Encyclopédie anarchiste/Nature - Naturisme

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1772-1784).


NATURE n. f. (du latin Natura). Ce terme peut être compris dans des sens très différents, soit qu’il désigne d’une façon générale tout ce qui existe, soit qu’il indique plus particulièrement les qualités et l’essence propre de chaque objet examiné séparément.

Dans le premier cas, il serait presque synonyme d’univers, mais dans un sens plus restreint, plus humain, plus personnalisé, plus actif et matérialiste, et comprendrait de multiples nuances, soit comme désignation impersonnelle de l’évolution de la substance en mouvement, soit comme compréhension d’un principe actif agissant sur cette même substance ; soit, enfin, comme conception de l’état du monde, principalement du monde terrestre, hors l’influence humaine.

Dans le deuxième cas, moins sujet à discussion, il désigne surtout les attributs particuliers à chaque chose, l’aspect caractéristique sous lequel elle impressionne notre sensibilité. Pour les êtres vivants, il comprend tour ce qui est inné, spontané, instinctif, antérieur à l’éducation.

Dans leur effort compréhensif, les hommes ont essayé, par des méthodes rationnelles ou spéculatives, de classer leurs impressions, de donner un sens à tout ce qui les entourait et l’explication animiste a du être une des plus faciles et des plus primitives qui se soient présentées à l’intelligence humaine. Conformément à cette conception anthropomorphique, tout était doué de volonté, de but, de finalité. L’ambiguïté des textes anciens ne permet guère de se faire une idée précise de la conception qu’avaient leurs auteurs de la nature. L’abondance et la multiplicité des attributs de leurs innombrables divinités ne facilitent point cette recherche. Il est difficile de savoir si, dans l’esprit des premiers peuples, la Nature s’est personnifiée abstractivement comme principe actif de tout ce qui se meut, sous la forme imprécise d’un principe universel contenu dans toute substance, ou si elle a été conçue comme autant de volontés séparées, agissant dans chaque objet.

L’étude des peuples primitifs ne montre point chez eux des spéculations très profondes et leurs conceptions simplistes attribuent aux esprits de tels pouvoirs, qu’elles suppriment toutes recherches vers des causes moins volontaires. Chez les peuples plus cultivés, le spectacle du monde s’est révélé riche de contradictions et leur ingéniosité s’est exercée à concilier le problème insoluble du déterminisme manifeste des choses avec le sentiment de la liberté individuelle.

Toute la poésie antique est empreinte de ce dualisme et l’homme y est perpétuellement en lutte contre les forces symbolisées de la nature. La philosophie grecque approfondit réellement cette question, mais une certaine éthique troubla cette recherche qui ne peut s’effectuer avec fruit qu’en dehors de toute intervention de l’idée de bien et de mal. Ni l’épicurisme, ni le stoïcisme n’abordèrent le fond même du problème. Le Moyen Age embrumé par le péripatétisme ne fit pas mieux et les philosophes du xviie et du xviiie siècle, pas plus que les philosophes modernes, n’ont fait de pas décisif dans la compréhension de l’évolution de l’univers. La cause de cet insuccès vient probablement de ce fait que l’homme cherche dans son explication de l’univers quelque chose d’humain qui se glisse involontairement ou inconsciemment dans ses méditations. C’est ainsi que les idées d’harmonie, d’ordre, de lois, d’évolution, de régularité, engendrées par les conditions mêmes dans lesquelles vivent les humains, mais qui ne sont que les conséquences de leur adaptation au milieu, sont, au contraire, posées par eux comme une réalité indépendante de l’homme et nécessitant une explication évidemment finaliste.

Si l’on pense déjà que la nature est harmonieuse, que l’évolution universelle est grandiose et bien ordonnée, on peut ensuite s’étonner que cela ne soit pas l’œuvre d’une cause intelligente, puisque, seule, une intelligence peut concevoir l’ordre et réaliser l’harmonie parmi le chaos.

La solution du problème consiste donc plutôt à analyser en quoi consiste l’ordre et l’harmonie de la nature et à rechercher si ces deux concepts ne sont pas un produit de notre fonctionnement. Remarquons déjà que l’idée d’ordre sous entend arrangement en vue d’un but, d’une fin et qu’il faudrait tout d’abord se demander s’il y a vraiment de l’ordre dans l’univers. Or c’est ici que la question de rapport entre la durée humaine et la durée des phénomènes nous permet de rejeter le concept de la belle ordonnance du cosmos. En effet, nous appelons ordre l’arrangement, la coordination des diverses parties d’une chose en vue d’un but à réaliser et le spectacle du monde ne nous montre que destruction mutuelle, instabilité, recommencements perpétuels. Aucune forme ne dure éternellement, tout se dissout sous l’influence du mouvement universel. L’ordre, l’harmonie ne sont que des aspects momentanés du monde ambiant, qui durent suffisamment pour former en notre mémoire une succession d’images dont l’ensemble n’est point nuisible immédiatement à notre conservation. Mais par le fait même que tout se détruit, il est évident que ce que nous appelons harmonie est formé d’un ensemble de minuscules destructions ou changements imperceptibles en équilibre avec notre propre variation permanente. C’est cet équilibre, cette adaptation créatrice de notre durée qui émerveille les finalistes. Ils ne voient point que l’ordre naturel est du désordre qui dure et que le concept de l’infinité du temps et de l’espace, créé par notre durée humaine, est en opposition avec toute conception de but, de limite, de fin.

Le monde biologique, avec ses atrocités, suffit à lui seul à ruiner le concept de l’harmonie universelle et celui de l’excellence de la nature. La souffrance et la mort ne servent à rien puisque tout souffre et meurt, et cette gigantesque hécatombe n’a aucun sens au regard des éternels recommencements.

Nous sommes donc heurtés par l’inutilité de toutes ces choses et il nous est difficile d’admettre que être ou ne pas être s’équivalent exactement quant aux conséquences finales. Cette désastreuse constatation a déterminé les partisans des causes finales à croire que le monde avait un but inconnu et que toutes les contradictions apparentes de ce monde devaient se concilier harmonieusement en vue de ce but mystérieux. Ce concept est irrémédiablement détruit par l’impossibilité de scinder l’éternité en deux parties et de détruire l’éternité qui nous a précédés. Cette éternité vaut, logiquement, celle qui nous suivra et nous pouvons dire que le monde actuel, tel qu’il est, nous offre le spectacle de ce qu’est réellement l’univers sans aucun espoir de supposer qu’il a été ou qu’il sera meilleur. Au contraire, nous devons avoir la certitude qu’il est celui où notre existence, bonne ou mauvaise, était la seule possible, puisque nous sommes le produit de ce monde et non celui d’un autre.

La nature n’est donc ni bonne ni mauvaise, ni aveugle ni clairvoyante. Elle est l’ensemble des substances en mouvement, au milieu desquelles apparaît la durée humaine qui, seule, donne une valeur comparative aux divers aspects de cette nature par la conservation des images ou rythmes favorables ou nuisibles à sa propre conservation.

Les progrès de la science actuelle, démontrant le dynamisme de toute matière, détruisent également le concept dualiste d’un principe actif (l’énergie, la nature, etc…) agissant sur la matière et l’animant.

Il nous reste acquis que c’est notre psychologie seule, par le seul fait de notre existence, qui crée le spectacle des choses, leur conservation, leur durée et que tout cela disparaît en tant que durée, ordre et harmonie, avec notre propre disparition.

Pourtant, dira-t-on, le monde continue d’exister après notre mort, et les phénomènes se succèdent également dans un ordre donné. Cela est exact, mais la constatation d’un ordre et d’une succession de phénomènes est un fait biologique, un fait de mémoire, de conservation d’images pouvant se déplacer subjectivement dans le temps et, hors de nos souvenirs et de notre durée humaine, il ne reste rien comme mesure évaluatrice de l’espace et du temps.

Reste enfin à examiner ce que l’on peut entendre par état naturel hors l’influence humaine. Certains philosophes ont, en effet, prêché le retour à la nature, comme si celle-ci était une sorte de paradis assurant le bonheur à tout être vivant. Cette façon de voir, en contradiction avec le spectacle même de la vie n’est pas cependant absolument erronée et peut se résumer ainsi : tout être vivant actuel est le produit d’une longue suite de luttes entre ses ascendants et le milieu. Puisqu’il est actuellement vivant, c’est que son espèce s’est adaptée aux conditions de ce milieu avec lequel son organisme est en équilibre plus ou moins stable. Donc, tout changement plus ou moins brusque du milieu, toute variation, toute transformation peut avoir une influence bonne ou mauvaise sur les êtres vivant en ce même milieu. C’est ainsi que les philosophes et les sociologues hostiles à la civilisation et désirant le retour à la nature peuvent penser avec quelque apparence de raison que l’homme primitif était mieux harmonisé avec la nature que l’homme civilisé actuel, puisque l’espèce humaine était la survivante d’une série d’adaptations où seuls les plus aptes avaient survécu. Mais cela n’est vrai que tant que le milieu lui-même ne varie point ; que la subsistance, la température, les conditions totales d’existence oscillent entre des extrêmes que l’hérédité spécifique subit normalement. Il n’en est plus de même lorsque ces conditions varient d’elles-mêmes : sécheresse, inondation, cataclysmes, phénomènes météorologiques ou astronomiques modifiant la faune et la flore de toute une région ou d’un continent.

Il faut remarquer également que l’adaptation n’est jamais parfaite et que les êtres vivent tant bien que mal et par toutes sortes de moyens qui ne nous paraissent pas toujours les plus favorables à leur bon fonctionnement. C’est ce qui explique la diversité et l’évolution même des espèces. Tous ces faits nous montrent que, contrairement à l’opinion des philosophes naturistes, ce n’est pas le milieu qui est convenable pour l’être vivant, mais c’est bien l’être vivant qui est convenable pour le milieu. Dès qu’il ne l’est plus, il disparaît. Ainsi, tout ce que l’on peut penser de bien de la nature, c’est que les survivants des massacres millénaires ont un organisme en équilibre avec les conditions naturelles du milieu dans lequel ils vivent et que, s’ils s’écartent de ces conditions, ils peuvent se trouver en péril. Mais si l’homme s’était adapté étroitement à ces conditions, il serait resté un animal voisin des anthropoïdes actuels et la question ne se poserait même pas. D’autre part, le fait même que les ancêtres de l’homme ont modifié le milieu naturel prouve que celui-ci ne leur convenait point entièrement. C’est ici que les philosophes naturistes s’égarent dans leur conception erronée de l’adaptation, car si l’homme, est bien le produit du milieu naturel, Il forme lui-même un milieu différent du milieu naturel auquel il s’adapte également. Or, en fait d’adaptation, on ne sait jamais à l’avance celle qui réussira ou échouera. Ce n’est qu’après expérience que l’on peut affirmer que telles ou telles conditions s’opposaient ou étaient favorables à la vitalité d’une espèce donnée.

L’homme peut donc très bien s’adapter au milieu civilisé qu’il a créé et rien ne prouve que son espèce en sera diminuée dans sa vitalité. D’ailleurs, le spectacle même de l’évolution des espèces nous montre des transformations autrement surprenantes et des variations bien plus extraordinaires que celles que nous offre l’évolution de l’humanité.

Restent les avantages ou les désavantages que les humains retirent de la vie civilisée. Il est indiscutable que c’est la vie sociale qui a formé l’intelligence et la conscience humaines : il est donc oiseux de regretter la horde primitive. D’autre part, la nature n’emploie d’autre moyen de créer l’équilibre entre les êtres vivants que le massacre des uns par les autres. Rien ne concourt dans cet état, dit naturel, à ce que chacune des parties joue un rôle harmonieux dans l’ensemble. Le mouvement vital, illimité dans son pouvoir transformateur, tend à conquérir toute substance assimilable, laquelle, limitée, ne peut suffire à cette conquête que par une perpétuelle destruction de ses combinaisons. Ainsi, de l’atome aux nébuleuses gigantesques, tout se heurte et se détruit. La nature n’est qu’un champ de bataille éternel. Seule l’intelligence humaine réagit contre cet effrayant chaos par son souci de l’harmonie, son amour de la durée, son penchant vers l’équilibre pacifique des êtres et des choses. C’est la sensibilité humaine qui a introduit l’éthique et l’esthétique dans un monde sans finalité, sans but, sans justification.

L’homme a donc plus d’avantages à pousser encore plus loin son évolution extra-naturelle qu’à retourner à une existence dont ses ancêtres se sont évadés. Il est d’ailleurs plus facile de mettre nos instincts belliqueux actuels sur le compte de la brute primitive qui sommeille au cœur de tout humain qu’à l’actif du penseur qui tend à se développer en chacun de nous. La pensée nous porte vers le spectacle des choses, tandis que l’action tend à la possession de ces mêmes choses, ce qui engendre d’inévitables conflits. Ainsi l’intelligence, la pensée, produits sociaux, acheminent l’homme vers des solutions pacifiques, harmonieuses, vers des réalisations éthiques et esthétiques étrangères aux férocités créées par l’ordre naturel. Cela ne veut pas dire que le milieu civilisé ne soit point lui-même créateur de maux tout aussi redoutables que ceux de la nature elle-même, mais il n’est, précisément, malfaisant que par son imitation servile des conflits naturels.

C’est en connaissant bien la nature dans ce qu’elle a de puissant, dans son inharmonieuse et redoutable réalité, que l’homme créera vraiment un milieu où se réalisera son rêve d’harmonie, hors duquel il n’y a qu’un éternel chaos. — Ixigrec.


NATURIANISME n. m. (du latin natura). Le naturianisme prit naissance à Paris, en 1894, sur l’initiative hardie du peintre dessinateur Émile Gravelle, philosophe et sociologue à sa façon, par la publication de son journal illustré, orné de dessins suggestifs, portant ce titre : « L’État naturel — et la et la part du prolétaire dans la civilisation. » Ce journal fut l’objet d’une certaine curiosité à l’époque et, en même temps, vertement critiqué par des journalistes de toutes opinions ; il donna lieu, par la suite, à de nombreuses polémiques, notamment dans la presse anarchiste d’Europe et d’Amérique Nord et Sud, car cette nouvelle conception de l’existence des individus venait renverser complètement des théories établies, des doctrines assises, des thèses définitivement stabilisées.

Que demandaient, que réclamaient les partisans du retour à l’état naturel de la Terre, à la vie naturelle, et non pas du retour de l’humanité à l’état primitif, comme l’affirmaient ou l’insinuaient certains adversaires déloyaux ou incompréhensifs ? Dans « L’État Naturel » (no 1, juillet 1894), Émile Gravelle supposait l’homme primitif, heureux de vivre en liberté, en abondance alimentaire, en robustesse, mis en présence de quatre civilisés-types, leur manifestant sa stupéfaction de les voir si grotesques et délabrés, et leur disant :

« Au mineur : Pourquoi ces traces noires sur ton visage blême, cette maigreur et cet affaissement de tout ton être ? — Réponse : Je passe ma vie dans les entrailles de la terre, à 150 mètres au-dessous du sol pour extraire le noir charbon qui sert à l’industrie. Je respire là une atmosphère d’acide carbonique et sulfurique ; je gagne juste de quoi vivre misérablement et un coup de grisou termine mon existence.

» A l’ouvrier : Et toi, l’homme au visage livide, pourquoi n’as-tu dents ni cheveux ? Réponse : Moi, j’avais encore dents et cheveux il y a un an lorsque, me trouvant sans travail, je suis entré dans une fabrique de minium, de ce minium indispensable pour protéger le fer de la rouille. Pendant six semaines, j’ai manipulé le mercure qui est la base de cette substance et cela a suffi pour carier mes os et corrompre mon sang. On m’a donné, en échange, quarante sous par jour de travail.

« A l’homme des champs : Pourquoi parais-tu si cassé, si fatigué et pourquoi tes mains sont-elles rugueuses et crevassées ? — Réponse : Ma vie est rude. Toujours courbé sur la terre, je défriche, je laboure, je sème et je moissonne. Je donne au monde le froment qui fait le pain blanc, mais de ce pain je ne mange jamais. Le mien est noir, c’est le pain de seigle. Je vends ce que je récolte, car il faut payer l’impôt.

« A l’employé : Comment se fait-il qu’avec des membres aussi grêles, tu aies le visage si bouffi et le ventre si ballonné ? — Réponse : Mon existence tient sur un rond de cuir. Toujours assis, ma main seule agit, mes autres membres ne prennent aucun exercice. Je suis envahi par la graisse malsaine et la bile que secrète mon foie devenu monstrueux dans cette inaction. »

« Puis cet homme primitif concluait ses questions par cette affligeante réponse, remplie de surprise : « Eh bien ! mes petits-enfants, si c’est là ce que vous donne le Progrès… ! »

Somme toute, sur quels fondements reposait cette nouvelle méthode de vivre d’après la nature elle-même ? Sur quelles données scientifiques ou naturelles s’appuyait cette conception d’un âge d’or que ses partisans cherchaient ardemment à faire revivre en admettant qu’il eût jamais existé ? Tout simplement sur celles-ci, rédigées sous ce titre : « Notre Base » et parues dans « L’État naturel » de juillet 1897 :

« A l’état naturel, toutes les régions fertiles de la terre possédant une flore et une faune originaires, abondantes et variées, et la statistique ayant établi le chiffre de superficie et de population des pays connus, nous affirmons : que la misère n’est pas d’ordre fatal ; que la seule production naturelle du sol établit l’abondance ; que la santé est la condition assurée de la vie ; que les maux physiques (épidémies, infirmités et difformités) sont l’œuvre de la civilisation ; que les fléaux, dits naturels (avalanches, éboulements, inondations, sécheresse) sont la conséquence des atteintes portée par l’homme à la nature ; qu’il n’y a pas d’intempéries, mais des mouvements atmosphériques tous favorables ; que la science n’est que présomption ; que la création de l’artificiel a déterminé le sentiment de propriété ; que le commerce ou spéculation sur l’artificiel a engendré l’intérêt, dépravé l’individu et ouvert la lutte ; que le Progrès matériel est le fruit de l’esclavage ; que les institutions et conditions sociales sont en antagonisme avec les lois de la physiologie humaine ; que la prostitution n’existe pas dans l’état naturel ; qu’il n’y a ni bons ni mauvais instincts chez l’homme, mais simplement contrariété ou satisfaction des instincts ; que l’Humanité recherche le bonheur, c’est-à-dire l’Harmonie et que l’harmonie pour l’humanité réside en la nature. »

Ces déclarations étaient signées par les « Naturiens propagandistes », notamment Émile Gravelle, H. Beaulieu, Paul Paillette, H. Zisly, Spirus-Gay, etc. Suit, dans ce même numéro, une « démonstration » de chacune de ces affirmations qu’il serait trop long de reproduire ici, la place nous étant limitée.

L’apparition de « L’État naturel », suivie d’autres publications, donna naissance à divers « groupes naturiens », tant à Paris qu’en province, dont l’existence fut plus ou moins éphémère, lesquels cependant engendrèrent une certaine agitation naturienne ; il fut même, un moment, question de réaliser l’idéal naturien sous la forme d’une colonie en France, un propriétaire du Cantal ayant fait le don d’un terrain favorable à ce dessein ; mais, par la suite, le dit propriétaire étant revenu sur sa parole, ce projet fut abandonné.

A l’heure actuelle, ce mouvement de vie simple, conforme aux lois naturelles, continue d’avoir des partisans ainsi que des propagandistes qui, de 1921 à 1925, se retrouvèrent aux côtés de Henry Le Fèvre qui dirigea, pendant ces quelques années, la revue éclectique des conceptions naturiennes et néo-naturiennes, revue titrée : « Le Néo-Naturien ». Depuis cette époque, le siège de cette revue (Les Versennes, à Parthenay, DeuxSèvres) a été édifié en un centre d’études et d’expériences néo-naturiennes et naturocratiques, possédant de nombreux documents importants en vue de l’analyse de toutes ces questions.

Maintenant, il se pourrait fort bien que les concepts modernes de tendance à un retour à la nature : Végétalisme, nudisme, naturisme, fussent issus des premières manifestations naturiennes, les naturiens faisant figure de pionniers, de précurseurs.

N’oublions pas, non plus, d’ajouter que les naturiens étaient — et sont toujours — au point de vue alimentaire, des omnivores, et plutôt végétariens durant la saison estivale.

Bibliographie. — Des journaux : L’État naturel, Émile Gravelle, plusieurs numéros, 1894-98 ; Le Sauvage, du même (1898), tous deux illustrés. — Le Naturien, Honoré Bigot, plusieurs numéros, 1898. — L’Age d’or, Alfr. Marné, 1900. — L’ordre naturel, 1905 Henri Zislv. — Des brochures : En conquête vers l’état naturel, Henri Zi, sly (1899). ; Voyage au beau pays de Naturie, Henri Zisly (1900) ; La conception libertaire naturienne, Henri Beylie et Henri Zisly (1901). — Le naturisme libertaire devant la civilisation, Tchandala (1903). — Rapport le mouvement naturien, Henri Zisly (1901). — Aux « Artistes » naturiens, Em. Gravelle. — La Vie naturelle, Octave Guidu (1908). — Résumé du naturisme libertaire, Henri Zisly (1907), en langue tchèque, à Prague, Bohême. — Divers feuillets de Paul Paillette : Les Enfants de la Nature ; Ce que pense un enfant de la nature ; Normalement, etc… — La conception du naturisme libertaire, Henri Zisly, (1919) à Alexandrie (Égypte). — Naturisme pratique dans la civilisation, Henri Zisly (1928) ; Panoramas célestes, Henri Zisly (1929).

Des revues : La vie naturelle, dirigée par Henri Zisly depuis 1907, en cours de publication. — Le néo-naturien, sous la direction de Henry Le Fèvre, importante revue de documents mondiaux, 1921 à 1925, à Parthenay (Deux.Sèvres). — Un volume : Civilisation et naturianisme, par Auguste Trousset (1905).

Terminons en disant que le terme « Naturien » fut créé par Ém. Gravelle. — Henri Zisly.

NATURIANISME (Néo). Défini aujourd’hui comme une conception philosophique et sociale, basée sur la vie naturelle, dans le sens le plus tolérant du mot, le néo-naturianisme est étymologiquement récent, et théoriquement plus jeune encore.

Comme le naturianisme d’Émile Gravelle — dont il dérive — il est d’origine et d’essence libertaires. En tant que locution, ce néologisme fut créé et employé par Henri Zisly, dans son périodique La Vie Naturelle (n°5, déc. 1911), lequel créa aussi les termes « Libertaires naturiens » en 1900 et « Libertaires anti-scientifiques » (Vie naturelle, 1907).

Cependant les bases du néo-naturianisme étaient à définir, les principes à formuler, et les néo-naturiens de l’époque — peu ou pas différents des naturiens — semblent n’avoir pas voulu s’y soumettre ni s’y adonner, connue la déclaration suivante paraît vouloir l’indiquer, pour l’histoire de ce mouvement : « Nous expliquons les gestes naturels, mais nous n’établissons ni une théorie, ni un système, car nous vulgarisons en même temps toutes tendances vers une vie naturelle : Naturianisme, Vie simple, Néo-Naturianisme ou Naturianisme libertaire, Vie nomade, Naturianisme égalitaire, Sauvagisme, Végétarisme, Fruitarisme, Antivivisectionnisme, Culture physique, etc… Nous sommes Néo-Naturiens, c’est-à-dire des anti-sectaires, enregistrant tout mouvement se manifestant vers une vie harmonieuse et anti-artificielle, et nous mêlant parfois, si nous le jugeons utile, aux événements sociaux d’actualité. Si nous sommes scientifiques de par notre étude des lois naturelles, nous sommes anti-scientifiques en ce sens que nous condamnons l’industrialisme obligatoire et collectif, contraire à une existence libre et heureuse. » (Zisly, La Vie naturelle, no 5, déc, 1911.)

À noter que cette déclaration ne répudie plus le végétarisme, alors que le naturianisme d’antan comportait des déclarations anti-végétariennes.

Il faut attendre l’année l920 pour voir se créer un mouvement néo-naturien. Jusqu’à cette époque, le néo-naturianisme fait peu parler de lui, le naturianisme ayant davantage influencé et laissé dans les milieux libertaires des traces plus certaines.

En effet, fin d’année 1919, dans la petite commune de Chatillon-sur-Thouet, voit se fonder Le Néo-Naturien, revue qui arborait fièrement en son frontispice, la devise « Beauté-Liberté », « Art et Nature » ; elle avait groupé une collaboration éclectique et répandait les différentes conceptions de la vie naturelle.

Parmi ses collaborateurs parisiens, figuraient les pionniers du végétalisme alors naissant : G, Butaud, S, Zaïkowska et L. Rimbault ; Henri Zisly, vétéran du naturianisme ; Gérard de Lacaze-Duthiers, créateur de l’Artistocratie ; Aug. Trousset, auteur de « Civilisation et Naturianisme » ; des végétariens, etc…

Le Néo-Naturien, par sa tenue, par ses informations provenant des cinq parties du monde, puis par ses travaux — dans lesquels le néo.naturianisme fut développé et créé théoriquement — devint la revue mondiale du néo-naturianisme ; c’est de cet organe que devaient partir également les premières idées naturocratiques, tentative de vulgarisation de l’étude naturographique et l’embryon de l’Internationale naturophile.

Le néo-naturianisme sut rester éclectique et tolérant, et son organe contribua largement à répandre le végétalisme. Comme le naturianisme, il est anti-scientifique ; mais, à l’encontre de ce dernier, il possède peu de théoriciens. Le néo-naturianisme n’est pas mystique, il n’a pas de règles de vie monastique, pas de religiosité, il porte en ses formes, en ses façons de s’exprimer, une certaine jovialité, qu’il hérita du naturianisme. Comme lui, il n’est pas puritaniste, il échappa aux momifications où certains mouvements végétarianistes et naturistes, sous l’influence de principes — pour la plupart — d’origine angle-saxonne se réfrigérèrent dans une sorte d’anabiose.

Il a encore en lui les empreintes du gavrochisme et de la bohème, où son enfance s’ébaucha parmi les novateurs parisiens, avec l’artiste Em. Gravelle, le chansonnier montmartrois et rabelaisien Paul Paillette, Beylie, Ichalanda, Bonnery, Fouques jeune ; puis, plus tard, Aug. Trousset.

Il n’existe pas de mystique naturianiste. Le néo-naturianisme est éclectique dans ses principes comme dans ses applications ; pas d’exclusivisme alimentaire, végétaliste ou autre, pas de dogmes, pas d’absolutisme., Il fait sien tout ce qui peut constituer la vie des hommes hors des villes infernales, parmi les bois, les plaines, les rivières et les côtes ; il admet la pêche, la chasse, les cultures simples, l’apiculture. La vie au grand air, le camping, la liberté sont ses assises.

Protecteur de la forêt, du fruit, des végétaux sauvages, des oiseaux insectivores, il combat le déboisement, la pollution de l’air et des cours d’eau.

Dans la famille naturophile, il fait bon voisinage avec le végétalisme, le fruitarisme et le naturocratisme.

Dans la grande famille libertaire, il lutte fraternellement aux côtés des autres tendances.

Le néo-naturianisme est un réactif contre notre époque de décadence et de dégénérescence, contre la vie de laideur que crée notre société industrialiste standardisée, taylorisée, où l’individu est broyé.

À la ville tentaculaire, au luxe insolent,, au mensonge, à la chimie meurtrière, à la vie artificielle, aux forces du mal et de la contrainte, le néo-naturianisme oppose son principe de vie : « La Liberté dans la Nature ». — Henry Le Fèvre


NATURISME n. m. (du latin natura). « Système ou opinion de ceux qui attendent tout des seules forces de la Nature ». Voilà ce qu’on lit en ouvrant à ce mot le dictionnaire Larousse.


C’est, en effet, à désigner la doctrine médicale d’Hippocrate, père de la médecine, que le mot Naturisme a été tout d’abord consacré. Deux principes dominent cette doctrine : 1o la phagys ou nature médicatrice ; 2o le théion ou puissance divine. La nature médicatrice régit l’organisme, le protège contre l’invasion des maladies. La puissance divine domine la nature médicatrice et, dans maladies de l’ordre surnaturel, paralyse en même temps ses efforts et ceux de l’art. Bien des siècles ont passé depuis Hippocrate ; la médecine et les doctrines médicales ont beaucoup changé, évolué et plus encore le sens du mot naturisme.

La médecine chimique et microbiologique a relégué dans l’ombre le mot naturisme avec son sens hippocratique et, repris aujourd’hui par quelques apôtres clairvoyants et audacieux, il rebondit avec un sens tout autre et beaucoup plus large. Un de ces apôtres parmi les plus qualifiés : le Dr André Durville, qui a créé la revue Naturisme, en donne la définition suivante : « La doctrine naturiste est la synthèse rationnelle et harmonieuse de tous les moyens naturels qui permettent à l’être humain de réparer ses tares, de se maintenir en santé, de devenir fort, équilibré et bien pensant. »

Pour ce qui est de ses origines, ceux-là errent gravement qui les prétendent allemandes. Ce sont, en effet, deux Français : le Dr Montennis, de Nice, et le Dr Pascault qui ont, les premiers, exposé les directives permettant de créer, sur des hases solides, la médecine de la Nature. Les premiers, ils attirèrent l’attention sur l’abus que l’époque moderne fait des drogues, montrèrent l’importance qu’ont, pour l’édification et la conservation de la santé, l’alimentation simple, saine, naturelle, surtout végétale et fruitarienne, les cures d’air, de soleil et d’eau. Ayant ainsi défini le naturisme — actuellement objet d’un grand mouvement — et bien fixé ses origines, le Dr André Durville ajoute qu’il ne peut être qu’une conception large, généreuse, impersonnelle ; il ne doit pas être une chapelle, il ne doit avoir ni pape, ni officiants ; il doit exclure l’idée religieuse. Il doit apprendre à vivre à ses adeptes, à vivre sainement, moralement et laisser au prêtre le soin de poser la question théologique.

C’est à tort également qu’on attribue à l’Autrichien Priesnitz et à l’Allemand Kneip, de Wiesbaden, les premiers traitements par l’eau ; car dès le xviiie siècle, le médecin français Pomme a été un défenseur enthousiaste des cures d’eau ; il fut suivi par Recamier, Lisfranc, Dupuytren, Beni-Barde (1878). L’Autrichien Racklin passe pour avoir le premier vanté la cure de soleil ; or Turcla, médecin. français, l’avait pratiquée avant lui. L’Allemand Basedow a été l’apôtre de la médecine sportive et a, en 1771, essayé de recréer les Jeux Olympiques ; mais dès 1723, en France, Audry avait tout dit des bienfaits du sport. Tels sont ceux à qui revient le mérite d’avoir découvert et, les premiers, appliqué cette incomparable méthode. Ceci dit, dans l’unique souci d’une documentation exacte, il n’en reste pas moins vrai que le naturisme, ainsi défini doit beaucoup de ses progrès, de ses applications et de son développement aux médecins et hygiénistes d’un peu partout et, notamment aux Allemands. En France, le naturisme est resté synthétique, c’est-à-dire qu’il englobe :

1° La cure alimentaire ;

2° La cure d’eau (hydrothérapie) ;

3° La cure de soleil (héliothérapie) ;

4° La cure d’air (aérothérapie) ;

5° La cure de mouvement (kinésithérapie).

Après leur père, Hector Durville, les frères Durville y ont ajouté la cure mentale.

En Allemagne, on a cru bon de subordonner le tout à la partie, c’est-à-dire au nudisme, lequel supprime, ou à peu près, l’action de l’aliment et du mouvement, pour ne conserver que l’action de l’air, du soleil et de l’eau. Autre différence : tandis que, en France, le naturisme se tient, jusqu’ici, à l’écart de toute tendance politique ou sociale, en Allemagne, ces deux tendances paraissent dominer le mouvement nudiste et on pourrait presque dire qu’elles lui impriment ses directives : il y a, outre-Rhin, le nu socialiste et le nu réactionnaire, tandis que, en France, au point de vue spécial du nudisme, il n’y a que des nudistes intégraux et des mitigés, c’est-à-dire ceux qui proscrivent le slip, le simple caleçon et ceux qui l’admettent, voire l’exigent.

L’attitude des Pouvoirs publics, dans les pays où l’on pratique ou tente de pratiquer le nudisme présente de notables différences. C’est ainsi que, en France, les Pouvoirs publics se sont montrés, à l’égard du Nudisme, tantôt indifférents, tantôt hostiles, sans, du reste, avoir encore arrêté à son endroit leur ligne de conduite définitive ; chez nos voisins, le gouvernement, après quelques hésitations, devant les grands avantages que cette méthode semble lui offrir, pour l’avenir de la race, non seulement n’inquiète pas les nudistes intégraux, mais accorde ses encouragements aux divers centres où ils la pratiquent. Aussi, depuis quelques années, ces centres se sont multipliés surtout dans l’Allemagne du Nord. Parmi les plus importants, ou du moins les plus connus, on compte celui de Dornholzhangen, près Francfort, où s’est tenu, dernièrement, le premier grand Congrès dit des hommes nus ; un autre est celui de Nackendorf. Venus des quatre coins de l’Allemagne et de huit pays d’Europe, nombreux furent les nudistes qui se déplacèrent pour assister au congrès de Francfort et aider à la constitution des textes élaborés avec soin, pour former la future Association européenne de « libre culture » et de réforme de la Vie. Les nations représentées furent, avec l’Allemagne, l’Angleterre, la France, l’Autriche, la Grèce, la Hollande, l’Italie et la Suisse.

Pour la France, avaient envoyé des délégués : Paris, Lyon, Marseille, Nice, Nantes, Alger, Rabat, Toulon. On y constata la présence des deux naturistes qui dirigent les deux grandes revues françaises : Naturisme et Vivre intégralement ; M. le Dr André Durville, et M. de Mongeot.

Chaque nation exposa ses organisations différentes et, au cours des séances, les délégués français insistèrent pour que le nudisme allemand devînt vraiment le naturisme et se rapprochât du naturisme français, en faisant une part plus grande à l’alimentation et au mouvement. Ils furent très applaudis, surtout par les Allemands, et on vota sans retard la suppression de l’alcool et de la viande dans la mesure du possible, ainsi que le recours, en cas de maladie, à la médecine naturiste et naturelle. Furent votées également la gratuité et l’obtention d’un parc pour la « libre culture » dans chaque ville de chacun des pays représentés. Enfin on décida que la France serait chargée d’organiser les relations européennes entre membres des différents groupes libre-culturistes.

Ainsi, un grand pas fut fait pour que fût précisé en même temps qu’élargi le sens du mot « Naturisme ».

Compris dans le sens qu’il doit avoir, après intégration du Nudisme intégral, le Naturisme apparaît à certains, parmi les enthousiastes qui le pratiquent et méditent sur ses bienfaits, beaucoup plus qu’une méthode infaillible de bien se porter et de vivre longtemps en bien pensant, car ils y voient encore la Religion de l’avenir. La plupart des religions, en effet, et le christianisme surtout, sont nées des misères innombrables de l’humanité, de l’Universelle Douleur, comme dit Sébastien Faure. Elles sont et furent toujours pour elle des consolatrices faussement jugées par elle comme indispensables. En délivrant l’homme de ses tares tant physiques que morales, en lui donnant le mens sana in corpore sano qui est le dernier mot de tout, le Naturisme lui rendra la vie non seulement supportable, mais belle, douce, bonne et désirable infiniment. Et l’homme n’aura plus besoin d’être consolé, ni de rêver de chimériques paradis. Le Soleil, l’Air et l’Eau, voilà la véritable trinité qu’il jugera désormais digne de ses adorations. — Paul Vigne d’Octon.


NATURISME n. m. (du latin : natura). Littré a défini le naturisme : « Le système dans lequel la nature est considérée comme l’auteur d’elle-même. » C’est la base métaphysique du naturisme, celle qui le fait envisager comme « religion de la nature ». Mais, cherchons lui des explications moins doctrinales et moins sévères ; il en vaut la peine, comme tout ce qui est de la nature.

Entendons-nous d’abord sur le mot religion. Malgré toutes les interprétations qu’on lui a données pour lui attribuer des origines et des visages fort différents, la religion ne peut être expliquée autrement que l’a fait Élisée Reclus : « L’enfant, homme ou peuple, ne saurait admettre la moindre hésitation quant à la causalité de tout ce qui frappe ses sens : il exige une réponse à toutes les questions qui se posent devant lui ; mais n’ayant encore aucune science positive, il doit, pour comprendre l’univers, se contenter des hallucinations de sa vue, des rêves incertains de sa pensée, des interprétations que lui donnent sa peur ou son désir ; il ne sait pas, mais il croit, et se sentirait irrité si l’on émettait le moindre doute sur l’objet de sa foi que partagent avec la même assurance les amis et les compagnons de clan, tous ceux qui se trouvent sous l’action d’un milieu identique. Cet ensemble de croyances illusoires et d’espérances chimériques, ces légendes incohérentes sur le monde visible et invisible, ces récits primitifs que la tradition recueille et que la puissance de l’hérédité transforme en dogmes absolus, sont ce qu’on appelle la religion. »

Pour l’homme le plus primitif comme pour le plus savant docteur, la religion n’a jamais été autre chose en tous les temps et sous toutes les latitudes. Celui qui croit en la puissance thérapeutique des « Saintes Épines », fût-il un Pascal, celui qui s’agenouille devant une croix fût-il un Pasteur, porte en lui les mêmes sentiments primitifs que le nègre attendant sa guérison de son gris-gris, que le premier homme ayant dansé au clair de la lune pour implorer ce luminaire.

D’autre part, Voltaire a écrit ce qui suit sur la religion des premiers hommes : « Pour savoir comment tous les cultes ou superstitions s’établirent, il me semble qu’il faut suivre la marche de l’esprit humain abandonné à lui-même. Une bourgade d’hommes presque sauvages voit périr les fruits qui la nourrissent ; une inondation détruit quelques cabanes ; le tonnerre leur en brûle quelques autres. Qui leur a fait ce mal ? Ce ne peut être un de leurs concitoyens, car tous ont également. souffert ; c’est donc quelque puissance secrète, elle les a maltraités, il faut donc l’apaiser. Comment en venir à bout ? En la servant comme on sert ceux à qui on veut plaire, en lui faisant de petits présents. Il y a un serpent dans le voisinage, ce pourrait bien être ce serpent ; on lui offrira du lait près de la caverne où il se retire. Il devient sacré dès lors, on l’invoque quand on a. la guerre contre la bourgade voisine qui, de son côté, a choisi un autre protecteur. D’autres petites peuplades se trouvent dans le même cas. Mais n’ayant chez elles aucun objet qui fixe leur crainte et leur adoration, elles appelleront en général l’être qu’elles soupçonnent leur avoir fait du mal, le Maître, le Seigneur, le Chef, le Dominant. » (Voltaire, Essai sur les mœurs.)

Espérances chimériques et terreurs superstitieuses, voilà les sources de toutes les religions et ce qui en est demeuré le fond. De la puissance mystérieuse attribuée à des dieux est née la domination de leurs prétendus délégués, les sorciers devenus les hommes d’église et de gouvernement (voir Sorcellerie).

Ces causes sont si profondes dans la nature que les animaux eux-mêmes possèdent le sentiment religieux pour les mêmes motifs d’ignorance, de curiosité, de crainte, et aussi pour le même besoin de bonheur, ou tout au moins de repos, qui fait rechercher ce bonheur et ce repos jusque dans des paradis artificiels. Le sommeil extatique du félin digérant au soleil, l’ivresse mystique de la vie monastique, celle excitante ou stupéfiante que procure l’usage de l’alcool, de l’opium, de la morphine, sont les mêmes produits, plus ou moins naturels, de ce besoin. Quatrefages a appelé l’homme un « animal religieux », voulant ainsi le distinguer, après Lactance, des animaux chez qui la religiosité n’existerait pas. Mais plusieurs philosophes, Tito Vignoli en particulier, reconnaissent « l’origine du mythe chez l’animal aussi bien que chez l’homme ». (É. Reclus.) On n’a pas encore su vérifier si l’animal ne se livre pas à des spéculations métaphysiques aussi transcendantes ou puériles que celles de l’homme, mais s’ « il paraît évident que l’animal est moins porté que l’homme à la superstition, point de départ et signal de dégénérescence de toutes nos religions humaines, il n’est rien moins que prouvé qu’il n’ait pas les sentiments religieux qui forment, pour les spiritualistes, sinon la base, du moins la sanction de toute moralité et de toute sociologie ». (Dr Ph. Maréchal.) Cet auteur a cité des exemples démontrant que toutes les idées qui sont à la base de la philosophie et de la métaphysique se retrouvent chez les animaux : « idées de causalité, d’existence et de non existence, de temps, de lieu, d’espèce, etc… » É. Reclus a écrit : « Sans recourir aux fables, il suffit d’étudier les bêtes avec lesquelles nous vivons, pour voir fonctionner en elles le sentiment religieux presque aussi nettement que chez l’homme. »

Il n’est pas douteux que l’homme primitif, qui apprit tant de choses des animaux, reconnut chez eux une supériorité et une perfection qu’il ne possédait pas, avant d’en arriver à se forger cette idée orgueilleuse et stupide qu’un Dieu l’avait fait à son image et l’avait placé au-dessus de la nature pour la dominer. Aussi, n’est-il pas de religion primitive qui n’ait fait une place plus ou moins grande aux animaux et n’ait vu en eux des personnifications de puissances supérieurs, des dépositaires de leur pensée subtile. Il n’est pas jusqu’au christianisme qui n’ait fait exprimer par des animaux la pensée divine et ne leur en ait attribué « la plus sûre connaissance ». La symbolique catholique, qui s’est efforcée de donner une explication religieuse à tous les fait naturels, est sortie su symbolisme primitif. Entre des centaines d’exemples, citons celui du Serpent. Symbole de l’Éternité pour des peuplades africaines, il est chez les Hébreux et chez les chrétiens celui de l’intelligence et de la science du Bien et du Mal (voir Symbolisme).

« La façon dont l’être humain conquiert sa nourriture constitue l’axe de son ravissement religieux, aussi bien que de toutes ses pensées, de son genre de vie, de ses coutumes, de sa science et de son art. C’est principalement autour du gagne-pain que se meut le cercle de son activité mentale. Le chasseur et le pêcheur introduiront toujours dans leurs contes et poésies l’animal qu’ils poursuivent et le rangeront parmi leurs dieux. Le nomade cheminant sans cesse avec ses troupeaux se verra toujours, sur cette terre ou dans le monde lointain qu’il rêve, accompagné de ses chameaux, bœufs ou brebis, et maintiendra parmi eux l’ordre de préséance accoutumé. Enfin la parabole de l’immortalité de l’âme qui, depuis des milliers d’années, eut constamment pour élément primordial le grain nourricier jeté dans la terre, aurait-elle pu prendre naissance autre part que chez une nation d’agriculteurs ? Qu’un peuple change de patrie par refoulement de guerre ou par migration spontanée, aussitôt ses légendes, ses traditions s’accommodent au milieu nouveau, et même dans nos grandes religions modernes, bouddhisme ou catholicisme, le code des croyances officielles le plus strictement réglé par les prêtres finit par se modifier, tout en gardant son cadre antique de cérémonies. » (É. Reclus). Sans tirer de ces observations des conclusions rigoureuses, comme celles du matérialisme historique par exemple, on peut affirmer que la question de subsistance, primordiale pour l’individu, homme, animal ou plante, est la grande loi de toutes ses activités, même les plus spirituelles. En même temps que la nature le faisait vivre, il trouvait en elle ses affinités, même les plus secrètes, Il fallut le parasitisme social pour que des classes d’hommes allégés du souci de leur subsistance, pussent montrer pour ce souci un souverain mépris et ériger les systèmes qui n’ont pas cessé de se dresser contre la nature dans une société de plus en plus artificielle et arbitraire. Ces « lys qui ne travaillent ni ne filent » seraient bien en peine si le travail des autres ne leur permettait pas de se mettre sous la dent autre chose que la viande creuse de leurs cogitations.

Autour de l’homme, tout était vivant, livré à la même préoccupation et, dans l’activité voisine, il ne tarda pas à voir l’esprit de concurrence mêlé à des intentions bonnes ou mauvaises, dont il fut d’autant plus frappé qu’il n’en démêla pas les causes. C’est ainsi qu’il jugea bonne à son égard l’intention de l’herbe qui fut douce à ses pieds, de l’oiseau qui le charma de son chant, de la fleur qui l’enivra de son parfum ; il jugea mauvaise celle de la pierre qui vint l’atteindre, de la ronce qui le piqua, du fruit qui fut amer à sa bouche. En tout animal ou plante, en toute chose, il vit un esprit qui lui serait favorable ou défavorable, qui tiendrait son sort sous sa puissance et qu’il s’agirait de bien disposer son égard. Ainsi s’est formé le culte de tous les êtres jugés supérieurs et enclins à la sympathie qui a constitué le totémisme, religion de l’ancêtre et de la tribu engendrée par lui, qui porte son nom, à qui elle est attachée par les liens de la vie, renouvelés et rendus plus étroits encore par la transfusion du sang de l’animal totem dans les veines des jeunes gens à l’âge de la puberté, et par les échanges d’âmes avec ce totem au cours de cérémonies, comme celle de la danse qui met en état d’hypnose. Car en tout être, en toute chose il y a une âme comme il y a de la vie : il y a un esprit bienveillant ou malveillant pour l’homme. La plupart des animaux et des plantes ont été, quelque part, des totems et, si les cultes en sont disparus pour le plus grand nombre, la représentation ou le souvenir en sont demeurés dans les légendes et dans les usages papillaires qui se sont perpétués. Des origines totémiques sont certainement à la base du double mythe scandinavo-germanique d’Odin-Wotan, « Père des Loups », et latin des fondateurs de Rome nourris par une louve. Le loup a été l’ancêtre d’une infinité de tribus dans les régions où il a habité. Tous les animaux sont ainsi les pères des hommes suivant leur types les plus caractéristiques dans chaque pays. Le culte des abeilles a été longtemps celui de nombreux peuples, particulièrement en Italie. Il en a été des plantes comme des animaux. Là représentation totémique se retrouve dans les noms de pays et d’individus comme dans les symboles modernes. Celle des lys est dans le blason des rois de France, celle des abeilles dans les armoiries de Napoléon ; une foule d’animaux et de plantes sont dans les images héraldiques de tous les temps. « Le totémisme, a écrit P. L. Couchoud, est peut-être la plus naturelle des religions. Il a son origine dans l’admiration et la reconnaissance. Il est chargé d’expérience et de poésie. » Le champ d’observation très vaste et très varié qu’il a offert a été de plus en plus réduit par la disparition des peuples qui l’ont pratiqué où par leur assimilation à la civilisation actuelle. Mais il en reste encore des traces vivantes, notamment en Colombie Britannique où il est demeuré la religion des indigènes.

En face du totémisme, s’établit le fétichisme. Il fut plus particulièrement le produit de la terreur des esprits malfaisants multipliés par le pandémonisme, et du désir de les rendre favorables. Les forces naturelles sont à la fois amies et ennemies de l’homme. Le soleil qui réchauffe, le vent qui rafraîchit, les fleuves qui fécondent sont aussi les forces qui dessèchent, qui emportent l’humble toit, qui font pourrir les récoltes. La mer et la terre, adorables tant qu’elles donnent leurs produits, sont détestables lorsque sévissent à leur surface la tempête et la maladie. Du ciel, descendent tous les bienfaits et toutes les calamités. Mais ce sont les calamités qui frappent le plus vivement les hommes, car il lui faut les conjurer. Il n’a, dans son ignorance, que l’imploration, l’espoir de toucher l’ennemi par ses hommages. Aussi, l’être qui fait le plus de mal est celui qui reçoit le plus ; il est le plus grand fétiche, c’est pour lui qu’on fait les plus importants sacrifices. Quand les fétiches primitifs devinrent des divinités régnant sur des peuples entiers, il n’y eut jamais assez d’enfants jetés à la fournaise des Moloch, il n’y eut jamais assez de populations massacrées pour assouvir la colère des Jéhovah. Il n’y a toujours pas assez de meurtres d’hommes pour satisfaire le Dieu des chrétiens.

Avant de devenir ces divinités universelles et terribles, les forces malfaisantes étaient personnifiées par des monstres locaux qui sortaient de leurs antres pour répandre la dévastation et la terreur. Ce sont les dragons de la fable, les grenouilles et les tarasques, les Minotaure et les Fafner, devenus, dans leurs formes primitives, des monstres d’opéra, Ils sont restés dans leurs formes modernes, l’Église, la Patrie, l’État, le Capitalisme, des fétiches inassouvissables qui font peser leur puissance empoisonnée et autrement malfaisante sur les hommes toujours terrorisés. Tout l’univers a été et est resté un immense fétiche, jusque dans ses infiniments petits. Si l’homme primitif avait connu le microbe, il lui aurait dressé des autels comme au soleil et à la lune. Les Géorgiens, par leurs flatteries, cherchaient à séduire la peste pour qu’elle les épargnât. En 1720, lorsque ce fléau ravagea Marseille, on fit des processions et on promena des reliques de saints dans les rues pour le conjurer. On ne cesse pas de faire des processions semblables pour appeler la pluie sur les campagnes desséchées, de demander au ciel sa protection contre toutes sorte de calamités et de se lever pour la guerre au cri de « Dieu le veut », comme le primitif prenait les armes sur un geste du sorcier.

Ainsi, par le totémisme et le fétichisme s’exprimèrent les premières formes du naturisme, « religion née spontanément de la croyante aux génies innombrables représentant les forces de la nature ». (É. Reclus.) De cette croyance se formèrent les récits fabuleux, les légendes, les mythes dont les développements tireraient un caractère de plus en plus mystérieux de l’animisme.

L’animisme, non seulement fait vivre les esprits de la terre, mais il ressuscite ceux qui ont vécu. Il étend à tous les éléments le culte des êtres et des choses familières aux hommes. et il arrive à diviser l’univers entier dans le magnifique épanouissement du panthéisme. Celui-ci a trouvé sa plus remarquable expression dans le polythéisme grec qui ignora presque les castes sacerdotales et mit le citoyen à la place du prêtre, la politique au-dessus de la religion. Le polythéisme grec a pour principe « l’autonomie de tous les êtres et reconnaît implicitement que toute chose est vivante ». En même temps qu’il affirmait, trois mille ans avant la science moderne, « l’indissolubilité de la : vie sous tous ses —aspects, matière et pensée » (E. Reclus). Il était profondément attaché, avec une confiance et une reconnaissance qui font la grandeur de l’humanisme antique, à l’animisme primitif manifesté dans la nature toute entière. Ce polythéisme, d’une variété et d’une richesse poétiques incomparables, s’exprimait dans la plus admirable des régions terrestres ; aussi était-il presque complètement dépouillé de la terreur de l’inconnu, de l’inquiétude qu’entretiennent des menaces constantes dans une nature moins douce, et l’homme goûtait une sécurité qui rendait moins nécessaires les intercessions auprès des puissances divines. Mais on comprend combien les sorciers de toutes sortes : magiciens guérisseurs, chefs et rois dévorateurs, pouvaient user et abuser des superstitions fétichistes dans des pays moins favorisés et auprès de populations moins développées intellectuellement et socialement.

La crainte de la mort et d’un au-delà que l’idée du Bien et du Mal, de récompense et de châtiment, a rendue angoissante à l’homme, a fait de plus en plus dévier l’esprit religieux vers les abstractions où triomphent les charlatans rhétoriciens et, comme dit Bescherelle, le panthéisme fut « le dernier degré de généralisation dans l’ordre matériel ». On allait généraliser — et divaguer — de plus en plus dans l’ordre spirituel. Le sentiment grandissant chez l’homme de sa supériorité sur toute la nature lui faisait perdre celui de l’égalité de tous les êtres devant la divinité. Il le conduisait d’abord aux diverses formes du polythéisme alimentées par la multiplicité et la variété des mythes ; il le faisait arriver ensuite à l’anthropomorphisme, dont Victor Cousin a dit qu’il est « supérieur aux religions de la nature de toute la supériorité de l’homme sur la nature », ce qui demeure de plus en plus à démontrer par des arguments autres que ceux d’une orgueilleuse pétition de principe étayée de métaphysique théologique plus que d’observation scientifique.

L’anthropomorphisme fit aboutir le sentiment religieux au monothéisme, source des plus féroces et des plus sanglantes aberrations humaines. Il fait douter que Kant n’ait pas voulu railler quand il a dit : « Nous ne pouvons concevoir, pour un être raisonnable, d’autre forme convenable que celle de l’homme. » Cet être « raisonnable » a imaginé toutes les folies, toutes les stupidités, pour enlever la religion à la tutelle naturelle, pour en faire un objet spirituel en dehors et au-dessus de la nature ; or, on ne le répétera jamais assez : en voulant faire l’ange, il est tombé plus bas que la bête. Il n’a jamais eu, quelles que soient ses affirmations imposteuses, aucune révélation d’un Dieu qui serait cet esprit, et qui serait d’ailleurs un véritable monstre s’il existait. Ses méditations les plus éthérées, ses plus sublimes extases n’ont jamais pu lui apporter des lumières seulement suffisantes pour concevoir un merveilleux représenté sous d’autres formes que celles de la nature. Quand on se trouve en présence d’une conversion, il n’est pas douteux qu’elle a été déterminée, soit par l’intérêt, soit par la sénilité mentale, soit par un mauvais fonctionnement stomacal ou intestinal. Les quatre grains d’ellébore du bon La Fontaine sont plus efficaces pour l’équilibre de l’esprit humain que toutes les casuistiques.

C’est « le mortel qui a fait l’immortel », dit le Rig-Veda. Ce sont les hommes qui ont créé les dieux, en même temps que les mythes dont ils sont les héros plus ou moins compliqués, depuis celui dont la puissance est dans le fétiche protecteur du primitif africain, depuis les innombrables esprits de la féerie panthéiste, jusqu’à l’Être Suprême, le Grand Horloger, l’Éternel, l’Unique. « La création des dieux est la plus naturelle, la plus secrète, la plus lente, la plus haute des œuvres de l’homme. C’est le suprême achèvement des expériences profondes. C’est le fruit mystérieux des sèves cachées. » (P.-L. Couchoud) Mais c’est aussi, quand l’homme arrive à la conception monothéiste, la manifestation de son orgueilleuse personnalité, l’instauration de son propre culte, l’adoration de lui-même, l’exacerbation mégalomane de l’individu qui ne se contente plus d’être une unité dans le Grand Tout, mais veut être l’Unité dominante, et qui lui fait créer cette divinité monstrueuse qui est pour l’humanité et pour toute la nature la plus épouvantable des calamités.

Toutefois, l’instinct primitif, naturel, est demeuré si profondément enraciné dans l’homme ; il porte si indélébilement le besoin d’une divinité particulière, d’un fétiche qui lui soit personnellement attaché, qu’il ne cesse de voir dans ce Dieu unique le protecteur spécial de sa race contre les autres races, de sa patrie contre les autres patries, de sa famille contre les autres familles, de lui-même contre autrui. Le monde entier sera peut-être frappé des pires catastrophes ; il a la certitude secrète que lui-même y échappera. De même que le totem protégeait ses ancêtres, le Dieu-Unique le protégera, lui, entre tous. Et souvent, même s’il n’est plus un primitif fétichiste « impuissant à concevoir une cause générale réglant les phénomènes naturels » (Nouveau Larousse), s’il paraît s’élever au-dessus de l’idolâtrie par une conception plus haute du divin, il ne comprend plus quand il est frappé comme les autres, et il s’effare, il proteste, il perd la foi. Jean Lorrain a raconté l’histoire de la prostituée toulonnaise qui va noyer dans le port la statuette de la Vierge à qui elle a vainement demandé de lui rendre « son homme » emprisonné à la suite de quelque vilaine aventure. De vieilles dames donnent le fouet à l’image de saint Antoine de Padoue et la mettent en pénitence dans les cabinets, parce que le saint ne leur a pas ramené le toutou échappé de leur giron. La littérature du moyen âge, les contes et le théâtre de la Vierge en particulier, abondent en naïvetés de ce genre. Une foule de pères et de mères ont eu besoin que la guerre leur tuât leurs propres fils pour comprendre l’abomination de cette ignominie que d’autres ne cessent pas de trouver « fraîche, joyeuse et divine » ! Quelle différence y a-t-il entre les solliciteurs de la Vierge, de saint Antoine de Padoue, du « Dieu des Armées », et ceux des fétiches ? Dent de singe ou médaille bénite, l’explication, si subtile qu’elle soit, des sorciers qui en font commerce, ne montre aucune distinction à faire parmi ceux qui les portent et en attendent protection.

Il n’est aucune religion qui n’ait son origine dans le naturisme et qui n’en continue les traditions lorsqu’elle veut atteindre les foules humaines. Maury, quand il disait que « le naturalisme a été le point de départ de la religion brahmanique et aussi des religions grecque, latine, gauloise, germaine, slave », constatait que le naturalisme — en l’espèce le naturisme — est à la base de toutes les religions. Renan a vérifié que « les premières intuitions religieuses de la race indo-européenne furent essentiellement naturalistes », Le bouddhisme, en particulier, a conservé ce naturisme qui éveille « le désir de se perdre dans l’infini des choses ». (É. Reclus.)

L’animisme, dont on a. fait une philosophie ayant pour principe l’âme qui est en tout être vivant, a été la première doctrine métaphysique expliquant la vie ; il est toujours celle qui l’explique le plus simplement. Les études physiologiques contemporaines sont de plus en plus en concordance avec l’animisme polyzoïque qui voit, dans chaque organisme vivant, d’autres organismes également vivants. « Notre corps est une république de vies », a dit Fonsegrive résumant l’ouvrage de V. Perrier : Les Colonies animales. La science, d’accord avec la philosophie animiste, ne fait plus de distinction entre la force animatrice et la matière. Tout est âme et tout est esprit ; spiritualisme et matérialisme, animisme et organicisme, se confondent dans la vie universelle. L’animisme philosophique rejoint ainsi l’idée naturiste « d’une ressemblance originaire des conceptions chez tous les êtres organisés » et d’une égalité entre eux, hommes ou animaux, ceux-ci étant de par la définition même du mot : animal, les « possesseurs du souffle », ceux qui « ont une âme », tout comme ceux-là.

« L’humanité, dans sa radieuse jeunesse, créait des mythes ; spontanément elle animait la nature entière, personnifiait, humanisait toutes choses. Elle donnait une émotion, une pensée, une voix à cette goutte d’eau, à cette plume, à cette feuille que la froideur de notre raison nous fait paraître inanimée. Les poètes, alors, traduisaient en paroles humaines toutes les voix de l’univers, composaient ce que nous appelons les fables et qui est la plus vraie des vérités. » (Anatole France.) Toutes les fables, les légendes, les traditions du naturisme se retrouvent dans les religions. Les mythes forment le fond de leurs dogmes et de leurs cérémonies, quelles que soient les transformations qu’ils ont subies. « Quand on parle des religions antiques, on dit mythologie. Quand on parle de la religion chrétienne, on dit théologie. Au fond, les deux termes sont synonymes. Mythologie : théologie à laquelle on ne croit plus. Théologie : mythologie à laquelle on a foi. » (Couchoud).

L’idée de Dieu est sortie du culte du feu. Le feu, élément supérieur de la vie chez tous les peuples qui ont évolué, adoré dans le Soleil, est demeuré l’image de la fécondation et de la purification ; fécondation de la Terre et des intelligences, purification de la vie et des âmes en marche vers le progrès d’une vraie civilisation. Tous les dieux qui ont pris forme humaine sont nés au solstice d’hiver, quand le soleil recommence à monter vers le Zénith. Il en est de Jésus, « l’Agnus dei », comme des païens Mythra, Moloch, Horus, Apollon, Bouddha. Les paysans des Andrieux, dans les Alpes françaises, qui pratiquent encore l’offrande au Soleil comme leurs ancêtres préhistoriques, font les mêmes gestes que les mages bibliques à l’étable de Bethléem…

Le dogme abracadabrant de la Trinité, exploité par l’Église, n’a d’explication compréhensible que dans son origine naturiste. Sa première conception, la plus naturelle et la plus simple, est dans la représentation de la famille : le père, la mère et les enfants. Elle commença à être métaphysique, mais resta naturelle, dans l’unification du ciel, de la terre et de l’ensemble des êtres. Elle fut plus métaphysique avec les trois figures d’Aristote : le commencement, le milieu et la fin, de même avec la trimourdi indoue : la naissance, la destruction, la renaissance. Compliquée par les prêtres qui en ont fait un galimatias, elle a été dans le plus ancien culte védique la triade de Savitri, Maya et Vayou, dans le brahmanisme celle de Brahma, Shiva et Vischnou, dans le bouddhisme celle de Bouddha, Dharmas et Sanghas, dans les légendes chaldéènnes celle de Anou, Bel et Ouah, en Perse celle d’Ormuzd, Ahriman et Mythra, en Égypte celle d’Ammon, Month et Rhons, ou d’Osiris, Isis et Homs, ou encore de Khnoupis, Sats et Amouké. On la retrouve dans toutes les mythologies jusqu’à celle du christianisme du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Celle-ci est la plus incompréhensible de toutes, parce qu’elle n’a plus que des explications théologiques où les gens d’Église eux-mêmes perdent leur latin. On connaît l’anecdote de ce bon curé de campagne qui, ne sachant comment expliquer la Trinité a ses ouailles, leur dit : « La Trinité est comme un morceau de lard ; le gras, c’est le Père, le maigre, c’est le Fils, et la couenne, c’est le Saint-Esprit », traduisant ainsi l’assimilation primitive de la divinité avec les objets de subsistance des hommes.

La Purification et la Rédemption par le sacrifice sont aussi dans la religion naturiste. D’abord, un animal ou un être humain fut chargé du fardeau des autres pour les alléger. L’idée de purification s’y ajouta et le sacrifice du bouc émissaire lava l’homme de ses fautes. On en arriva à sacrifier le dieu lui-même après l’avoir fait homme. Jésus fut mis en croix pour laver les péchés des hommes, et son sacrifice se continue dans la communion chrétienne où, comme dans le totémisme, le fidèle s’assimile le sang de son dieu sous les espèces eucharistiques. « Jésus-Christ est en personne dans l’Eucharistie et nous y donne son corps en substance », a dit Bossuet. De nombreux primitifs sacrifient encore des animaux et mêmes des hommes. La guerre est demeurée l’image des hécatombes à la gloire du « Dieu des armées » dans ses formes plus positives de sacrifice au Dieu des affaires et des coffres-forts. On apaise toujours le Seigneur comme on apaisait Moloch et Jéhovah, et des drapeaux demeurent les emblèmes du sacrifice patriotique dans les temples du Dieu qui mourut pour la fraternité universelle !…

Les cultes funéraires, célébrés spécialement par le christianisme les 1er et 2 novembre, sont nés de l’idée d’apaiser l’esprit des morts par des offrandes et des cérémonies commémoratives sur leurs tombes. Lorsque le christianisme primitif voulut s’élever contre ce culte et dit : « Laissez les morts ensevelir leurs morts », il rencontra une immense résistance populaire et il dut adopter cette pratique en contradiction avec la foi nouvelle qu’il apportait et qui faisait mépriser les corps. Le christianisme s’est adapté au point qu’il a organisé le culte des reliques et qu’il en a fait l’objet de la simonie la plus impudente (voir Simonie.) L’idée de purification et de rédemption se retrouve dans la confession des péchés que les religions primitives pratiquèrent dans des cérémonies magiques d’expulsion du malin et dans le baptême. Le christianisme a fait de la confession, du baptême et de la communion les moyens de domination qu’on connaît.

Mortifications, macérations, pénitences de toutes sortes ont toujours été pratiquées pour ressembler au totem, pour se rapprocher du dieu dans un état de plus grande pureté, pour en avoir une connaissance et en recevoir des communications plus profondes et plus particulières. Les sorciers ont encouragé et multiplié autant qu’ils ont pu, au lieu de les combattre, les formes de vésanie les plus imbéciles, au point qu’elles prirent la gravité d’épidémies. Les flagellations, qui faisaient partie des exercices dévôts de l’antiquité païenne, se continuèrent au moyen âge chrétien avec une véritable fureur collective, et on en voit encore aujourd’hui. Les sorciers avaient imaginé que la castration était agréable aux puissances divines. Les prêtres d’Athys se mutilaient pour ressembler à leur dieu. Les chrétiens Origène et ses disciples firent de même pour affirmer leur volonté de chasteté. Jusqu’à ces derniers temps on châtrait les enfante destinés aux chœurs de la Chapelle Sixtine ; tout dernièrement, le pape a décidé qu’il serait mis fin à cette pratique odieuse. Les exorcismes de l’Église pour combattre les maléfices sont restés dignes du fétichisme le plus primitif. Toutes sortes de pratiques charlatanesques, explicables parfois à l’origine, sont demeurées par la sorcellerie des prêtres ou de thaumaturges clandestins. Ces derniers paient parfois en correctionnelle, non le fait d’avoir exploité la sottise publique, mais celui d’avoir fait une concurrence « déloyale » et « impie » aux d’église !

Forêts et sources enchantées voyaient jadis les cortèges des lutins, les ébats des faunes, des nymphes des dryades, les danses du sabbat (voir Sorcellerie). Les foules geignantes des éclopés du corps et de l’esprit venaient demander à la plante magique et à l’eau miraculeuse la guérison de leurs maux, les vertus curatives de certaines plantes et de certaines eaux ayant été éprouvées. Les sorciers intervinrent pour créer des régions de miracles. Chaque village avait vu des prodiges divins qui justifièrent des pèlerinages. La Vierge apparut à des Mélanie et Bernadette, comme jadis les fées à l’entrée de grottes merveilleuses, et des N. D. de la Salette, des N. D. de Lourdes renouvelèrent les prétendus prodiges des fontaines de Jouvence. Elles en font trop et pas assez pour la raison humaine, car si elles ramènent à la vie des gens qui passaient pour morts, elles n’ont jamais été capables de rendre son bras manquant à un manchot. Cela leur est aussi impossible qu’à leurs sorciers de démontrer que un égale trois.

Toutes les constatations des rapports entre le naturisme et les religions les plus modernes démontrent que celles-ci, bien loin d’employer les connaissances acquises par la raison et la science pour faire progresser l’humanité, ne s’efforcent que d’aggraver sous des formes nouvelles les vieilles superstitions en les érigeant en dogmes. Malgré toutes les aberrations des religions primitives, il y avait en elles une pureté de sentiment, une préoccupation de moralité qui n’existent plus dans les religions modernes flétries par l’hypocrisie et déshonorées par leur adhésion à toutes les turpitudes dirigeantes, à tous les dols, toutes les fourberies, tous les crimes. Le primitif est le plus souvent criminel par ignorance ; le civilisé l’est sciemment, volontairement, par calcul. C’est pourquoi les religions sont de plus en plus immorales. M. Monod-Hersen, dans un récit de voyage au Niger, a écrit : « Le prêtre fétichiste croit à sa religion. Aussi est-il très rarement le profiteur de sa foi. S’il en vit, il en remplit aussi les devoirs en faisant pénétrer dans le peuple ses enseignements. L’essentiel, pour le fétichiste, est le respect de certaines règles morales. Trois vertus notamment sont requises de l’homme pour son salut : la justice, la bonté, l’aide aux faibles. Notez qu’il n’est pas nécessaire d’être fétichiste pour être sauvé. L’observance des trois vertus suffit. » Comparez cette morale primitive à celle des gens qui disent : « Hors de l’Église, point de salut ! », et dites où se trouve la vraie morale.

De nombreux auteurs ont « démontré surabondamment qu’il n’y a rien de sage dans les évangiles qui n’ait été connu et pratiqué par les rabbins » (P.-L. Couchoud.) De même, il n’y a rien de sage que les rabbins aient connu et pratiqué, qui n’ait été avant eux et avant toutes les religions dans la religion naturelle, source spirituelle de l’humanité comme la Terre en est la nourricière, la « terre chérie » que le primitif indou ne séparait pas, dans ses sentiments, de la « femme bien aimée ». — Édouard Rothen.


NATURISME INDIVIDUALISTE (Le). Il y a et l’on propage plusieurs conceptions du Naturisme : pour les uns, le Naturisme consiste en un retour ou une régression vers un passé primitif, antéhistorique ou précivilisé, que personne n’a, jamais vu, dont il ne reste que des documents mal déchiffrés ou déchiffrés à la lumière de nos connaissances actuelles. Pour les autres, c’est rejeter de l’existence individuelle ou sociale le frelaté, l’artificiel ou soi-disant « artificiel ». Pour une troisième catégorie, le Naturisme c’est la pratique d’un système spécial d’alimentation, d’hygiène, de thérapeutique, d’une vie simple ou prétendue simple. Il en est d’autres qui appellent Naturisme la rétrogradation vers des mœurs, des formes de gouvernement ou de groupements sociaux, des habitudes, des religions supposées plus proches de l’état de nature que les nôtres.

Les premiers êtres humains faisaient sans doute ce qu’accomplissent les animaux : ils obéissaient à leurs instincts et à leurs passions, ce qui n’est pas toujours agir avec simplicité. Peut-être que certains naturistes contemporains ne se trouveraient pas autant à l’aise que cela si — par un coup de baguette magique — on leur faisait faire machine en arrière et les installait dans quelque milieu très primitif. On peut supposer qu’être naturel, pour la bête humaine de ces temps-là, c’était se précipiter sur l’inconnu qui apparaissait et l’abattre d’un coup de massue ; c’était encore s’élancer sur la première femelle surprise, la forcer à la course et la violer, à demi-assommée. Être naturel c’était vivre dans un état de terreur continuelle : peur du fauve qui rôde autour du gîte ou du campement, peur du vent qui siffle et secoue le feuillage des arbres, peur des météores, peur de la nuit, peur de l’ombre, peur des cadavres, peur de l’inexpliqué, peur de l’incompris… Crainte toujours et sans cesse. Être naturel, c’était consommer les produits qu’on avait à sa disposition, tout de suite et sans épargne, manger jusqu’à rassasiement et même davantage, s’endormir, se réveiller, se récréer, et recommencer… Être naturel, c’était se soumettre à plus fort que soi, physiquement parlant, bien aise encore d’être laissé en vie !

On demeure étonné de la naïveté de certains explorateurs et aussi de quelques écrivains de talent qui alignent des phrases à propos de la beauté morale des spectacles naturels et en profitent pour opposer la vie simple et instinctive des groupes indigènes que nous dénommons « sauvages » à la vie compliquée et souvent mécanique des civilisés. Ce qui charme le « civilisé », l’homme élevé à l’ombre de la culture moderne, lorsqu’il est placé en face des scènes purement naturelles, c’est qu’elles répondent à des aspirations sentimentales et artistiques qui ont parfois leur source dans le souvenir ancestral des conditions primitives de la vie. C’est vrai des fleuves qui coulent, larges et majestueux, entre des rives ornées d’une végétation surabondante ; des forêts aux arbres immenses et magnifiques ; du sol fertile qui ne demande que peu de travail pour fournir un rendement extraordinaire ; de la faune à la forme et au coloris si variés qu’ils défient la plume et le pinceau. Tout cela, certes, offre aux yeux un spectacle autrement grandiose et saisissant que les parcs de nos grandes villes, dessinés au cordeau. On oublie, dans la fièvre de la description. que cette abondance et cette luxuriance dans les formes, dans les parfums, dans les couleurs, sont le résultat des rayons solaires qui tombent à pic, pour ainsi dire, sur ces régions merveilleusement douées. L’homme civilisé, cultivé, sent monter des profondeurs de son être intime comme une bouffée d’admiration et même de stupéfaction qui a beaucoup de ressemblance avec les accès d’extase religieuse dont sont coutumiers les grands croyants.

Un examen fait de sang-froid montre bientôt qu’il n’y a rien de « moral » dans la beauté des scènes de la nature, rien même dans leurs conditions d’existence et de formation qui puisse donner à un cœur sentimental prétexte à se réjouir. L’expression de puissance que dégagent en général la flore et la faune équatoriales est le résultat d’une lutte acharnée pour la vie où est.fatalement vaincu le moins apte à la résistance ; j’entends par le plus faible, le moins rusé, le moins armé.

Malheur tout autant à celui dont la constitution est incapable de résister aux intempéries qu’à l’infortuné moins habile que son ennemi au maniement de la massue ou de l’arme de jet. J’aime les spectacles qu’offre la nature autant que quiconque : ils font vibrer mes sens ; je goûte avec volupté les effluves qu’ils rayonnent. Ils enrichissent mes expériences artistiques de la vie. Mais je ne vois en eux rien qui m’influence, « moralement » parlant. Ils me font vivre plus amplement, plus sensuellement, voilà tout. Et je ne leur demande pas autre chose.

Il y a un manque de bonne foi évident chez l’écrivain qui se pâme d’enthousiasme devant un animal à la robe superbement bigarrée ou devant je ne sais quel arbre gigantesque au feuillage magnifique, et qui oublie que c’est grâce à la disparition de ses concurrents — toujours obtenue par la violence ou l’oppression — que l’un ou l’autre ont subsisté. Il n’y a pas seulement l’avoir dans le « grand livre de la nature », il y a aussi le doit. Et l’enthousiasme n’est pas une raison suffisante pour passer une page sur deux.

Imaginez, d’ailleurs, que les plantes chétives, ou dépourvues de fleurs aux couleurs vives aient eu raison des grands arbres ou des plantes aux fleurs colorées — imaginez que les insectes ternes ou les petits animaux grisâtres ou endormis dominent sur les vertébrés à la démarche majestueuse ou les oiseaux au plumage richement orné. Imaginez une mousse gris sale au lieu de l’herbe verte des prairies, des eaux uniformément lourdes et opaques à la place des eaux courantes et des ruisseaux limpides — cela, bien entendu, dans les conditions d’appréciation mentale qui sont les nôtres. Croyez-vous que les hymnes dédiés à la beauté de la nature ne seraient pas remplacées par des malédictions ?

— « Retour à la nature »… Mais il s’agit de savoir ce qu’un contemporain cultivé entend par le « retour à l’état naturel ». On comprend que les hommes intelligents soient dégoûtés de la civilisation européenne et se soient rendus compte que l’acquis scientifique et intellectuel mis à part, elle ne diffère pas, quant au fond de l’état qualifié « barbarie » — c’est-à-dire que ces hommes fassent entrer le sentiment dans leurs aspirations et leurs conceptions de la vie. On comprend que ces êtres humains veuillent s’établir dans un endroit isolé, loin des agglomérations sociales et y vivre d’une existence plus conforme à leur tempérament et à leur horreur de notre civilisation. Mais il n’y a rien là qui ressemble à un « retour à la nature » — il y a une fuite des conditions de la vie civilisée « actuelle », un exode de certains hommes à mentalité spéciale vers des circonstances et un environnement physique et psychique autres, il n’y a pas de conversion au « naturisme ».

La tendance « naturienne » ou « néo-naturienne », apparaît sympathique en tant que considérée comme réaction contre le surmenage fiévreux, insensé de l’industrialisme et du commercialisme spéculateurs et rationalisés. Mais que cette tendance prétende représenter l’individualisme anarchiste, c’est ce qui ne saurait se concevoir !



L’apparition de l’artificiel indique que l’homme est sorti de l’animalité… cela n’implique pas, bien entendu, une supériorité morale ou immorale sur l’animal. On peut considérer comme artificiel tout ce qui a été ajouté aux besoins primordiaux de la bête humaine. On peut même dire que là où il est naturel que le fort domine le faible, l’insoumission du faible est de l’artificiel : c’est se courber et ruser, qui sont choses naturelles, pour le moins fort, non s’insurger. Pour se révolter, le moins favorisé a dû vivre des siècles, des siècles et encore des siècles de vie artificielle.

A vrai dire, la ligne de démarcation entre le naturel et l’artificiel est aussi théorique et idéale que la ligne des frontières. On ne fait de l’artificiel qu’avec du naturel : le feu, l’agriculture, l’apiculture, l’élevage et la domestication en général, l’habitat, le vêtement, le pain, la bière, l’usage du char, du bateau, de l’animal de charge ou de trait, de la vapeur d’eau, du gaz, de l’électricité sont parmi les choses artificielles, mais toutes dépendent de l’exploitation des produits naturels du monde où nous évoluons. Boire un verre de vin, fumer une cigarette, vinaigrer une salade, n’est ni plus ni moins artificiel que presser sur un bouton pour que luise de la lumière ou appuyer sur un levier pour mettre un véhicule en marche.

L’usage ou le non usage de l’artificiel est question de goût ou d’opportunité personnelle et rien d’autre !

Rien d’écœurant comme les hautes cheminées de ces usines qui inondent de fumée un paysage ravissant. Rien de moins esthétique que ces immenses bâtiments dont les façades profilent, le long des artères des grandes cités, leur désespérante monotonie. S’ensuit-il qu’il faille faire fi de l’acquis scientifique, des moyens rapides de fabrication ou de locomotion, « revenir en arrière » en un mot ?

Qui le penserait, qui le voudrait ?

L’individualiste préfèrera l’express à la diligence, la charrue à tracteur à l’araire, les plus récents métiers au métier Jacquard et ainsi de suite. Plus son développement intellectuel grandira, plus sa vie s’intensifiera ; plus aussi il sentira la nécessité de réduire au strict minimum le temps exigé pour la fabrication des utilités les plus nécessaires au fonctionnement purement physique de son corps. Les « naturiens » objectent vivement que dans « la société future » personne ne se trouvera qui condescende à remplir certaines besognes, sales, repoussantes ou difficultueuses, tels les métiers de vidangeur, mineur ou même chauffeur de locomotive ; le travail, dans ladite société future, étant volontaire et non imposé.

Voici ce que répond l’individualiste anarchiste :

Que « la société future » demeure dans un avenir hypothétique ; qu’en l’attendant, ne pas se servir des progrès acquis, serait placer l’individualiste dans des conditions d’infériorité qui rendraient impossible sa vie de réaction contre le milieu. Dans « la société présente », seule intéressante pour l’instant, l’individualiste, au contraire, poussera au maximum l’emploi des applications scientifiques ou autres, destinées à augmenter sa force et à économiser son temps.



Ce long préambule était nécessaire pour expliquer ce qu’est « le naturisme individualiste », qui n’est apparenté ni à l’hygiène ni à un quelconque mouvement de retour à une nature ou à des mœurs prétendues idylliques.

Ce que les individualistes entendent par naturisme, c’est la réalisation de leur nature individuelle ; c’est la faculté, la possibilité — la liberté — de vivre, chacun d’eux, selon leur nature ou, ce qui revient au même, selon leur conception particulière et personnelle du « naturel », leur conception actuelle du moment.

Le naturisme individualiste ne nie pas l’association, certes, il est évident qu’il y a avantage et plaisir à se retrouver ou à œuvrer ensemble entre unités de même nature, à s’associer entre êtres adoptant la même ou à peu près la même définition du naturel. Ceux à qui plaît le séjour des agglomérations urbaines font bien de s’assembler, comme ont raison de se réunir ceux qui aiment vivre en troglodytes ; de même pour les ascètes ou les épicuriens, etc.

Toute la question est qu’on se retrouve entre humains pour lesquels il est naturel de vivre tel ou tel genre de vie. Il est à redouter que dans tout milieu basé sur le conformisme social, on traque le naturisme individualiste, on entrave ses manifestations, parce qu’il est éminemment, asocial. Le conformisme social implique le contrat social obligatoire, une moralité grégaire, une opinion publique moyenne à laquelle se relativisent le naturel et le contre-nature, individuel comme collectif. Tout cela postule l’État, c’est-à-dire un organisme chargé de surveiller, tenir en bride, réduire à merci les non-conformistes : ceux qui veulent vivre selon leur nature.

La puissance immense de l’appareil gouvernemental contemporain est le résultat de l’énorme concentration des hommes sur certains points donnés, de la densité excessive de la population. La tyrannie, la dictature, la coercition politique, la contrainte sociale sont en rapport direct avec le plus ou moins d’esprit de masse ou de foule dont font montre ou qu’acceptent les hommes.

De tout ce qui existe d’artificiel, il n’est rien qui soit plus dangereux pour le présent ou l’avenir de l’humanité que le conformisme social. Et quand je dis conformisme social, je sous-entends : conformisme économique, conformisme éthique, conformisme éducatif, conformisme récréatif, etc., — réduction au gabarit de l’amorphe et du vulgaire de tous les gestes dont est susceptible la bête du troupeau.



Il n’y a que deux solutions en présence :

Ou le naturisme individualiste qui revendique pour chacun de ceux qui le veulent « le droit » de vivre sa vie selon sa nature (tempérament, instincts, goûts, imagination, etc.), à ses risques et périls, sous réserve de la réciproque à l’égard d’autrui ; et de s’associer pour vivre dans ce sens.

Ou le conventionalisme politico-social qui vise à refouler tempérament, instincts, goûts, imagination, etc. individuels, exerçant dans tous les domaines une censure répressive, au risque de mutiler la personne humaine dans sa sensibilité et son développement. Et cela au profit d’un étalon artificiel moyen, forgé pour la facilité de la surveillance et du parcage des troupeaux humains.

On sait que c’est la seconde solution qui a prévalu.

Ce n’est pas consoler que prouver par A + B que la société ne pouvait aboutir à autre ou meilleure combinaison. L’on n’en souffre pas moins, car le conformisme social traîne à sa suite, outre une maréchaussée en chair et en os, une armée de gendarmes moraux : préjugés, parti-pris, restrictions.

Faut-il se décourager ? nullement !

Rien n’est perdu si l’on trouve en soi le ressort pour fonder et faire vivre des milieux, des groupes, des îlots, où les naturistes individualistes peuvent tenter de vivre totalité ou partie plus ou moins grande d’une existence répondant aux réalisations vers lesquelles les pousse, les presse leur nature, sans se soucier si cela ne concorde pas avec le critère moral des salariés de la haute ou basse police des sociétés — sans se soucier si c’est ou non d’accord avec le naturisme des ascètes, des abstinents, des réformateurs de mœurs publiques ou privées, dont le moins qu’on puisse dire est qu’on ne les voit jamais désavoués par les dirigeants politiques et les profiteurs économiques. Les naturistes individualistes ne hissent pas de pavillons ostentatoires sur les îlots qu’ils aménagent et peu leur chaut qu’ils n’existent qu’en fonction de l’océan. Une seule chose leur importe, vivre, entre eux, pour eux, le maximum des sensations, des jouissances qui leur sont « naturelles », en compagnie de ceux qu’ils ont amenés à les joindre par l’action de leur propagande individuelle. — E. Armand.