Encyclopédie anarchiste/Réformisme - Relativité

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2301-2311).


RÉFORMISME, RÉFORMISTE Le « réformisme » est la doctrine de ceux qui, tout en s’affirmant en faveur d’une transformation sociale ayant pour objet d’asseoir l’organisation de la société sur des principes et fondements opposés à ceux qui existent, se proposent d’aboutir à ce résultat par une série plus ou moins considérable de réformes partielles plus ou moins importantes, réalisées dans le cadre de la légalité.

« Réformiste » est le qualificatif qui sert à désigner la personne, le groupement, l’organisation ou le parti qui considère l’ensemble de ces réformes successives et légales, comme le meilleur, voire l’unique moyen de transformer le milieu social ; disons, pour être plus précis, de substituer au monde capitaliste le monde collectiviste ou communiste.

Les partis politiques qui se disent « d’avant-garde » et se proclament révolutionnaires sont tous plus ou moins réformistes. Plus ils sont réformistes, moins ils sont révolutionnaires et – ceci est la conséquence logique de cela – moins ils sont révolutionnaires, plus ils sont réformistes.

Il est, en effet, de toute évidence :

1° Que plus ils accordent de confiance à la réalisation de leur plan de réformes, moins ils en attribuent à leur plan de bouleversement révolutionnaire ;

2° Que plus ils consacrent au réformisme de leur activité idéologique et tactique, moins ils réservent aux fins révolutionnaires, qu’ils prétendent s’assigner, de leurs efforts théoriques et pratiques. D’où il est permis d’inférer, par le moyen du raisonnement ainsi que par la voie de l’observation, qu’on ne peut être sérieusement et réformiste et révolutionnaire, puisque ces deux méthodes de propagande et d’action s’opposent et nécessitent l’option.

Il n’est pas malaisé de saisir pour quel motif les partis et organisations socialistes ou socialisantes ménagent, avec une attention jalouse, le chou réformiste et la chèvre révolutionnaire. Ces groupements possèdent une aile droite, un centre et une aile gauche. L’aile droite se compose des éléments peu ou prou ralliés au mouvement réformiste : les uns, parce que, désabusés de l’action strictement politique que mènent les fractions bourgeoises dites « de gauche », se sont peu à peu rapprochés du socialisme ; les autres, parce que, adeptes tout d’abord du socialisme révolutionnaire, ils se sont insensiblement lassés des vaines attentes, des espoirs déçus, des échecs subis qui sont le lot de tout parti qui en est encore à ses premiers essais de réalisation.

L’aile gauche comprend des éléments non moins disparates : d’une part, ceux que la tiédeur des organes de direction, tiédeur s’exprimant, en chaque circonstance tant soit peu grave, par l’incertitude et le flottement, a fini par éloigner des solutions équivoques et des décisions ambiguës ; d’autre part, ceux qui, par tempérament, par conviction ou par intérêt, s’orientent vers les conclusions extrémistes des conceptions dont ils ont admis le point de départ et le point d’arrivée.

Enfin, il y a le centre, dont le sort et la fonction consistent à osciller sans cesse de droite à gauche et qui, penchant, selon les événements, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, immobilisent le mouvement d’ensemble du groupement (organisation ou parti) tiraillé tantôt vers la gauche et tantôt vers la droite.

Quand on parvient, cette constatation faite, à discerner de quelles fractions hétérogènes se compose un parti politique, on comprend aisément qu’il soit graduellement entamé, rongé et finalement dominé par le réformisme : s’il ne veut pas se priver de ses adhérents de droite, il faut qu’il sacrifie à l’action quotidienne du réformisme tout ou partie du révolutionnarisme qui guide et actionne ses composants de gauche. Par contre, s’il entend conserver son aile gauche, il est acculé à la nécessité de sacrifier à l’action révolutionnaire tout ou partie du réformisme qui absorbe l’activité de ses adhérents de droite. Enfin, s’il ne veut pas s’exposer à perdre ce qu’on peut appeler son centre de gravité, il est dans l’obligation de s’affubler du double visage de Janus : l’un souriant à droite et l’autre à gauche. Singulière attitude !…

Toutefois, étant donné que la bataille de parti à parti et de classe à classe se poursuit sur le terrain de manœuvre des engagements quotidiens, il est fatal que, petit à petit, la poussée réformiste qui s’exerce tous les jours prenne le pas sur la poussée révolutionnaire qui ne se produit que de temps à autre, et que les préoccupations de l’ordre réformiste l’emportent à la fin sur celles de l’ordre révolutionnaire. C’est la pente, c’est l’engrenage qui amènent, tôt ou tard – et, dans la pratique, assez rapidement –, toute organisation politique ou économique ayant ouvert sa porte au réformisme à appliquer de moins en moins l’action directe qui conduit à la révolution expropriatrice, et à concentrer la totalité – ou presque – de ses ressources, de ses énergies et de ses talents dans la voie des améliorations de détail, des revendications partielles et des conquêtes fragmentaires qui constituent ce que j’appelle, ici, le Réformisme.


Conclure, des considérations qui précèdent, que je suis, par principe et en toutes circonstances, l’adversaire des réformes plus ou moins appréciables que, par une pression constante, il est possible d’arracher aux résistances des pouvoirs établis, ce serait faire erreur. Non, je ne suis pas l’ennemi systématique des améliorations – si peu opérantes qu’elles soient – qu’il est possible d’obtenir.

La limitation et la réduction de la durée de la journée de travail, la réglementation du travail des femmes et des enfants, l’augmentation progressive des salaires en fonction de la cherté de la vie, l’application de la formule « À travail égal, salaire égal », la reconnaissance juridique de l’égalité des droits des deux sexes ; et, d’une façon générale, toutes les réformes, améliorations et mesures qui tendent à préserver l’enfance de l’abandon, la vieillesse du dénuement, les malchanceux et les déshérités de la misère qui est leur lot ; pour tout dire : tous les efforts, même les plus modestes, qui sont de nature à diminuer la somme des incertitudes, des souffrances, des tribulations qui accablent la classe pauvre, toutes ces mesures et tous ces efforts ont mon approbation et doivent être accueillis avec faveur. Il en est de même, dans un autre domaine, de tout ce qui peut être tenté et réalisé dans le but de restreindre ou d’abroger les abus administratifs, les oppressions qui pèsent sur la multitude, les obligations et charges dont pâtit la masse populaire, les lois et règlements qui jugulent la liberté individuelle. Il en est encore de même des dispositions qui peuvent être prises en faveur de l’instruction des travailleurs, de l’élévation du niveau intellectuel et moral de la classe ouvrière, de la lutte à engager contre les diverses formes de l’ignorance et de la crédulité qui prédisposent, je dirai même condamnent, l’immense foule à subir sans protester, souvent même à approuver les servitudes dont elle est victime.

Je suis prêt à applaudir à tout ce qui a été fait dans le passé, à tout ce qui se fait dans le présent, à tout ce qui peut être fait dans l’avenir, dans le sens d’un mieux-être quelconque : matériel, intellectuel et mental. Je ne suis donc pas l’adversaire de ce qu’on appelle couramment les réformes, modifications et changements susceptibles d’affaiblir la somme des inégalités et des injustices inscrites dans le contrat social qui nous régit ; mais je suis l’ennemi déclaré du Réformisme que j’ai, au début de cet article, défini en ces termes : « Le Réformisme, c’est la doctrine de ceux qui, tout en s’affirmant en faveur d’une transformation sociale ayant pour objet d’asseoir l’organisation de la société sur des principes et fondements opposés à ceux qui existent, se proposent d’aboutir à ce résultat par une série plus ou moins considérable de réformes partielles, plus ou moins importantes, réalisées dans le cadre de la légalité. »

Et je n’ai rien de commun avec l’espèce « réformiste », qualificatif qui sert à désigner « la personne, le groupement, l’organisation ou le parti qui considèrent l’ensemble de ces réformes successives et légales comme le meilleur, voire le seul moyen de transformer le milieu social, disons, pour être plus précis, de substituer au monde capitaliste, le monde collectiviste ou communiste ».

Les améliorations légales et superposées que le réformisme et ses partisans parviennent à obtenir n’ont de valeur, à mes yeux, que dans la mesure ou : a) elles allègent ou suppriment quelques souffrances ; et il serait déraisonnable que, d’une part, je veuille abolir toute la part de douleurs évitables que comporte la vie humaine, au sein de la nature et de la société ; et que, d’autre part, je me refuse à tenir pour désirables et à accueillir avec satisfaction les mesures qui ont ou peuvent avoir pour résultat de soulager – si peu que ce soit – quelques-unes de ces souffrances ; b) elles sont une protestation, une attaque et une réalisation dirigées contre l’état de choses qu’il s’agit de renverser ; c) elles ébranlent la solidité du régime social que j’ambitionne de démolir ; d) elles préparent plus ou moins efficacement, par voie d’acheminement, la transformation sociale qui, seule, est à même de mettre fin aux institutions qui consacrent, sanctionnent et perpétuent les multiples iniquités dont le poids écrase, depuis des millénaires, l’immense majorité des humains, au profit exclusif d’une infime minorité.

On accuse fréquemment les anarchistes de professer la doctrine du « tout ou rien ». Il y a dans cette accusation une part de vérité, mais une part seulement. Car il est exact que les libertaires ne se déclareront satisfaits, et ne le seront, que lorsqu’ils auront à jamais brisé tous les obstacles d’ordre social qui s’opposent à l’application de leur devise : « Bien-être pour tous et pour chacun ; et liberté pour chacun et pour tous ! » De ce point de vue, il est tout à fait exact que jusqu’à ce qu’il ne reste plus pierre sur pierre de la forteresse autoritaire qu’il faut ruiner de fond en comble, ils persisteront à batailler pour qu’il n’en demeure aucun vestige. Si c’est ainsi qu’on conçoit la doctrine du « tout ou rien », il est vrai, je ne le conteste pas, que telle est la doctrine libertaire. Mais il ne s’ensuit pas le moins du monde que les anarchistes ne tiennent aucun compte des coups qui peuvent être portés, des efforts qui peuvent être accomplis dans le but d’attaquer la forteresse qu’ils entendent abattre ; encore moins s’ensuit-il qu’ils n’apprécient pas la valeur de ces efforts et de ces coups qui ont pour but et peuvent avoir pour résultat d’affaiblir la solidité et de diminuer la force de résistance de cette forteresse. Les anarchistes sont gens raisonnables et de sens pratique. Ils veulent 100, c’est le tout. Mais s’ils ne peuvent avoir que 10, ils empochent cet acompte et réclament le reste. Ils constatent que les améliorations auxquelles tendent les réformes ne sont consenties par la bourgeoisie gouvernante et capitaliste qu’à la condition qu’elles n’entament pas foncièrement le régime social sur lequel reposent l’autorité des gouvernants et les profits des capitalistes. Ils savent, par expérience, qu’après s’être plus ou moins longtemps fait tirer l’oreille – gagner du temps est une manœuvre dans laquelle les dirigeants excellent –, la classe privilégiée finit par accorder ce qu’elle n’est plus en état de refuser. Ils n’ignorent pas que lorsqu’une réforme touche aux fondements mêmes du mécanisme autoritaire : État et capitalisme, elle se heurte à la résistance désespérée des pouvoirs établis et que cette résistance ne peut être brisée que par l’élan révolutionnaire. Ils n’attachent de prix qu’aux moyens employés directement par le prolétariat en travail d’émancipation, et ils ont la certitude que, en aucun cas, en aucune conjoncture, celui-ci ne s’affranchira véritablement sans recourir à l’unique instrument de sa libération : la révolution sociale triomphante.

L’erreur du réformisme, c’est de s’imaginer que, par étapes successives, de petits profits en conquêtes secondaires, il est de force à faire l’économie d’une Révolution, et que ces victoires totalisées aboutiront à la transformation sociale.

Que les groupements, organisations et partis bourgeois, même les plus avancés, placent leur confiance dans cette méthode de propagande et de combat qui se meut dans le cadre de la légalité en cours et des institutions qui agissent à l’intérieur et dans les limites de ce cadre, cela se comprend et s’explique. Ces partis croient ou feignent de croire à la pérennité de l’État et de la Propriété individuelle. Ils ne conçoivent pas que celle-ci et celui-là puissent disparaître et que la vie sociale puisse être organisée sans le maintien de la propriété privée et en l’absence de l’État. Il est donc naturel qu’ils élargissent et multiplient les réformes et ne leur assignent comme limites extrêmes que les frontières tracées par les nécessités de la domination politique, l’État, et de l’exploitation économique, le capitalisme. Ils sont dans leur rôle, lorsqu’ils consentent, par les réformes, à faire la part du feu. Elle est rationnelle, elle est adroite et astucieuse, la manœuvre par laquelle, grâce à de minuscules concessions, ils parviennent à endiguer le flot qui menace de les submerger, à apaiser ou détourner les colères que suscite l’accumulation de leurs fautes et de leurs crimes. De leur part, cette tactique a sa raison d’être : elle est ruse de guerre et savante stratégie.

La sauvegarde de l’organisation sociale dont ils sont les bénéficiaires pousse les profiteurs du régime actuel dans la voie des réformes. Cette voie est pour eux, provisoirement du moins, celle du salut. Il est donc juste de reconnaître que, la mise en pratique de la méthode réformiste étant éminemment favorable à la défense de leurs intérêts de classe, les privilégiés ont cent fois raison de s’en servir. Par contre, il est évident que, nécessaire à la défense des intérêts de la bourgeoisie, le réformisme ne peut être que contraire et nuisible aux intérêts de la classe prolétarienne, et il convient de condamner sévèrement le réformisme pratiqué par les partis politiques et les organisations syndicales qui inscrivent en tête de leur programme d’action la lutte à mener, jusqu’à la victoire, contre les institutions qui servent de rempart à la classe qui gouverne et exploite.

Car le réformisme est lourd de conséquences mortelles à l’affranchissement du travail et des travailleurs. Il mène à l’abandon de toute action s’inspirant de l’esprit de classe et conduit insensiblement au collaborationnisme, c’est-à-dire à la conjugaison de plus en plus étroite des intérêts – essentiellement contradictoires, pourtant – de la classe riche et de la classe pauvre, de la classe qui gouverne et de celle qui est gouvernée. Il jette dans la position respective des organisations et des partis une confusion qui obscurcit les problèmes les plus clairs et complique les questions les plus simples. Il dérive le cours des énergies fécondes et l’enlise dans les méandres inextricables des tractations sans fin, des pourparlers sans issue et des conciliations sans résultat. Il endort le cran révolutionnaire des masses opprimées et exploitées ; il affaiblit, déconcerte et démoralise les éléments les plus ardents et les plus actifs du courant qui emporte la conscience populaire vers la conquête des points névralgiques et les réalisations ayant un sens social précis et une portée indiscutable. Il absorbe, petit à petit, au service des améliorations douteuses et des modifications à double tranchant, des efforts qui seraient autrement efficients s’ils s’employaient à des tâches sérieuses et à des buts plus élevés et plus amples.

Le Réformisme détourne le regard du firmament où brille l’étoile qui indique la direction à prendre et la route à parcourir, en inclinant les petits esprits et les volontés fragiles – hélas ! C’est le plus grand nombre ! – à perdre de vue l’étoile libératrice, qu’ils accusent d’être trop haute et trop loin, et à remplacer celle-ci par les vers luisants, humbles lucioles qui parsèment l’ornière. — Sébastien Faure.


RÉGÉNÉRATION n. f. du latin regeneratio. Reproduction d’un tissu, d’une partie qui a été détruite : la régénération des chairs ; la régénération du tissu osseux par le périoste. Au figuré : réformation, renouvellement : la régénération des mœurs ; la régénération d’un peuple. En termes de religion et en parlant du baptême, signifie Renaissance : la régénération en Jésus-Christ.

En biologie, on appelle régénération la formation nouvelle d’une partie enlevée à un organisme. Elle se fait normalement, physiologiquement. Chez tous les insectes, à la suite de la mue des poils, des plumes, des écailles, ou des épithéliums ; c’est à peu près la seule que l’on constate chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les poissons, les mollusques et les arthropodes aériens. Mais on peut observer chez les autres animaux une régénération anormale, accidentelle ou pathologique, dans laquelle les organes entiers ou même des portions d’individu peuvent se reformer après avoir été enlevés. Chez les batraciens urodèles, par exemple, la queue, les pattes, l’œil et les branchies régénèrent. Les crabes reforment leurs pattes, les vers leur queue, les étoiles de mer leurs bras. Cette faculté surprenante de reformer un organe enlevé ou détruit expliquerait, dans bien des cas, le phénomène d’auto amputation que l’on observe chez certains animaux.

Régénération de l’espèce humaine. — On entend par là une méthode de sélection volontaire, raisonnée, comprenant deux parties : l’une négative, l’abstention procréatrice des tarés, des dégénérés, des déficients de toute nature par l’emploi des moyens anticonceptionnels, ou par la stérilisation, consentie ou imposée, selon les cas, par l’opération chirurgicale dite vasectomie (voir ce mot) ; l’autre par l’application des méthodes eugéniques, ou science de la bonne naissance.

Dans les sociétés modernes, la sélection naturelle qui consacre généralement la survivance des plus forts, des plus beaux et des mieux doués, est plutôt renversée. Par les guerres, les jeunes, les forts, les sains, ceux qui ont les plus grandes chances de devenir les meilleurs reproducteurs sont sacrifiés. Par le privilège de la richesse, les individus les plus propres à la procréation de beaux enfants sont presque toujours supplantés à l’avantage des vieux, des tarés, des dégénérés : il est plus facile à un homme âgé, usé, laid et même infirme, mais riche, de fonder une famille qu’à un homme jeune, beau, d’intelligence droite, mais pauvre. Il s’ensuit, alors, une sélection à rebours, une véritable dégénérescence de l’espèce.

Ligue de la régénération humaine. — Hist. Fondée en 1896 par Paul Robin, section française de la Ligue Universelle de la régénération humaine, dont le secrétaire général était Eugène Humbert ; elle fut dissoute en 1908, son organe mensuel avait pour titre Régénération (voir au mot Malthusianisme).

Après la promulgation de la loi scélérate du 31 juillet 1920, qui punit de prison – jusqu’à trois années – et d’amende – jusqu’à trois mille francs – la propagande néo-malthusienne et la divulgation des procédés anticonceptionnels, les buts préconisés par Paul Robin ne pouvant plus, sans danger, être exposés ni poursuivis, Eugène Humbert reforma la Ligue de la régénération humaine en 1929, sous la présidence d’honneur de Victor Margueritte, mais avec les principes et les buts de la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle sur une base scientifique. Il fonda ensuite La Grande Réforme pour servir de lien et de moniteur aux adhérents régénérateurs. Les principes et les buts de la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle, fondée en 1928, sous la présidence d’honneur des célèbres sexologues Auguste Forel, Havelock Ellis et Magnus Hirschfeld, se rapprochent sensiblement de ceux de Paul Robin et des néo-malthusiens d’avant 1914 ; ils comportent trois points essentiels de la régénération humaine : Le contrôle des naissances, l’application des méthodes de l’eugénique et la prévention de la prostitution et des maladies vénériennes.

Voici ses dix principes directeurs :

1° Égalité politique, économique et sexuelle des hommes et des femmes. 2° Libération du mariage, et spécialement du divorce, des règles tyranniques de l’Église et de l’État. 3° Contrôle de la conception, de telle sorte que la procréation soit consentie délibérément et avec un sens exact des responsabilités. 4° Amélioration de la race par l’application des méthodes de l’eugénique et de la puériculture. 5° Protection des filles mères et des enfants illégitimes. 6° Conduite humaine et rationnelle envers les anormaux sexuels comme, par exemple, les homosexuels, hommes et femmes, les fétichistes, les exhibitionnistes, etc… 7° Prévention de la prostitution et des maladies vénériennes. 8° Incorporation des troubles dus à l’impulsion sexuelle dans la classe des phénomènes d’ordre pathologique, et non plus envisagés, ainsi qu’on l’a fait jusqu’à aujourd’hui, comme des crimes, des vices ou des péchés. 9° Seuls peuvent être considérés comme criminels les actes sexuels qui transgressent la liberté ou portent atteinte aux droits d’une autre personne. Les relations sexuelles entre adultes responsables, consenties mutuellement, doivent être respectées comme étant des actes privés qui n’engagent que leurs personnes. 10° Éducation sexuelle systématique dans le sens de la plus grande liberté, et dans le respect de soi et d’autrui.

Si l’on ajoute à ce programme l’éducation intégrale, le développement général des principes d’hygiène individuelle et sociale devant remplacer la médecine, la transformation de la société bourgeoise ou capitaliste en un milieu social qui assurerait à tous le bien-être, c’est-à-dire les possibilités pour tous les êtres humains de se développer sainement, intégralement, on voit que le titre pris par les réformateurs sexualistes de nos jours n’est point usurpé. — Jeanne et Eugène Humbert.


RÉGICIDE Étymologiquement, du latin fictif regiceda, regicedium, de rex, roi, et caedere, tuer ; le régicide est l’ « assassin » d’un roi. Il semblerait que ce nom ait été donné, lors de la restauration des Stuarts et de celle des Bourbons, aux hommes qui avaient condamné à mort Charles Ier et Louis XVI. « Les peuples, écrit Maurice Lachâtre, dans son Dictionnaire, sous une inspiration différente, ont conclu également à la légitimité du régicide, lorsque le souverain violait le pacte fondamental de la nation ; et, en Angleterre comme en France, les têtes de Charles Ier et de Louis XVI tombèrent en vertu de ce principe. Enfin, quelques esprits ardents, sous la République, ont avancé que tout citoyen avait le droit de tuer un tyran, et ont exalté comme des héros Aristogiton et Brutus, dans l’Antiquité, Alibaud, à une époque plus rapprochée de nous. »

Il n’est pas, à ma connaissance, de page d’une tenue littéraire plus noble que celle écrite par le maître écrivain Laurent Tailhade, clamant l’apologie du régicide :

« Si la voix enflammée des poètes et des philosophes, si les accents que nous dicte une brûlante indignation tombent dans un vide sans écho ; si nous ne pouvons, désormais, tremper en un verbe de lumière le poignard de Chéréas ou le couteau des panathénées ; si la conscience magnanime de Louvel est, pour toujours, éteinte dans les hommes d’à présent, que le soleil se voile et que, devant l’inéluctable turpitude, les jeunes étoiles ferment à jamais leurs chastes yeux… Cher Harmodios, heureux Aristogiton, vous, du moins, alors que vous frappiez à l’autel de Pallas, et parmi les apprêts du sacrifice, un tyran plus beau que Diomède ou que le divin Achilleus, vous couronniez de myrte le fer libérateur. Mais, dans notre siècle de honte et de fange, pour conduire au néant la bourgeoisie implacable et stupide, la bombe même de Vaillant ou d’Orsini est une arme trop pure, un trop noble moyen. C’est dans l’excrément seul qu’elle devra périr, cette bourgeoisie odieuse, dans l’excrément dont elle ne diffère que par l’énorme puanteur. Et quand elle sera morte, râlant dans la fosse innommable, avec ses généraux, ses ministres, ses banquiers et ses magistrats, il restera pour étouffer ses prêtres, une sentine plus vénéneuse encore ; on les plongera, ces prêtres escrocs et malfaiteurs, on les plongera, pour les détruire, dans leur crasse, dans le bain, dans le premier bain de Flamidien. »

Rappelons succinctement quelques faits : Aristogiton était cet Athénien qui, de concert avec Harmodios, conspira contre Hipparque, tyran d’Athènes. Il le tua en l’an 513 avant J.-C. Les Pisistratides furent chassés d’Athènes vers cette époque, la même année que les Tarquins furent chassés de Rome, en l’an 509 avant J.-C. Les Athéniens dressèrent des statues à Harmodios et à Aristogiton, qui les avaient délivrés de la tyrannie. En 86 avant J.-C. naquit Brutus Lucius-Junius, le fondateur de la République romaine, l’un des plus grands caractères de l’Antiquité. C’est l’époque des Tarquins, Servius-Tullius et des Lucrèce ; et l’on sait que Brutus joua un rôle considérable à Rome, lorsque le peuple se retira sur les monts sacrés. Dans sa jeunesse, Brutus cultiva les lettres et la philosophie stoïcienne ; il était connu par sa grande austérité dans les mœurs et son désintéressement sans limites, il était doué d’une éloquence mâle et concise. Plus tard, il suivit son pacte contre César, qui cependant l’aimait comme un fils. On conte que César fut l’amant de sa mère. L’on connaît cette phrase restée célèbre et passée dans la conversation courante : « Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers. » À quelque temps de là, César tombait, frappé à mort, en plein Sénat, et Brutus ne fut pas le dernier à frapper. Brutus, après avoir combattu en héros, se tua comme Cassius, sur un monceau de cadavres ; et si Antoine le pleura, Octave lui fit couper la tête pour l’envoyer à Rome et la faire déposer aux pieds de la statue de César. Brutus fut appelé le dernier des Romains, et son nom a été conservé par les générations qui suivirent ; si bien que, de nos jours, on dit d’un homme à principes républicains inflexibles : « C’est un Brutus, un vrai Brutus. » Il ne fait aucune concession de principes à ses adversaires politiques.

Mais si le régicide, tel qu’il se manifesta dans l’Antiquité, peut, sinon s’accepter dans son entièreté, se comprendre aisément, lorsqu’il fut revendiqué ensuite par les jésuites qui l’accaparèrent pour en faire une doctrine qui les aidait puissamment à assouvir leurs haines et leurs vengeances, en vue de leur soif insatiable de domination, il devient répugnant, car ces allumeurs de crimes n’avaient « ni le cœur assez droit, ni les mains assez pures ». Ce furent des assassins, non des justiciers, et, selon une expression poétique, ils fournirent des « Brutus de collège ». Dans ses Lettres d’Argental, Voltaire écrivait, le 15/11/… : « J’ai le plaisir de vérifier dans Saint-Thomas, le docteur angélique, toute la doctrine du régicide. » Les jésuites admirent donc le régicide comme principe, et si il fut controversé souvent, il n’en reste pas moins vrai que, pour l’ordre d’Ignace de Loyola, les rois étant sous la juridiction du pape, et, de ce fait, celui-ci a le droit de les condamner ou de charger tout individu d’exécuter la sentence, le régicide s’affirmait non seulement comme autorisé, mais était exalté comme une action glorieuse et méritoire. Dans le code des Jésuites, où le régicide est prêché, érigé en doctrine, l’on trouve de quoi « condamner » ces jésuites qui se disent calomniés. (Voir au mot Jésuite : Textes régicides.)

Voici ce qu’on lit dans les opuscules théologiques de Martin Bécan, jésuite célèbre : « Tout sujet peut tuer son prince, lorsque ce dernier s’est emparé du trône comme usurpateur. Il ajoute que son assertion est si juste que, dans toutes les nations, il est à remarquer qu’on a rendu de grands honneurs à ceux qui ont tué de semblables tyrans. » Le jésuite italien Paul Comitolo, écrit, p. 458, livre IV de ses « Décisions Morales » : « Il est permis de tuer un injuste agresseur, quand même il serait général, prince, roi ; que l’innocence est toujours plus utile que l’injustice, et qu’un prince qui maltraite des citoyens est une bête féroce, cruelle et pernicieuse qu’il faut détruire. » Adam Tanner, jésuite allemand, dit : « Il est permis à tout homme de tuer un tyran, qui est tel quant à la substance (tyrannus quoad substantiam), il est glorieux de l’exterminer (exterminare gloriosum est). » Alp Sa, jésuite portugais, proclame que « Le Pape peut tuer d’une seule parole (potest verbo corporalem vitam auserre) ; car en recevant le droit de faire paître les brebis, n’a-t-il pas aussi reçu celui de faire massacrer les loups ? (potestatem lupos interficiendi). » Le jésuite Marionna, dans « De Rege » lib. 1, p. 54, écrit : « C’est une pensée salutaire à inspirer aux princes, que de leur persuader que s’ils oppriment les peuples en se rendant insupportables, par l’excès de leurs vices et l’infamie de leur conduite, ils vivent à telles conditions qu’on peut, non seulement à bon droit, les mettre à mort, mais qu’il y a de la gloire et de l’héroïsme à le faire. » Dans Suarez, « Defensio Fidei » (lib. VI, ch. IV, n° 13 et 14 », on trouve ces pensées : « Si la chose publique ne peut trouver sa défense que dans la mort du tyran, il est permis au premier venu de le tuer (cuilibet de populo licet illum interficere). » Qu’un Clément et un Ravaillac soient les praticiens de ces doctrines, personne ne le conteste, et si les Pazzi assassinèrent les Médicis, pour complaire au pape Sixte IV, si Jean Châtel tenta d’assassiner Henri IV, tous ne furent que les instruments des jésuites. Jean Guignaud, jésuite et complice de Jacques Clément, déclara : « C’est une action méritoire devant Dieu que de tuer un roi hérétique. »

Mais les jésuites n’eurent cependant pas le monopole du régicide. Le conventionnel Grégoire jugea les souverains par cette pensée laconique : « Les rois sont dans l’ordre politique ce que sont les monstres dans l’ordre naturel ; nous avons non seulement le droit, mais le devoir de les écraser. » Plus tard, Mussolini reprendra ce thème dans la « Lutte de Classe » 9 juillet 1910 : « J’admets sans discussion que les bombes ne peuvent constituer en temps normal un moyen d’action socialiste. Mais lorsqu’un gouvernement républicain ou monarchique vous bâillonne et vous jette en dehors de l’humanité, oh ! Alors, il ne faut pas maudire la violence qui répond à la violence, même si elle fait quelques victimes innocentes. »

C’était là justifier le régicide.

La doctrine libertaire inscrivit à son actif le régicide, et alla jusqu’à le préconiser comme un geste héroïque. Laurent Tailhade, dans le « Triomphe de la Domesticité », stigmatisa en une page virulente l’alliance Franco-Russe. Son article, d’une beauté littéraire remarquable, vibrant et plein d’images, émut le parquet qui lui fit les honneurs de la correctionnelle pour provocation au meurtre. Voici le passage incriminé : « Quoi ! Parmi ces soldats illégalement retenus pour veiller sur la route où piaffe la couardise impériale, parmi ces gardes-barrières qui gagnent 9 francs tous les mois, parmi les chemineaux, les mendiants, les trimardeurs, les outlaws, ceux qui meurent de froid sous les ponts en hiver, d’insolation en été, de faim toute leur vie, il ne s’en trouvera pas un pour prendre un fusil, son tisonnier, pour arracher aux frênes des bois le gourdin préhistorique pour frapper jusqu’à la mort, pour frapper au visage et pour frapper au cœur la canaille triomphante, tzar, président, ministre, officiers et les clergés infâmes, tous les exploiteurs du misérable, tous ceux qui rient de sa détresse, vivent de sa moelle, courbent son échine et payent de vains mots sa tenace crédulité ! La rue de la Ferronnerie est-elle à jamais barrée ? La semence du héros est-elle inféconde pour toujours ? » Mais si l’Église justifie un Ravaillac ou un Clément ; si les conservateurs applaudissent à la fusillade des fédérés de 1871 par les Versaillais, si les républicains crient hourra pour la bombe d’Orsini, cela semble marquer leur accord pour encenser la violence et célébrer la sainteté de l’attentat. Leurs mobiles cherchent cependant des vengeances particulières, des ambitions personnelles de domination, où l’attentat n’est que l’exécution docile et souvent inconsciente instiguée par des partis et des sectes qui convoitent le pouvoir. L’on ne peut porter sur les anarchistes les mêmes accusations. S’ils jettent la mort, c’est qu’ils espèrent par des actes de violence hâter la destruction d’une société qui écrase les masses. Encore qu’il y aurait beaucoup à rétorquer sur cette façon d’envisager la propagande, il est certain cependant qu’à la lueur des bombes, les idées anarchistes qui étaient ignorées de la grande masse apparurent sous un aspect nouveau, peut-être tragique.

Cette propagande a laissé des traces profondes, des souvenirs vivaces, bons et mauvais, car chacun la jugeait différemment. Il ne s’agit pas, ici, de reparler de cette époque héroïque des attentats multiples et nombreux qui eurent lieu durant le dernier quart du XIXe siècle (je renvoie le lecteur au mot attentat). À côté de Luchini, qui tua l’impératrice d’Autriche, de Bresci, qui supprima le roi d’Italie, de Czolgosz, qui attenta à la vie du président Mac Kinley, de Ryssakoff et de Jelaboff, qui tuèrent le tsar Alexandre II, de Caserio, qui poignarda le Président Carnot, viennent se joindre les diverses tentatives de meurtre sur les rois, princes et empereurs. Orsini contre Napoléon III, Hoedel-Nobilung contre Guillaume Ier, Moncasi et Gonzalès contre Alphonse XII, Passanante contre le roi d’Italie, Solovieff-Hartmann contre le tsar, De Rosa contre le prince Humberto, etc. L’attentat ne fut point toujours compris, surtout lorsqu’il était commis un peu au hasard ; mais s’il visait un responsable ou un puissant, le geste s’expliquait mieux, trouvait alors, parfois, sinon une justification, tout au moins un certain acquiescement, et certains gestes mêmes furent légitimés. S’il paraît utile de s’élever, parfois, contre de tels gestes, au point de vue de l’intérêt de la propagande, comme l’écrivait A. Lorulot, dans les « Théories anarchistes » : « Il est impossible de blâmer et de juger qui que ce soit, car la lutte est souvent une nécessité douloureuse ; qu’elle soit cela, puisque l’heure n’est pas encore venue où les choses vont se modifier. Frappez, mais n’en faites pas un système, ni un principe. Frappez, quand c’est utile et quand vous ne pouvez pas l’éviter. Partisans de la vie libre et de la révolution humaine, regrettons toujours d’en venir à cette nécessité, et n’oublions pas que la haine injustifiée ne peut que contrarier l’œuvre des pionniers de l’harmonie sociale. » — Hem Day.


RÉGICIDE Mot à mot meurtre d’un roi. Terme qui s’applique non seulement au meurtre d’un roi, mais à toute suppression ou tentative de suppression criminelle d’un potentat ou d’un personnage en vedette. Mot qui peut être remplacé par celui de magnicide meurtre d’un grand de la terre.

Le régicide est un acte fort commun dans l’histoire. On l’a noté dans tous les temps. Dans l’Antiquité, il est d’une fréquence extrême. Dirigé contre les sujets qui s’imposèrent à la foule en qualité de tyrans, il a été souvent considéré comme un acte, sinon de vengeance, du moins de justice. C’est un sentiment de simple logique, en effet, qui pousse à détruire ce qui est nuisible, plus encore celui qui use de la force ou de l’intrigue pour imposer un véritable régime de persécution. On peut dire que nombre de régicides qui ont supporté le poids de la vindicte légale et qui furent par suite des vedettes, au même titre que leur victime, ont assumé une tâche dont l’inspiration ne sortait point que d’eux-mêmes, mais qu’ils n’ont été que les instruments plus courageux d’une foule de concitoyens animés par les mêmes rancœurs.

Il est connu dans l’histoire de l’anarchisme russe, par exemple, que certains tzaricides ont été littéralement députés ou désignés par le sort pour accomplir un geste libérateur désiré par la masse. En général, ces exécuteurs ont fait preuve d’une abnégation et d’un courage qui, dans son stoïcisme même, peut être traité de fanatisme, diagnostic du reste inexact et injuste.

Mariana, dans son ouvrage De Rege et Regis Institutione (Du Roi et de la Royauté), autorise le meurtre d’un roi, usurpateur ou hérétique. Il est bon de rappeler qu’après le meurtre d’Henri IV par Ravaillac, ce livre fut condamné par le Parlement et brûlé en place de grève. Il y eut toujours des flatteurs, même parmi les gens de robe et des fanatiques à rebours. Le fétichisme de ce que j’appellerai volontiers les Régicoles vaut celui des régicides. Cet antagonisme de pensée et de pratique qui oppose les fervents de la liberté aux tyrans explique suffisamment l’existence du régicide. Suffirait-il à l’excuser ? C’est un point de philosophie sociale et historique que je n’ai point à traiter.

Ce que je viens de dire n’a qu’un but : établir une nuance profonde entre les vrais régicides et ceux que certains auteurs (le Dr  Régis, en particulier) appellent les faux régicides, que sont les précédents. Ils opèrent en vertu d’une raison politique ou religieuse, pour le triomphe d’un principe ou d’une idée, communs à plusieurs, légitimés à tort ou à raison par la logique des faits, c’est-à-dire par un grand duel, très inégal du reste, où succombe le meurtrier. On a pu penser que le meurtrier, conscient à priori de sa faiblesse, aurait dû arrêter sa main, puisqu’il était vaincu d’avance. D’autres auront pensé à l’inverse que, malgré la prévision d’un échec, la manifestation pouvait servir l’idée qui l’a fait naître et que pour ce motif le meurtrier doit figurer plutôt dans les rangs des martyrs que des fanatiques.

On verra, du reste, que parmi ces martyrs figurent souvent aussi des fanatiques, témoins de la foi, comme furent tant de chrétiens voués au cirque, chez qui une nuance d’exaltation circonstancielle, puisée dans l’influence du milieu, développait un singulier appétit de la mort.

Les vrais Régicides sont différents. Si le résultat objectif de leur geste meurtrier ne varie point, les mobiles qui l’inspirent obligent à ranger les auteurs dans une catégorie morbide, d’un intérêt captivant, parce qu’elle va mettre aux prises des illuminés, autrement dit des déséquilibrés, avec cette autre folle criminelle, fanatisée, qu’est la foule, aveuglée par un état passionnel, aberrée par une justice distributive ignorante et à la dévotion servile, trop souvent, de la loi, autrement dit de la force.

Pendant que le faux régicide est le représentant moral, spontané ou élu, d’une Idée ou d’un Groupe, le vrai régicide est un isolé. Le déchaînement des partis induit en général le public et la presse en de fausses directions. La méconnaissance de ce genre d’aliénés qu’est le fou raisonnant fait que la foule répugne à concevoir qu’un régicide soit autre chose que l’exécuteur des Hautes Œuvres d’un parti, naturellement qualifié d’extrémiste, puisque, par définition, la vertu siège au juste milieu.

Le cas récent de Gorguloff en fut une triste illustration. L’histoire montrera sans peine que l’opinion, fortement et habilement déviée dans les voies politiques, fut vraiment responsable du supplice de ce fou.

Le Régicide (le vrai, il ne sera plus question que de lui) opère pour son propre compte. Sans doute, il s’inspirera pour colorer sa décision criminelle des événements du temps présent, mais il ne faut pas s’y tromper : son acte est une violence prévue par principe et par définition, quel que soit le mobile, raisonné ou délirant, qui le dirige. Ce régicide tue pour tuer ; son acte est l’aboutissant fatal d’une chaîne d’opérations mentales qui l’entraîne plus ou moins vite à une distance souvent fort éloignée de l’idée première qui a déclenché toute la série des associations mentales consécutives. C’est un bel exemple de ce qu’on appelle le délire des actes, mode habituel chez les fous raisonnants, persécuteurs, processifs, batailleurs parce que paranoïaques, actes toujours disproportionnés d’avec les mobiles allégués par l’opérateur.

Le régicide commence par être un paranoïaque. Qu’est-ce à dire ? C’est un déséquilibré congénital enclin à des jugements faux sur les personnes comme sur les choses, toujours à côté de la vérité. Ses vues constamment unilatérales s’inspirent d’une vanité, d’un orgueil primordial qui l’entraînent à croire qu’il est doué de facultés supra humaines, à se croire incapable de se tromper. Par suite, il est exposé à souffrir des moindres obstacles qui heurtent sa marche en avant, je dis marche, car aller de l’avant est tout pour lui. Il agit d’abord et réfléchit ensuite, toujours trop tard. Comme tel, il souffre perpétuellement. C’est un persécuté par l’ambiance. Il est forcément porté à la haine, à la misanthropie et enclin aux réactions. Ses réactions, puisqu’il est un super actif par principe, empruntent la forme du réflexe, du talion, de la violence. C’est pour ce motif qu’il est un persécuteur. Il s’insurgera de plano contre toute autorité, même légitime ; en matière de vie banale, nous le trouverons processif, chicanier, revendicateur. Sur le terrain des idées, il ne sera pas moins combatif, autoritaire, tyran.

C’est parce qu’il est né pour l’action que ce déséquilibré armera sa main en vue du triomphe de sa cause, si grande ou si minuscule qu’elle soit. S’il lui advient d’être aussi un rêveur, un créateur de chimère où il s’incruste comme dans son cocon naturel, tout seul, sans complice ni amis, car il n’a point d’amis et ne songe guère à en réunir, il tentera de réaliser sa chimère par un coup d’éclat. L’acte régicide est au bout, lequel régicide aurait pu être un homicide d’une autre nature : affaire d’orientation des idées. Tout paranoïaque est candidat aux actes éclatants, scandaleux ou criminels. Ses actes sont en tension perpétuelle. Les circonstances seules les font aboutir.

Si l’on a compris cette base paranoïaque du régicide, il sera facile de concevoir que le paranoïaque, orgueilleux par définition, est un mégalomane à l’occasion. L’explosion d’une folie ambitieuse sur une telle base constitue la période finale. L’apothéose du paranoïaque est souvent un épanouissement de sa personne et, chose curieuse, elle ne sera pas indépendante de l’acte catalogué criminel, à l’inverse d’autres mégalomanes qui s’exhibent tout naturellement comme des êtres généreux, philanthropes et bénisseurs.

C’est que le paranoïaque, mégalomane, va continuer à bousculer les obstacles s’ils sont de nature à promettre l’Idée, la grande et sublime Idée qui le grise au point qu’il en exige la réalisation.

J’ai connu, à Ville-Évrard, un fou qui faillit m’occire parce que j’étais, à ses yeux, l’obstacle vivant à la récupération du trône d’Allemagne qui lui appartenait, pensait-il, de par sa naissance. S’il m’eût tué, ce n’eût été qu’un homicide, mais si, en liberté, il eût tué Guillaume II, qui usurpait ses droits, il eût été un régicide. Ce souvenir clinique me dispense de raisonnements théoriques plus amples.

Le dernier des régicides fut l’assassin de Paul Doumer. Il fut un prototype du genre. Trois phases dans sa vie : paranoïaque persécuté par les circonstances politiques auxquelles il a été mêlé, comme tant d’autres, et par une foule d’événements qu’il a déclenchés par son comportement maladroit et mal éclairé. Puis, développement morbide d’une personnalité mégalomaniaque où il s’est représenté comme un prophète, un messie, un néo Christ chargé d’une mission divine pour sauver le monde. Finalement, acte désordonné et absurde de tuer une vedette symbolique pour laquelle il n’avait que du respect, mais parce que la politique générale et particulière de la France était un obstacle à l’expansion de sa généreuse idée, inspirée par Dieu.

Comme tel, il devait être un martyr et féconder son idée sublime avec son sang. Ce croyant, ce mystique était hanté par le souvenir classique de Jésus, mort sur la croix pour féconder sa doctrine. Gorguloff fut un isolé, cristallisé dans sa marotte ; la guillotine a entendu ses dernières prophéties : la fin d’un monde qui n’a point voulu épouser ses idées.

Dans cette forme de régicide intervient, à côté du délire, l’obsession, la discussion consciente entre l’acteur qui ne veut point tuer et l’autre partie de son moi qui lui crie : il faut tuer ! Un rien déclenchera le meurtre comme le grain de sable qui fera sauter toute une mécanique.

Le régicide est donc un mystique. Il peut aussi être halluciné quand il est capable de vivifier sa pensée et de la réaliser en la forme d’une voix conseillère. Gorguloff était écrivain, poète, un imaginatif. Comme son sosie Ravaillac, il entendait ses voix familières qui devaient substituer peu à peu leur autorité à la sienne. Et le meurtre est au bout, conclusion logique, stupéfiante pour le profane seul, qui n’est pas initié à un mécanisme psychique particulièrement délicat.

Que l’on évoque le souvenir des grands et petits régicides de l’histoire ; s’ils ne prennent pas rang parmi les pseudo régicides que j’ai dessinés à grands traits au début, ils sont des paranoïaques dans le genre de Gorguloff, l’exemple le plus systématisé que j’ai choisi parce qu’il est encore dans toutes les mémoires.

Mais il y a des sujets qui tiennent des deux groupes. Certains régicides, animés par une idée, une thèse, un moteur qui n’a en soi rien de délirant et qui, dans une large mesure même, est soutenable, finissent, quand ils se sont bien incorporés à cette billevesée, par en être intoxiqués. Ils perdent de vue toute mesure. Et, dans leur exaltation mystique de réalisateurs, ils s’assimilent aux délirants de tout à l’heure.

Ils se persuadent aisément qu’ils peuvent jouer un rôle de libérateurs. Ils sont pris de la folie du sacrifice, et dans cette folie accidentelle, il y a bien quelque chose de l’orgueil morbide du paranoïaque : il y a une énorme vanité à se mettre en vedette et à se tenir in petto pour un personnage que l’histoire inscrira au nombre des martyrs. De là leur attitude transfigurée au sein même des pires supplices. De là l’erreur où ils succombent et qu’ils éviteraient en concevant l’inutilité de leur sacrifice.



Que devait faire la société en face des régicides ?

Rien d’autre sans doute que de prononcer des sanctions aussi cruelles qu’injustifiées. Sous l’Ancien régime, tuer un roi était commettre un crime de lèse-majesté. Le roi n’est pas un homme. Sa super fonction, acceptée servilement par les peuples, lui attirait un traitement de faveur qui, dans l’histoire, porte le nom de raison d’État. Raison peu raisonnable que la République a conservée pieusement.

Le coupable subissait les horreurs d’un supplice raffiné, celui que l’on réservait aux parricides. Le roi n’était-il pas le père du peuple, comme le colonel Ramollot est le père du régiment !

Le coupable était tenaillé vif avec des pinces portées au rouge ; ses plaies étaient abreuvées de plomb fondu, puis il était écartelé par quatre chevaux, en place de grève, non sans avoir fait amende honorable en costume de parricide. Le roi héritait des biens de la victime, petit bénéfice qui sent un peu trop le flibustier ; la famille du coupable était aussi châtiée et chassée du pays. Puis le peuple était admis à se partager les morceaux du supplicié. La foule bestiale découpa Ravaillac en petits cubes que les bons et honnêtes citoyens emportèrent à domicile et firent griller.

Ainsi furent traités Pierre Barrère, en 1593 ; J. Chatel, en 1594 ; Ravaillac, en 1610 ; Damiens, en 1757, etc…

Le dernier siècle n’a point démérité des précédents, car la loi du 10 janvier 1853 a encore qualifié le régicide de crime contre la sûreté intérieure de l’État, et le coupable est puni de la peine des parricides.

Les gens qui raisonnent opinent que le XXe siècle s’honorerait en détruisant les traces de telles horreurs humaines et en traitant les régicides en malades qu’ils sont. Un homme s’est rencontré à l’époque révolutionnaire, il s’appelait Pinel. Il eut la gloire d’élever le fou à la dignité de malade. Il en est cependant encore que l’on décapite. Pinel ne serait pas content. — Dr  Legraine siècle.


RÉGIE n. f. (du radical régir). Ce terme sert à désigner l’administration chargée de la perception des impôts indirects, administration fréquemment impopulaire car ses exigences pèsent lourdement sur la classe pauvre. Mais, pris dans un sens plus général, ce mot s’applique à un procédé d’organisation des services publics de caractère économique. La régie consiste dans l’exploitation sous la responsabilité de l’administration et par ses fonctionnaires ; mais, tantôt la direction de l’entreprise est assurée par un office autonome, tantôt elle dépend des organes mêmes de l’administration dont elle relève. Dans le premier type se rangent les régies municipales de distribution électrique qui possèdent un conseil d’administration et un directeur choisis en dehors du conseil municipal. Au second type appartiennent les régies municipales, à caractère industriel ou commercial, placées sous l’autorité du maire et du conseil municipal. On pourrait également trouver des exemples de ces deux types parmi les entreprises économiques qui dépendent de l’État ; et c’est aux fonctionnaires qui travaillent pour le compte de ces entreprises que l’on applique le plus communément l’épithète d’ouvriers ou d’employés de la régie. Dans un autre ordre d’idées, on déclare que l’exécution des travaux publics a lieu en régie lorsqu’elle se fait sous la direction de l’administration. Cette régie est simple lorsque le travail est exécuté sous la direction d’un fonctionnaire rétribué par un traitement fixe et qui ne spécule pas sur le travail des ouvriers qu’il embauche. Elle est intéressée quand le directeur des travaux n’est pas un agent de l’administration, et qu’il touche une indemnité proportionnelle à la dépense ou participe aux bénéfices, tout en n’assumant que des risques limités. Lorsqu’elle est intéressée, la régie ne s’arrête généralement pas à l’installation d’une entreprise, mais elle s’étend encore à son exploitation. Il arrive qu’un entrepreneur de travaux publics n’exécute pas ses engagements ; l’administration peut alors résilier purement et simplement le marché ; elle peut aussi organiser la mise en régie. Dans ce cas, un régisseur est substitué à l’entrepreneur et, aux risques et périls de ce dernier, il continue le travail commencé avec l’ancien personnel ouvrier et les matériaux précédemment réunis. La question de la régie pose le problème de l’État patron et du fonctionnarisme. Est-il bon que l’État devienne l’entrepreneur universel et que tous les ouvriers soient des fonctionnaires ? Cette solution plaît beaucoup aux socialistes et aux communistes autoritaires. Pour notre part, nous n’admettons pas plus l’exploitation par l’État que l’exploitation par la classe capitaliste. Nous voulons supprimer le patronat ; tyrannie individuelle ou tyrannie collective nous répugnent pareillement. Les luttes soutenues par les fonctionnaires ces derniers temps, pour le maintien de leurs salaires, prouvent d’ailleurs que l’État use des mêmes procédés que les autres patrons.


RÉGIME n. m. (du latin regimen : conduite, gouvernement). Les sens du mot régime sont extrêmement nombreux. D’une façon générale, il désigne la manière de se comporter, de vivre, d’agir. On parle fréquemment de régime gouvernemental, économique, monastique, un régime alimentaire et thérapeutique, de régime légal, administratif, sanitaire, des prisons, etc. En botanique, un régime est un assemblage de fruits à l’extrémité d’un rameau. Les grammaires font de ce mot le synonyme de complément. Par Ancien Régime, on entend le gouvernement qui existait avant 1789 ; le régime dotal se ramène à une convention matrimoniale. Sans nous attarder à tous ces sens particuliers et sans entrer dans des explications données dans d’autres articles, nous devons dire que les anarchistes repoussent tout régime social qui ne repose pas sur la liberté. Ils ont en abomination le régime capitaliste qui encourage l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais ils se dressent aussi contre toute oppression d’où qu’elle vienne ; et s’ils critiquent le régime soviétique de la Russie, c’est qu’il sacrifie complètement l’individu à l’omnipotence de l’État, c’est qu’il exige une obéissance aveugle et remplace les dogmes anciens par des dogmes nouveaux. À plus forte raison méprisent-ils les régimes pseudo démocratiques et républicains où le pouvoir appartient en fait à une oligarchie financière. Toujours plus de bien-être pour les corps, toujours plus de lumière pour les intelligences, toujours plus d’indépendance pour les volontés, voilà ce que désirent les libertaires. Qu’on les écoute et l’on s’acheminera vers une cité d’amour dont tous les habitants seront frères. C’est vers cet idéal que doivent tendre leurs efforts. Dressés contre l’injustice, ils la dénoncent, quel que soit le régime en vigueur, quel que soit le parti au pouvoir ; voilà pourquoi, considérés comme des gêneurs indésirables par la gauche de même que par la droite, ils sont mal vus sous tous les gouvernements.


RÉGIONALISME n. m. (du mot Région). Le régionalisme ne se confond ni avec l’autonomisme, ni avec le fédéralisme, mais il implique quelque chose de plus que la simple décentralisation administrative. Il demande la création de nouvelles divisions territoriales et un développement accru de la vie régionale dans tous les domaines. Les régionalistes se défendent de vouloir ressusciter les anciennes provinces ; et beaucoup protestent de leur affection pour la nation, de leur culte pour l’État. « Nous ne voulons pas, a déclaré Jean Hennessy, et nous n’avons jamais voulu restreindre la souveraineté nationale et attribuer aux habitants d’une seule parcelle du territoire français l’autonomie. La souveraineté française appartient à la nation tout entière, Nous ne voulons pas et nous n’avons jamais voulu porter la moindre atteinte à l’unité et à l’indivisibilité de la nation. Elles sont essentielles à la prospérité, à la sécurité et à la grandeur de la France. Nous ne comprenons même pas que certains Français puissent avoir des lois différentes de celles des autres, et nous voulons les lois égales pour tous. Mais nous ne voyons pas comment des circonscriptions administratives agrandies, substituées aux départements, ayant pour centres des villes qui s’imposent par leur situation géographique, circonscriptions rationnellement et légalement délimitées, porteraient atteinte à l’unité nationale. Nous ne voyons pas non plus comment une organisation meilleure du suffrage universel, mieux adaptée aux besoins économiques de la région, aurait pour effet de diminuer les droits du citoyen au vote. Nous croyons que l’État, qui est l’expression même de la souveraineté française, doit toujours détenir les pouvoirs de décision, mais que son autorité sur toutes les questions nationales sera d’autant mieux maintenue qu’il se sera déchargé sur des collectivités restreintes du souci d’affaires trop nombreuses ou trop pressantes, auxquelles, aujourd’hui, il a peine à faire face. »

Nous sommes loin, on le voit, de l’autonomisme et du fédéralisme. Certes, tous les régionalistes ne témoignent pas d’une platitude égale à celle d’Hennessy ; beaucoup, néanmoins, sont notoirement réactionnaires. Danser la bourrée ou le rigodon, se déguiser en bergers et en bergères, allumer des feux à la Saint-Jean, voilà en quoi consiste le régionalisme de certains. D’autres ont des idées plus ouvertes. Néanmoins, après avoir passé en revue toute la gamme des régionalismes en vogue, j’ai dû en imaginer un qui donne satisfaction aux tendances fondamentales de ma pensée. Depuis, j’ai constaté qu’il avait recruté de nombreux partisans.

Admirer ce qui est ancien, sans discernement parce qu’ancien, faire fi du moderne, tel est le credo essentiel des régionalistes que nous combattons. Avec fracas, ils prêchent le retour aux mœurs antiques, aux habitudes et traditions d’autrefois. Vivre dans le passé, sans souci du présent, se contenter de souvenirs, à tout propos parler d’histoire locale, leur semble l’idéal. Ils oublient qu’il existe un devenir inéluctable, et que le changement est la suprême loi de tout ce qui est humain. Convient-il au jeune homme de s’habiller comme un baby ou au vieillard chenu de se costumer en page ? De même, l’époque moderne ne saurait être à l’aise dans la défroque des âges enfuis. Ne transformons pas la province en nécropole, ni en musée pour antiquailles. Mme de Sévigné affectionnait son lent carrosse ; avec raison, nos contemporains préfèrent l’automobile. Gardons le souvenir de ceux qui ne sont plus ; demandons des leçons à l’histoire. Mais ne sacrifions ni l’esprit d’initiative, ni les aspirations vers le mieux matériel et moral. Que l’artiste et l’écrivain de la province comme de la capitale produisent du neuf, de l’original, sans se soucier de refaire sans fin ce qu’on faisait avant, ni d’imiter les vieux modèles éternellement. L’ancienne Chine n’a tiré que déboires de son culte exclusif du passé ; que les régionalistes, instruits par l’expérience, se défient de la routine et de la tradition ! Leur but ne doit être ni de refaire un chemin déjà parcouru, ni de piétiner sur place, mais d’avancer. Complexité et changement caractérisent tout ce qui vit ; n’érigeons point en idéal le froid silence du tombeau !

Autre question et nouveau différend. Chaque régionaliste doit-il borner ses préoccupations aux limites de sa province ? Par leur façon d’agir, beaucoup le laissent croire, même s’ils ne l’affirment point. Quel tollé, lorsqu’un Auvergnat s’avise de donner des conseils aux Flamands ! Vraie muraille de Chine, un particularisme aveugle isole chaque province, bien mieux, découpe en étroits lopins jusqu’au sol d’un même département. Malgré leur voisinage, quelle distance sépare Poligny d’Arbois ! D’incroyables jalousies mettent fréquemment aux prises villes et villages limitrophes. Et malheur au profane qui, d’aventure, chasse sur ces terres gardées ! Comme au pays de Lilliput, des nains l’entourent et le garottent. S’en tenir à des querelles de clocher, s’imposer des œillères, réduire son horizon à l’étendue d’un arrondissement sans s’inquiéter des grands problèmes humains, voilà l’aboutissant d’un régionalisme trop rétréci. Pourtant si Paris rayonne d’une vie sans cesse rajeunie, c’est parce qu’ouvert aux courants universels de la pensée. Son cosmopolitisme reste, avec l’amour de la nouveauté, l’un des éléments qui assurent son règne. Mais, s’il est vrai qu’il faut lutter contre un défaut en cultivant la vertu contraire, c’est son particularisme outrancier que ferait bien de vaincre la province, en devenant accueillante à tout progrès. Eveiller bourgs et campagnes à la vie de l’esprit, élever progressivement leur niveau intellectuel vaudrait mieux qu’accabler la Ville Lumière d’impuissantes malédictions.

Reconnaissons toutefois que les régionalistes voient se dresser contre eux le formidable appareil d’un gouvernement follement centralisateur. Dans les administrations, passer d’une ville plus petite dans une plus grande, pour aboutir à la capitale, voilà l’unique mode d’avancement. Aux Parisiens sont réservés les grasses prébendes et les suprêmes honneurs. Périodiquement, l’on écrème le reste du pays de ses éléments les meilleurs ou les plus remuants ; et, du même coup, l’on jette la défiance sur les hommes de talent qui se refusent à émigrer sur les bords de la Seine. Moyen commode de rendre les échines souples et de semer la division. Dans ce piège, le provincial donne tête basse, car, malgré son dépit fréquent, il vénère le Parisien à l’égal d’un dieu. Persuadez ce naïf qu’on peut être un sot et habiter la capitale ! À son avis, vos beaux discours prouveront que vous êtes un jaloux ou bien une tête sans cervelle. Et il admettra malaisément qu’on puisse avoir de l’esprit loin de Montmartre ou du quartier Latin. L’habitat, chez nous, en impose non moins que le diplôme ; on juge l’homme simplement d’après son plumage. « Il est des Vosges ! », redit l’écho des boutiques à papier de la Saintonge comme de la Seine, lorsqu’y parvient ma prose. Et l’on ne se gêne pas avec ce rustre des montagnes. Peut-être même la presse régionale est-elle pire, pour l’écrivain provincial, que celle de Paris. Et, s’il émerge malgré tout, quelle jalousie chez les muses départementales, quel dédain chez les notables, quels savants coups d’épingle de la part d’autorités qui toisent de haut cet administré gênant ! Et qu’il ne se rabatte pas sur les académies locales, vénérables ossuaires où des réactionnaires chenus se passionnent pour les morts, mais se désintéressent des vivants ! On s’y fige dans l’admiration du site ou des traditions provinciales ; arrière tout ce qui ne possède point la patine du temps !

La province fut toujours une pépinière d’écrivains célèbres. Elle les forma souvent, mais ne les garda presque jamais. À l’âge adulte, et sentant croître leurs ailes, ses fils ingrats la quittèrent pour le doux climat de Paris. Quoi d’étonnant, diront certains. Pour un auteur, quel silence s’il s’édite à Paimpol, quel tintamarre s’il se vend à Paris ! La capitale s’est réservée, chez nous, le monopole du bruit comme du pouvoir. Qui dira les tribulations du malheureux écrivain fidèle à son pays ? Et quel scandale, quelles clameurs s’il s’avise d’être audacieux ou véridique ! Ce que l’on approuve chez un Parisien devient inadmissible chez un provincial. Et l’on s’étonne que les écrivains quittent la province ! Rendons-là habitable pour qu’y puissent demeurer les artisans de la pensée. D’abord, il conviendrait d’assainir une atmosphère empoisonnée par la sottise, l’envie, la rancune et la médisance. De plus, que gagnerons-nous à substituer la toute-puissance de quelques grandes villes à celle de Paris ? Nous perdrons au change, s’il est vrai qu’un tyran éloigné vaut mieux qu’un tyran proche. Une fraternelle collaboration de tous les centres, étrangère à nos mesquines hiérarchies, et qui favorise l’ascension de tous vers plus de bien-être matériel et de dignité morale, voilà le seul régionalisme que nous approuvions.

Depuis que les autonomistes alsaciens et bretons ont encouru les foudres de nos grands patriotes, le régionalisme, autrefois fort à la mode, est devenu suspect à beaucoup. Pour moi, si je me suis intéressé à la vie provinciale, c’est dans l’espoir d’ébranler un peu la tyrannie étatiste et de contribuer à la libération intellectuelle des pauvres gens qui m’entouraient. Ayant vécu longtemps à Paris, je ne me range point parmi ses détracteurs. Partout, il est en but à la malveillance des autorités, celui qui veut rester indépendant ; et, partout, il rencontre des frères qui ont besoin d’être aidés. — L. Barbedette.


RÉGRESSION n. f. (du radical regredior, rétrograder). En langage biologique et pathologique, la régression désigne le retour partiel ou total de l’organisme à une phase de son existence antérieure. En sciences naturelles, les observateurs s’attachent même particulièrement à l’étude des faits de ce genre qui s’avèrent d’une grande importance pour la bonne compréhension des doctrines évolutionnistes. Lamarck, qui lui attribue un rôle capital, l’explique, d’une façon générale, par le non-usage des organes. « Le défaut d’emploi d’un organe, écrit-il, devenu constant par les habitudes qu’on a prises, appauvrit graduellement cet organe et finit par le faire disparaître et même l’anéantir. » À l’inverse « l’emploi fréquent d’un organe augmente les facultés de cet organe, le développe lui-même et lui fait acquérir des dimensions et une force d’action qu’il na point dans les animaux qui l’exercent moins. » Dans l’ordre psychologique, le phénomène de régression s’observe aussi couramment. Alors que la répétition rend les habitudes mentales de plus en plus fortes, l’absence prolongée de satisfaction, le manque d’activité peuvent déterminer une régression très marquée des habitudes et même provoquer leur disparition totale. Celui qui n’exerce jamais son jugement, sa mémoire, son attention est finalement victime d’une obnubilation intellectuelle qui peut le conduire à un complet abrutissement. Celui qui ne s’habitue pas à rester ferme dans ses décisions devient, à la longue, incapable de vouloir, d’une façon sérieuse et durable. Quand il s’agit des maladies mentales, les phénomènes de régression acquièrent une signification particulièrement importante ; ce sont, pour l’aliéniste, des indices capables de l’éclairer sur la marche des troubles qui suivront.

En elle-même, la régression n’est ni bonne ni mauvaise ; elle le devient seulement en fonction des conséquences qu’elle provoque, du terme où elle aboutit. La disparition d’une mauvaise habitude est excellente ; l’affaiblissement de l’attention ou de la mémoire est, par contre, indésirable. Lorsqu’on parle de régression dans l’ordre biologique ou mental, il importe donc de préciser. Même dans l’ordre social, il existe des régressions heureuses ; la disparition progressive de l’alcoolisme serait à ranger dans cette catégorie. Néanmoins, le mot régression possède généralement un sens péjoratif dans le domaine politique ou économique ; il désigne un retour à des formes d’existence inférieures et pénibles ; il est synonyme de déchéance. De ces retours vers un passé néfaste, l’histoire nous offre de nombreux exemples ; les périodes régressives arrivent même fréquemment à la suite des mouvements révolutionnaires. « Rarement ceux qui profitent des révolutions sont ceux qui les font. En 1793, le peuple tira les marrons du feu et la bourgeoisie les croqua ; les barricades de 1830 favorisèrent surtout Louis-Philippe ; celles de 1848 Napoléon III. Des troubles suscités par des besoins profonds n’aboutirent qu’au changement de l’équipe gouvernementale ; l’argent prima l’hérédité, désormais la fortune, plus que la noblesse, permit l’accès du pouvoir. Mais le travailleur fut grugé par ses nouveaux comme par ses anciens maîtres ; son sort resta misérable, que l’empire succédât à la monarchie ou la république à l’empire. Toujours les aristocraties se montrent expertes dans l’art de canaliser à leur profit les mouvements révolutionnaires : les traditions païennes des nobles romains corrompirent, jusqu’à la moelle, le christianisme vainqueur, et nos modernes démocraties sont déjà confisquées par une nouvelle féodalité financière. Stratèges de l’intrigue et magiciens du verbe adaptent leur phraséologie au goût de l’heure ; avant la lutte, ils flattent les pires instincts populaires et leur main s’ouvre, prodigue de promesses insensées. Le triomphe assuré, les chefs pourvus, personne n’accepte de solder le troupier meurtri. » Le Règne de l’Envie. On peut assurer qu’à l’heure actuelle, en France, nous sommes en pleine régression. Prêtres, généraux, capitalistes manœuvrent à leur guise parlementaires et ministres, qu’ils soient de gauche, de droite ou du centre. De plus, journaux, revues, hebdomadaires, toute notre grande presse n’est qu’un vaste étouffoir, une vaste entreprise de mensonge. Il est presque impossible d’atteindre le peuple et de lui dire la vérité.

Dans l’ensemble du monde contemporain, l’idéal libertaire subit, d’ailleurs, une éclipse fâcheuse. Partout, on prône les dictatures et les gouvernements forts ; communistes et socialistes autoritaires sont d’accord sur ce point avec les hitlériens et les fascistes. On fait de l’obéissance aux ordres des chefs le premier devoir du citoyen. Et l’on affecte de croire que l’anarchie c’est l’incohérence et le chaos ; même dans les milieux les plus avancés, ces idées sont courantes. Aussi nos contemporains se détournent-ils de doctrines qu’ils supposent purement négatives et incapables de fournir une base constructive sérieuse. Pourtant L. Barbedette a montré que la liberté la plus complète n’implique nullement l’incohérence et l’absence d’organisation, et que la raison vaut mieux que la contrainte pour engendrer l’harmonie. La science véritable exclut rigoureusement toute intrusion du principe d’autorité ; elle ne se soumet qu’à l’expérience et à la raison. Néanmoins, elle s’avère féconde en résultats pratiques et en conséquences heureuses lorsqu’elle est bien dirigée. Des œuvres merveilleuses seront possibles quand l’amour se surajoutera à la liberté. Notre idéal peut subir une régression passagère ; finalement, il s’imposera parce qu’il répond à d’indestructibles besoins du cœur et de l’esprit.


RELATIVITÉ, RELATIF subst. et adj. Chasser l’idée d’absolu, si chère à la pensée théologique et métaphysique, pour lui substituer celle de relativité, voilà un travail urgent pour le philosophe et le savant contemporain. L’absolu désigne ce qui est en soi et par soi, ce qui se suffit pleinement. Le relatif, au contraire, ne peut se suffire à lui-même, qu’il s’agisse d’existence ou d’intelligibilité ; il a besoin de réalités étrangères à lui, distinctes de lui, mais avec lesquelles il supporte des rapports. Centrale dans les systèmes de Platon et d’Aristote, la notion d’absolu était déjà combattue, chez les Grecs, par Protagoras : « L’homme, déclarait-il, est la mesure des choses, de ce qu’elles sont, dans la mesure où elles sont, de ce qu’elles ne sont pas, dans la limite où elles ne sont pas. » Les pyrrhoniens s’inspirèrent également de cette idée. Au XIXe siècle, Hamilton devait adresser des critiques fameuses au concept d’absolu. Penser, déclarait-il, c’est conditionner, puisque toute pensée établit une relation ; la loi de relativité constitue l’ossature de l’intelligence. Penser l’absolu s’avère donc impossible, car ce serait conditionner l’inconditionnel et rendre relatif ce prétendu absolu. Mais c’est Kant qui, précédemment, avait donné des bases solides et durables à l’idée de relativité. Pour lui, toute connaissance est relative parce qu’elle dépend des lois de l’esprit qui l’organise. « On avait admis jusqu’ici, dit-il, que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; que l’on cherche une fois si nous ne serions pas plus heureux, en supposant que les objets se règlent sur nos connaissances. » À l’inverse des dogmatiques, qui cherchent dans des réalités extérieures la raison des lois de la pensée, il trouve dans la pensée l’explication des lois qui régissent le réel. Nous ne reviendrons pas sur ce système exposé précédemment. (Voir article Kant.)

Disons néanmoins que, transposant le subjectivisme du plan psychologique dans le plan physiologique, biologistes et physiciens ont démontré que les sensations en quoi se résout notre perception du monde extérieur, comme aussi les sensations internes, sont relatives à la constitution de notre organisme. Si nos yeux, nos oreilles étaient constitués différemment, les données visuelles et auditives perçues par nous seraient autres que celles que nous percevons. Lentement, la notion de relativité a pénétré dans toutes les branches du savoir humain ; et partout elle s’est révélée féconde en résultats heureux. En mathématiques, en physique, elle a servi de point de départ à des travaux du plus haut intérêt. Einstein s’est appliqué à étendre à la physique le principe de relativité déjà admis en mécanique. De ce qu’aucune expérience ne saurait déceler le mouvement de translation uniforme d’un système, il a conclu, dans la doctrine de relativité restreinte, que les lois des phénomènes physiques demeurent les mêmes pour différents groupes d’observateurs, en mouvement de translation uniforme les uns par rapport aux autres ; dans sa doctrine de relativité généralisée, il a étendu ce principe aux mouvements accélérés et à la gravitation. (Pour l’exposé des idées d’Einstein, voir l’article Mouvement.)

Et la notion de relativité, si féconde dans l’ordre scientifique, suffit encore, pense L. Barbedette, à expliquer une foule de phénomènes moraux, sans cela incompréhensibles. En éthique, elle doit nous guider constamment et rend parfaitement intelligibles des concepts aussi obscurs que ceux de la liberté et du bonheur. « Toujours, la causalité intellectuelle provoque le sentiment de liberté, comme, dans le monde extérieur, les ondes sonores engendrent des sensations auditives, les vibrations lumineuses des impressions colorées… Pas plus que ne sont mensongères les sensations provoquées par les objets extérieurs, le sentiment de liberté n’est illusoire ; il a, comme elles, une valeur symbolique et relative. Pour le mieux comprendre, il faut pousser plus loin, jusqu’à sa cause productrice, l’activité volontaire. Ce n’est point en dissertant sur les nuances qualitatives du rouge ou du bleu que le physicien arrive à les expliquer ; il les rattache à des vibrations quantitatives qui les engendrent sans leur ressembler. Comme les couleurs dépendent et du nerf optique et de l’excitant lumineux, la liberté, subjective apparence, s’avère un compromis entre le conscient et l’inconscient. » Vouloir et Destin. La liberté n’implique donc pas commencement absolu, pouvoir créateur de la volonté, comme le supposent les partisans du libre arbitre, mais elle répond à ce fait qu’en pratique l’homme parvient à modifier la trame des causes et des effets, dont le déroulement constitue et sa propre vie et le devenir de l’univers qui l’environne.

Le bonheur n’a rien d’absolu, lui non plus, il dépend de conditions multiples et variables. « Source d’erreurs innombrables, prêtant, à tout, une nuance ou des formes illusoires, le prisme métaphysique et social fige en un bonheur abstrait nos joies fugitives et changeantes, il schématise et appauvrit nos plaisirs hétérogènes et multiformes. Pour un chimérique espoir, fruit de rêveries collectives, nous dédaignons les bonheurs passagers qui s’offrent ; pour une déesse inexistante, nous effeuillons les pétales des plus divines fleurs. Pourtant ce bonheur solidifié, d’une immutabilité choquante, si on l’offrait aux vivants, qui d’entre eux ne s’en détournerait ? Il semble tellement fait pour les morts ; du sommeil éternel, il est une si manifeste image ! Dans l’ordre moral, comme en politique, c’est une trompeuse erreur de vouloir tout réduire à l’unité… Avec le désir et l’idéal s’individualisent, en se diversifiant, les joies suprêmes de chacun ; ne croyons pas à un bonheur unique, stéréotypé, il en existe de multiples et d’irréductibles aux formules toutes faites léguées par nos ancêtres. » Rien d’absolu dans le bonheur humain, il est tout relatif et ne peut être que relatif. « La nature est sans cesse en travail, et nos besoins renaissent, toujours nouveaux ; un devenir éternel préside à l’écoulement des pensées comme des choses. Ce qui charmait hier déplaît aujourd’hui ; l’adolescent ne comprend plus les passe-temps du bambin, et l’action de l’homme mûr s’accorde mal avec le calme tant chéri des vieillards. Des nuages épais suffisent à assombrir l’âme du poète, de lumineux rayons à l’ensoleiller. Et combien rare est la consonance entre aptitudes et situations : le forgeron voudrait être boulanger, le boulanger forgeron, le citadin adore la campagne et le campagnard la ville. » À la Recherche du Bonheur. Or, puisque l’éthique n’est que l’art de vivre heureux, il en résulte qu’elle doit s’imprégner au plus haut degré de la notion de relativité. L’erreur commise par les moralistes chrétiens, qui offraient leur céleste béatitude pour le lendemain de la mort, ne doit pas être renouvelée par les penseurs rationalistes. Dédaignant l’absolu chimérique des théologiens, ils ont à se préoccuper de la vie présente seulement.

Même en ce qui concerne les besoins physiques, il convient de bannir les affirmations trop absolues qui ne tiennent pas compte de la prodigieuse complexité du réel. « Des théoriciens, bien intentionnés, je n’en doute pas, se montrent trop absolus dans leurs conclusions. Partis d’un principe bon en lui-même, ils en tirent des conséquences extrêmes qui ne cadrent aucunement avec les nécessités pratiques. Alors que la réalité s’avère d’une complication extrême et qu’il faut, dans les sciences de la nature, demander à l’expérience de prononcer en dernier ressort, ces constructeurs de systèmes légifèrent dans l’abstrait et multiplient les déductions avec une logique dont l’apparente rigidité cache d’irrémédiables faiblesses. Trop nombreux sont les facteurs qui interviennent, trop divers les tempéraments pour qu’il ne soit pas indispensable d’individualiser le régime alimentaire, par exemple. Ce qui convient dans tel cas pathologique est contre-indiqué dans tel autre ; l’homme vigoureux et solide n’a pas les mêmes précautions à prendre que l’homme mal portant ; à celui qui fournit un gros effort physique, il faut une nourriture plus abondante qu’à celui qui travaille seulement du cerveau : l’enfant a des besoins différents de ceux de l’adulte. Défendu, quand on souffre de certains troubles, le café, dans d’autres cas, est un adjuvant utile ; selon les circonstances et les tempéraments, une totale privation de viande produira des effets opposés. Chaleur et froid excessifs ont aussi une grande influence ; impossible de se comporter d’une façon identique au Sénégal et au Groenland. Dans une contrée où l’on trouve, en toutes saisons, fruits et légumes frais, où le maintien de l’organisme à la température normale requiert peu de combustible, par suite du climat, le menu habituel ne saurait être le même que dans les régions éternellement glacées, dont la végétation n’offre que des ressources très précaires. Lorsqu’ils se querellent, les réformateurs peuvent avoir également raison, mais dans une mesure limitée : ils supposent, indûment, valable pour tous ce qui ne convient qu’à certaines personnes. Partis d’observations exactes, ils aboutissent à des conclusions trop générales. » L’Incomparable Guide. Dans les divers domaines où les faits dépendent du vouloir humain, le concept de relativité, pense L. Barbedette, suffit à éliminer bien des discussions accessoires et parvient même à concilier certaines doctrines, en apparence opposées. Il introduit aussi dans les discussions, et dans le comportement quotidien, plus de bienveillance à l’égard de ceux qui, sans avoir nos idées, s’efforcent néanmoins de bien agir et de voir clair.