas fait naître le sentiment religieux, ils ont puissamment contribué à l’orienter dans un sens favorable aux prétentions des castes guerrières et sacerdotales, unies pour l’exploitation des masses stupides. De très bonne heure, la religion négligea les préoccupations spirituelles pour devenir un formidable instrument d’oppression, entre les mains de politiques habiles ; chez nombre de peuples anciens, elle resta même éternellement asservie au pouvoir civil. À Rome, constate Gaston Boissier, elle a été « soumise à l’État ou, plutôt, elle s’est confondue avec lui ». Et il ajoute : « Les dignités religieuses n’étaient pas séparées des fonctions politiques, et il n’y avait rien d’incompatible entre elles. On devenait augure ou pontife en même temps que prêteur ou consul, et pour les mêmes motifs. Personne ne demandait à ceux qui voulaient l’être des connaissances spéciales ou des dispositions particulières ; il suffisait pour arriver à ces charges, comme aux autres, d’avoir servi son pays dans les assemblées délibérantes ou sur les champs de bataille. »

Soutien des chefs qui la favorisent, l’Église catholique est depuis très longtemps une organisation politique beaucoup plus qu’une école de spiritualité. Aussi, est-ce une grave erreur de vouloir étudier l’origine et l’histoire des religions d’un point de vue transcendant, abstraction faite des intérêts inavouables qui se cachèrent, à toutes les époques, sous le manteau sacré des dieux. Mais cette erreur était trop favorable à la cause sacerdotale pour n’être pas acceptée d’enthousiasme par les partisans des vieilles traditions. Et, comme ils détiennent les postes de direction, ils ont finalement imposé leurs préjugés, même à des esprits indépendants.


Il serait fastidieux d’énumérer toutes les hypothèses émises dans le but d’expliquer l’origine première des religions. Rappelons cependant les idées de quelques auteurs. C’est dans une terreur secrète et irréfléchie qu’il faut placer cette origine, d’après Lucrèce. Devant le spectacle des merveilles célestes, quand la foudre nous fait trembler ou que la tempête devient menaçante, nous soupçonnons l’existence d’une puissance surnaturelle et redoutable. Nous admettons, pour notre part, que cette conception n’est pas sans mérite et que la peur contribua largement à l’éclosion du sentiment religieux. Evhémère, au IVe siècle avant notre ère, assurait que les habitants de l’Olympe étaient des personnages divinisés par l’admiration des peuples ; il ramenait la mythologie à l’histoire. Beaucoup d’autres ont prétendu que la religion avait débuté par le culte des morts. Dupuis a soutenu que les dieux de la mythologie n’étaient que des constellations et qu’il fallait chercher dans leur histoire une expression allégorique du cours des astres et de leurs rapports mutuels. Nous sommes certains, affirmait Dupuis, « que l’univers et ses parties, c’est-à-dire la nature et ses agents principaux, ont non seulement dû être adorés comme dieux, mais qu’ils l’ont été effectivement, d’où il résulte une conséquence nécessaire, à savoir que c’est par la nature et ses parties, et par le jeu des causes physiques que l’on doit expliquer le système théologique de tous les anciens peuples ; que c’est sur le ciel, sur le Soleil, sur la Lune, sur les astres, sur la Terre et sur les éléments que nous devons porter nos yeux, si nous voulons retrouver les dieux de tous les peuples et les découvrir sous le voile que l’allégorie et la mysticité ont souvent jeté sur eux, soit pour piquer notre curiosité, soit pour inspirer plus de respect ».

Remarquant les liens étroits qui relient l’érotisme à la mysticité, ainsi que le caractère phallique de bien des cultes anciens, plusieurs ont pensé que la sexualité n’était pas étrangère à la naissance des phénomènes religieux. Selon son habitude, Bergson s’est efforcé de sauver d’une débâcle totale les préjugés traditionnels, en usant d’une terminologie poétique et quintessenciée. Réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence, la religion exerce, d’après lui, une action compensatrice à l’égard des maux que la connaissance rationnelle provoque. Sous sa forme statique, elle aboutit à la création de mythes qui comblent le déficit de confiance dans la vie que la réflexion engendre ; son caractère social reste alors très marqué. Sous sa forme dynamique, elle ne se laisse point arrêter par la fonction fabulatrice et se pénètre de mysticisme : « Elle soutient l’homme par le mouvement même qu’elle lui donne, en le replaçant dans l’élan créateur, et non plus par des représentations imaginaires auxquelles elle adresse son activité dans l’immobilité. » Bergson, qui s’imagine que la pensée scientifique n’a pas progressé depuis l’époque où ses romans métaphysiques connaissaient la grande vogue, accouche de perles de ce genre : « Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine. »

Incontestablement, la thèse sociologique s’avère plus proche du réel que les fantaisistes élucubrations bergsoniennes. Très à la mode, elle constitue presque un article de foi pour maints universitaires. C’est dans ses formes les moins évoluées, les plus simples, celles qu’elles revêtent chez les primitifs australiens, que Durkheim et ses élèves étudient de préférence les manifestations religieuses. On leur doit d’avoir vulgarisé, chez nous, le sens des mots tabou, totem, mana. La défense d’employer ou de toucher un être ou une chose, défense non motivée mais sanctionnée par une peine d’origine surnaturelle, confère à cet être ou à cette chose la qualité de tabou. Le terme est polynésien ; toutefois, il désigne un fait que l’on retrouve chez l’ensemble des peuples de l’Antiquité, chez les sauvages actuels, et qui a même laissé des traces dans les pays civilisés.

Le « Tu ne tueras point » de la Bible ne serait qu’un tabou, valable pour les seuls membres de la nation israélite ; et les effroyables tueries fréquemment ordonnées par l’Éternel, lorsque les Hébreux furent vainqueurs, semblent confirmer cette interprétation. Certes, j’approuve les croyants qui, prenant ce précepte à la lettre, refusent d’une façon complète de répandre le sang humain ; ils ont pour eux la raison, à défaut de la Bible. Mais l’interprétation qu’ils donnent de ce précepte du décalogue ne répond pas aux véritables intentions de celui qui le rédigea. Rempart dressé contre les tendances destructives, le tabou ne serait pas inconnu des animaux supérieurs, puisque les plus carnassiers ne mangent habituellement ni leurs petits, ni leurs semblables. Par la suite, les interdictions religieuses s’inspireront de considérations raisonnées ; néanmoins, le souvenir des anciennes défenses ne disparaîtra pas totalement.

Le totémisme (du mot totem, ou mieux : otam, employé par les Indiens peaux-rouges) désigne, en gros, le culte rendu à des animaux, à des végétaux et, dans quelques cas, à des minéraux ou à des corps célestes considérés comme des protecteurs ou des ancêtres de l’homme. Il résulte d’un élargissement de l’instinct social qui, finalement, assigne une place à certains animaux ou à certains végétaux parmi les membres d’un groupe, que la communauté d’origine conduit à s’épargner les uns les autres. Universellement répandu à une époque très reculée, le culte des animaux et des végétaux, plus ou moins mêlé d’anthropomorphisme, se retrouve chez tous les anciens peuples. En Égypte, maintes espèces animales et végétales étaient sacrées : chats, ibis, crocodiles, etc., furent du nombre. Le taureau Apis et le bouc de Mendès recevaient les adorations d’innombrables fidèles. Avant de prendre une forme humaine, Horus fut un épervier ou un faucon, Osiris un taureau et Isis une génisse ; on pourrait allonger indéfiniment la liste des dieux animaux ou végétaux.

Chez les Grecs, la mythologie était pleine d’histoires de métamorphoses ; et les animaux sacrés furent maintenus à titre de symboles ou de compagnons des puissances célestes. Dans la Bible, le serpent de la Genèse, l’ânesse de Balaam, le monstre marin de Jonas, la colombe de Noé apparaissent comme les survivances de récits où les animaux jouaient un rôle divin. En Syrie, Hinterland était un dieu taureau, Atergatis une déesse à la fois colombe et poisson ; le célèbre dieu phénicien Adonis fut d’abord un sanglier, avant de devenir un jeune chasseur, cher au cœur d’Astarté.

C’est en observant les mœurs de certaines peuplades, restées à l’état primitif, que l’on a pu se faire une idée claire et précise du totémisme. Parce qu’il est le protecteur du clan, le totem ne doit être ni tué (si c’est un animal) ou détruit (si c’est une plante), ni mangé. Néanmoins, comme il s’avère un réservoir de force secrète et possède de merveilleuses vertus, on peut l’absorber dans des repas rituels, certains jours de fête ou à l’occasion d’événements d’une gravité exceptionnelle. Nombre de pratiques religieuses encore en usage découlent de là : l’agneau pascal des juifs est d’origine totémique, ainsi que l’eucharistie des catholiques. La seconde se complique, il est vrai, d’une anthropophagie qui, par bonheur, reste d’ordre purement symbolique. Beaucoup d’interdictions alimentaires – le maigre imposé par l’Église romaine, la défense de manger du porc faite aux juifs et aux musulmans, etc. – s’expliquent, non par des considérations hygiéniques, comme les écrivains modernes voudraient le faire croire, mais par le culte rendu autrefois à certains animaux et à certains végétaux.

Touchant l’idée de mana, remarquons que la magie conduit à la croyance en une force indéterminée, mi spirituelle, mi mécanique, riche de virtualités qui prendront une forme précise par la suite. Cette sorte de dieu, immanent au monde et diffus dans une multitude d’objets, mais privé d’histoire et manquant de nom, aurait donné naissance aux divers êtres sacrés. Déjà présent dans le totem qu’il remplit et déborde, il circule plus ou moins secrètement sous toutes les formules et tous les mythes religieux, il est supposé par toutes les cérémonies cultuelles ; les dieux bien individualisés sont ses descendants.

Félicitons l’école sociologique d’avoir rapproché les grossières croyances primitives des spéculations transcendantes de nos théologiens sur la divinité. Avec raison, elle a montré l’étroite parenté de doctrines que l’on supposait radicalement différentes. Mais nous ne pouvons suivre Durkheim dans sa tentative pour tout expliquer par la Société, devenue à ses yeux une entité supérieure, un Grand Être. Manifestement, il quitte la zone des recherches scientifiques pour celle des rêveries métaphysiques, quand il soutient que la religion n’est que la société sublimée et hypostasiée, et donc qu’elle est profondément nécessaire et vraie puisque la société s’avère la primordiale condition de la vie humaine. L’existence de symboles, capables de matérialiser, en quelque sorte, et de rendre accessible aux sens le véritable objet des religions, lui semble fort utile. Loin de combattre ces dernières, il prétend les aider, car il estime qu’en assurant la communion des membres d’un même groupe, elles remplissent un rôle important. Si les Églises repoussèrent les offres de service que leur faisait Durkheim, c’est que son dieu n’était guère séduisant.

Le reproche essentiel qu’il faut adresser aux grandes théories sur l’origine des religions, c’est de prendre une tendance unique ou quelques faits soigneusement choisis pour montrer que leur seule complication rend compte de tous les phénomènes enregistrés par l’histoire ou observés de nos jours. À notre avis, chacun des systèmes en présence contient une part de vérité. Dans la naissance des concepts et du sentiment religieux, il faut faire une place au besoin de comprendre, à la terreur et à l’admiration que les forces cosmiques suscitaient chez l’homme primitif, ainsi qu’à son désir de contraindre la nature à l’obéissance ; l’on ne doit pas davantage oublier l’action profonde que la société exerce sur l’individu et l’intervention intéressée des chefs ou des prêtres.

Sur l’importance d’un élément que nous n’avons pas encore signalé, l’animisme, l’accord entre chercheurs semble déjà réalisé. Inconsciemment, sans y prendre garde, le sauvage, l’enfant, l’animal prêtent aux autres vivants et aux choses inanimées les états d’âme par eux-mêmes ressentis. L’adorateur de fétiches loge des esprits dans les pierres, coquilles et objets divers qu’il honore d’un culte particulier. Dans sa colère, le bambin insulte, mord et frappe le morceau de bois ou l’instrument qui le blessa. Chez l’animal, le comportement dénote une tendance à supposer des intentions bonnes ou mauvaises, même aux objets privés de mouvement. L’homme adulte lit encore avec plaisir des fables où nos sentiments et nos idées sont attribués aux animaux ; à la nature qui l’environne, à l’air, à l’eau, le poète prête volontiers ses propres craintes et ses propres désirs. De bonne heure, nos lointains ancêtres durent peupler l’univers d’esprits pareils, ou presque, à ceux des humains. Aussi, le polythéisme précéda-t-il chez tous les peuples, même chez les Hébreux, la croyance en un seul dieu. Concevant le monde spirituel sur le type de nos sociétés terrestres, on imagina une hiérarchie de divinités plus ou moins puissantes ; on mit, plus tard, un monarque à leur tête. Le monothéisme fut le terme final d’une centralisation céleste qui se modelait, fidèlement, sur les grandes royautés d’ici-bas. Pour expliquer la naissance des religions et leurs transformations postérieures, les lois psychologiques ordinaires suffisent.



Sans nous attarder à la description des cultes disparus, nous étudierons les religions encore existantes, et particulièrement le judaïsme et le christianisme dont l’influence est prépondérante dans les pays d’Occident.

Israélites et chrétiens attribuent une importance particulière aux cinq livres : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome, dont l’ensemble constitue le Pentateuque. L’auteur en serait Moïse, qui rapporte avec fidélité les événements de son époque et qui, pour le reste, n’a pu se tromper, puisqu’il fut inspiré et conseillé par dieu même. Or, l’examen critique du Pentateuque, commencé au xviie siècle par Richard Simon (pour ce motif, violemment dénoncé par Bossuet), aboutit à des conclusions très différentes. Et les exégètes du xixe siècle, complétant l’œuvre entreprise deux siècles auparavant, ont démontré que les cinq livres, directement inspirés par Yahveh, n’étaient qu’un mélange de plusieurs textes, dont le contenu et la langue dénotent des dates de composition très différentes. De cette combinaison souvent maladroite, certains textes out pu être isolés par les critiques : ces documents sont appelés l’Elohiste, le Yahviste, le Deutéronome, le Code Sacerdotal. Moïse n’est même pas l’auteur du mélange, qui fut accompli à une période bien postérieure à celle où il est supposé avoir vécu.

Si la partie historique du Pentateuque contient des passages fort anciens et qui indiquent un état de civilisation rudimentaire, on peut affirmer néanmoins que, non seulement ce livre ne remonte pas au législateur hébreux, mais que les principaux documents qui le composent ne remontent pas davantage à son époque. Salomon Reinach, enclin pourtant à considérer les éléments constitutifs du Pentateuque comme très archaïques, reconnaît que les prétentions traditionnelles sont indéfendables. « Pour la publication du Deutéronome, écrit-il, nous avons un texte important. Sous le règne de Josias, on prétendit avoir découvert dans le temple un document très ancien, qui avait été perdu et qui fut promulgué solennellement. Ces histoires de « découvertes » de vieux manuscrits sont toujours suspectes ; il est probable que ce texte (le Deutéronome) fut non pas exhumé, mais fabriqué à cette époque, et Voltaire a supposé, non sans vraisemblance, que Jérémie avait contribué à cette fraude. On trouve, en effet, dans Jérémie plusieurs allusions au Deutéronome, notamment au passage qui concerne la libération des esclaves et la mauvaise humeur que cette mesure excita parmi les riches. Quant aux autres prophètes, ils ne citent jamais la loi écrite et l’on en peut conclure qu’ils ne la connaissaient pas. Il n’est pas moins certain que beaucoup d’épisodes de l’histoire racontée dans les livres des Juges et de Samuel sont en contradiction avec les lois dites mosaïques, qui ne pouvaient faire autorité à cette époque… La date que donne le texte cité plus haut (II Rois, 22) pour la rédaction du Deutéronome est la seule qui soit connue avec quelque certitude. Je ne puis entrer ici dans la discussion des hypothèses sur la date relative des autres couches du Pentateuque. Les savants ne sont pas d’accord à ce sujet ; mais on ne peut dire que leurs théories s’entre-détruisent, car ils sont, du moins, unanimes à nier l’homogénéité, l’origine mosaïque et la haute antiquité du Pentateuque. »

C’est à l’époque d’Esdras que fut publié le Pentateuque, sous la forme où nous le possédons ; mais l’on modifia beaucoup le texte ancien. La comparaison entre les récits de la Genèse et les mythes babyloniens, ainsi qu’entre le code d’Hammurabi et la loi mosaïque, prouve que l’on fit des emprunts à la religion chaldéenne : on avait appris à la connaître durant la captivité en Babylonie. Ainsi tombe complètement l’autorité du plus important des livres sacrés admis par les juifs ; et les légendes qui se rapportent à la création du monde, ainsi qu’aux premiers âges de l’humanité, perdent toute valeur historique.

Moïse a-t-il même existé ? On ne saurait l’affirmer avec certitude : il n’est pas l’auteur des écrits qu’on lui attribue, et les récits qui le concernent présentent un caractère mythologique indéniable. Touchant Noé, Abraham, Jacob, la captivité d’Égypte, le séjour au désert, la conquête du pays de Chanaan, nous ne savons non plus rien de positif. Il faut descendre jusqu’à Saül et à l’établissement de la monarchie, pour que l’histoire des Hébreux présente, mêlés à de nombreuses légendes, quelques faits indubitables.


Au point de vue moral, Yahvé, qui triompha de ses concurrents et devint l’unique dieu des juifs, surtout grâce à la préférence que lui accorda Salomon, se révèle un monstre sanguinaire. Pour de minimes incartades, il ordonne de massacrer même ses propres adorateurs. « Ma fureur s’est allumée contre eux comme un feu, s’écrit-il pris d’une colère folle. Je les accablerai de maux… La famine les consumera, et des oiseaux de carnage les déchireront par leurs morsures cruelles. J’armerai contre eux les dents des bêtes farouches. » Plus de quatorze mille Israélites périssent à la suite d’une épidémie qu’il provoque, et des centaines meurent, piqués par des serpents. À l’égard de ses adversaires, il perd toute mesure et réclame des tueries incroyables. Les victimes propitiatoires ne lui suffisent pas, il impose souvent la destruction de tous les habitants d’une ville ou d’une contrée.

À Jéricho, il exige le massacre des hommes, des femmes, des enfants, des bœufs, des brebis. Des sept peuples cananéens qui habitent la Palestine, il promet de ne rien laisser subsister : « Vous saurez aujourd’hui que le Seigneur votre Dieu passera lui-même devant vous comme un feu dévorant et consumant, qui réduira vos ennemis en poudre, les perdra, les exterminera en peu de temps. » Les Nombres racontent que les Hébreux firent « la guerre à ceux de Madian, comme l’Éternel l’avait commandé, et ils en tuèrent tous les mâles ». Cette sinistre besogne accomplie, Moïse ajouta : « Tuez donc maintenant les mâles d’entre les petits enfants et tuez toute femme qui aura eu compagnie d’homme. » On appelait chérem ce qui devait être sacrifié. « Tout chérem, dit le Lévitique, est sacré, soit en bétail, soit en hommes, soit en fruits de la campagne ; le chérem doit être tué. » Or, le Deutéronome parle d’une ville chérem offerte ainsi en holocauste et dont rien ne subsista.

Saül fut vivement blâmé par Samuel, pour avoir épargné un prisonnier, alors que Jahveh ordonnait un massacre total. David obéissait mieux. « Il prit la ville de Rabbah ; et, ayant fait sortir les habitants, il les coupa avec des scies, fit passer sur eux des charriots avec des roues de fer, les tailla en pièces avec des couteaux et les jeta dans des fours où l’on cuit la brique. C’est ainsi qu’il traita toutes les villes des Ammonites. » Dans maints passages de la Bible, on retrouve la même ivresse homicide, inspirée par l’Éternel. « Le Seigneur, affirme le psaume 110, tient ses assises parmi les nations remplies de cadavres ; il écrase les têtes dans les contrées tout autour. » Les prophètes eux-mêmes, dont l’action fut bienfaisante et qui réagirent contre les pratiques inhumaines, ont constaté l’épouvantable cruauté du dieu juif. « Peuples, soyez attentifs, déclare Isaïe, car l’indignation du Seigneur va fondre sur toutes les nations, sa fureur sur toutes leurs armées. Ils mourront de mort sanglante, et ceux qui auront été tués seront jetés là ; une puanteur horrible s’élèvera de leurs corps, et les montagnes dégoutteront de leur sang. » Jérémie est encore plus explicite : « Ce jour-là est à Dieu, Yahvé Sabaoth, pour se venger de ses ennemis : le glaive dévore, se rassasie de leur chair et s’enivre de leur sang ; car c’est un festin pour Dieu, Jahvéh Sabaoth. »

Certes, au point de vue authenticité, les livres des prophètes ne soutiennent guère mieux que le Pentateuque l’examen critique. Beaucoup portent les traces de remaniements postérieurs ; la prophétie d’Habacuc n’est qu’une artificielle combinaison d’autres textes : l’on doit admettre deux Isaïe ; le premier prêchait sous le règne d’Ezéchias, le second exhortait les Juifs déportés en Babylonie ; le livre de Daniel est entièrement frauduleux. Pourtant, les écrits prophétiques, ceux d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel en particulier, témoignent de l’existence de personnalités vigoureuses qui s’élevèrent contre le formalisme cultuel et enseignèrent une morale plus haute.

Réaction heureuse contre la religion des anciens juifs, le prophétisme a préparé la voie à des idées plus modernes. Selon Amos, Osée, Michée, Isaïe, c’est dans la loi morale que réside la vraie base de la religion ; mais cette doctrine était trop nouvelle pour valoir à ceux qui la propageaient autre chose que des persécutions. « Je hais vos fêtes, déclare dieu d’Amos, je les abhorre ; je ne puis souffrir vos assemblées. » Et Osée met cette belle parole dans la bouche de l’Éternel : « C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice. » « Qu’offrirai-je au Seigneur, se demande Michée, qui soit digne de lui ? L’apaiserai-je en lui sacrifiant mille béliers ou des milliers de boucs engraissés ? Lui sacrifierai-je, pour mon crime, mon fils aîné et, pour mon péché, quelque autre de mes enfants ? » De bonnes actions, voilà ce qui plaît particulièrement à Dieu, déclare le prophète, en réponse à cette question.

Isaïe fait dire à l’Éternel qu’il repousse les sacrifices d’animaux : « Qu’ai-je à faire de cette multitude de victimes que vous m’offrez ? Tout cela m’est dégoût. Je n’aime point les holocaustes de vos béliers, ni la graisse de vos troupeaux, ni le sang des veaux… L’encens m’est en abomination ; je ne puis souffrir vos nouvelles lunes, vos sabbats et vos autres fêtes… Lorsque vous multiplierez vos prières, je ne les écouterai point, parce que vos mains sont pleines de sang. » Jérémie s’élève, lui aussi, contre les tueries d’animaux ; il ne veut pas que le temple soit souillé par des flots de sang. Ajoutons que l’idée de la venue d’un messie, sauveur d’Israël, idée que l’on rencontre chez certains prophètes, exerça par la suite une influence considérable et favorisa l’avènement du christianisme.

Dans l’Ancien Testament, il y avait place, à côté de la loi et des prophètes, pour des poèmes, des livres historiques, des narrations édifiantes. La codification tentée par les prêtres, après leur retour de Babylonie, ne mit pas fin aux discussions concernant la liste des livres inspirés, puisqu’elles se continuaient encore pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne. De nombreux rabbins de Palestine élevaient des objections contre le Cantique des Cantiques, les Proverbes, les livres d’Ezéchiel et d’Esther, l’Ecclésiastique. De plus, le canon alexandrin acceptait des livres exclus du canon palestinien, la Sagesse, l’Ecclésiastique, les deux livres des Macchabées, les livres de Tobie, de Judith, de Baruch. À l’heure actuelle, les catholiques donnent toujours, comme appartenant à l’Ancien Testament, des ouvrages repoussés par les juifs et les protestants.

Pendant la période qui sépare le retour de l’exil de l’apparition du christianisme, le rabbinisme, caractérisé par l’étude des textes sacrés, se développa, non seulement en Palestine, mais dans toutes les colonies juives. Les idées grecques firent des adeptes parmi les adorateurs de Jahvéh ; et, dès le second siècle avant notre ère, on signalait le péril hellénique. Puis des controverses mirent aux prises des écoles de tendances opposées : les Pharisiens admettaient l’existence des anges et la résurrection des corps ; les Saducéens repoussaient l’une et l’autre de ces croyances. Jérusalem ne manqua pas de docteurs fameux : l’un des plus célèbres fut le Pharisien Hillel, qui vécut à l’époque où le christianisme prenait naissance. Ses préceptes annoncent ceux que les évangélistes attribuèrent à Jésus. « Ne fais pas à autrui, disait Hillel, ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit, c’est toute la loi ; le reste n’en est qu’un commentaire. » Belles paroles qui démontrent que le christianisme n’est pas aussi original que le prétendent ses apologistes. Les Talmuds, composés durant les six premiers siècles de notre ère, contiennent de subtiles remarques et des discussions quintessenciées ; malheureusement, les détails intéressants pour un chercheur moderne n’y abondent pas.


L’apparition du christianisme pose un problème de très haute importance, et qui a fait l’objet de nombreuses publications depuis quelque temps, celui de l’existence de Jésus. Tous les exégètes sérieux s’accordent à reconnaître que les Évangiles sont des récits composés tardivement, par des hommes qui n’avaient jamais vu le Christ, et que la part des légendes est trop considérable dans ces ouvrages pour qu’il soit possible de rien affirmer avec certitude touchant la vie du fondateur de la religion chrétienne. « Jésus, déclare Guignebert, s’entrevoit si mal à travers les récits de nos Évangiles que certains critiques hardis émettent des doutes sur la réalité de sa vie ; je ne les partage pas, mais je ne puis les déclarer absurdes. » Loisy souligne aussi le peu de confiance que l’on doit avoir dans les Évangiles : « On fausse entièrement le caractère des plus anciens témoignages concernant l’origine des Évangiles, quand on les allègue comme certains, précis, traditionnels et historiques : ils sont, au contraire, hypothétiques, vagues, légendaires, tendancieux ; ils laissent voir que, dans le temps où l’on se préoccupa d’opposer les Évangiles de l’Église au débordement des hérésies gnostiques, on n’avait sur leur provenance que les renseignements les plus indécis. » Salomon Reinach n’hésite pas à dire : « Les Évangiles, abstraction faite de l’autorité de l’Église, sont des documents inutilisables pour l’histoire de la vie réelle de Jésus ; ils peuvent et doivent seulement servir à nous apprendre ce que les Églises primitives ont cru de lui. »

De pareilles conclusions suffisent déjà à ruiner, radicalement, la totalité de l’édifice dogmatique construit par les théologiens. Or, des exégètes du plus grand mérite, tels que P. L. Couchoud et P. Alfaric, professeur d’histoire des religions à l’université de Strasbourg, vont plus loin et mettent en doute l’existence même du Christ. Je dois à l’amitié de P. Alfaric, un savant courageux, qui ne voulut pas rester dans l’Église quand il eut mesuré la profondeur du mensonge catholique, d’être bien documenté sur ces questions. Tout d’abord, il paraît étrange que les historiens juifs qui furent presque contemporains de Jésus, et qui connurent ses premiers disciples, ne fassent jamais allusion au fondateur du christianisme, même lorsqu’ils racontent les événements qui se déroulèrent en Judée, à l’époque où il aurait vécu. C’est le cas pour Juste de Tibériade : le patriarche Photius lisait encore ses livres aujourd’hui perdus, et il déclare qu’il n’y a trouvé : « aucune mention de la venue du Christ, des événements de sa vie, ni de ses miracles. » Quant aux deux passages de Josèphe concernant Jésus et Jacques, frère de Jésus, ce sont des interpolations ; au début du IIIe siècle, Origène ne découvrait rien de semblable dans le texte qu’il avait en sa possession. « Dans toute l’œuvre de Josèphe, note P. Alfaric, nous ne trouvons pas un paragraphe, pas une phrase, pas un mot authentiques qui concernent Jésus. » Le Talmud se borne à quelques phrases confuses et vagues, rédigées tardivement. Les Actes de Pilate, publiés soit par les païens, soit par les chrétiens, sont des faux, de l’avis unanime des érudits.

On rappelle volontiers la phrase où Suétone raconte que Claude « chassa de Rome les juifs qui, sous l’impulsion de Chrestos, s’agitaient constamment. » Même si Suétone fait allusion à Jésus, ce qui est loin d’être certain, il faut convenir qu’il est bien mal renseigné puisqu’il le prend pour un agitateur résidant à Rome. Ce qu’il dit prouverait tout au plus que le nom du Christ commençait à se répandre. En ce qui concerne Tacite, comme il écrivait ses Annales vers 117 seulement, il a pu se faire l’écho de légendes, fort développées déjà à ce moment.

Restent les Évangiles et les Épîtres pauliniennes. Or, nous savons que les Évangiles officiels n’offrent pas plus de garantie que les Évangiles apocryphes. Sur leurs auteurs, nous n’avons aucun renseignement ; nous ignorons même leurs noms, car ceux de Marc, de Luc, de Matthieu, de Jean semblent fictifs. Depuis longtemps, on les estimait postérieurs à l’an 70 ; par contre, beaucoup croyaient qu’ils avaient dû paraître avant la fin du premier siècle. De nouvelles recherches ont montré qu’ils furent rédigés dans la première moitié du IIe siècle.

Tous les exégètes indépendants s’accordent pour nier la valeur historique du quatrième Évangile. « Les récits de Jean, déclare Loisy, ne sont pas de l’histoire, mais une contemplation mystique de l’Évangile ; ses discours sont des méditations théologiques sur le mystère du salut. » Écrit par un juif hellénisant, il trace du Christ un portrait absolument contraire à celui qu’avaient donné les Synoptiques. « Si Jésus a parlé et agi comme on le voit agir et parler dans les trois premiers Évangiles, affirme encore Loisy, il n’a pas parlé et agi comme on le voit agir et parler dans le quatrième. »

Les Synoptiques forment un groupe distinct. Matthieu s’inspire de Luc, qu’il modifie par endroits ; Luc, dans la forme que nous possédons, résulte du remaniement d’un texte plus ancien, que Marcion utilisait vers 140. Couchoud pense que Marc dépend du premier Luc ; Alfaric estime, au contraire, que Luc s’est inspiré de Marc, qui serait ainsi le plus ancien des Évangiles. Mais l’accord est complet entre ces deux auteurs pour déclarer que Marc et Luc sont pareillement dépourvus de valeur historique. Dans tous les cas, il faut conclure que les récits évangéliques présentent un caractère artificiel qui doit inspirer une extrême défiance. Et l’on s’explique que, dans un moment de franchise, saint Augustin ait écrit que, s’il ne faisait pas confiance au dire de l’Église, il ne croirait pas à l’Évangile.

Quant aux Épîtres de Paul, les critiques constatent que l’édition admise vers 140 différait beaucoup de celle qui a cours, aujourd’hui, parmi les catholiques ; et les textes frauduleusement ajoutés par l’Église sont ceux que l’on invoque de préférence pour montrer que le Christ a réellement vécu. Dans l’ancienne édition, nous ne trouvons sur Jésus que des renseignements très vagues, et l’on a l’impression de nager en plein mythe. Alfaric dit :

« Le Jésus de Paul n’offre à nos yeux qu’une image fuyante. Il demeure aussi impalpable que le « fils de l’homme » entrevu par Daniel en ses « visions nocturnes », qui venait « avec les nuées des cieux », vers « l’Ancien des jours », pour recevoir une domination éternelle sur l’ensemble des peuples, et qui symbolisait, pour le voyant, les Juifs fidèles, appelés à dominer sur toutes les nations. Son individualité n’est pas plus accusée que celle de ce « serviteur de Dieu » en qui le second Isaïe personnifiait l’Israël de l’exil, souffrant et agonisant pour les péchés d’autrui, montrant ainsi la voie aux égarés, et méritant pour lui-même un merveilleux triomphe ; pour mieux dire, il ne fait qu’un avec ces antiques figures. Il est né de leur fusion, il participe à leur nature, il appartient de même au monde idéal de la foi. »

Ainsi le Christ des Épîtres pauliniennes présente tous les caractères d’un être mythologique ; il n’a rien d’un personnage historique. Par ailleurs, Couchoud fait remarquer que, dans l’Apocalypse, on ne trouve aucun détail concernant le passé humain de Jésus ; de ces visions échevelées, l’on chercherait vainement à extraire quelque donnée positive sur l’agneau « immolé avant la fondation du monde » et qui doit, plus tard, pourchasser la Bête, héritière de l’esprit du Grand Dragon.

S’il s’agissait d’une autre religion que le christianisme, on n’hésiterait pas à conclure que Jésus est un dieu fictif, comme Osiris, Attis, Mithra, et qu’il n’eut jamais d’existence que dans l’esprit de ses adorateurs. Mais les Églises qui se réclament de lui comptent des millions d’adhérents ; elles sont puissantes, disposent d’immenses ressources et prétendent dominer finalement l’ensemble de la Terre. Devant une conclusion qui soulève la réprobation presque unanime des fidèles, et qui choque même les incroyants, beaucoup d’historiens se taisent ou ne parlent pas d’une façon claire.

C’est l’espérance d’un messie, d’un Christ, si répandue parmi les juifs, qui serait à l’origine des récits évangéliques. Tous les épisodes qu’on y rencontre répondent à d’anciennes prophéties. « Tous, constate Alfaric, exploitent, à leur manière, quelque vieux thème messianique. L’Évangile se présente, dans son ensemble, comme un décalque de l’Ancien Testament. Il ne fait qu’en transposer les oracles sous une forme plus ou moins historique. » De bonne heure, il exista des recueils de témoignages messianiques, groupés sous certaines rubriques, et qui servaient aux prosélytes de la foi nouvelle. C’est dans ces recueils qu’il faut chercher l’ébauche de la première Vie de Jésus. Paul et les autres apôtres, doués comme lui d’une ardeur mystique agissante : voilà quels furent, en réalité, les vrais fondateurs du christianisme. Sans eux, la petite secte juive qui se réclamait de Jésus n’aurait jamais fait la conquête du monde romain. Pour obtenir ce résultat, elle dut se dégager de ses premières attaches, rompre résolument avec le judaïsme et ouvrir toutes grandes les portes de ses sanctuaires aux gentils. Parmi les premiers fidèles, le nombre fut considérable des cerveaux mal équilibrés et des gens sans aveu ; néanmoins, dans l’ensemble, ils étaient plus désintéressés, moins hypocrites que les chrétiens d’aujourd’hui.


Retracer l’histoire du christianisme sortirait du cadre de notre étude ; du moins, nous dégagerons les traits essentiels qui donnent une physionomie bien particulière aux principales Églises qu’il a produites : catholicisme, vieux tronc encore debout, puis Église orthodoxe et protestantisme, vigoureux rameaux qui s’en détachèrent, le premier au XIe siècle, le second au XVIe.

L’Église romaine se prétend la seule Église du Christ, hors de laquelle il n’est point de salut ; orthodoxes et protestants sont des schismatiques ou des hérétiques, sortis de la bergerie dont Jésus lui a confié la garde, et qu’elle entoure d’une épaisse barrière de dogmes. Dispensatrice des grâces divines, canal unique de la vérité, elle s’efforce, depuis des siècles, d’asservir et les corps et les cerveaux. « Dieu, en nous imposant le joug de la servitude apostolique, déclarait Boniface, nous a établis au-dessus des rois, des empereurs pour arracher, détruire, anéantir, disperser, bâtir et planter en son nom. » Tous les papes ont montré depuis, par leurs actions sinon par leurs paroles, qu’ils aspiraient à dominer souverainement. Et la Ligue apostolique se donne encore pour but, de nos jours, « le retour des nations et des peuples et de l’ordre social tout entier à Dieu et à son Christ par la Sainte Église. » Dépouillé de ses privilèges dans maintes régions, obligé de compter avec de nombreux et puissants adversaires, le clergé catholique n’ose plus, chez nous, afficher devant les laïcs ses prétentions outrecuidantes d’autrefois. Mais, dans les séminaires, on continue d’enseigner aux futurs prêtres que les autorités religieuses l’emportent, en dignité, sur les pouvoirs civils ; et, dès qu’il redevient le maître, dans l’Italie fasciste par exemple, le catholicisme se fait concéder des droits exorbitants. Héritière des traditions absolutistes de l’Empire romain, désireuse d’accroître indéfiniment ses richesses, de maintenir ses ouailles dans la plus stricte obéissance et de jouer un rôle politique de premier plan, la puissance ecclésiastique a perpétué les pires abus commis par les autorités païennes.

Dès qu’elle fut l’amie des princes et disposa des tribunaux, son arme préférée fut la violence. Les apologistes, si loquaces lorsqu’il s’agit de rappeler le souvenir des premiers chrétiens qui souffrirent pour leur foi, et dont le nombre s’avère bien inférieur à ce qu’on prétendit longtemps, oublient de rappeler qu’à peine abritée sous la tutelle d’un Constantin, meurtrier de sa femme et de son fils, l’Église catholique devint persécutrice à son tour. Et elle a fait plus de martyrs, à elle seule, que toutes les religions antiques et tous les empereurs païens réunis. Théodose et Honorius fermeront les temples et, même, prononceront la peine de mort contre les partisans du vieux culte. En 385, l’évêque espagnol Priscillien et six de ses amis furent exécutés pour crime d’hérésie ; à l’instigation de saint Cyrille, la savante mathématicienne et philosophe Hypathie fut massacrée, en 414, par des croyants fanatisés.

Pour imposer leurs idées, saint Augustin et saint Jérôme invoquèrent l’aide des pouvoirs civils ; et, en 447, le pape Léon Ier affirma qu’il était juste et bon de faire mourir les hérétiques. Monstrueuse doctrine, que les canonistes et théologiens de Rome ont toujours approuvée, et qui fit d’innombrables victimes quand le clergé fut tout-puissant. Elle légitima les horreurs commises contre les Albigeois. « Tuez toujours, Dieu reconnaîtra les siens. » proclamait l’un des bourreaux ; et, durant une vingtaine d’années, de bons catholiques gagnèrent le paradis en détruisant des villes entières, en massacrant des milliers d’innocents. C’est encore au nom du principe énoncé par Léon Ier que furent allumés les bûchers de l’Inquisition ; que l’on remplit les geôles du Saint-Office ; que l’on sonna le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois appelant les pieux catholiques au massacre de la Saint-Barthélemy ; que le duc d’Albe organisa des tueries dans les Pays-Bas, fidèle en cela aux directives de Philippe II, son maître, qui, apprenant qu’il y avait des hérétiques dans une vallée du Piémont, écrivait froidement : « Tous au gibet. » Nous pourrions remplir des pages et des pages avec la seule énumération des meurtres collectifs imputables au catholicisme. « Que nous importe de brûler cent innocents, pourvu qu’il y ait un seul coupable », disait le franciscain Conrad de Marbourg, persécuteur des Hussites.

Ce mépris de la vie humaine inspirera également l’Église dans sa conduite à l’égard des infidèles. Charlemagne ne laissa aux Saxons d’autre alternative que de recevoir le baptême ou de mourir ; en une seule fois, il en tua plus de 4.000. La conversion des Vendes, œuvre des ducs de Pologne, celle des Prussiens, due aux chevaliers Teutoniques, celle des habitants de la Lituanie, de la Livonie et de la Courlande, dont se glorifièrent les chevaliers Porte-Glaive, furent obtenues par des procédés de même ordre. Louis XIV ranimera les persécutions contre les Vaudois ; en guise de missionnaires, il enverra des soudards inhumains chez les protestants des Cévennes ; finalement, il révoquera l’Édit de Nantes, aux applaudissements de Bossuet et des autres évêques français. Voilà comment, en plein XVIIe siècle, les autorités catholiques procédaient encore pour obtenir la conversion des hérétiques !

Et les savants furent surveillés et condamnés sans ménagement. Témoin Galilée, contraint par les inquisiteurs de proclamer fausses les découvertes astronomiques auxquelles l’avaient conduit ses recherches et son génie. Au XIXe siècle, les théologiens, ne pouvant faire emprisonner les biologistes partisans des doctrines évolutionnistes, déverseront du moins sur eux des tombereaux d’injures. Délaissant un peu la lutte contre les hérétiques, avec qui elle parvient même à s’entendre, l’Église romaine tourne sa fureur, à l’heure actuelle, surtout contre les incroyants. En Espagne, Ferrer fut sa victime ; en Amérique, Sacco et Vanzetti eurent pour bourreaux les puritains. Catholiques et protestants se réconcilient sur le dos des libres-penseurs, leurs adversaires communs.


Au besoin de dominer, à l’amour de la violence, le catholicisme joint un esprit autoritaire qui se manifeste par l’omnipotence pontificale et par le rôle essentiel que joue la hiérarchie ecclésiastique. L’organisation de l’Église fut simple, à l’origine. Des diacres et des diaconesses s’occupaient de tout ce qui concernait la charité ; par ailleurs, un évêque (du grec episcopos, surveillant) ou un prêtre (du grec presbuteros, plus âgé) présidaient les assemblées des fidèles. Ces derniers se réunissaient pour lire les livres saints et prier ; ils célébraient aussi des agapes ou repas d’amour. C’est à l’imitation de la hiérarchie en usage parmi les fonctionnaires de l’Empire que fut instaurée, ensuite, la hiérarchie ecclésiastique : dans l’ordre religieux, l’évêque devint l’équivalent du préfet.


Les évêques des grands centres possédaient une influence plus considérable ; mais la primauté de celui de Rome ne fut reconnue qu’après de longs siècles de résistance, grâce à la politique rusée de papes dépourvus de scrupule. « La primauté de saint Pierre sur l’Église universelle, écrit Turmel (sous le pseudonyme de Louis Coulange), a été inventée pour faire échec à l’accaparement de Paul par Marcion ; elle est le produit artificiel de la polémique antimarcionite. Elle a fait son entrée dans l’Évangile de Matthieu aux environs de 150, quelques années avant le Dialogue de Justin, qui la connaît. Telle est l’origine du premier fondement de la papauté. » Et le même auteur, dont on connaît la merveilleuse érudition, estime, comme beaucoup d’autres, que saint Pierre ne vint jamais à Rome : « Les prétendues attestations de la venue de saint Pierre à Rome sont dénuées de toute valeur historique. Cette venue n’est pas un fait, c’est une thèse destinée à neutraliser le culte dont était l’objet le tombeau de saint Paul situé, disait-on, sur la voie Appienne. Les absents ayant toujours tort, saint Pierre, chef de l’Église, aurait été fâcheusement handicapé par le tombeau de saint Paul s’il n’avait eu lui-même son tombeau à Rome et, par conséquent, s’il n’était venu dans la ville impériale. Aux environs de 150, on enseigna que saint Pierre était venu à Rome, et l’on montra son tombeau près d’un térébinthe, au pied de la colline du Vatican, à l’endroit où, en 64, la férocité de Néron s’était acharnée sur les chrétiens. Et l’on expliqua que le grand apôtre avait été l’une des victimes du monstre impérial. Vers le même temps, aux environs de 165, parurent des textes aux termes desquels les deux apôtres Pierre et Paul avaient fondé ensemble l’Église romaine et avaient remporté le même jour la palme du martyre. »

Le soi-disant hommage rendu par Irénée à la prééminence de l’évêque de Rome repose sur une faute commise par certains traducteurs et n’est qu’une illusion. Saint Cyprien, saint Basile, saint Jérôme, saint Augustin n’ont pas cru à la primauté du siège épiscopal romain ; et c’est en termes pleins de mépris qu’ils ont parlé, à plusieurs reprises, de ceux qui l’occupaient. Le pape Libère, devenu hérétique, condamna saint Athanase et se rangea du côté des ariens. C’est l’édit de Gratien, mettant les forces policières de l’empire au service de l’évêque de Rome, qui fonda la suprématie papale. Maintenu et appliqué par les successeurs de Gratien, cet édit, qui est de 378, obligea les évêques à se soumettre aux injonctions de quelqu’un qui, jusqu’alors, était, pour eux, non un chef, mais un collègue. Grâce à des prodiges de diplomatie et à d’adroites supercheries, en particulier à la publication des fausses décrétales, vers 850, le pape vit sa puissance croître progressivement dans le domaine spirituel.

D’autres faux lui permirent de devenir souverain temporel. « En 756, dit Turmel, l’apôtre saint Pierre écrivit du haut du ciel à Pépin une lettre éplorée pour lui signaler le danger qui menaçait son tombeau, son église et pour lui enjoindre, sous les peines les plus graves, de venir sans retard à son secours. En 774, Charlemagne reçut du pape Adrien 1er une copie de la Donation de Constantin, acte par lequel le premier empereur chrétien accordait en toute propriété à l’Église romaine d’immenses territoires. Il fut, cela va sans dire, chaleureusement invité à remettre en vigueur cette « donation » que le malheur des temps avait anéantie. Or, la première de ces impostures était l’œuvre d’Étienne II ; la seconde avait pour auteur le pape Adrien. Cette dernière fut exploitée par les papes jusqu’au jour où un chanoine de Saint-Jean-de-Latran, Laurent Valla, dévoila la supercherie, en 1450. »

On sait qu’au point de vue temporel, les évêques de Rome prétendront plus tard commander aux rois ; d’où d’interminables luttes entre le sacerdoce et le pouvoir séculier, luttes qui nuiront finalement au prestige de la papauté. L’État pontifical disparut complètement en 1870, l’administration du vicaire de Jésus-Christ étant devenue insupportable à tous, même aux bons catholiques. En excommuniant le roi d’Italie, Pie IX déclara que jamais ni lui ni ses successeurs ne pardonneraient à ses spoliateurs. Pourtant, contre une grosse somme d’argent, de nombreux privilèges et la reconnaissance de son autorité absolue sur un minuscule État, Pie XI s’est réconcilié avec le gouvernement italien.

Au point de vue religieux, l’infaillibilité du pape en matière de dogme et de morale a été proclamée, en 1870, par le concile du Vatican. En conséquence, le pontife romain possède maintenant, dans l’Église, un pouvoir absolu ; et telle est la sottise de la majorité des catholiques qu’ils applaudiraient vigoureusement s’il lui plaisait, demain, de décréter qu’il est une incarnation divine. Prêtres, évêques, archevêques, cardinaux ne sont plus que d’humbles fonctionnaires du Vatican. Étroitement surveillés par les émissaires de Rome, ils sont admonestés vertement, dès qu’on surprend chez eux la moindre velléité d’indépendance. Pour lutter contre le modernisme, une société secrète, la Sapinière, fut même organisée, avec l’approbation de Pie X et sous le haut patronage du cardinal secrétaire d’État ; elle espionnait les prélats et les autres personnages en vue du monde ecclésiastique. Conversations privées, correspondances particulières, rien n’échappait à la surveillance des délateurs. Un accident ayant révélé, en 1915, l’existence de cette mystérieuse association (et le scandale menaçant, après-guerre, de prendre de vastes proportions), le pape se décida à prononcer officiellement sa dissolution. Si elle ne subsiste pas, camouflée avec soin, c’est qu’une autre société secrète l’a remplacée, se proposant, elle aussi, de veiller à la stricte application des volontés pontificales.

Le célibat imposé aux prêtres permet, d’ailleurs, à la puissance vaticane d’obtenir un rendement maximum des fonctionnaires dont elle dispose. Déjà, le pape Sirice avait défendu aux prêtres et aux évêques de se marier, en 385 ; mais son ordonnance ne fut jamais sérieusement appliquée. Au XIe siècle, les ecclésiastiques étaient en majorité pourvus d’épouses ou de concubines, même à Rome.

« La masse du clergé, déclarera le pape Victor III parlant de cette époque, perdit toute retenue. Les prêtres et les diacres, sans souci de la pureté de cœur et de corps requise pour toucher les sacrements du Seigneur, se marièrent, tout comme les laïcs, et transmirent par héritage leurs biens aux enfants issus de leur mariage. Des évêques eux-mêmes se rencontrèrent qui, foulant aux pieds toute pudeur, prirent des épouses. Cette exécrable coutume sévissait surtout à Rome, dans cette ville dont l’apôtre Pierre et ses successeurs avaient fait autrefois le foyer de la religion… La chaire apostolique fut occupée pendant quelques années par des hommes qui n’étaient pontifes que de nom. Après eux, un certain Benoît, grâce à l’argent distribué dans le peuple par son père, fit l’acquisition du souverain pontificat. Ce que fut alors sa vie, ce que furent les turpitudes et les abominations dont il se souilla, je rougis de le dire. »

Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII, obligea les prêtres à éloigner leurs femmes ; et, comme certains évêques ne voulaient pas appliquer l’ordonnance pontificale, il conseilla aux fidèles de chasser honteusement les membres du clergé qui, publiquement du moins, ne répudiaient pas leurs épouses ou leurs concubines. Avec l’aide du peuple, il réussit à imposer, dans plusieurs régions, une loi dont l’unique résultat fut d’accroître prodigieusement l’hypocrisie sacerdotale. Dès le milieu du XIIIe siècle, saint Bonaventure pourra écrire : « La plupart des vicaires sont tellement vicieux qu’une honnête femme craint de se déshonorer en conversant secrètement avec eux… Nous constatons que la grande majorité du clergé se compose de débauchés notoires, qui ont des concubines soit chez eux, soit à l’extérieur, et qui, au su de tout le monde, ont des relations avec plusieurs femmes. » La réforme d’Hildebrand avait produit des conséquences qu’on ne prévoyait pas.

Si déplorable était la réputation des prêtres au XVIe siècle que l’empereur Charles-Quint et son successeur Ferdinand, le roi de France Charles IX, les ducs de Bavière et de Clèves conseillaient vivement au pape d’abolir le célibat ecclésiastique. Officiellement, l’Église l’a maintenu ; d’où une incroyable floraison de vices, et de continuelles affaires de mœurs, que les tribunaux bien-pensants étouffent de leur mieux, mais que le public parvient à connaître, malgré le silence d’une presse désireuse de plaire au clergé. Le droit de se marier fut l’une des revendications qui, après la guerre de 1914–1918, conduisirent un grand nombre de prêtres tchèques à rompre avec Rome. Dans l’Amérique du Sud et dans certains pays de mission, l’autorité ecclésiastique ferme volontairement les yeux sur le concubinage des curés, qu’elle autorise ainsi d’une façon indirecte. Orthodoxes et protestants estiment, en ce qui les concerne, que le mariage est pour les ministres du culte une garantie de vertu.

Pour terminer, signalons que dans le catholicisme, comme dans l’Église grecque, les cérémonies ont gardé, dans l’ensemble, un caractère magique qui rappelle croyances et rites des peuples de l’Antiquité. C’est à l’aide des sacrements que prêtres ou évêques transmettent la grâce divine aux fidèles ; et tout sacrement requiert un signe visible, un élément naturel, eau, sel, huile, pain, vin, etc., qui exerce une action sanctifiante et devient un ferment de vie spirituelle. Par le baptême, qui simule une noyade, le profane est incorporé à l’Église et purifié du péché originel ; par l’imposition des mains et l’onction du chrême, le confirmé reçoit des grâces de force et de sagesse, le nouveau prêtre une effusion du Saint-Esprit qui le rend apte à l’exercice des fonctions sacerdotales : extrême-onction et absolution lavent la conscience du pécheur qui se soumet aux ordonnances ecclésiastiques ; enfin, le pain et le vin eucharistiques, mystérieusement transsubstantiés par l’officiant qui célèbre la messe, permettent d’ingurgiter le corps et le sang de Jésus.

À la base de ces pratiques, nous retrouvons la croyance à une force mystérieuse et vague, qui donne à certains éléments soigneusement choisis et consacrés d’une façon rituelle, une vertu toute particulière. Comme le sorcier nègre, le curé catholique croit à l’efficacité des gestes qu’il accomplit, des paroles qu’il prononce dans l’exercice de ses fonctions. Mais, parce qu’il place la liberté parmi les attributs divins, le théologien d’Europe aboutit à des complications doctrinales que le magicien d’Afrique ignore. Néanmoins, pour qui réfléchit, le talisman du sauvage s’avère le frère jumeau du scapulaire que porte le pieux fidèle des pays latins.



Lorsque Constantinople devint la capitale d’un grand empire, l’évêque de cette ville, gratifié par l’autorité impériale du titre de patriarche œcuménique, fut investi sur les églises orientales d’une autorité qui rappelait celle que le pape exerçait en Occident. Moins favorisés par les circonstances que leurs collègues de Rome, et peut-être aussi moins ambitieux, les patriarches de Constantinople ne devaient, d’ailleurs, jamais jouer un rôle aussi brillant ; leur suprématie est restée d’ordre plutôt honorifique. Toutefois, les prétentions des papes leur semblèrent, de bonne heure, intolérables, et Photius, au IXe siècle, rejeta les innovations préconisées par Rome. Aussi, les Grecs refusèrent-ils de modifier leur credo et d’admettre que le Saint-Esprit procède, non seulement du Père, mais encore du Fils. Au milieu du XI, le pape et le patriarche s’excommunièrent mutuellement ; dès lors, la séparation entre l’Église latine et l’Église orthodoxe fut complète.

C’est vainement que l’on a tenté, depuis, d’opérer une réconciliation ; même en 1439, lorsque les Turcs menaçaient Byzance, l’accord fut impossible. En 1894, Léon XIII, qui avait écrit une lettre amicale au patriarche, reçut une réponse qui ruinait tous ses espoirs. Après la disparition du tsarisme, en 1917, le Vatican s’imagina que les Russes tourneraient facilement les yeux vers Rome, et ses diplomates cherchèrent à circonvenir le gouvernement soviétique. N’ayant pu rien obtenir et voyant l’incroyance triompher en Russie, les papes ont alors multiplié les anathèmes à l’adresse de ce dernier pays.

À l’instar du catholicisme, l’Église orthodoxe utilise le canal de la hiérarchie pour transmettre aux fidèles l’enseignement religieux et les grâces sacramentelles ; elle se glorifie de procéder d’une succession apostolique régulière et ininterrompue. Si elle accorde l’infaillibilité aux conciles œcuméniques, elle la refuse au patriarche de Constantinople aussi bien qu’au pape. Symbole vivant de l’orthodoxie, le patriarche reçoit de grands honneurs ; par contre, son pouvoir effectif est très limité. Plusieurs églises nationales écartent même toute prétention de sa part à les contrôler. En outre, les conciles reconnus œcuméniques sont au nombre de sept seulement et s’arrêtent à celui de Constantinople. Les Grecs repoussent les dogmes adoptés depuis par les catholiques, ceux du Purgatoire, de l’Immaculée Conception, de l’Infaillibilité pontificale, par exemple. Comme l’Église romaine, ils ont sept sacrements et admettent, au sujet de l’eucharistie, la doctrine de la transsubstantiation.

Les moines sont astreints au célibat ; c’est parmi eux que se recrutent les chefs ecclésiastiques. On oblige, au contraire, les popes ou prêtres séculiers à se marier avant l’ordination du diaconat ; mais on leur interdit de se remarier. La réputation d’ignorance et de vénalité faite aux popes s’avère pleinement justifiée ; de plus, beaucoup sont des ivrognes incorrigibles. À l’abri des hautes murailles de leurs monastères, les moines mènent une vie que le public suppose édifiante, mais que les initiés déclarent scandaleuse. Certains couvents, ceux du Mont Athos en particulier, jouissent d’une renommée mondiale. Nulle femme, nul animal femelle n’y doivent pénétrer ; et les religieux passent leur temps à psalmodier, célébrer des offices, accomplir de petits travaux. Les confidences d’un Grec, resté croyant d’ailleurs, et qui avait longtemps séjourné sur le Mont Athos m’ont appris que bien des femmes acceptent d’endosser l’habit monacal et s’en félicitent, plus tard, tant leurs compagnons masculins se montrent serviables et galants. Puis la pédérastie est, non seulement tolérée, mais encouragée par les supérieurs : pour leur usage personnel ou pour satisfaire leurs moines, quelques-uns possèdent de véritables harems de jouvenceaux, qu’ils costument en jeunes demoiselles, afin de les rendre plus appétissants. Mon confident avait assisté, en personne, à des scènes où de hauts dignitaires ecclésiastiques se livraient, en compagnie de religieux blasés, à des pratiques anormales sur des garçons impubères. En Grèce, comme chez nous, le mysticisme s’allie sans peine à l’érotisme le plus effréné.

De longues cérémonies liturgiques permettent aux moines de manifester, les jours de fêtes, une dévotion dont l’ardeur édifie les croyants. Archaïque et pompeux, le service divin est célébré dans les langues nationales anciennes, en vieux slavon, par exemple, chez les Russes ; il garde un caractère mystérieux, et la consécration eucharistique, restée un acte d’initiation, demeure cachée aux yeux des profanes. Sans être étayé par des dogmes nouveaux, le culte de la Vierge a pris, chez les orthodoxes comme chez les catholiques, un développement extraordinaire ; les saints pullulent, et les icônes sont l’objet d’une vénération universelle. Le clergé orthodoxe est trop ignorant pour qu’un mouvement moderniste sérieux ait pu le secouer, à notre époque. Concernant le pouvoir civil, il fait preuve d’une bassesse d’âme et d’une soumission répugnantes ; dans leurs États, les souverains balkaniques sont les vrais chefs de la religion ; le tsar gouvernait l’Église russe avant-guerre, par le moyen du Saint-Synode. Toutefois, les orthodoxes, bien différents en cela des catholiques, n’affichent pas un mépris transcendant à l’égard des hérétiques. L’union des Églises étant de nos jours une idée à la mode dans les pays anglo-saxons, ils s’associent volontiers aux manifestations internationales organisées par les protestants et les anglicans. Considérée comme un élément d’unité nationale, la religion orthodoxe reste forte de l’appui des gouvernements, dans les pays balkaniques. Cependant les rapides progrès que l’athéisme fait en Russie démontrent que les Églises orientales sont des institutions périmées, destinées à disparaître dans un avenir plus ou moins lointain.


L’ambition sans frein des papes, la corruption des dignitaires ecclésiastiques, la tyrannie exercée par les moines et les prêtres furent les causes profondes qui favorisèrent le développement du protestantisme, au XVIe siècle. Une querelle théologique entre l’augustin Martin Luther et le dominicain Tetzel, concernant la vente des indulgences, fut l’étincelle qui alluma l’incendie, en 1517. Ayant pu échapper à la prison et au bûcher, grâce à des protecteurs puissants, Martin Luther rompit définitivement avec le pape, et organisa une Église dont la doctrine fut précisée dans la Confession d’Augsbourg. En peu de temps, il se vit entouré de partisans nombreux ; des princes et des prélats se déclarèrent pour lui. Conservateur dans l’ordre politique et social, Luther combattit sans pitié les réformateurs anabaptistes qui troublaient la quiétude des possédants et réclamaient la communauté des biens. À côté de lui, il faut faire une place à Mélanchton, un érudit que son tempérament personnel inclinait vers la conciliation.

À Genève, se dressa l’austère figure de Calvin ; pape et roi tout ensemble, ce théologien alla beaucoup plus loin que Luther, supprima toute pompe cultuelle et ne ménagea pas les grands. Il voulait régner en maître ; et, pour l’avoir contredit, Michel Servet fut brûlé vif. Nous devrions encore parler de Zwingle, de Guillaume Farel, de John Knox et de beaucoup d’autres réformateurs et fondateurs de sectes, ainsi que de Frédéric II de Norvège, du Suédois Gustave Wasa et des divers souverains qui, au XVIe siècle, modifièrent la religion de leurs peuples, si nous entreprenions de retracer l’histoire du protestantisme. Nous voulons seulement indiquer sa situation actuelle et montrer quel esprit l’anime dans l’ensemble.

C’est à la Bible, interprétée à la lumière du Saint-Esprit et du symbole dit des apôtres, que l’autorité appartient, chez les protestants. Le fidèle entre en rapports immédiats et personnels avec la divinité par la lecture des livres saints et par la prière. Dépouillé de son caractère sacré, le prêtre n’est point l’intermédiaire indispensable entre le Christ et les croyants. Plus instruit et plus pieux, il est simplement chargé de prêcher la doctrine évangélique, d’instruire ceux qui ne peuvent étudier par eux-mêmes et de présider les assemblées du culte. Aussi n’est-il pas voué au célibat ; et l’imposition des mains, par d’autres pasteurs, ne lui confère-t-elle pas un pouvoir magique, comparable à celui dont le prêtre catholique est investi par le sacrement de l’Ordre.

D’après le protestantisme orthodoxe, c’est la foi en Jésus, victime expiatoire immolée pour le salut des hommes, qui sauve le chrétien. Mais son sacrifice, accompli une fois pour toutes, ne se renouvelle pas chaque jour, à la messe, comme le prétendent les catholiques ; et les œuvres ne sont pas indispensables pour que la foi soit efficace. Quant à la prédestination des âmes au ciel ou à l’enfer, elle a été soulignée avec force par Calvin : s’appuyant sur saint Paul et sur saint Augustin, il estime que, la foi étant un don surnaturel, ceux-là seuls seront sauvés que Dieu a désignés pour recevoir cette grâce. La doctrine luthérienne est moins désespérante. Ajoutons que, par bonté d’âme, de nombreux protestants supposent qu’avant de condamner l’incroyant à l’enfer, d’une façon définitive, Dieu lui offrira de nouveau la possibilité de reconnaître Jésus pour son rédempteur. De l’Église universelle, le protestantisme n’exclut ni les orthodoxes, ni les catholiques, plus généreux en cela que les théologiens de Rome ; et la diversité des sectes, résultat nécessaire de la doctrine du libre examen, lui semble conciliable avec l’unité mystique du royaume de dieu.

Incontestablement, il répond à une tentative de sécularisation dans le domaine religieux, car il nie que Jésus ait voulu organiser une société rigidement hiérarchisée, avec des fonctionnaires dont les pouvoirs seraient méticuleusement dosés par le Saint-Esprit. L’archevêque luthérien d’Upsal, qui dirige l’Église suédoise, possède un pouvoir administratif considérable et jouit d’une grande influence ; il ne prétend pas avoir un pouvoir d’ordre spécial et détenir ce que les catholiques appellent la plénitude du sacerdoce. Même lorsqu’on les dénomme épiscopaliennes, les Églises protestantes restent presbytériennes dans leur essence, car la puissance de l’évêque est de nature purement administrative. Dans l’Église réformée, les mesures d’intérêt général sont prises par le synode, assemblée élue de pasteurs et de laïcs ; le synode désigne un représentant ecclésiastique pour inspecter les membres du clergé. L’Église anglicane affiche des préoccupations sacramentaires et des prétentions hiérarchiques qui la différencient aussi bien du luthéranisme que du calvinisme, mais elle se situe elle-même hors du protestantisme.

Luther rejetait la transsubstantiation et n’admettait point la présence du Christ sous les espèces eucharistiques ; néanmoins, il croyait à l’existence, dans le pain et le vin, d’un élément sanctifiant. Cette présence spirituelle, Zwingle et Calvin la rejetèrent ; pour eux, c’est le Christ qui accorde une grâce spéciale au croyant dans le repas sacramentel. Les discussions sur ce sujet ne sont pas encore terminées ; luthériens, calvinistes, zwingliens s’accordent cependant pour rejeter l’opus operatum au pouvoir sanctificateur des éléments eux-mêmes ; et, dans cette question, pasteurs et fidèles jouissent de la plus grande latitude pour s’inspirer de leurs préférences personnelles.

L’austérité du culte protestant contraste avec les pompes des cultes orthodoxe et catholique. Des chaises, une table de communion sur laquelle se trouve la Bible, une chaire, un orgue ou un harmonium, voilà tout le mobilier d’un temple ; pas d’images, pas d’ornements, rien qui parle aux yeux. Lecture de l’Évangile et sermon constituent la partie centrale des offices ; les cérémonies liturgiques sont d’une grande simplicité. Dans certaines sectes, chez les quakers par exemple, le culte est même dépourvu de toutes les simagrées traditionnelles.

Dès la fin du XVIe siècle, les unitaires, auxquels se joignirent bientôt les sociniens, enseignèrent une sorte de déisme rationaliste, rejetant le mystère de la trinité, le salut par la foi et soumettant les Saintes Écritures à une sévère critique. Ils furent persécutés aussi bien par les protestants que par les catholiques. Au milieu du XIXe siècle, des théologiens rationalistes, entre autres Schérer, Réville, Colani, combattirent la doctrine paulinienne de l’expiation par le sang et ne virent plus en Jésus qu’un homme supérieur, guide et modèle du chrétien. Des luttes éclatèrent ; Pécaut, Schérer, d’autres encore, quittèrent le pastorat ; et au synode de 1872, présidé par Guizot, la fraction libérale fut vaincue par les orthodoxes. Grâce aux efforts de quelques hommes intelligents, le protestantisme libéral devait reprendre vie plus tard.

Le symbolo-fidéisme d’Eugène Ménegoz et d’Auguste Sabatier, dont nous avons précédemment exposé les idées essentielles, obtint, par la suite, un succès retentissant et durable. Moins rigide que le catholicisme, aujourd’hui momifié dans un culte et des dogmes désuets, le protestantisme est capable de transformations qui prolongeront son existence. À l’instar de l’Église romaine, il exporte, chez les infidèles, de nombreux missionnaires, qui s’occupent moins de prêcher l’Évangile que de faciliter la besogne des diplomates et des généraux d’Occident. Parce qu’on ne prétend pas les astreindre à une vie anormale, les pasteurs, qui séjournent dans les colonies européennes ou chez des peuples encore arriérés, gardent néanmoins, dans l’ensemble, une dignité personnelle que les moines, envoyés par le pape, perdent très souvent.

Bien qu’il se sépare du protestantisme, l’anglicanisme le rappelle par maints côtés. Il eut pour origine les fantaisies voluptueuses d’Henri VIII. Ce prince voulait répudier sa femme, tante de Charles-Quint, pour épouser Anne de Boleyn ; mais, afin d’être agréable à l’empereur, le pape refusa d’annuler son mariage. Rompant avec Rome, dont il avait soutenu la cause jusque là, Henri VIII se proclama chef suprême de l’Église d’Angleterre. Après de nombreuses fluctuations, dues aux caprices des souverains qui lui succédèrent, l’anglicanisme prit une forme stable sous la reine Elisabeth, qui rendit obligatoire, en 1552, un Prayer Book où l’on cherchait à concilier le dogme catholique avec la pensée protestante. Aujourd’hui, l’Église anglicane continue d’associer des doctrines opposées : elle se déclare anti-papiste et anti-conciliaire, mais se prétend apostolique et reste hiérarchisée ; elle croit à la présence presque matérielle du Christ dans la Cène, mais rejette le changement de substance ; elle reconnaît l’autorité de la Bible, mais s’inspire aussi des décisions prises par l’assemblée des évêques anglais. Demeurée étrangère ou presque aux recherches des exégètes rationalistes, jouissant de privilèges enviables, elle s’intéresse surtout aux questions concernant le cérémonial liturgique. On y distingue trois tendances, la Low-Church, la Broad-Church et la High-Church. Cette dernière se rapproche beaucoup du catholicisme ; c’est d’elle qu’est né le mouvement tractarien, qui devait conduire plusieurs clergymen d’Oxford, en particulier Newmann, à admettre l’autorité du pape. Un nouveau Prayer-Book, où les aspirations vers le catholicisme se faisaient jour, a été rejeté par la Chambre des communes, voici quelques années. Par ailleurs, Rome a toujours refusé de reconnaître la validité des ordinations anglicanes, ce qui froisse douloureusement l’orgueil du clergé britannique. Toutes ces querelles, bien insignifiantes aux yeux d’un penseur rationaliste, montrent à quelles sottes et niaises disputes aboutissent les préoccupations confessionnelles.



Parmi les religions non chrétiennes, il en est qui possèdent des centaines de millions d’adhérents ; c’est le cas du brahmanisme, du bouddhisme, du mahométisme. Sans nous attarder à les décrire longuement, nous indiquerons de quelles croyances fondamentales s’inspirent leurs spéculations théologiques, et quels principes généraux dominent morale et culte qu’elles préconisent.

Le brahmanisme possède une abondante littérature sacrée. C’est aux Védas, formulaires liturgiques et recueils d’hymnes et de prières, que revient la première place ; le Rig-Véda est le plus ancien de ces écrits, l’Atharvéda le plus récent. Livres saints, aussi, les Brâmanas, qui sont des commentaires des textes sacrés ; les Sûtras et les Upanishads, vrais manuels théologiques ; les Purânas, recueils de légendes et de commentaires théologiques dont l’ensemble comprend 1.600.000 vers ; les grandes épopées où sont rapportés les exploits des héros et des dieux : le Râmâyana raconte les merveilles accomplies par Rama, en 48.000 vers, le Mahâbhârata a besoin de 200.000 vers pour narrer les luttes de Krichna. Le Code de Manou a été rédigé en vers depuis le début de l’ère chrétienne, mais son origine serait très ancienne, d’après les brahmanes ; on y trouve des prescriptions religieuses et sociales, inspirées de la législation du nord de l’Inde, et répondant à un idéal que les prêtres ne parvinrent jamais à réaliser intégralement. Textes inintelligibles, récits incohérents et diffus, extravagances et bizarreries de tous genres abondent dans ce fatras sacré ; on trouve aussi d’admirables maximes et des passages merveilleux de poésie.

Forces naturelles cachées sous des noms divins, les dieux védiques ont quelque chose d’impersonnel et de vague. Agni, le feu, que les auteurs des livres saints célèbrent avec enthousiasme, est le protecteur du foyer ; Ushas personnifie l’aurore ; Rudra est le père des esprits du vent ; Indra déchaîne les orages ; Varuna veille au maintien des lois physiques et morales. Sous les symboles mythologiques ou les voiles du ritualisme percent les tendances panthéistiques ; la croyance à l’efficacité magique des paroles et des gestes sacrés s’affirme avec force. Sans disparaître, les dieux védiques sont passés, depuis, au second rang.

Dans l’indouisme actuel, la trimourti ou trinité, composée de Brahma, de Vichnou et de Siva, occupe les grands rôles. Brahma, le créateur du monde, première émanation de Brahm, le dieu suprême, représente l’être descendant dans la forme, la substance se révélant dans le phénomène. Pour propager l’espèce humaine, il produisit de sa bouche le brahmane, de son bras le kchatriya, de sa cuisse le vaiçya et de son pied le soûdra ; d’où quatre castes : celle des prêtres, celle des guerriers, celle des marchands et des agriculteurs, enfin celle des ouvriers. Mais Brahma, dieu trop métaphysique, est loin d’être aussi honoré dans l’Inde que la seconde ou la troisième émanation de Brahm : Vichnou le conservateur, Siva le destructeur. Vichnou est souvent descendu sur terre, tantôt sous une forme animale, tantôt sous une forme humaine : Krichna et Rama furent deux incarnations de ce dieu. Dans son dernier avatar, il prendra l’aspect d’un cheval blanc, exterminateur de notre terre envahie par le mal. La présence de Lakchmi, l’épouse de Vichnou, a permis d’introduire un élément de mysticisme sensuel dans le culte de ce dieu.

La taille et les bras entourés de serpents, un collier de crânes autour du cou, la bouche vomissant des flammes, Siva personnifie la mort. Toutefois, ce dieu ne détruit et ne tue que pour renouveler. Il a des épouses amoureuses et sanguinaires ; l’une d’elles, Kali, est honorée par la mystérieuse association des thugs, ou étrangleurs, ainsi nommés parce qu’ils n’égorgent pas mais étranglent les victimes humaines offertes à la déesse. À côté des grands dieux, on trouve une multitude d’autres divinités ; l’origine des dieux, du monde, des hommes a donné naissance à des légendes nombreuses et contradictoires ; les plus extraordinaires superstitions trouvent dans l’Inde une terre bien préparée. On sait que la vache est l’objet d’une profonde vénération ; dans les temples, des bayadères exécutent des danses rituelles.

Deux idées expliquent et commandent les prescriptions morales du brahmanisme : celle de la migration des âmes, qui correspond à la métempsychose des Grecs, et celle de la valeur de l’ascétisme comme moyen de libération. Certes, nous trouvons des conseils d’une grande sagesse dans les livres sacrés. « Une seule bonne action, dit le Code de Manou, vaut mieux que mille bonnes pensées, et ceux qui remplissent leurs devoirs sont supérieurs à ceux qui les connaissent. » Nous lisons ailleurs : « Que l’homme ne fasse pas aux autres ce qui lui serait douloureux à lui-même. » L’auteur du Mahâbhârata place dans la bouche de Krichna, une des incarnations de Vichnou, cette magnifique justification des interventions du dieu ici-bas : « Quand la justice languit, quand l’injustice se relève, alors je me fais moi-même créature, et je vais d’âge en âge, pour la défense des bons, pour la ruine des méchants, pour le rétablissement de la justice. » Nous pourrions multiplier les citations de ce genre ; et nous n’avons garde d’oublier que le brahmanisme recommande d’être plein de bonté pour les animaux. Mais nous ne partageons point l’admiration témoignée à l’indouisme par maints écrivains d’Europe ; la sympathie que nous éprouvons pour la personne et l’œuvre de Gandhi ne peut nous réconcilier avec la monstrueuse organisation secrète issue de la religion nationale de l’Inde.

Sans nous arrêter aux ignobles mariages d’enfants, à la coutume, heureusement abolie, de contraindre les veuves à se brûler vivantes pour ne pas survivre à leur mari, au fanatisme des dévots se faisant écraser par les roues du char qui, chaque année, promène à travers Jagannath l’idole de Vichnou, nous rappellerons seulement les règles édictées par le Code de Manou, concernant le régime des castes.

« Que le nom d’un brahmane, dit-on, par le premier des deux mots dont il se compose, exprime la faveur ; celui d’un kchatriya la puissance ; celui d’un vaiçya la richesse ; celui d’un soûdra l’abjection. » Car « le souverain maître n’assigne au soûdra qu’un seul office, celui de servir les classes précédentes sans déprécier leur mérite. »

Le brahmane est considéré presque comme un dieu : « En venant au monde, il est placé au premier rang ; souverain seigneur de tous les êtres, il veille à la conservation des lois civiles et religieuses. » « Un brahmane possédant le Rig-Véda tout entier ne serait souillé d’aucun crime, même s’il avait tué tous les habitants des trois mondes. » Bien que très respecté, le guerrier n’est rien à côté du prêtre : « Un brahmane âgé de dix ans et un kchatriya parvenu à l’âge de cent ans doivent être considérés comme le père et le fils : c’est le brahmane qui est le père. » Le roi, lui aussi, a l’obligation de s’incliner : « Il doit bien se garder d’irriter les brahmanes en prenant leurs biens ; car une fois irrités, ils le détruiraient sur-le-champ avec son armée et ses équipages par leurs imprécations et leurs sacrifices magiques. »

Par contre, le soûdra est, en raison de sa naissance, condamné à toutes les ignominies. Le tuer n’est qu’une peccadille ; on lui défend de s’enrichir ; pour se nourrir, il faut qu’il se contente des restes de ses maîtres ; pour se vêtir, il reçoit leurs vieux habits. S’il prétend donner des avis aux brahmanes, « que le roi lui fasse verser de l’huile bouillante dans la bouche et l’oreille » ; s’il insulte l’un d’eux, il mérite d’avoir la langue coupée ; s’il profère des outrages à l’adresse de leur caste, on enfoncera dans sa bouche un stylet rougi au feu et d’une longueur de dix doigts. Au XVIIIe siècle, les hommes des classes supérieures pouvaient encore tuer tout soûdra qui osait les regarder en face. Une religion qui aboutit à des excès pareils est indéfendable ; et cet exemple montre jusqu’où va l’outrecuidance cléricale, lorsque les prêtres commandent souverainement.


Moralement supérieur au brahmanisme d’où il est sorti, le bouddhisme rejette l’odieux système des castes. « La doctrine que j’enseigne, disait son fondateur, ne distingue pas entre les grands et les petits, les riches et les pauvres. Il n’y a en soi ni préférence, ni aversion pour qui que ce soit. Nous devons notre amour à tous les êtres, et celui qui a de la haine pour ses semblables se hait lui-même. Si les hommes font le mal, c’est par ignorance. Il faut donc avoir compassion d’eux et les éclairer. » Une charité qui ne distingue pas entre les hommes et qui s’étend à tous les êtres, même aux animaux, voilà ce que Gautama conseillait à ses disciples. Bien avant l’Évangile, il avait énoncé cette maxime que les chrétiens admirent : « Aimez-vous les uns les autres. » Forme du renoncement à soi-même, antidote de l’égoïsme comme le mépris des plaisirs sensuels, cette charité garde d’ailleurs un caractère plutôt passif.

Hostile au ritualisme brahmanique et aux prétentions des prêtres, le bouddhisme primitif n’admit ni sacerdoce, ni sacrifices ; il ne se préoccupa même pas de l’existence des dieux, et l’on a pu dire de lui qu’il fut, à l’origine, une religion athée. Comment éviter les renaissances et supprimer la douleur ? Tel était le problème que se posait Gautama et qu’il parvint à résoudre après de longues années de méditation. Partout règnent la misère et la souffrance. Nous ne mourons que pour renaître et ne naissons que pour mourir. Nos existences découlent les unes des autres ; les événements de notre vie actuelle récompensent ou punissent les actions accomplies dans une existence antérieure ; ce qui adviendra plus tard sera la conséquence de notre manière de vivre présente. Bonheur, malheur que l’homme éprouve aujourd’hui résultent, le premier du bien qui ennoblit son âme, le second du mal qui la souilla au cours de ses vies transitoires. Atteindre au repos, arriver après l’expiation définitive au terme de nos pérégrinations, voilà le désir de nos esprits las. Et, justement, Bouddha connaît la route qui conduit au calme suprême, au bienheureux nirvâna.

Tuer le désir de vivre, non par le suicide qui n’arrête point la série des renaissances, mais par un renoncement total, par un ascétisme qui n’a pas besoin d’être inutilement cruel, c’est, assure Cakyamouni, le bon moyen d’entrer dans l’absolu repos. Ayant constaté que « la soif de l’existence » s’avère la cause primordiale de nos multiples peines, il ajoute : « Voici la vérité sainte sur la suppression de la douleur : l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en s’en délivrant, en ne lui laissant pas place. » Sur la vraie nature du nirvâna, les érudits discutent, sans parvenir à se mettre d’accord. Pour y entrer, l’extirpation totale du désir de vivre est requise ; une extirpation partielle achemine vers la délivrance finale et permet de renaître dans le corps d’un sage. Ajoutons que le bouddhisme préfère la douceur aux austérités physiques, contrairement au jaïnisme, une autre réforme du brahmanisme prêchée par Mahâvira, qui vivait encore, probablement, à l’époque où Gautama recrutait ses premiers disciples.

Le système que nous venons d’exposer n’a rien de théologique, on en conviendra. Et le Râmâyana résumait l’opinion de beaucoup en déclarant : « Comme apparaît un voleur, ainsi est apparu Bouddha ; sache que c’est de lui que l’athéisme est venu. » Accusation injurieuse sous la plume de l’auteur, mais qui se transforme en magnifique éloge lorsqu’elle tombe sous les yeux du penseur indépendant. Hélas ! Comme les autres religions, le bouddhisme devait donner asile, par la suite, à d’innombrables superstitions. Son fondateur est devenu un dieu ; ses pagodes regorgent d’idoles : ses moines cupides et menteurs s’enrichissent par la vente d’amulettes et de bénédictions.

Concernant la vie de Gautama, dit le Bouddha Cakyamouni, histoire et légende se mêlent si intimement qu’il est impossible de dégager, clairement, la part de vérité contenue dans les traditions recueillies par les auteurs des livres sacrés. Il serait né vers 520 avant notre ère ; son père, roi de Kapilavastu, voyait en lui son successeur et le chérissait tendrement. Mais, à 29 ans, le prince Siddharta renonça brusquement au monde, malgré les supplications de sa famille, et résolut de se consacrer entièrement au bien des hommes. Cette décision aurait eu pour point de départ les rencontres successives d’un vieillard infirme, d’un malade laissé sur le bord de la route, d’un cadavre : rencontres qui lui suggérèrent d’amères réflexions sur la vanité de l’existence et le remplirent d’une commisération immense pour ses frères terrestres. Il se retira dans les forêts, où séjournaient des moines pénitents et des philosophes de diverses sectes. Après des recherches poursuivies durant plusieurs années, il découvrit la doctrine qui devait immortaliser son nom.

Bouddha parcourut alors le nord de l’Inde, semant partout l’espoir de la délivrance finale. Il mourut à 80 ans, sur le bord d’une rivière, après s’être couché sur le côté droit et avoir étendu ses pieds entre deux arbres. Et la légende ajoute qu’il « se releva ensuite de son cercueil pour enseigner les doctrines qu’il n’avait pas encore transmises ». On croit à l’authenticité, au moins partielle, des paroles émouvantes qu’il aurait prononcées à Bénarès et qui annoncent le sermon sur la montagne de notre Évangile.

Le christianisme doit-il quelque chose à la religion de Gautama ? Plusieurs l’ont pensé ; mais nous manquons de documents sérieux permettant de l’affirmer d’une façon catégorique. Néanmoins, nous constatons que l’Église catholique a inscrit Bouddha parmi ses bienheureux, sous le nom de saint Josaphat : la comparaison entre la vie de ce dernier et celle de Gautama, ainsi que les détails historiques et géographiques donnés par les hagiographes le démontrent péremptoirement.

Dans l’Inde, le bouddhisme se propagea très vite ; au IIIe siècle avant notre ère, le roi Açoka l’introduisit à Ceylan et envoya un peu partout des missionnaires de la nouvelle religion. Toutefois, les brahmanes persécutèrent les fidèles de ce culte rival d’une façon si sanguinaire, et avec tant de persévérance, qu’il disparut de la région où il avait pris naissance. La place considérable faite à l’ascétisme et à la magie par certaines sectes provoqua aussi des querelles, qui contribuèrent à accélérer la ruine du bouddhisme dans l’Inde. Par contre, il s’installa d’une façon durable à Ceylan, en Birmanie, au Siam, en Indochine, au Tibet, en Chine, au Japon ; il compte, à l’heure actuelle, plus de 500 millions d’adhérents. Presque toujours, il s’associe à des cultes locaux : en Chine, il vit en bonne intelligence avec le confucianisme ; au Japon, les temples du shinto sont aussi les siens, très souvent. Avec sa multitude de couvents, son culte des reliques et des nuages, son ritualisme magique, les folles cruautés de ses ascètes, les mesquines rivalités de ses nombreuses sectes, le bouddhisme n’est, depuis longtemps, qu’une grotesque caricature de la religion prêchée par Gautama.

Au Tibet, le monachisme tout-puissant a instauré une théocratie qui, pour se maintenir, interdit l’accès du pays aux étrangers et tient les habitants dans l’ignorance des progrès qui s’accomplissent sur le reste du globe. On estime à 500.000 environ le nombre des moines : 1 en moyenne pour 4 habitants. Bien garnis d’armes et de munitions, les couvents ou lamaseries sont de vraies forteresses, juchées sur des hauteurs ; il y en a au moins 3 000. Le dalaï lama, chef spirituel et temporel, vit à Lhassa ; c’est une incarnation permanente de Bouddha, un dieu vivant ; et ses fidèles l’adorent quand il daigne se montrer. Par sa hiérarchie sacerdotale, par la pompe extérieure de son culte, par ses pratiques de dévotion et même par certains de ses dogmes, le lamaïsme ressemble beaucoup au catholicisme. Rome ferait bien d’adopter les moulins à prière tibétains ; ils dispenseraient nos dévotes de marmotter, interminablement, des formules latines qu’elles ne comprennent pas.


Alors que nous sommes réduits à des conjectures touchant l’existence du Christ, et que la vie de Bouddha reste enveloppée d’impénétrables nuages, nous possédons sur Mahomet des renseignements précis et certains ; ce qui n’a pas empêché la formation de légendes pieuses dans les milieux musulmans. Né à La Mecque en 571, orphelin de très bonne heure, il fut berger, puis conducteur de chameaux, dans sa jeunesse. Son mariage avec Khadidja, à 25 ans, lui assura des loisirs et lui permit de s’occuper des questions religieuses. Très pieux, sujet à de violentes crises nerveuses, surexcité par des jeûnes fréquents et des méditations prolongées, il entendit l’ange Gabriel lui annoncer qu’Allah l’avait choisi pour son prophète et son messager. Mahomet était-il sincère, en racontant les visions dont le ciel le favorisait ? Les auteurs chrétiens répondent volontiers par la négative. Cependant, les hallucinations religieuses furent si fréquentes, au cours de l’histoire, et par tempérament le fondateur de l’islam était si prédisposé à des accidents de ce genre, que nous croyons à sa bonne foi, lorsqu’il débuta dans la carrière du prophétisme. Plus tard, il fit comme saint Paul et enjoliva ses rêves, quand il ne les inventa pas de toutes pièces ; son excuse fut d’y être contraint par les nécessités de sa profession. C’est un dur métier, parfois, que celui de messager divin ! Toutefois, la tranquille assurance dont il fit preuve, pendant les longs déboires du début et dans les moments les plus difficiles, montre qu’il crut vraiment à sa mission.

Après plusieurs années d’efforts, Mahomet parvint à convertir les membres de sa famille et quelques habitants de La Mecque : la nouvelle religion se répandait avec peine et très lentement. Néanmoins, la puissante famille des Koraïchites, qui exploitait le temple de la Kaaba, centre de pèlerinage réputé, craignit de voir diminuer ses bénéfices ; elle frappa le prophète d’ostracisme et complota sa mort. En 622, à l’âge de 51 ans, il dut s’enfuir à Yatrib, qu’on appela depuis Médine (Medinat-al-Nabi, la ville du Prophète). L’année de l’hégire (de la fuite) est le point de départ de l’ère musulmane. Très bien accueilli à Yatrib, Mahomet y recruta de nombreux partisans qui l’aidèrent dans ses expéditions contre les païens et les juifs. Vainqueur dans la vallée de Béder, puis vaincu près du mont Ohud, il obtint de nouveaux succès, et entra finalement à La Mecque en 629. Quand il mourut en 632, il avait gagné à sa foi toutes les tribus arabes.

À l’égard de ses adversaires, le prophète se montra impitoyable, massacrant les prisonniers, condamnant à l’esclavage femmes et enfants. S’il ne se vengea point lors de son entrée à La Mecque, ce fut par calcul, afin d’encourager à la soumission ceux qui refusaient encore de croire en lui. « Le paradis, déclarait-il, est à l’ombre des épées. Les fatigues de la guerre sont plus méritoires que le jeûne, la prière et les autres pratiques de la religion. Les braves tombés sur le champ de bataille montent au ciel comme des martyrs. »

Le Coran (la lecture) est le livre sacré de l’islam ; il contient les préceptes et les enseignements de Mahomet. Lui-même n’écrivait pas, mais ses auditeurs se chargeaient de transcrire ses explications sur des peaux de mouton ou des feuilles de palmier, comme c’était l’usage à cette époque, en Arabie. Ces fragments rassemblés ont donné le Coran ; une première édition parut peu après la mort du prophète ; l’édition définitive fut publiée sous le califat d’Ohtman. L’ouvrage se compose de 114 surates (chapitres), d’étendue très inégale, qui se subdivisent en 6.000 versets environ. On n’y trouve nulle suite, nul plan chronologique ou doctrinal ; les sourates les plus longues furent mises au début, les plus courtes à la fin. Quelques-uns le proclament un chef-d’œuvre littéraire ; d’autres le jugent un pauvre livre, d’une stupidité insigne. Du moins, l’authenticité de l’ensemble n’est pas niable.

La dogmatique musulmane est simple : elle repose sur le monothéisme et le fatalisme. Il n’y a qu’un dieu, éternel et tout-puissant, dont les décrets immuables sont fixés de toute éternité. « Tout est écrit d’avance. L’homme porte son destin suspendu à son cou. » Dieu s’est révélé, au cours des siècles, en suscitant une série de prophètes : Adam, Moïse, Jésus. Mahomet est plus grand que ses prédécesseurs et il sera le dernier. D’où la formule chère à l’Islam : « Allah est le seul dieu et Mahomet est son prophète ! » Après la mort, l’âme, qui est immortelle, sera jugée par Allah. Le réprouvé subira en enfer des tortures indicibles, mais qui ne seront éternelles que pour l’incroyant. Jardin délicieux où coulent le lait et le vin, où les arbres s’inclinent pour offrir des fruits aux promeneurs, le paradis est le séjour des élus. Des houris, aux beaux yeux et aux formes splendides, leur tiennent compagnie ; et l’on sert à tous les breuvages et les mets les plus délicats. En outre, les sages ont la joie « de voir la face de Dieu matin et soir ».

La prière est la principale loi du culte ; elle doit se faire cinq fois par jour. Précédée d’ablutions, elle exige que le musulman se tourne vers La Mecque, puis qu’il s’incline et se prosterne, en marmottant des phrases stéréotypées. Pendant le mois de Ramadan, époque où le prophète reçut les premières visites de l’ange Gabriel, il est interdit de manger, boire et fumer, de l’aube au coucher du soleil ; mais il est permis de faire, durant la nuit, de plantureux festins. Tout musulman qui le peut doit aller à La Mecque, au moins une fois dans sa vie. La croyance aux anges et aux djinns, ainsi que le culte rendu aux nombreux saints islamiques engendrent des superstitions.

Il n’y a pas de clergé ; dans chaque mosquée, un iman, dont la présence n’est pas indispensable, dirige les prières, et un muezzin les annonce du haut du minaret. Marabouts et confréries religieuses constituent la vraie force du mahométisme. Descendant d’un personnage mort en odeur de sainteté, le marabout garde, aux yeux des fidèles, une partie de la puissance surnaturelle qu’avait son ancêtre canonisé. Certains marabouts jouissent d’un prestige considérable ; d’autres vivent péniblement des cadeaux offerts en souvenir de l’aïeul, dont chacun d’eux conserve jalousement le tombeau. Les ordres religieux ou confréries entretiennent le fanatisme ; aux préoccupations mystiques, ils associent fréquemment des visées politiques inavouées. Répartis en groupes provinciaux, les khouans ou frères sont commandés par des moqaddem ou prieurs, qui ont eux-mêmes à leur tête un supérieur général auquel tous appartiennent, corps et âme. Les plus connues de ces confréries sont celles des derviches ; ce ne sont pas les plus puissantes. Derviches tourneurs et derviches hurleurs entrent en communication avec la divinité, les premiers par le moyen de danses rapides, les seconds grâce à des mouvements de la tête et à des cris suraigus ; les uns et les autres font des miracles à la manière des fakirs de l’Inde ou des saints catholiques. Nous aurions tort cependant de rendre Mahomet responsable de toutes ces roues ; il n’en prévoyait pas l’existence. Comme les autres religions, celle qu’il fonda devait dégénérer par la suite.

Au point de vue moral, le Coran ordonne de faire l’aumône, de protéger les orphelins ; il défend de tuer les nouveaux-nés et d’enterrer les petites filles vivantes (ce que les Arabes avaient coutume de faire) ; il conseille l’affranchissement des esclaves, rien n’étant plus agréable à Dieu. Il interdit l’usure et les jeux de hasard, ne permet pas aux peintres et aux sculpteurs de représenter la figure humaine et prohibe l’usage de la viande de porc, du vin, des boissons fermentées. En ce qui concerne la guerre, Mahomet nous répugne par ses goûts sanguinaires et sa barbarie. Il fixe à quatre le nombre des femmes légitimes que peut avoir chaque croyant ; mais, par une permission spéciale de l’ange Gabriel, il eut personnellement le droit d’en avoir davantage. À l’inverse de ce qui se passe dans le catholicisme, la femme fut presque éloignée du culte. En Turquie, la situation sociale est restée un défi au bon sens, jusqu’à la réforme opérée par Mustapha-Kemal, malgré l’opposition des dévots musulmans.

Dès le début, l’Islam se divisa en Églises rivales. Les sunnites, qui se prétendaient seuls orthodoxes, et les chiites, qui se rattachaient à Ali, le gendre du prophète, se vouèrent une haine mortelle. Les premiers vénèrent la Sunna, recueil de commentaires donnés par les compagnons de Mahomet, sans attribuer néanmoins à ce livre une valeur comparable à celle du Coran. Mais les chiites, particulièrement nombreux dans la Perse et dans l’Inde, rejettent la Sunna et se montrent moins rigides en ce qui concerne la représentation des êtres vivants, ainsi que l’usage du vin. Et chacune de ces deux grandes branches du mahométisme a donné naissance à une multitude de sectes. Chez les orthodoxes, rappelons la réforme des motazilites et celle des wahhabites ; chez les chiites, mentionnons les ismaïliens, qui sont presque libres-penseurs, les soufistes, dont le mysticisme tend vers un panthéisme spiritualiste, les druzes. À partir de 1840, Madhi el Bâb prêcha en Perse une nouvelle doctrine ; on le fusilla en 1850, mais ses disciples continuèrent, après sa mort, de propager ses idées. Le bâbisme réclamait la suppression de la polygamie et du voile, ainsi que des réformes sociales en faveur des pauvres.

Pour moderniser la Turquie, les kemalistes ont dû rejeter délibérément un grand nombre de préceptes coraniques. La religion musulmane apparaît aussi inconciliable avec le progrès que le catholicisme romain. Ses missionnaires continuent cependant de recruter de nombreux fidèles, en Afrique et dans l’Inde ; les enseignements très simples du Coran répondent mieux aux besoins des mentalités encore naïves que les complications, inutiles et grotesques, de la théologie, soit catholique, soit protestante.


Il existe beaucoup d’autres religions, dont l’étude détaillée manque d’intérêt pour nous, soit parce qu’elles sont peu originales, soit parce que leur zone d’influence s’avère très limitée. Au Japon, le shinto n’est plus guère qu’une forme du patriotisme ; il s’attache au culte de la famille impériale, des héros nationaux, des ancêtres ; il honore aussi des génies personnifiant les forces cosmiques. Le confucianisme, cher aux lettrés chinois, n’est pas une religion au sens ordinaire du mot ; c’est une morale rationnelle, compliquée d’un culte philosophique. Confucius n’est pas à ranger parmi les inspirés d’en haut.

Fort intéressant au point de vue doctrinal et historique, le mazdéisme ne compte maintenant qu’un nombre très restreint de fidèles. Il aurait pour fondateur Zoroastre, personnage plus ou moins fabuleux, qui serait l’auteur du Zendavesta et aurait vécu vers 1100 avant notre ère. Le conflit du bien et du mal, la lutte d’Ormazd (symbole du feu et de la lumière) contre Ahrimam (l’esprit des ténèbres), voilà l’élément central des spéculations de l’Avesta. Ce dualisme prendra fin par la victoire du dieu bon. Zoroastre préfère l’activité saine au mysticisme stérile ; mais il accorde une place énorme aux formules rituelles et aux incantations magiques. À côté de maximes qui recommandent l’amour du prochain et l’humilité, on trouve des inepties qui faisaient dire à Voltaire : « On ne peut lire deux pages de l’abominable fatras attribué à ce Zoroastre sans avoir pitié de la nature humaine. Nostradamus et le médecin des urines sont des gens raisonnables en comparaison de cet énergumène. »

On trouve, à l’heure actuelle, quelques rares mazdéens en Perse ; ceux de l’Inde sont appelés guèbres ou parsis. Le culte qu’ils rendent au feu a particulièrement frappé les voyageurs ; et tous les Européens qui séjournent à Bombay vont voir les tours du silence, où sont exposés les corps des mazdéens décédés. Si les guèbres livrent les cadavres des leurs aux animaux carnassiers, c’est pour ne souiller ni le feu en les incinérant, ni la terre en les inhumant.

L’histoire des mormons prouve que les récits les plus invraisemblables peuvent encore trouver créance dans les pays civilisés. En 1830, un Américain, Joseph Smith, expliqua à ses compatriotes qu’il avait découvert l’Évangile éternel, rédigé par le prophète Mormon, vers l’an 600 avant Jésus-Christ. Ce livre est platement imité de la Bible et d’un roman publié en 1812. Joseph Smith recruta des adeptes et fonda, en 1841, dans l’Illinois, l’Église des saints des derniers jours. Ses partisans furent persécutés, surtout parce qu’ils pratiquaient la polygamie ; lui-même fut tué en 1844. Les mormons s’installèrent ensuite sur les bords du lac Salé ; la loi américaine ne leur a pas permis de continuer à être polygames. Ils ont toute une hiérarchie sacerdotale et entretiennent des missionnaires ; ces derniers n’ont pu recruter en Europe que très peu d’adhérents.

Nous ne dirons rien du spiritisme et de la théosophie, religions écloses également au siècle dernier. Elles empruntent leurs croyances essentielles au bouddhisme, au christianisme et aux spéculations théologiques de l’Inde ; leur morale est complètement dépourvue d’originalité ; leurs pratiques cultuelles s’inspirent de procédés que n’ignoraient pas les sorciers d’autrefois. Et nous arrêterons là le tableau des aberrations humaines, qu’une étude impartiale des religions nous obligeait à faire.— L. Barbedette.

Bibliographie. – Il importe avant tout de consulter les recueils de livres sacrés, les encyclopédies des sciences religieuses, les collections de textes historiques ou théologiques qui permettent de suivre la marche évolutive des dogmes et des rites, les publications savantes, en particulier la Revue de l’Histoire des Religions, qui tiennent leurs lecteurs au courant des découvertes de l’exégèse rationaliste. Pour les religions non chrétiennes, il sera utile de consulter particulièrement le Manuel général d’histoire des religions, de Chantepie de la Saussaye ; pour le christianisme, l’Encyclopédie de théologie protestante, de Hauck. Beaucoup d’autres dictionnaires, encyclopédies ou recueils divers seraient à citer. Quoique déjà anciens, les ouvrages de Bayle, Fontenelle, Voltaire, Dupuis, Strauss, Burnouf, Darmesteter, Reuss, Renan, etc., gardent une sérieuse valeur. Voici, en outre, une liste d’ouvrages modernes qui méritent de retenir spécialement l’attention :

Alfaric : La première vie de Jésus, l’Évangile de Marc ; Pour comprendre l’Évangile de Jésus ; Le Jésus de Paul. – Bayet : Les morales de l’Évangile. – Buonaiuti : Le modernisme catholique. – Couchoud : Le mystère de Jésus ; L’Apocalypse. – Delacroix : Les grands mystiques chrétiens ; La religion et la foi. – Duchesne : Histoire ancienne de l’Église ; Origines du culte chrétien. – Durkheim : Les formes élémentaires de la vie religieuses. – Frazer : The goden Bough ; Le totémisme. – Freud : L’avenir d’une illusion. – Guignebert : L’évolution des dogmes ; Le Christianisme antique. – Harnarck : Dogmengeschichte ; Wesen des Christenthums. – Henry : La magie dans l’Inde antique. – Houdras : L’Islamisme. – Houtin : Courte histoire du christianisme ; Courte histoire du célibat ecclésiastique ; La critique biblique au XIXe siècle ; La critique biblique au XXe siècle. – Hubert et Mauss : Mélanges d’histoire des religions. – Pierre Janet : Les médications psychologiques. – La Vallée Poussin : Bouddhisme. – Le Roy : Dogme et critique. – Leuba : Psychologie des phénomènes religieux. – Levy-Bruhl : La mentalité primitive ; L’âme primitive. – Loisy : Mythes babyloniens et Genèse ; La Religion d’Israël ; Autour d’un petit livre ; L’Évangile et l’Église ; Choses passées ; Mystères païens et Mystère chrétien ; Les Actes des Apôtres. – Mauss : La prière. – Murisier : Les maladies du sentiment religieux. – Oldenberg : La religion du Bouddha. – Pfister : Die psychologische Enträtselung der religiosen Glossolalie. – S. Reinach : L’origine des Aryens ; Cultes, mythes et religions ; Orpheus. – Th. Reinach : Histoire des Israélites ; La fête de Pâques ; Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme. – A. Sabatier : Les religions d’autorité et la religion de l’esprit. – P. Sabatier : L’expérience religieuse et le protestantisme ; Les modernistes. – Sartiaux : Foi et science au Moyen âge. – Scheel : Dokumente zu Luthers Entwickelung. – Senart : Castes dans l’Inde. – Turmel : La Vierge Marie ; La Messe ; Catéchisme pour adultes ; Le quatrième Évangile ; Les écrits de saint Paul ; Histoire du diable. – Tyrrel : Le christianisme à la croisée des chemins.

Si l’on veut avoir des appréciations courageuses sur le rôle politique et social des religions, et spécialement du christianisme, il faut lire les ouvrages de Sébastien Faure, Han Ryner, A. Lorulot, Ch. Vaudet, A. Delpeuch, J. Bossu, E. Armand, A. Lapeyre, Hem Day, E. Fournier, etc. – L. B.