Encyclopédie anarchiste/Muflisme

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1702-1715).


MUFLISME n. m. Néologisme qui vient de mufle, nom donné à la partie nue terminant le museau de certains animaux : le mufle du lion du bœuf, etc… Le langage populaire a appelé mufle un visage laid, vieilli, désagréable. Saint-Amant a parlé de

« … la ruelle de lit
Où Madame s’ensevelit
Loin du jour, de peur qu’on ne voie
Que son mufle est une monnoye
Qui n’est plus de mise en ce temps ! »

Avec plus d’extension, mufle est devenu une forme de mépris et une injure à l’adresse d’un individu brutal, malappris, désagréable. Molière, dans Le Dépit Amoureux, a fait dire, contre un personnage exaspérant par la sénilité de ses propos :

« Chien d’homme ! Oh ! que je suis tenté d’étrange sorte
De faire sur ce mufle une application. »

Dans Tartufe, Orgon, non moins exaspéré par M. Loyal, donnerait volontiers les cent plus beaux louis qui lui restent encore pour :

« Pouvoir, à plaisir, sur ce mufle asséner
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner. »

Ces détails ne sont pas superflus quand on voit ceux qu’on peut appeler « les mufles du nationalisme », attribuer aussi tendancieusement qu’inexactement pour le seul besoin de la propagande haineuse qu’ils poursuivent, une origine de leur crû au mot mufle qu’ils écrivent pour la circonstance avec deux f.

Dans le Figaro du 18 février 1926, il a été raconté que la qualification de muffle, donnée aux personnes, ne viendrait pas du mufle d’un animal mais aurait été employée en 1815, par les Parisiens, du nom du général prussien von Muffling, qui avait particulièrement excité leur mépris par sa vanité grossière et ses procédés brutaux. C’est ainsi que les nationalistes écrivent l’histoire. Nous avons vainement cherché dans des ouvrages sérieux une confirmation de cette origine du mot mufle et un emploi de muffle. Nous avons seulement trouvé, sur le baron Muffling, qu’il se montra fort arrogant en réclamant, au nom des « Alliés », la restitution des œuvres d’art et de bibliothèque dont leurs pays avaient été dépouillés par les armées de Napoléon. Von Muffling fut peut-être un mufle ou un muffle, mais autrement mufles que lui furent ces princes, rentrés en France dans ses fourgons, qui ne se rétablirent sur « leur trône » qu’à la faveur de son arrogance, et tous leurs partisans pour qui la défaite et l’humiliation de la France furent des motifs d’allégresse et de profit. Voici, d’après Louis Blanc, dans son Histoire de Dix ans, ce que l’on vit à Paris, lors de l’entrée des « Alliés »:« Une foule de femmes élégantes attirées aux fenêtres, saluaient avec des cris le passage des vainqueurs et agitaient des écharpes en signe d’allégresse ; les riches préparaient leurs appartements les plus somptueux pour y recevoir les officiers anglais ou prussiens ; et les marchands, dans l’ivresse d’une joie cupide, étalaient à l’envi ce qu’ils avaient de plus précieux… On dansa sur le gazon des Tuileries… Pour dernier trait d’avilissement, les vaincus se laissèrent gorger d’or par les vainqueurs… Les marchands décuplaient leurs recettes habituelles; tous les jeunes officiers avaient des maîtresses coûteuses, des loges au théâtre, des dîners chez Véry. C’est de cette année 1815 que datent la plupart des fortunes marchandes de la capitale. »

Jusqu’à ces derniers temps, l’Académie Française ignorait, comme le Figaro, l’usage populaire du mot mufle, appliqué aux personnes. Elle lui a fait récemment une place dans son dictionnaire et elle l’a défini ainsi : « Homme dont le caractère est un mélange de cynisme et de brutalité ». Elle a admis aussi le néologisme muflerie, d’emploi non moins courant qui qualifie les agissements du « mufle ». L’Académie a-t-elle eu peur de se compromettre par une définition plus complète et plus précise, en un temps où le mufle et la muflerie sont tellement répandus qu’ils sont arrivés à caractériser une époque de l’humanité, comme nous le verrons plus loin ?

J. de Pierrefeu avait déjà défini le mufle actuel que paraît vouloir ignorer l’Académie : « Tout individu qui n’a aucune notion du respect d’autrui, qui cherche uniquement son intérêt ou son bien-être, les autres dussent-ils en pâtir. Bref, c’est l’égoïste doublé du malotru et du pignouf. »

Pour le mufle, le contrat social est unilatéral ; il en veut les bénéfices, mais il en laisse les charges aux autres. « Chacun pour soi et chacun chez soi », disait son prototype le plus complet, M. Thiers. On peut admettre, à la rigueur, que l’individu ayant réussi à s’installer dans un parasitisme avantageux, demeure indifférent au sort des autres ; ce n’est pas lui qui a fait le monde, et il n’a pas demandé à y venir. Mais le mufle ne se borne pas à cette indifférence. Bien pourvu pour, lui-même, il s’indigne que d’autres ne soient pas satisfaits et réclament. Il prétend même avoir droit à la reconnaissance et à l’amour de ceux qu’il malmène et qu’il dépouille. Durant la guerre, confortablement « embusqué », il dénonçait les « défaitistes » qui réclamaient la paix. Valet de plume des puissants, il morigène « les grincheux de profession et les grognons de vocation ». Il classe parmi les « hargneux » ceux qui ne font pas leur cour aux fripons satisfaits et ne sollicitent pas leur sportule. Le mufle, maître ou larbin, n’a pas le sens du ridicule et manque de la plus élémentaire circonspection.

La Fouchardière, commentant la définition académique, s’est exprimé ainsi : « La muflerie n’est pas dans le caractère. On ne naît pas mufle. On le devient par la vertu de l’éducation ; ce n’est pas une façon d’être, c’est une façon de se tenir en société… Jamais on ne dit d’un homme grossier, primitif, qu’il est un mufle. La muflerie est l’acquisition récente et avantageuse d’une civilisation avancée. L’homme grossier, dès l’abord, révèle sa brutalité cynique ; à le fréquenter, après l’avoir supporté, on peut découvrir par la suite qu’il est loyal et bon sous des dehors peu engageants. Le mufle est ordinairement un monsieur bien élevé ; toujours un monsieur bien habillé. Il se présente sous l’aspect le plus séduisant : et c’est à l’usage qu’on finit par le connaître… Il spécule sur tous les inconnus et, du jour au lendemain, ne connaît plus ceux dont il n’a plus rien à tirer. Le mufle est un personnage qui manque de mémoire ; il oublie les promesses qu’il a faites et les services qui lui furent rendus. Il pratique l’art des préparations, qui est l’art de se faire valoir, mais n’apporte aucun ménagement dans l’art de laisser tomber… Il montre une telle force sereine que ses victimes ont parfois des inquiétudes qui prennent la valeur de vagues remords, et qu’elles se demandent : « Qu’est-ce que je lui ai donc fait ? ». »

Ce sont là les caractéristiques du mufle et de la muflerie considérés individuellement. Mais au-dessus il y a leurs manifestations collectives qui les ont généralisés, variés, étendus à l’infini et leur ont fait prendre un caractère social. Comme la mode, qui est souvent une de ses formes, la muflerie se répand alors chez un nombre de plus en plus grand d’individus même mal habillés, qui y trouvent aises et profits, et d’inconscients qui la pratiquent avec une parfaite innocence croyant bien faire puisqu’ils font « comme tout le monde ». L’homme grossier, primitif, qui ignore les mensonges conventionnels avec la manière de s’en servir, et qu’on appelait un « héros » quand il « nettoyait les tranchées », ne comprend plus lorsque, ayant assassiné hors des circonstances rituelles, il se voit envoyé au bagne ou à la guillotine. Le « nervi », que son audace et son absence de scrupules, s’exerçant tour à tour en marge ou avec la complicité du code, ont érigé parmi les ventres solaires et les consuls de l’ochlocratie, s’étonne de se trouver un jour devant une chose interdite qui lui causera des ennuis. C’est la somme des mufleries conscientes et inconscientes qui fait le muflisme.

Ce mot, muflisme, a été employé pour la première fois, croyons-nous, par Flaubert, quand il a dit : « Paganisme, christianisme, muflisme, voilà les trois grandes évolutions de l’humanité ». Rarement, invention d’un néologisme fut aussi heureuse. Muflerie manquait d’envergure dans le triple sens intellectuel, moral et social que voulait exprimer Flaubert. Il voyait, dans cette troisième grande évolution de l’humanité, le règne du « bourgeois » de celui qui ne se borne pas à « penser bassement », mais qui agit de même, égoïstement, férocement, à l’encontre de toute grandeur, de toute bonté, de toute beauté, de tout idéalisme.

Le muflisme, c’est le triomphe du moi-égoïste sur le moi-humain. C’est la multiplication de cet individualisme qui dit : « Moi d’abord !… les autres s’il en reste. » C’est le puffisme appuyé sur l’argent et l’absence de scrupules. C’est la suppression de toute aménité dans les rapports sociaux. C’est la muflerie élevée à la hauteur d’un principe et d’une institution, par la loi de la majorité. C’est la muflerie, bien ou mal habillée, instruite ou ignorante, de race et de nation, de caste et de classe. Certes il y eut des mufles dans tous les temps, et aussi dans tous les pays, quoique prétendent leurs « professeurs d’énergie », les Barrès pour qui « gentillesse » n’est que chez eux, « barbarie » que chez les autres ; mais il appartenait à notre temps de réaliser dans sa plénitude, on peut dire spécifique et constitutionnelle, la muflerie qui est le muflisme et nous fait assister à cette troisième évolution de l’humanité dont Flaubert, et Renan avec lui, ont été les clairvoyants prophètes. Des gens se préoccupent de donner un nom à l’époque actuelle, ils font des enquêtes à ce sujet. Ce nom, Flaubert l’a trouvé il y a soixante ans ; c’est le muflisme. L’époque en a commencé il y a un siècle, elle est aujourd’hui dans son plein épanouissement.

Le muflisme est la marque, le vice rédhibitoire peut-on dire, de la fausse élite dirigeante qui s’est éduquée à rebours, hors des voies de l’intelligence et de la conscience de la véritable élite. Il a toujours été la tare des « parvenus » ne sachant pas se montrer dignes de leur fortune en s’élevant intellectuellement et moralement en même temps que socialement. Ses oscillations ont suivi celles des formes sociales suivant qu’elles étaient plus ou moins soumises à la fausse élite. Mais c’est dans les formes dites « démocratiques » que sa courbe a toujours été la plus élevée. Ceci parait paradoxal en raison de la supériorité de principe de la démocratie sur l’aristocratie. Les faits sont là, indiscutables. La fausse aristocratie n’a que les tares de l’aristocratie ; la fausse démocratie ajoute aux tares de l’aristocratie celles de l’ochlocratie. Si toutes les formes dirigeantes de la fausse élite ont à leur base la ruse, la violence et l’arbitraire, du moins les théocraties et les autocraties ne reposent-elles par leur pouvoir sur un fallacieux respect des droits de l’homme ! Le muflisme aristocratique a son explication, sinon son excuse, dans la prétendue supériorité qu’il tient de Dieu, de la puissance ou de la fortune. Il ne prétend pas faire le bonheur de tous les hommes ; l’assentiment du « suffrage universel » lui est tout à fait indifférent et il a au moins cette franchise de ne pas le solliciter tout en le méprisant. Le droit du plus fort qu’il applique est la conséquence de ses principes ; il n’a pas l’hypocrisie de dire que ce droit lui vient de ses victimes qui le lui ont conféré. « Avoir des esclaves n’est rien ; mais ce qui est intolérable, c’est d’avoir des esclaves en les appelant citoyens », a écrit Diderot.

Quelles que soient les prétentions à une supériorité de sang, de caste ou d’élection dont l’humanité a toujours subi la tutelle artificieuse, aucun homme n’est jamais sorti des cuisses d’un Jupiter. Tous sont passés par le même moule et sont venus au monde aussi nus. Il n’en fut jamais dont l’origine eût été différente de celle de ce vilain dont on disait avec dégoût au moyen âge qu’il était « un être puant sorti du pet d’un âne ». Mais il y a eu de tout temps ceux dont les qualités d’esprit et surtout de cœur, dont la générosité de sentiment et la droiture de conscience, ont fait une élite réelle, une véritable aristocratie qui s’est rencontrée dans toutes les conditions sociales. Il n’y a pas de noblesse de sang, de race et de caste, mais il y a une noblesse de l’âme que peut posséder, ou se former, le plus pauvre, le plus socialement déchu. Les parvenus qui ne savent pas acquérir la noblesse de l’âme restent des « êtres puants », c’est à dire des mufles, quelles que soient les hauteurs qu’ils atteignent. Le vilain — et tous furent des vilains à l’origine – pouvait acheter « blason, lambel, bastogne », se changer en grand bourgeois, en patricien, en magistrat, être dans ses maisons somptueuses le commensal des rois, couvrir ses femmes et ses filles de vêtements si riches que des reines en pâliraient de jalousie, devenir lui-même évêque, prince, pape, empereur : il demeurait « un être puant sorti du pet d’un âne » s’il conservait l’âme d’un mufle. Et il peut aujourd’hui, par la faveur démocratique, étaler la bedaine précieuse d’un roi du dollar, du cochon ou du pétrole, montrer l’insolence d’un « capitaine d’industrie » ou d’un « fermier général de l’estomac national », il peut-être président de République, ministre, député, sénateur, ambassadeur, maréchal, académicien : il reste toujours le même « être puant » s’il ne sait exercer sa puissance et son intelligence que dans les voies du muflisme. C’est moins que jamais en la circonstance, l’habit qui fait le moine.

Le muflisme de la théocratie et de l’autocratie est particulier à certaines classes privilégiées. Celui de la démocratie s’étend à toutes les classes, lorsqu’elle en laisse subsister. La muflerie des parvenus y est renforcée de la muflerie de tous ceux qui cherchent à parvenir à leur tour par les mêmes moyens, l’éducation faussement démocratique n’ayant, le plus souvent, remplacé dans leur cervelle les mensonges anciens que par des mensonges nouveaux, au lieu de leur apprendre l’usage de la raison et la pratique de la liberté. Comment expliquer sans cela le spectacle actuel, que donne surtout la jeunesse, de la divinisation de la richesse par laquelle « on obtient tout », même des diplômes d’intelligence alors qu’on n’est qu’un crétin, de la soif de « réussir » sans contrôle des moyens, de l’exaltation de la force par les sports et par la guerre, du mépris de toute pensée qui n’aboutit pas à des succès d’argent. Comment comprendre ce vertige qui entraîne les hommes vers toujours plus de vitesse, de bruit, d’éclairage violent, d’agitation trépidante et hurlante ; ce besoin de jouir abondamment, intensément, sans discernement, à la façon d’un ivrogne que la crainte de ne pas assez boire ferait se noyer dans une cuve de vin ? Des gens qui ont fait le tour du monde en avion, parcouru des milliers de kilomètres en automobile, ne savent que répondre si on leur demande de dire leurs impressions. Ils sont allés si vite !… au risque d’écraser des gens, de se tuer eux-mêmes, de causer des catastrophes ; mais ils ne cherchaient pas et ils n’ont pas vu autre chose. Certes, la succession rapide des découvertes scientifiques les plus étonnantes a été pour beaucoup dans la formation de ce nouvel « état d’âme » ; mais s’il n’y avait pas eu déjà dans les cerveaux un détraquement latent que ces découvertes précipiteraient, on n’assisterait pas aujourd’hui à ce spectacle effarant qui multiplie le champ de la pathologie. De même que l’immense développement du machinisme industriel a aggravé l’esclavage ouvrier au lieu de le soulager, les inventions modernes : télégraphie, téléphonie, télévision, phonographie, cinématographie, automobilisme, aviation, navigation sous-marine et cent autres, ont développé à l’infini des activités inutiles, le surmenage, l’abrutissement, et n’ont apporté à l’homme qu’un illusoire bien-être. C’est à une véritable faillite qu’ont abouti ces inventions au point de vue humain ; mais ce n’est pas à cette faillite de la science que Mr  Brunetière prétendait constater, c’est à celle de la conscience humaine. Elle est l’œuvre du muflisme et elle est d’autant plus lamentable que jamais l’homme n’eut tant de possibilités de réalisation de ses plus beaux rêves. Le muflisme a fait une turpitude de la rayonnante utopie.

L’aristocratie cantonne son muflisme dans les manifestations d’un nombre limité de mufles venus d’une lointaine révélation divine ou des croisades. Celui de la démocratie est ouvert comme une halle, un marché, à tous les chalands qui peuvent se payer le luxe d’être des mufles, aux « drôles venus de la plus sordide populace, du maquerellage et du stellionat à la richesse en même temps qu’aux « bons principes », aux « mignons opulents, retraités et pieux », aux « prêteurs à la petite semaine tombés dans la dévotion et le patriotisme » à toutes ces « charognes », comme les a appelées Laurent Tailhade dans son Pays du Mufle, pour lesquelles il ne voulait pas écrire mais dont il a fait si crûment la peinture d’après le Satiricon de Pétrone. Zeller, dans ses Entretiens sur l’Histoire, a tracé le tableau suivant de leurs mœurs au temps de Rome : « Enflés des noms redondants de Raburrus, Pagunius ou Tarrasiusus, dans leurs robes de soie et d’or, ils ne savent qu’énumérer leurs biens, villas, fermes, etc. Ils n’ont d’amis, de clients, que parmi le personnel des cirques et des théâtres ; de bibliothèques que pour les tenir closes comme des tombeaux ; de voitures que pour ébranler le pavé des rues, de valets que pour en faire montre au milieu de Rome. S’ils donnent des repas, c’est pour faire peser dans des balances les poissons de leur table et pour faire noter et publier par leurs secrétaires la composition des repas, le nombre des mets et la splendeur du service. Pour délasser leur esprit, au lieu d’attirer la société des gens de lettres ou des philosophes, ils font venir des joueurs de flûte, de lyres colossales et d’orgues hydrauliques. Une mouche qui se place sur la frange de l’éventail de ces voluptueux leur est une fatigue, et ils se vantent d’avoir visité leur campagne de Gaëte, comme César le ferait d’avoir conquis le monde. » On voit que M. Lechat, qui partage la publicité mondaine du Figaro avec le marquis de Porcellet, a des ancêtres aussi lointains et non moins fameux que ce gentilhomme. Mais il y a mieux depuis la guerre de 1914, ainsi que nous le verrons. Ibsen a écrit dans Un Ennemi du Peuple : « La populace ne se trouve pas seulement tout à fait au fond ; elle vit et grouille autour de nous, on en trouve même des échantillons au sommet de la société. » La populace parvenue s’est singulièrement multipliée au sommet de la société.

Athènes fut le premier champ historique du muflisme démocratique. Il y a été un essai assez timide, comparé à ses développements postérieurs mais la ville de Périclès en a gardé une trace ineffaçable : la mort de Socrate. La tyrannie aristocratique avait épargné le philosophe, malgré les railleries dont il l’avait accablée et ses sarcasmes contre les dieux. Il fallut un homme riche, parvenu à un rang « d’ami du peuple » — un Coty de ce temps-là — pour que Socrate fût condamné. Athènes paya cruellement les défaillances de sa véritable élite devant le muflisme de ceux qui disaient : « C’est l’argent qui fait l’homme !… »

Avec beaucoup plus d’envergure, le muflisme se manifesta dans les formes dites « démocratiques » de la dictature impériale romaine. On vit alors, non sans phrases, car le muflisme démocratique est particulièrement salivaire, le triomphe de la plus basse populace faisant escorte à Néron et autres « grands artistes » qui incendiaient Rome pour leur plaisir en attendant de la livrer aux Barbares dont ils recevraient leur couronne. Pendant que le muflisme des parvenus s’étalait avec l’affectation grotesque que Zeller a décrite, le peuple n’était plus « qu’un amas cosmopolite de fainéants, de va-nu-pieds, croupissant dans une paresse incurable, abrutis par l’ivrognerie et la débauche, n’ayant qu’une passion qui leur fasse oublier le jeu et le cabaret, la passion du cirque, et essayant de temps en temps de petites émeutes, non plus pour avoir du pain, mais du vin » (Zeller). De leur côté, les esclaves, successeurs dégénérés des compagnons de Spartacus, étaient réduits à des déchéances de plus en plus fangeuses. Mais Auguste et ses successeurs étaient des « démocrates », ce que n’a pas cessé d’affirmer le plutarquisme mis au service du muflisme. Si l’élite d’aujourd’hui en est à l’état où était celle du bas-empire romain, et même la dépasse dans le muflisme, le peuple « démocratisé » n’est pas encore arrivé à celui de la populace de Rome, mais on ne peut savoir jusqu’où le muflisme le conduira. Il ne fait, lui aussi, plus guerre d’émeutes pour le pain et la liberté ; il en fait de plus en plus sur les champs de courses et aux spectacles du stade et du cirque.

Mirabeau avait entrepris ; dans son Erotika Biblion, de démontrer que les mœurs antiques furent plus dépravées que les mœurs modernes. C’est possible. Mais les anciens ne se posaient pas en pratiquants d’une religion qui avait « apporté la morale dans le monde ». Les mœurs antiques pouvaient être plus dépravées au sens que la morale chrétienne donne à la dépravation ; elles possédaient sur les mœurs modernes une incontestable supériorité : elles n’avaient pas inventé la tartuferie des flamidiens catholiques et des momiers protestants. Le muflisme n’a pris toute son ampleur que de la conjugaison des deux époques : paganisme et christianisme. Il est le produit d’une copulation immonde de Messaline et de Tartufe. Son temps est celui de tous les dieux et de tous les cultes, de Mercure et du Sacré-Cœur, de Vénus, de Notre-Dame de Thermidor et de l’Immaculée Conception, de sainte Jeanne d’Arc, de sainte Thérèse de Lisieux et de Mme Joséphine Baker, qui ont les dévots à la Bourse, dans les lupanars et dans les églises.

C’est par la combinaison de la barbarie païenne et de l’hypocrisie chrétienne que le muflisme démocratique exerce sa pire honte, dans l’exploitation de ce qu’il appelle son « empire colonial », comme on disait déjà aux temps païens d’Annibal et aux temps catholiques de Philippe II. Ce muflisme se vante de ne pas imiter Carthage ; il fait pire, car lorsque Carthage recrutait parmi les indigènes coloniaux des mercenaires et des esclaves, quand elle les spoliait et les proscrivait, elle n’ajoutait pas à tous ces maux l’abrutissement par le catéchisme et l’alcool, elle ne prétendait pas leur apporter la morale et la liberté. Carthage n’avait pas appris du christianisme à être barbare par charité, à pratiquer l’esclavagisme « pour le bonheur des esclaves », à les tuer « pour sauver leurs âmes ! » Enfin, Carthage ne faisait pas écrire par des rhéteurs des choses comme ceci : « Nous avons traité avec assez de libéralisme et de fraternité bienveillante nos populations indigènes africaines et asiatiques pour pouvoir légitimement prétendre à leur reconnaissance. » (Le Temps, 28 mai 1920). Renchérissant sur le muflisme aristocratique, le muflisme démocratique veut que sa main soit bénie par celui qu’elle frappe. Il a appris cela dans la Bible d’un Dieu qui ne se punit pas lui-même d’avoir fait le monde mauvais, mais qui punit tout le monde. Et il veut être aimé pour lui-même !… C’est le comble de l’outrecuidance.

De la même conception de la justice et de la charité, le muflisme a composé toute la gamme de sa clémence, de sa magnanimité, de sa bienveillance de sa bienfaisance, de sa philanthropie, par lesquelles il veut bien condescendre à pardonner aux autres ses propres crimes ou à leur faire largesse d’une partie de ce qu’il leur a volé. A cette hauteur, le muflisme atteint sa quintessence, et on comprend que son sens échappe aux êtres grossiers, primitifs, barbares, aux pourceaux auxquels « il ne veut pas jeter ses perles », et qui dise avec A. Karr : « Que MM. les assassins commencent ! » Il oublie qu’il devrait commencer le premier. Mais s’il fait assez volontiers « grâce » pour paraître magnanime, il refuse énergiquement de faire « justice » en reconnaissant et en réparant ses erreurs et ses fautes. Nous avons vu déjà à l’article liberté individuelle, comment il entend la justice. Les dossiers de la Ligue des Droits de l’Homme sont bourrés d’histoires de gens innocents, condamnés dans des conditions scandaleuses, qui attendent vainement une révision de leurs procès. Il est dans la morale ordinaire des gens grossiers et primitifs que le premier devoir d’un honnête homme est de reconnaître qu’il s’est trompé et de réparer le mal qu’il a fait. Mais le muflisme n’est pas honnête homme. Il méprise cette justice élémentaire et lui substitue la « Raison d’État » qui n’est que la raison des puissants. Violant même ses propres lois, il a érigé cette « infaillibilité » que l’Église ne reconnaît qu’au pape, pour tous les distributeurs de sa vindicte, même quand ils se rendent coupables des abus les plus flagrants. Il proclame « l’irrévocabilité de la chose jugée », pour laisser tremper dans le bouillon d’infamie où il les a plongées, ses victimes innocentes. Ses ministres bateleurs disent, avec les airs angéliques d’un Thomas d’Aquin, qui « se réjouissait des souffrances des damnés » : « La justice doit être secourue par la bonté » (M. Herriot), « toute rigueur inutile est une injure à la justice » (M. Barthou), et ils s’occupent de faire réviser les procès de… Socrate et de Baudelaire ! Quant aux milliers de malheureux contre qui la justice n’est, tous les jours, que de la haine et en qui elle est à tout instant injuriée, ils peuvent attendre puisqu’ils ne sont pas encore morts !…

Renan, par les connaissances que lui apportaient sec recherches historiques, Flaubert, plus intuitivement guidé par son sens de l’art et de la beauté, avaient observé l’évolution du muflisme. Renan avait la méfiance de la démocratie, bien qu’il la préférât à la théocratie et à l’autocratie. Il en eût été enthousiaste si elle eût fait prévoir l’avènement d’une véritable élite présidant la véritable République de tous les hommes. Mais il voyait trop la faiblesse de Caliban, du peuple grossier, primitif et naïf, en face de ses ennemis rusés et subtils, et sa facilité à tomber dans leurs pièges. Il craignait que Caliban, après s’être gardé si mal du prince Prospero, se gardât encore plus mal des phraseurs, des casuistes de robe courte, des politiciens déchaînés dans toutes les traverses de la blagologie démocratique et qu’il voyait se lever pour une ruée farouche. Il avait de sombres pressentiments, déjà trop justifiés par les évènements. N’avait-il pas vu comment Caliban, poussé à la Révolution, avait été dupé, et comment le grand mouvement de libération s’était retourné contre lui pour le replonger dans de nouvelles servitudes, avec cette aggravation ironique que plus on l’accablait, plus on lui disait qu’il était maintenant le Roi ! Pauvre roi !… Malgré tant de pensées généreuses tant de dévouements héroïques, tant de projets et d’espérances idéalistes dont elle avait embrasé le monde, la Révolution de 1789 avait avorté dans la victoire d’une classe : la bourgeoisie ; son idéalisme s’était flétri dam cette putréfaction : le muflisme.

Caliban ignore toujours trop les conditions dans lesquelles le muflisme se développa à ses dépens. Il les soupçonne seulement d’instinct ; s’il les connaissait mieux, il apprendrait à s’en défendre efficacement. Dès le Directoire, ahuri par le jeu de massacre dont la Terreur lui avait donné le spectacle, et fatigué de tant d’héroïsme inutile, il laissait étouffer la Révolution « entre les cuisses de la Cabarrus » (Michelet), et il abandonnait à la guillotine le plus noble et le plus pur de ses fils, Babeuf. Celui-ci, avant de mourir, avait dénoncé la nouvelle classe des profiteurs de 93 installée « sous le règne des catins ». Les Legendre, les Tallien, les Barras gorgés de sanglantes rapines, menaient, avec leur complices, la vie fastueuse et orgiaque du Palais-Egalité. Les « Incroyables » du « Petit Coblentz », précurseurs des camelots de M. Daudet, décervelaient les républicains sous l’œil complaisant de la police, tout en exhibant leurs éventails, leurs « oreilles de chiens », leurs gilets à dix-huit boutons et leurs femmes sans chemise vêtues de bijoux, d’or et de pierreries. « Le Paris riche grossissait d’heure en heure comme un ballon qu’on gonflait. » (Ilya Ehrenbourg). Pendant ce temps, Caliban n’ayant pas de pain à manger, bien qu’il travaillait quatorze et seize heures par jour, n’avait que la consolation de chanter :

« Gorgés d’or, des hommes nouveaux,
Sans peine, ni soins, ni travaux,
S’emparent de la ruche ;
Et toi, peuple laborieux,
Mange et digère, si tu peux,
Du fer comme l’autruche ».

L’ère napoléonienne, issue de cette situation, consolida celle de la tourbe des renégats révolutionnaires et des nouveaux riches. Elle créa l’aristocratie de ses maréchaux pillards de l’Europe et de ses Mme  Angot, reines de la nouvelle cour, leur donna des lettres de noblesse et paya leur servilité de la Légion d’honneur, de dotations et de pensions. Elle ouvrit ainsi les plus rassurantes et souriantes perspectives pour tout ce monde qui tremblait encore au souvenir du tribunal révolutionnaire. Un Dictionnaire des Girouettes, paru en 1815, et qu’on peut appeler le premier « Gotha du muflisme », a conservé les noms et les états de services de la nouvelle aristocratie où anciens nobles et sans culottes parvenus se confondaient, associés dans la bassesse et la cupidité pour les plus honteux reniements. Ralliés à la Restauration au lendemain de Waterloo, ils furent les initiateurs, les soutiens politiques de la nouvelle bourgeoisie pour qui 1815 ouvrit en France « l’ère des intérêts matériels », et qui allait établir « le régime sans entrailles de la concurrence et de l’individualisme » (Louis Blanc).

D’abord hésitante, malgré tant de garanties, incertaine de ses forces devant la double menace d’un retour de dictature militaire ou d’un triomphe légitimiste qui pourrait lui faire rendre gorge, la bourgeoisie ne se sentit réellement solide sur ses bases qu’après 1830, quand elle put compter sur la corruption parlementaire pour obtenir ce que ne lui donnerait pas la force. 1830 fut l’ultime écho de 1789 ; les « Trois Glorieuses » turent son suprême rayon. Pour la dernière fois, les 27, 28, 29 juillet 1830, Caliban se retrouva aux côtés de la bourgeoisie, sur des barricades dont le canon était tiré par des polytechniciens avec la mitraille charriée par Gavroche. Pour la dernière fois, l’ouvrier et son propriétaire célébrèrent, inter pocula, la « chute de la tyrannie. Louis Diane a fait de cette idylle sans lendemain ce touchant tableau : « Les premiers moments du triomphe appartiennent à la joie et à la fraternité, une exaltation sans exemple faisait battre tous les cœurs. L’homme du monde abordait familièrement l’homme du peuple dont il ne craignait pas alors de presser la main. Des gens qui ne s’étaient jamais vus s’embrassaient comme d’anciens amis. Les boutiques s’ouvraient aux pauvres ce jour-là. Sur divers points, des blessés passaient portés sur des brancards, et chacun de les saluer avec attendrissement et respect. Confondues dans un même sentiment d’enthousiasme, toutes les classes semblaient avoir déposé leurs vieilles haines et, à voir la facile générosité des uns, la réserve et la discrétion des autres, on eût dit une société rompue à la pratique de la vie commune. Cela dura quelques heures. Le soir, la bourgeoisie veillait en armes à la conservation de sa propriété. » Un an et demi après, ce serait les massacres de Lyon et, en 1834, la rue Transnonain, en attendant 1848, 1851, la Semaine sanglante de 1871 et la « Guerre du Droit » de 1914. Car la bourgeoisie a ceci de particulier qui caractérise son muflisme : plus sa puissance est assise, plus elle pourrait mettre son élégance à se montrer généreuse, plus elle se fait exigeante et féroce.

En 1830, Joseph Prudhomme, dont Henri Monnier écrivit les Mémoires en 1857, jetait sa gourme romantique dans le sillage des Victor Hugo et des Delacroix. Il était encore un beau jeune homme qui arborait le gilet rouge des « Jeune France » et le chapeau de cuir des « bousingots ». Il séduisait Fantine mais épousait Cosette. Werther et Chatterton lui arrachaient des larmes et il conservait quelques scrupules à se faire le greluchon des Dames aux camélias avant de monnayer leur agonie. Il n’était pas encore « maire et père de famille » (Verlaine) ; le sabre qui serait « le plus beau jour de sa vie » (H. Monnier), quand il l’aurait trempé dans le sang ouvrier, était encore au fourreau. Mais il ne tarda pas à se ranger définitivement des barricades, à faire une descente de lit de la peau de ce « lion superbe et généreux » qu’il avait été un moment, quand il eut installé au pouvoir un roi-soliveau possédant, sous un air hypocritement bonhomme, les plus solides qualités de la bourgeoisie et de son muflisme montant. Le banquier Jacques Laffitte a raconté dans ses Mémoires comment la « farce » fut jouée devant le peuple réclamant une République, avec la complicité de La Fayette qui ne voulait pas plus de la République en 1830 qu’il n’en avait voulu sous la Révolution.

« L’amour de l’argent était dans les mœurs ; la tyrannie de l’argent passait dans les institutions et la transformation de la société en devenait la décadence. Les esprits honnêtes durent avoir de tristes pressentiments, car une domination d’un genre tout nouveau allait peser sur le peuple sans le consoler en l’éblouissant. » (Louis Blanc). Déjà, la grande banque — la haute finance balzacienne – s’était solidement établie à la faveur de l’invasion de 1815. À la France saignée par la curée napoléonienne, elle avait prêté, au taux de 20 à 22 % l’argent nécessaire pour la libération du territoire. Pour se mettre à l’abri de tout retour révolutionnaire, elle organisa la corruption parlementaire. Une semaine après les journées de juillet, le 9 août 1830, la Chambre des Députés proclamait Louis Philippe « Roi des Français », sans en avoir reçu aucun mandat du peuple. Ce furent, ô ironie ! des royalistes, Chateaubriand à la Chambre des pairs, et le comte de Kergolay, qui protestèrent contre « la violation de la volonté nationale » ! On leur opposa la théorie du « consentement tacite du peuple », comme on le ferait en 1851, quand Louis Bonaparte « sortirait de la légalité pour entrer dans le droit », comme on le ferait encore en 1914 pour décréter une « mobilisation qui ne serait pas la guerre », comme on le fait constamment, chaque fois que la « Raison d’État » s’avise de bousculer la légalité et le droit réunis. Le peuple se satisfit d’avoir un « roi des Français » au lieu d’un « roi de France » et un drapeau tricolore au lieu du drapeau blanc.

La Chambre de ces députés, dont Béranger avait chansonné les « bons dîners » chez les ministres, devint sous Louis Philippe ce ventre législatif que peignit Daumier. Elle fut la représentation nationale des appétits immoraux et des digestions honteuses en dressant l’opulente rotondité de sa bedaine majoritaire contre toutes les oppositions. Elle commença, avec la loi du 9 mars 1831, par repousser le suffrage universel. Les scandales financiers se multiplièrent à la Bourse, « hospice ouvert aux capitaux sans emploi et repaire de l’agiotage » (Louis Blanc). Mais la Chambre ne faisait rien contre ces scandales ; elle comptait déjà trop de gens dont ils avaient fait la fortune. Ce fut le temps où les « loups cerviers » de la finance et de l’industrie, répandant les « pots de vin » parmi les parlementaires, établirent les grands privilèges capitalistes. Pour être favorable à M. Casimir Périer, possesseur des mines d’Anzin, on interdisait l’introduction des charbons belges en France. On maintenait des droits sur les fers parce qu’ils étaient profitables à vingt-six députés et à deux ministres associés à M. Decazes, directeurs des mines de l’Aveyron. La prime protectionniste des sucres était partagée entre six maisons, dont celle des frères Périer qui en retirait à elle seule 900.000 francs. On livrait à des compagnies privées la propriété des chemins de fer, inaugurant ainsi le système qui a mis entre les mains d’une oligarchie capitaliste, pillarde et routinière, toutes les richesses nationales pour les exploiter contre la collectivité et reconstituer un véritable servage de la classe ouvrière. Cent vingt-deux députés-fonctionnaires touchaient des appointements pour des fonctions qu’ils ne remplissaient pas, mais ils étaient les gardiens de la majorité gouvernementale.

Le roi-citoyen et sa famille n’étaient pas en retard pour prendre leur part de cette curée. Ils avaient commencé par se faire allouer une liste civile de 20 millions et des biens immenses comme propriété privée, cela, au moment où, dans le seul XIIe arrondissement, à Paris, 24.000 personnes manquaient de pain et n’avaient que des défroques de l’armée pour se vêtir, de la paille pour se coucher. La misère physiologique était telle dans le peuple qu’en 1834, sur 10.000 conscrits, on comptait dans les départements manufacturiers 8930 infirmes ou difformes et, dans les départements agricoles, 4.029 de ces malheureux. Le nombre des enfants trouvés, qui avait été de 40.000 le 1er  janvier 1784, s’élevait à 130.000 en 1834. Le Figaro, qui n’était pas encore le moniteur du muflisme aristocratique et « bien pensant », avait écrit à ce sujet : « On a autorisé dernièrement la fondation d’une vingtaine de couvents de femmes ; l’établissement des Enfants Trouvés ne désemplit pas. » La condition ouvrière était retombée au-dessous des pires époques de détresse populaire. « Le pauvre, dans les grandes villes, est un être enterré vivant et qui s’agite au fond d’un tombeau. On passe, on repasse sur sa tête sans entendre ses cris ; on le foule et on l’ignore ! » (Louis Blanc). Le choléra se mit aussi de la partie, comme au moyen âge. Ce fut le moment que choisit la cour pour présenter la loi d’apanage augmentant les revenus de la famille royale ! M. de Cormenin protesta dans un pamphlet violent contre cette loi. Des révoltes populaires éclatèrent qui furent impitoyablement réprimées (voir Révoltes ouvrières).

M. Prudhomme, qui sortait son grand sabre contre le peuple affamé, se montrait au contraire si lâche devant l’étranger qu’il s’attirait le mépris de toute l’Europe. En même temps qu’il noyait dans le sang ouvrier les promesses de fraternité nationale faites en période révolutionnaire, il abandonnait tous les projets de libération des peuples pour se faire complice de leurs bourreaux. Il laissait se perpétrer le partage de la Pologne étouffant ses derniers scrupules sous le mot cynique de son ministre Sébastiani : « L’ordre règne à Varsovie ! » Il décevait par son attitude la Belgique qui avait rêvé de se réunir à une France révolutionnaire. Il soutenait la réaction en Espagne et en Portugal. Il abandonnait l’Italie aux Autrichiens et au pape, en attendant d’envoyer à ce dernier une armée pour maintenir son pouvoir temporel. Il déployait enfin un tel zèle pour l’observation du traité de 1815 qui avait livré la Révolution française à la réaction européenne, qu’en 1836 il allait jusqu’à exiger de la Suisse l’expulsion des réfugiés politiques de la « Jeune Europe » !… Partout la bourgeoisie, qui devait son succès à la Révolution se faisait le champion de la contre-révolution. Partout elle soulevait l’indignation des peuples en s’employant à détruire cette liberté dont elle était née. Comme l’a constaté Edgar Quinet, elle obligeait la France à s’armer contre ses doctrines, à combattre contre ses convictions et ses lois ; elle tournait son épée contre elle-même et se dégradait par ses apostasies. D’instinct, la bourgeoisie allait à tout ce qui était bassesse et trahison, indifférente à tout déshonneur, insensible à toute humanité, n’ayant de volonté d’activité, d’intelligence que pour étendre la puissance de son argent et abaisser les consciences.

Elle avait trouvé les dirigeants qu’il lui fallait dans les Casimir Périer et autres grands seigneurs de la féodalité capitaliste, mais surtout dans M. Thiers et les politiciens de son école. M. Thiers fut l’incarnation de l’espèce, le grand homme et le valet à tout faire de la bourgeoisie, celui qui l’a conduite à la définitive infamie en 1871. Caliban ne connaîtra jamais assez cet homme sinistre demeuré depuis cent ans, parmi tant de renégats qui l’ont trahi, le type de « l’être puant », bas et féroce, principal animateur du muflisme contemporain. Il ne le connaîtra jamais trop, alors que de prétendus démocrates osent tenter aujourd’hui une réhabilitation populaire de ce Foutriquet et proposer à la classe ouvrière de le statufier !… Ce M. Thiers est le grand modèle des Soulouques actuels. Républicain la veille des journées de juillet et signataire de la protestation des journaux contre les Ordonnances de Charles X, ce fut par la Révolution qu’il arriva au pouvoir, après avoir donné son concours le plus empressé à la « farce » banquo-orléaniste. Il ne tarda pas à déclarer que « l’arbitraire est nécessaire au régime pour se maintenir ». C’est à propos de lui que Berryer disait : « Il est quelque chose de plus odieux que le cynisme révolutionnaire, c’est le cynisme des apostasies ». En 1834, il s’opposa à l’amnistie pour les républicains. Il fit voter les lois de répression de 1835 et favorisa par tous les moyens le gouvernement personnel de Louis-Philippe qui voulait réaliser des ambitions dynastiques. Si, durant le Deuxième Empire, il fit facilement figure de républicain, il avait toutes les qualités voulues pour faire sombrer la vraie République dans la répression criminelle de la Semaine sanglante.

La bourgeoisie trouvant trop lourde une monarchie qui ne se bornait plus à assurer la sécurité de ses spoliations et cherchait à se rétablir dans la légitimité des droits monarchiques, favorisa jusqu’à un certain point la formation du parti catholique libéral et le développement des idées socialistes, mais tout juste assez pour faire dresser les barricades de février 1848. M. Prudhomme commençait à avoir le ventre trop lourd pour procéder lui-même. Tout ce qu’il fit, quand il eut déclenché le mouvement, fut d’empêcher la garde nationale de marcher contre le peuple. Celui-ci dont l’ardeur s’exaltait aux magnifiques promesses socialistes, se leva dans l’Europe entière pour balayer les derniers tyrans. En France, il conquit en principe le « suffrage universel » ; ce fut toute sa victoire. Quand il prétendit s’en servir pour obtenir des réformes sociales, la bourgeoisie, hérissée devant tant d’audace, riposta par les journées de juin avec, comme aboutissant, une République de capucins et de prétoriens qui décideraient l’expédition de Rome, voteraient la loi Falloux soutenue par M. Thiers, « épureraient le suffrage universel » pour empêcher les élections de socialistes, supprimeraient la liberté de la presse et prépareraient le coup d’État de 1851.

Si les leçons de l’histoire servaient mieux à Caliban, plus attentif et moins indifférent à sa destinée, cette histoire ne se répéterait pas avec une si constante régularité par le retour des mêmes événements où seuls sont changés les protagonistes. Or toujours, parmi ceux-ci de même que les anciens braconniers font les meilleurs gardes-chasse, ce sont les anciens aventuriers, échappés à la corde, qui font les meilleurs gouvernants. Les Barras et les Fouché, qui déshonorent les révolutions par leurs crimes, deviennent les plus sûrs « défenseurs de l’ordre ». Les révolutionnaires les plus farouches se changent en conservateurs sinon en réactionnaires du lendemain. Caliban ne cesse pas d’être leur dupe.

En 1851, la bourgeoisie, fille ingrate de la Révolution, était arrivée à une telle haine de sa mère que tous les républicains, même les plus modérés, lui étaient suspects. La terreur du socialisme la poussa dans les bras des aventuriers bonapartistes avec qui elle trouva — ou retrouva plutôt, car elle avait été déjà celle des Badinguet de l’ancienne Rome — la formule de la démocratie « dont la nature est de se personnifier dans un homme ». Pour faire croire à la pureté de ce personnage et de ses complices, « tas d’hommes perdus de dettes et de crimes », comme les appela Gambetta citant Corneille lors du procès Baudin, elle couvrit d’injures et de calomnies, tout en les faisant assassiner ou proscrire, tous ceux qui se soulevèrent contre leur coup de force. Un La Guéronnière écrivait contre les « rouges » défenseurs de la République : « Aux nouvelles arrivées des départements, un mouvement unanime de douleur et d’indignation avait éclaté dans Paris. La Jacquerie venait de lever son drapeau. Des bandes d’assassins parcouraient les campagnes, marchaient sur les villes, envahissaient 100 maisons particulières, pillaient, brûlaient, tuaient, laissant partout l’horreur de crimes abominables qui nous reportaient aux plus mauvais jours de la barbarie. Ce n’était plus du fanatisme comme il s’en trouve malheureusement dans les luttes de partis ; c’était du cannibalisme tel que les imaginations les plus hardies auraient pu à peine le supposer » (Biographies politiques, Napoléon III). On croirait lire une page des journaux d’aujourd’hui sur « l’homme au couteau entre les dents ». Seulement, en 1851, les « gens de l’ordre » n’étaient pas encore renforcés de radicaux, de socialistes et de chefs de l’Internationale Ouvrière assagis et installés dans de confortables sinécures.

Si, avec le Deuxième Empire, la bourgeoisie se paya le luxe d’un dictateur, elle ne laissa pas de le tenir à l’attache pour ne le lâcher que contre les libertés populaires. Le César, ancien greluchon miteux de miss Howard et tous les rufians de son entourage avant pu payer leurs dettes, et bien gavés, furent les meilleurs gendarmes de l’ordre. Ils eurent la « générosité » de se pardonner leur propre crime en offrant à leurs victimes proscrites une amnistie que Quinet, Clément Thomas, Schœlcher, Charras et Victor Hugo refusèrent fièrement, mais ils servaient mieux la bourgeoisie qu’ils ne se servirent eux-mêmes en laissant se reformer un parti républicain d’hommes de gouvernement qui seraient tout prêts à prendre leur place quand la bourgeoisie les abandonnerait après Sedan. 1870 et 1871 furent une double victoire pour cette bourgeoisie malgré la défaite militaire ; elles lui permirent de liquider le bazar napoléonien et d’en finir pour cinquante ans avec la menace révolutionnaire. Ayant fait la Semaine sanglante et encaissé ses loyers, elle pouvait sans risque pour sa fortune et son avenir, se déclarer républicaine et se livrer à la blagologie démocratique. Elle n’avait plus besoin que la démocratie fût « personnifiée dans un homme », elle pouvait la laisser « couler à pleins bords ». Ses Thiers lui firent une Constitution passe-partout pouvant aussi bien servir à une royauté, un empire, qu’à une république. On abusa le peuple en mettant la troisième étiquette sur l’orviétan, et pendant que ce peuple vivrait dans l’illusion d’être enfin « souverain » s’acharnant à voter pour le « bon député », la bourgeoisie tiendrait les ficelles du pantin. Le meilleur moyen de ne pas voir réaliser le programme républicain de 1869 fut pour elle de donner le pouvoir à ceux qui avaient fait ce programme ; de même le meilleur moyen d’en finir avec le socialisme, quand elle le voudra sera de mettre les socialistes au gouvernement. Car le pantin, qu’il soit opportuniste, radical, socialiste, voire communiste, sera inévitablement un servant du muflisme en étant au pouvoir. « Même s’il est honnête, même s’il est de bonne foi, il sera envahi, pénétré, gangrené par ce que Proudhon appelait la « pourriture parlementaire », a dit Séverine en tirant la Dernière leçon de la Commune. Tous ceux qui aspirent à un mandat sont comme les rois dont A. Dumas disait qu’ils acceptent tout ce qu’on veut et jurent encore plus facilement, quitte à être parjures. La démocratie, au lieu de faire disparaître l’espèce des renégats, en a multiplié le nombre. C’est ainsi que votant de mieux en mieux, depuis soixante ans, pour des candidats de plus en plus « à gauche », le peuple attend toujours la République qu’on lui a promise.

Après les élections de 1921, qui furent le triomphe du « bloc des gauches », l’Œuvre écrivait : « Enfin, nous sommes en République ! » On n’y était pas plus qu’en 1870, quand elle fut proclamée, mais le muflisme qui règne sous ses apparences allait s’étaler encore plus cyniquement grâce à l’impunité définitive assurée aux profiteurs de la guerre, aux fauteurs de la vie chère, aux aventuriers enrichis dans de sales affaires et tenus jusque là en suspicion par l’opinion publique. Ce furent de nouvelles équipes d’écumeurs qui montèrent au pouvoir, et la « technicité » spéciale d’un socialiste, membre de l’Internationale Ouvrière, présidant la Chambre des Députés, assura définitivement à Thénardier, devenu Président du Conseil, ses majorités encore douteuses. C’est depuis, grâce à la collusion de tous les partis, la subordination de plus en plus humiliante de tout ce qui avait un caractère républicain à l’arbitraire policier, à la dictature du Sabre, à un retour de l’Église annihilant progressivement et systématiquement l’œuvre de laïcité. « Fortifier le parti des révolutionnaires contents et repus d’un corps de gendarmes en soutane, à cause de l’insuffisance manifeste des autres », était le programme proposé par Veuillot il y a quatre-vingts ans. C’est celui qu’on a repris depuis 1924, à défaut du programme républicain de 1869 et de celui, socialiste, de l’Internationale Ouvrière. On a de plus paré à l’insuffisance des gendarmes et la mitraille ne manque pas.

Est-ce ça la République ?… Il paraît que oui, puisque la victoire du « bloc des gauches » a eu ce résultat de faire taire l’opposition démocratique qui s’exprimait encore. Seuls ceux que les « lois scélérates » appellent indistinctement des « anarchistes » protestent toujours. L’Œuvre est si convaincue qu’on est en République depuis 1924, qu’après les élections de 1928, ne voyant plus que des républicains dans la nouvelle Chambre, elle a demandé ironiquement à certains de « se dévouer pour former une droite » !… On a vu depuis comment ces messieurs se sont « dévoués » et continuent à se dévouer tous les jours !…

Puisqu’on est enfin en République, les travailleurs n’ont évidemment plus rien à revendiquer et leur émancipation est faite. S’ils n’ont pas encore tout ce qu’ils veulent c’est non moins évidemment leur faute, parce qu’ils sont impatients, violents et grossiers, qu’ils ne possèdent pas les bonnes manières du muflisme. On a toujours d’excellents prétextes pour ne pas faire la République de tous et se satisfaire de celle des apostats et des mufles. En 1830, c’était la faute à Voltaire et à Rousseau ; en 1848, celle des « partageux » socialistes ; en 1851, celle des « rouges » ; en 1871, ce fut celle des « communards », et aujourd’hui c’est celle des bolchevistes !… De tout temps ce fut celle des anarchistes qui ne s’accommodent pas des turpitudes souveraines, et qui « em… le gouvernement », suivant l’expression parlementaire du ministre Constans.

Tels ont été, depuis la Révolution française, les prolégomènes du muflisme et les conditions de développement qui l’ont amené aujourd’hui au plein de son évolution. Il était utile, à notre avis, de les exposer comme une contribution de la vérité historique, au moment où se célèbrent les centenaires romantiques et où le plutarquisme dont on les maquille, depuis celui d’Hernani jusqu’à celui de la prise d’Alger, s’efforce d’étouffer les derniers souvenirs révolutionnaires dans l’apothéose des apostasies bourgeoises.

Malgré son triomphe, la « bête puante » n’est pas heureuse. Un frisson court sur son échine. Elle, qui voudrait être adorée et ne sentir que l’encens de la flagornerie, se voit parfois mettre le nez dans son ordure, comme un chat malpropre. Car il est encore des gens pour troubler sa digestion, mêler de l’insomnie et du cauchemar à son sommeil. Il en est toujours qui peuvent répondre fièrement : « Non ! » à cette question que Séverine indignée posait un jour à ceux qui tiennent une plume : « Sommes-nous des larbins ? » et ceux qui étrillent la « bête puante », assombrissant son bonheur. Mais elle a trouvé dernièrement un moyen de rasséréner son ciel — Oh ! ne croyez pas que ce sera en apportant un peu plus de justice sur la terre. Au contraire ! — C’est celui d’une loi « super-scélérate », dite « contre la diffamation » qui lui permettra de réduire au silence et sans discussion possible les révélateurs de vérité, de mater les caractères rebelles, de châtier les consciences irréductibles. La loi de 1881 sur la liberté de la presse, déjà si culbutée par l’arbitraire, laisse encore trop de liberté. Il ne faut plus de liberté, sauf celle écrite sur les murs des prisons, pour que la « bête pante » puisse digérer et dormir en paix. Hélas ! ça ne marelle pas tout seul ; le projet présenté est resté en route. Est-ce un morceau trop gros pour passer ?… La « démocratie » en a avalé d’autres ; elle avalera bien aussi celui-là.

Il faudrait des volumes pour passer en revue toutes les manifestations de la muflerie érigée socialement et démocratiquement en muflisme. Bornons-nous à quelques constatations générales.

L’effort le plus important et le plus soutenu du muflisme se porte évidemment sur le terrain économique pour le maintien de la subordination du travail à son parasitisme. Il a non seulement à son service les cadres réguliers de l’organisation sociale qu’il dirige, mais aussi des volontaires de plus en plus nombreux, que lui amènent l’inconscience, la misère, la cupidité et la trahison : gardes civiques, délateurs et mouchards amateurs, jaunes, décerveleurs de manifestations publiques, « collaborationnistes » syndicaux, etc. Nous verrons au mot Ouvriérisme que le muflisme prolétarien est digne du muflisme bourgeois dont il s’annonce comme la continuation, aggravée, dans l’avènement du quatrième état.

Aux déclamations intéressées de tous les satisfaits sur le progrès démocratique et le bien-être du prolétariat, s’oppose froidement cette réalité : le « prolétaire libre » de la démocratie subit une servitude de fait que ne connurent pas les serfs de droit d’avant 1789. Les hommes qui détruisirent les premières machines dans lesquelles ils voyaient, d’instinct, des ennemies, seraient épouvantés au spectacle de ce que la machine fait aujourd’hui de leurs descendants « mécanisés » par l’organisation méthodique du taylorisme, de la rationalisation, de la standardisation et autres procédés barbares qui épuisent les corps, vident les cervelles, empêchent le travailleur de penser et le livrent perinde ac cadaver à ses maîtres. L’homme ne chante plus en travaillant la chanson joyeuse d’un travail sain. La machine chante à sa place et raille sa servitude par ses rugissements, ses miaulements, ses pétarades, tout ce qui a été imité par cette musique sans âme, qui devait agiter jadis les convulsionnaires ou les rondes du sabbat et que le muflisme a mise à la mode pour l’abrutissement universel : le jazz-band. Le travail que le forçat accomplissait le boulet au pied ou le carcan au cou, lui laissait parfois l’espoir d’une libération à plus ou moins longue échéance. Le travail « à la chaîne », dans l’usine moderne enlève tout espoir de ce genre à l’homme « mécanisé » qu’il conduit à la folie ou à la mort et qu’à quarante-cinq ans, s’il a tenu le coup, il rejette comme une inutile scorie. Mais le muflisme a fait les « assurances sociales » avec retraites à soixante ans !… Cramponnes-toi jusque-là si tu le peux, vieux débris « rationalisé » !…

En face du « matériel humain » broyé, sacrifié, le muflisme capitaliste s’est fait un cerceau d’acier, un cœur de bois, des rognons en caoutchouc. Ses nerfs et ses muscles sont des câbles d’alimentation électrique, son sang est du pétrole, sa pensée un conseil d’administration et ses tendresses un carnet de chèques. M. Citroën, qui perd dans une nuit des millions à la roulette, laisserait mettre Paris à feu et à sang plutôt que d’accorder à ses ouvriers une augmentation de salaires que n’aurait pas décidée son conseil d’administration. Il sait qu’il ne redoute rien d’une grève de son personnel à qui la démocratie a accordé ce qu’elle appelle « la liberté du travail », mais qu’elle ramènerait bientôt à l’usine par la faim et au besoin à coups de mitrailleuses. Le muflisme américain, toujours en tête du « progrès démocratique » vient d’inaugurer, comme des mineurs en grève le bombardement par avion réservé jusqu’ici au « bétail humain » des colonies.

Aucun pouvoir ne peut tenir tête au muflisme capitaliste parce qu’aucun pouvoir n’existe aujourd’hui que par sa volonté. Quand un ministre dit : « Je ne tolèrerai pas que les banquiers, que les industriels, que les commerçants abusent, etc… », il se livre à un grossier battage. Il sait mieux que personne que s’il mettait ses menaces à exécution, ces messieurs auraient vite fait de le renvoyer, sans même lui donner ses huit jours. Des concussionnaires, appelés à s’expliquer chez les ministres en sortent libres et décorés. Des affameurs, convoqués pour s’entendre dire qu’on ne « tolèrera pas » les hausses illicites, disent, en riant au nez des journalistes qui les attendent à la sortie : « Annoncez que demain le lait, le pain, le sucre, le vin coutera deux, ou quatre, ou six sous de plus ! » Un roi pouvait jadis résister aux financiers dont il était tributaire, il lui arrivait de leur payer ses dettes en leur faisant couper le cou. Aujourd’hui ce serait impossible ; ce sont les financiers qui font et défont les lois quand ils ont encore besoin de ces fantoches. Ils font de même, dans ce qu’on appelle les « démocraties » de ces autres fantoches qu’on appelle les « ministres ». Autrefois, c’était en tremblant que des féodaux tenaient tête à l’Église et lui faisaient la guerre avec leur chevalerie. Ils redoutaient son anathème et son excommunication. Aujourd’hui les féodaux de l’argent lui font à l’occasion une guerre autrement sérieuse, si elle s’avise de contrecarrer leurs desseins, et ils sont plus sûrs de la vaincre en lui coupant les vivres que ne l’étaient les barons armés de lances et d’épées. Ils se rient depuis longtemps des foudres « spirituelles » que peuvent lancer contre eux le pape et ses sorciers imposteurs. Il y a longtemps qu’il leur est égal de « perdre leur âme » puisqu’ils « gagnent le monde », et le pape, avec ses sorciers, n’est d’ailleurs pas différent. Tout ce monde s’entend comme larrons en foire. Dans l’orgueil de son insolent despotisme, le muflisme capitaliste en est arrivé à faire de la mort d’un des siens un deuil national.

La garde qui veille à la porte des banques
N’en défend point leurs rois.

dirait auhjourd’hui Malherbe. On voit, alors, le drapeau de la nation, en berne, à la façade des établissements de la finance, et on se demande quelle calamité publique est ainsi lamentée. C’est plus qu’un tremblement de terre, un incendie ou un naufrage faisant des centaines de victimes ; c’est la mort d’un « ventre doré » qui est annoncée aux âmes sensibles. Saluez, manants démocratisés !…

Dégradation physique, intellectuelle et morale ; voilà l’œuvre que le muflisme poursuit avec grandiloquence. « Vous êtes le rempart de la dignité et de la prospérité nationale », disent des ministres aux marchands d’alcool dont l’industrie multiplie les dégénérés et les criminels, mais fait les « bons électeurs ». – « Vous êtes les bons serviteurs du public », disent d’autres ministres aux marchands de tabac qui empoisonnent ce public, mais font entrer des milliards dans les caisses de l’État. Le premier souci administratif, quand un troupeau d’Arabes, de Polonais ou de Chinois est amené dans une région pour une exploitation industrielle, n’est pas d’ouvrir pour eux des écoles et des hôpitaux, mais il est d’installer des maisons de « tolérance ». Les sports qui « empêchent de penser » ceux que la mécanisation n’en rend pas tout à fait incapables, le cinéma qui leur fait admirer les prouesses des « belles brutes », les spectacles de sang tels que les corridas de toros présidées par des députés et des maires socialistes:voilà ce que le muflisme offre au peuple pour faire son éducation démocratique. Aux femmes, déjà réduites par la condition ouvrière au sort des bêtes de somme, les journaux où elles cherchent des distractions « intellectuelles » proposent sans cesse les séductions les plus variées qui conduisent à la prostitution, empanachée et insolente d’abord, mais vite misérable et victime des rufians de haut et bas étages. Ils leur chantent « la grâce des bras nus en ces soirs alanguis, tandis que chacun doucement se repose et délaissant sports ou excursions, s’abandonnent au plaisir d’un concert ou d’une causerie coupés de danses sur la terrasse d’un Casino ». Ils troublent leur imagination avec les histoires merveilleuses des « reines de beauté », des « stars » de cinéma, des jolies parfumeuses qui épousent des Aghakan. Ils leurs vantent les « takoloneries » qui mettront tous les hommes à leurs pieds et leur permettront de choisir parmi les millionnaires. Mais ils passent sous silence les réveils sur le chemin de Buenos-Aires qui s’ensuivent généralement.

La division économique des classes sociales nécessite leur division intellectuelle. Il s’agit moins d’empêcher le prolétaire de penser que de lui faire accepter sa déchéance et l’observation méthodique de tous les mensonges sociaux. C’est un trait caractéristique du muflisme d’avoir établi, dans l’enseignement, une différenciation de classe, au temps où l’état social se constitua sur le plan individualiste, pour creuser définitivement le fossé qui séparerait l’aristocratie de la roture. L’enseignement appelé « classique », à l’usage exclusif de la première, fit plus pour sa séparation des classes populaires que tous les préjugés nobiliaires. La démocratie de la fausse élite a eu grand soin de maintenir les deux enseignements, celui à l’usage des jeunes riches, pour leur apprendre à commander, celui à l’usage des jeunes prolétaires, pour leur apprendre à obéir.

Mais les jeunes riches eux-mêmes ne doivent pas être incités à s’évader de la carapace du muflisme et à s’élever trop haut dans les régions supérieures de la pensée et de l’art où ils risqueraient de se faire une âme humaine. Le muflisme fait de son élite intellectuelle une collection de pauvres croûtons qu’il tient en lisière dans les marécages de son pseudo-classicisme officiel pour professer la haine de tout ce qui est libre et grand. « Pas de chef-d’œuvre, mais une bonne moyenne, c’est ce qui convient à notre démocratie », disait un Président de la République visitant le Salon.

Le muflisme abandonne à la charité publique les facultés, les laboratoires, les bibliothèques et les écoles. Une Mme Curie doit aller quêter en Amérique le prix de quelques grammes de radium nécessaire à ses expériences. Des savants meurent victimes de leur dévouement à la science et à l’humanité ; les journaux les enterrent en quatre lignes parmi des colonnes entières de calembredaines sur les crimes du jour, les scandales de la finance, les avatars des rastaquouères plus ou moins titrés, des aventuriers de haut vol, des cabotins de la politique, du théâtre et de la littérature, dont ils amusent la badauderie publique. D’autres savants, des professeurs, des étudiants, doivent, à côté de leurs travaux, de leurs cours et de leurs études, écrire des articles de journaux, copier des bandes d’adresses, se faire ouvreurs de portières ou plongeurs de restaurants, des artistes et des écrivains meurent de faim, pendant que des milliards sont gaspillés pour la guerre et des entreprises cabotines, que la gabegie règne dans les administrations, que les apanages sont rétablis pour des familles de maréchaux et qu’on couvre d’or les boxeurs, les toréadors, les danseurs mondains, les gueules photogéniques du cinéma, les proxénètes, les flibustiers de toutes les eaux sociales et leurs complices de la politique et de la presse. Pour le muflisme, il y a trop de savants, de penseurs, d’artistes, de médecins, d’ingénieurs, d’instituteurs, de gens dont le travail est utile ; il n’y a jamais assez de militaires, d’histrions, de garde-chiourmes, de policiers, de gens de toutes les professions parasitaires.

Voici deux faits, actuels en l’an du muflisme 1931, qui caractérisent mieux que les plus éloquents commentaires l’attitude de ce muflisme parasite, détrousseur et imposteur à l’égard de l’intelligence créatrice. On sait que le savant Branly est l’inventeur de la TSF. On sait aussi que l’ouvrier mécanicien Forest fut celui de tous les perfectionnements qui ont rendu pratique l’emploi de l’automobile et possible sa rapide extension. Des financiers, des industriels des commerçants, des intermédiaires de toute sorte, ont gagné et gagnent encore, non seulement des millions, mais des milliards, grâce aux inventions de Branly et de Forest. Eh bien ! pendant que ces mufles profiteurs étalent le luxe le plus effréné, font écrire leurs noms en lettres de feu dans le ciel et voient se trainer à leurs pieds toute la racaille prostituée du pouvoir, de la presse, de la galanterie et des « bons citoyens », Branly, vieillard de 86 ans, et la veuve de Forest, vieille femme de 76 ans, vivent à Paris dans la misère, délaissés par tous et menacés d’aller finir leurs jours, sans abri et sans pain, dans un asile de nuit !…

Le muflisme ne considère plus les grands écrivains et artistes de tous les temps que comme de « nobles poussahs » qui se sont attachés à une œuvre vaine. Il ne s’intéresse plus à un Hugo, un Byron, un Delacroix, un Baudelaire, un Wagner, un Tolstoï, un Zola, un A. France, que dans la mesure où il a été pédéraste, cocu, syphilitique ou converti. De là le succès du genre littéraire dit de « vies romancées » qui ne sont, la plupart du temps, que des maquillages audacieux de l’histoire et des introspections vicieuses dans l’existence des morts. Flaubert, qui eut à se défendre de son vivant contre tant de mufles, ne se doutait pas de l’acharnement que mettraient tant de fouille-chose à livrer à la malignité publique le secret de sa vie privée, et de l’ardeur qui serait apportée au tripatouillage de son œuvre. Le muflisme a une censure, mais il ne l’emploie pas contre ces malfaiteurs. Il en a même deux, l’une exercée officiellement, au nom du gouvernement « gardien des bonnes mœurs », par de lamentables cuistres descendus au métier déshonorant de dépeceurs de la pensée nouvelle et indépendante ; l’autre officieuse, des cafards bien-pensants et des domestiques des puissances financières et politiques formant des congrégations de « moralistes » bénévoles tant laïques que religieux, tant démocrates que réactionnaires. Le muflisme juge le talent suivant le cours de la Bourse, l’œuvre d’art à son prix de vente. Un Pierre Grassou, dont Balzac a écrit l’histoire et dont la postérité pullule aujourd’hui, qui sait peindre indifféremment des Raphaël, des Rembrandt, des Watteau, ou des Corot, des Daumier, des Cézanne est aussi grand que tous ces maîtres réunis, et si les maîtres meurent souvent de faim, en attendant d’enrichir les mufles, les Pierre Grassou font par contre, de beaux mariages, sont décorés et étalent pompeusement à l’Académie leur puffisme triomphant.

Le mépris de l’intellectualité qui ne s’emploie pas au service de l’imposture, la haine de la pensée qui ne conduit pas à la folie et au meurtre, sont devenus une discipline sociale et une orthodoxie rigoureuse. Il y a vingt ans, on préparait 1914 avec des élucubrations comme celle-ci : « Pour ma part, je ne suis pas éloigné de croire que si, aujourd’hui, un jeune, à vingt ans, révélait soudain du génie, s’affirmait grand écrivain, grand musicien, grand philosophe, il serait socialement moins utile que ne l’est actuellement le grand gamin que vous savez (Georges Carpentier), devenu grand boxeur par le don, la discipline et la volonté. » (Mr Frondaie). Aujourd’hui, après une guerre que tout le monde, sauf de sombres crétins et de monstrueux responsables, reconnait avoir été aussi stupide que criminelle, on pense encore, plus que jamais, que : « Savoir appliquer un coup de poing au bon endroit est plus utile dans la vie que tout ce que l’on enseigne dans les classes. » (J. de Lacretelle). Les « clercs qui trahissent » se sont faits boxeurs, dans la crainte de se « déshonorer » et de perdre leurs prébendes. Ils viennent lécher le sang, comme les chacals après la bataille, approuvent et bénissant au nom de Dieu, de Platon, de Thomas d’Aquin de Spinoza, de Karl Marx de Kropotkine et… de Déroulède. M. Bergson, lumière du ciel sorbonique, est descendu jusqu’à écrire la préface d’un livre de M. Viviani ; mais il a été fait commandeur de la Légion d’honneur, ce qui ne serait pas arrivé à Spinoza. Sont aussi commandeurs de la Légion d’honneur, Mme  de Noailles qui représente, parait-il, la poésie, et les grands affairistes des journaux à tout faire. Singulières promiscuités !… Des revues procèdent à des enquêtes sur ce que sera la littérature « au lendemain de la prochaine dernière guerre ». Le muflisme fait vivre les gens dans la pensée de cette « prochaine » comme d’un événement normal, naturel, et qu’il s’agit de voir venir aussi gaiement que possible. La précédente « dernière » ne fut-elle pas le « bon temps » (M. Dorgelès), la « régénératrice » (MM. Bourget et Hervé) ?… Avec le plus calme sang-froid on envisage que, « par précaution », chacun devrait avoir chez lui son masque à gaz, « comme il a son parapluie ».

Le muflisme a « rationalisé » le sacrifice de l’intérêt général aux intérêts particuliers d’une caste qui ne tient plus sa puissance que de l’argent, produit du brigandage social. Alors que la houille blanche et le pétrole permettraient de remplacer le charbon dans tous ses usages, on continue à faire descendre des hommes dans l’enfer des mines. En 1925-1926, sur 203.444 ouvriers travaillant dans les mines françaises, il y a eu 234 tués et 74.504 blessés, soit 37 pour 100 de travailleurs victimes d’accidents. Mais il faut maintenir les privilèges et les bénéfices de la ploutocratie houillère constituée depuis cent ans, quand on ne connaissait pas l’électricité et le pétrole. Les actions des mines d’Anzin, réparties entre quelques centaines de propriétaires et émises à cent francs au temps où se fonda la dynastie des Casimir Périer, valent aujourd’hui des centaines de mille francs. On comprend qu’il faut faire tuer et mutiler des hommes pour aller chercher du charbon dans ces mines.

Pour favoriser les « fermiers généraux de l’estomac national » et la vermine des spéculateurs qui grouille dans leur sillage, on laisse faire la vie de plus en plus chère, et le bon peuple attend toujours ces lois contre la spéculation que des ministres ont pris rengagement « d’honneur » de faire voter ! Par exemple, pour le blé. Les spéculateurs exportent le plus possible et au prix fort, bien entendu. Le blé manquant alors pour le pays, on augmente le prix du pain bien qu’on y mêle toutes sortes de cochonneries comme au temps de guerre. Il y a de gros traitants qui gagnent des milliards à ce commerce, et les ministres qui avaient pris l’engagement « d’honneur » de faire réprimer leurs agissements, leur donnent de hauts grades dans la Légion d’honneur et se mettent à leur service pour justifier, par leurs déclamations, les malhonnêtetés de ces forbans. Certains, qui faillirent connaître le sort d’un Foulon pendant la guerre, sont les maîtres du gouvernement et des journaux les plus démocratiques.

Les compagnies concessionnaires de services publics (transports, forces motrices, éclairage, etc…) ont organisé la plus formidable gabegie qui se puisse imaginer, grâce à la jurisprudence de « l’imprévision » qu’elles ont fait établir par le Conseil d’État. Alors qu’il y a déficit pour la collectivité qui paie les centaines de millions qui manquent, il y a bénéfice pour les compagnies qui distribuent à leurs actionnaires dividendes et nouvelles actions gratuites. La France va avoir un de ces jours à payer plus de 4 milliards de déficit de ses chemins de fer ! Les rois avaient jadis les moyens de prouver devant les parlements les concussions des Semblançay et des Fouquet qu’ils faisaient envoyer au gibet et aux oubliettes ; mais en démocratie, il n’y a pas, paraît-il, de moyen comptable d’établir, devant les tribunaux la malhonnêteté des compagnies et de punir leur gabegie. Par contre, l’ingénieur Archer a été poursuivi et condamné pour avoir fourni du courant électrique à meilleur marché que les compagnies.

Sur les marchés, on interdit la vente des produits au-dessous des cours fixés par les mercantis officiels. Des Chambres de Commerce, assemblées solennelles des plus importants et honorables commerçants, présentent elles-mêmes des statistiques truquées pour favoriser les spéculateurs. Les pouvoirs publics, qui n’en ont d’ailleurs aucun souci, ne peuvent exercer aucune action pénale contre les destructeurs de denrées. Pendant que des gens meurent de faim, que des troupeaux de pauvres hères mendient à la porte des casernes, des hôpitaux, des restaurants, les résidus de leurs cuisines, des tonnes de poisson, de légumes, de fruits frais, sont rejetés tous les jours à la mer, mis au fumier et à l’égout par les pêcheurs, les maraîchers, les commissionnaires aux halles, pour que l’abondance des produits ne fasse pas baisser les prix ! Un homme courageux, réagissant contre la lâcheté générale et ayant eu la naïve audace de se porter partie civile dans une comédie de poursuite judiciaire contre des spéculateurs du lait, se vit condamné à payer 60.000 francs de frais de justice. Il n’y a pas de loi contre les affameurs mais il y en aura une pour faire payer cet homme qui a cru à la justice en temps de muflisme.

Des régions entières sont expropriées pour l’établissement d’usines. Les populations qui y vivaient relativement libres depuis des centaines d’années sont chassées ou doivent s’atteler à la chaîne de la nouvelle fabrique. Déboisement, aridité du sol, empoisonnement des cours d’eau, inondations, catastrophes et ruines résultent de ces nouvelles invasions capitalistes plus terribles qu’au temps de Charles V les incursions des Grandes Compagnies. Mais de nouvelles sociétés industrielles ont leurs actions cotées à la Bourse ; la destruction nationale favorise les filouteries du « boursicotage » et quelques douzaines de « ventres dorés » s’arrondissent plus démocratiquement que jamais. Quels scrupules pourraient les retenir, aux colonies, sur les domaines du caoutchouc, du riz, des arachides, du coprah, de l’or du nickel etc. et vis-à-vis des « peuples conquis », quand on voit leurs procédés dans leur pays à l’égard de leurs « libres concitoyens » ?…

Le muflisme est l’ennemi de la libre nature et de ses paysages. Quand il ne les détruit pas pour établir des usines, il les souille de ses panneaux de publicité pour recommander ses camelotes : automobiles, apéritifs, bretelles, moutarde, insecticides, ou ses lupanars à la mode sur la Manche ou la Méditerranée : casino, roulette, petits chevaux, boule, le claquedent et le tripot pour toutes les bourses, car la démocratie veut que « le peuple s’amuse » et se fasse vider par l’amour et le jeu de ce que le travail et les mercantis lui ont laissé de rognons et d’argent. L’arbre, même à la campagne, est un objet encombrant et inutile s’il ne fait pas des planches. On y met le feu volontiers quand il appartient au voisin ou à la commune, par vengeance ou pour le plaisir et pour le remplacer par du pâturage. Dans les villes, des municipalités « réalistes » qui adaptent, disent-elles, les nécessités édilitaires aux principes utilitaires, abattent les arbres des boulevards pour les remplacer par des étalages et des tables de bars. Il y a encore plus d’encombrement et plus de chaleur sur l’asphalte, aussi on boit mieux. Les arbres ne sont pas électeurs, les amis des arbres ne le sont guère, mais les « bistros » et leurs clients le sont beaucoup.

L’écrasement des gens, au propre comme au figuré, est le mot d’ordre du muflisme. C’est devenu un sport à la portée du bourgeois le plus moyen et de l’ouvrier « américanisé », grâce à l’automobile et à un bon contrat d’assurance. « Combien consommez-vous aux cent kilomètres ? — Deux piétons », dit une charge du Canard Enchaîné. Quand l’homme n’est pas complètement mort, on l’abandonne sur la route pour qu’il soit achevé par un confrère ou on le transporte sur une voie ferrée où il sera encore plus sûrement écrasé par un train. La statistique des accidents d’automobile constitue le plus impressionnant tableau de chasse du muflisme, après celui de la guerre. En 1929, aux États-Unis, 33.060 personnes ont été tuées, 1.200.000 blessées. En Angleterre, 6.696 tuées et 170.917 blessées. La France arrive modestement au troisième rang avec 3.707 morts et plus de 70.000 blessés. En six ans, elle a vu 14.912 morts. Sous l’ancien régime, quand un carrosse bousculait les gens dans la rue, il provoquait une émeute. Aujourd’hui, devant ces milliers d’écrasés, on ne dit rien, la faculté de payer conférant le droit à tous les abus et chacun ayant l’espoir d’encaisser. Les Compagnies d’assurances paient… quelquefois. Que faut-il de plus ? Le muflisme dit à la victime, si elle n’est pas morte : « Heureux veinard, vous voilà rentier !… » Car en démocratie, ce n’est pas comme sous l’ancien régime. Il y a le Code Civil avec ses articles 1382 et suivants qui veulent que quiconque a causé un dommage à autrui lui en doive réparation. L’interprétation juridique est des plus circonstancielle suivant la qualité de l’écraseur et celle de l’écrasé. mais le principe y est, et c’est l’essentiel en régime de blagologie. Les écraseurs riches ne vont pas en prison, même lorsqu’un tribunal qui n’est pas à la page les condamne à en faire. Leurs chauffeurs y vont à leur place, de même que l’aiguilleur de trains ou le boiseur de galeries y va pour le directeur de chemins de fer ou de mines. Ce directeur dit à son conseil d’administration émerveillé : « Les catastrophes nous coûtent moins cher que l’entretien du matériel ; laissons arriver les catastrophes. » Pourrait-on envoyer en prison un si parfait technicien, alors qu’on a sous la main l’aiguilleur et le boiseur ?…

On a vu, jadis, des nobles et des riches monter à l’échafaud pour des crimes de droit commun. On n’en a plus vu depuis cent ans. La « grâce » démocratique veille sur leurs jours. Par contre, on guillotine journellement de pauvres diables qu’une tare physiologique, l’abandon moral, l’ignorance et la misère ont conduits infailliblement au crime. « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité », disent au bourreau douze individus conventionnellement vertueux qui ne sont pas toujours des bourgeois bien habillés. Les mêmes acquittent, presque avec félicitations, le virtuose du revolver qui a tué sa conjointe « parce qu’il l’aimait trop ! » ce qui est la manifestation grégaire de l’esprit propriétaire. Ils admirent ce gaillard qui tirera de son acquittement la meilleure réclame politique, industrielle, commerciale ou artistique, car le muflisme ne dédaigne aucune publicité si scandaleuse soit-elle. Le sang et la boue sont le meilleur engrais de la réclame. Ne lit-on pas des quantités d’annonces de ce goût : « Le fournisseur du soldat inconnu. Le soldat inconnu, dont la tombe est fleurie journellement, a reçu jusqu’à ce jour plus de 1.500 couronnes sortant de chez X… » Mais voici qui donne encore mieux la mesure de toute la délicatesse du muflisme : « Gagnez beaucoup en vendant à vos amis les chaussettes Y… » Pour le mufle, les amis sont des poires que la Providence a fait mûrir pour qu’il les cueille. Il ne peut lui venir à l’idée que l’amitié est sacrée plus que l’amour, étant plus durable, et qu’elle doit être le dernier domaine inviolé parce que, même égoïstement elle pourra être le suprême refuge pour le réprouvé et le maudit. Le mufle s’enfuit, emportant la montre du copain qui lui a donné l’hospitalité. Il va même raconter à la police les secrets d’intimité que le copain naïf lui a confiés. Il est ce Pierre a qui renia Jésus livré aux gens « bien pensants » et qui ne pleure plus « amèrement » depuis qu’il est la pierre d’une boutique qui n’a pas cessé de crucifier Jésus depuis 1900 ans.

Malheur à l’homme qui va encore à pied sur les routes, pour ses affaires ou son plaisir. Il est d’ailleurs, de plus en plus, un personnage de la préhistoire que les gendarmes étonnés interpellent sans aménité quand les automobilistes le ratent. Le temps n’est plus aux « rêveries d’un promeneur solitaire », pas plus qu’aux auberges accueillantes où l’on mangeait avec la famille la soupe trempée pour elle. Le Touring-Club a réalisé pour le muflisme l’hôtel et les repas interchangeables sur toutes les routes, du Nord au Midi, de Paris à Yokohama. En même temps que le voyageur « logé à pied et à cheval ». L’homme honnête, scrupuleux, poli, modeste, sachant se tenir à sa place, ne sera bientôt plus qu’une pièce de musée archéologique, une figure de musée Grévin pour l’amusement des mufles. Quant au goût de la pauvreté, ou à la pauvreté elle-même, soit par indifférence, soit par incapacité de s’enrichir, ils sont devenus des crimes. On outrage le muflisme en méprisant la richesse comme en faisant preuve d’intelligence, et il s’en venge comme de la plus grave offense. « Malheur au pauvre ! » est, dans la démocratie qui a proclamé l’égalité des hommes, un cri plus sinistre que « Malheur aux vaincus ! » Le vaincu a été un combattant qui a pu avoir un moment l’espoir de la victoire ; le plus souvent, le pauvre n’a pas même pu combattre. Le muflisme aristocratique se bornait à dire avec Lantin de Damery, un brave homme qui fut courtisan plus par préjugé que par intérêt : « Une personne dans l’indigence est plus facile à corrompre que celle qui est riche. » Il oubliait que l’indigent peut n’être pas corruptible tandis que le riche a été corrompu du moment où il a été enrichi. Le muflisme bourgeois, pour qui la pauvreté est « une névrose » (Lumbroso), en a fait de plus en plus un crime en se démocratisant. Il en coûte plus aujourd’hui de voler un pain que de tuer quelqu’un. Le pauvre qui a manqué de respect à la fortune subit cette contrainte par corps que Saint Louis, il y a 800 ans, n’admettait que pour les dettes envers la couronne. La couronne est devenue tout ce qui s’appelle propriété, et elle est plus sacrée que la vie humaine. Un propriétaire qui tire sur un maraudeur pour deux prunes volées, un garde-chasse qui tue un braconnier pour un lapin pris au collet, sont plus sûrement acquittés que s’ils ont défendu leur existence.

Le muflisme organise des « Semaines de bonté ». Il déborde tellement de « bonté » que son usage quotidien ne lui suffit pas. Il faut qu’il en fasse parade dans des journées et des fêtes spéciales, comme il accroche son honneur à sa boutonnière, tant il en a de trop en lui-même. Sa bonté et son honneur sont comme un eczéma qui a besoin de s’extérioriser. Il danse, il s’amuse, au profit, dit-il, des victimes des catastrophes et des calamités publiques. Il danse sur les morts de la guerre, comme les parents des victimes de la Révolution dansaient sur les leurs. Il pousse la délicatesse des sentiments jusqu’à organiser des fêtes de la « super-élégance » et de la « grâce féminine » au bénéfice des « gueules cassées » de la guerre. C’est à croire que si les tremblements de terre, les inondations et les grandes tueries n’existaient pas, il faudrait les inventer pour permettre au muflisme de s’amuser et de découvrir la beauté. Après avoir obligé les ouvriers à accomplir des travaux meurtriers, les avoir fait périr de misère physiologique, les avoir livrés aux maladies sociales, le muflisme qui leur a réclamé en outre, « pour la patrie », les enfants qu’il ne fait pas lui-même, s’amuse encore pour répandre sa « bonté » sur les orphelins que ces misérables ont laissés. Ce sont alors les bals des « petits lits blancs », de la « cuillerée de lait », de la « bouchée de pain », de « l’assiette de soupe », etc. Ce sont aussi les bals de « la misère noire », des « galas apaches », du « Royaume des fous », parades crapuleuses où les mufles vomissent leur dernière bave sur la détresse humaine.

Quand il a ainsi dansé, mangé, bu, forniqué, quand il a donné sa souscription pour les malheureux qui ne verront souvent pas un sou du produit de la fête, le mufle estime qu’il a fait tout son devoir, plus que son devoir, tout le monde n’étant pas obligé d’être « philanthrope », surtout quand on ne s’en fait pas des rentes. C’est bien d’avoir une « belle âme », mais il faut que ça rapporte. Le mufle serre sa « bonté » dans son coffre, avec les bijoux de sa femme, jusqu’à la prochaine fête. Un homme peut tomber d’inanition dans la rue ou se jeter de désespoir à la rivière ; ça ne le regarde plus. Bon débarras pour la société qui n’avait que faire de cet inutile. Mort, il servira au moins à quelque chose. Il ira à l’amphithéâtre où les carabins apprendront sur sa vieille carcasse à guérir les maux des riches. Car l’Assistance Publique, qui l’a abandonné vivant, a des droits sur le macchabée — ceux de la Science, Monsieur ! — ceux de la Science qui tue les pauvres pour mieux faire vivre les riches. Parmi toutes les épaves humaines qui traînent lamentablement une existence de chien errant, combien pourraient être sauvées par un geste de simple bonté, de celle qui n’a pas besoin de la publicité des journaux et de grands patronages pour se manifester. Mais si l’on s’occupait du sauvetage des épaves humaines, les mufles du journalisme ne pourraient plus s’amuser à écrire des choses comme ceci : « Record ! On a arrêté en flagrant délit de vol à la tire la veuve Mathieu, âgée de 71 ans, sans domicile, titulaire de nombreuses condamnations et de 200 années d’interdiction de séjour. Elle a été envoyée au dépôt. » Le dépôt, c’est tout ce que le muflisme qui organise des « semaines de bonté » trouve pour une vieille femme de 71 ans, sans domicile, et qui détient le « record » de l’interdiction de séjour !

Parmi les moyens d’abrutissement, habitudes ou vices contractés par la faiblesse humaine, le muflisme encourage particulièrement le tabagisme. Jusqu’à la guerre de 1914, le fumeur avait été assez discret. Dans les trains et les tramways, il se tenait dans des compartiments spéciaux et on ne le tolérait pas dans les salles de restaurant ou de spectacles autres que les cafés-concerts. Aujourd’hui, il faut subir le fumeur partout et jusque chez soi où le mufle visiteur allume sa cigarette sans même demander si ça ne vous gêne pas. Le fait est courant dans le monde des affaires où l’on ne peut pas toujours mettre à la porte un malotru. Des médecins ne disent plus au malade qu’ils auscultent : « Toussez !… » Ils lui soufflent au nez la fumée de leur cigarette. Ces jeunes gens parlant à une femme à qui ils veulent plaire lui envoient au visage l’odeur du mégot collé au coin de leurs lèvres. Les femmes d’ailleurs ne détestent pas ça puisqu’elles le supportent. Il en est qui fument en faisant leur ménage et en allaitant leurs enfants. Elles ne sont plus comme Pétronille qui sentait la menthe, et l’horreur du tabac ne les pousse plus à préférer à sa fumée celle de Belzébuth aux nuits du sabbat (Michelet).

Les anglo-américains ont apporté en France l’habitude de fumer en mangeant, et par imitation stupide les Français se sont mis à faire comme eux. Le muflisme des hôteliers, restaurateurs et gastronomes professionnels qui leur font de la publicité, ont trouvé un tel profit à ce nouveau snobisme qu’ils l’ont encouragé au lieu de le combattre. Les Français y ont perdu, avec une des formes de la politesse, le véritable goût de la table et surtout du vin, celui-ci ne s’accommodant nullement de l’odeur du tabac pour un vrai gourmet ; mais cette odeur s’accorde parfaitement avec le tord-boyaux des cocktails dont on s’abrutit de plus en plus.

Honteusement servile chaque puisqu’il y a un profit à tirer, le muflisme s’est appliqué à adopter les mauvaises choses anglo-américaines parce que la livre et le dollar primaient le franc. Il se rend méprisable au point de tolérer que les Américains fassent en Europe la chasse aux noirs comme ils la font chez eux ! On ne supporte pas encore que des noirs soient brûlés après avoir été arrosés de pétrole ; ça viendra peut-être. Dernièrement trente Américains ont été expulsés pour avoir chassé d’un restaurant un ouvrier nègre ; mais ça s’est passé en Russie. Les bolcheviks sont en retard dans les voies du muflisme. Pour attirer dans leurs rets la clientèle dorée du tourisme cosmopolite, les mercantis de « l’hostellerie » se font partout les plus féroces anti-bolchevistes et les plus ardents fascistes. On écarte des stations de montagne, où ils pourraient être efficacement soignés, les tuberculeux et les gazés du travail et de la guerre. Dans les villes de luxe et de plaisir, sur la « Côte d’Emeraude » et la « Côte d’Azur », il n’y a pas, il ne doit pas y avoir de malades, hors ceux qui paient dans les palaces 500 ou 1.000 francs par jour pour eux et 100 francs pour leur chien. À ce prix, les chiens ont aussi le droit d’être malades, mais pas la population indigène pauvre à qui les riches de tous les pays viennent apporter leurs microbes. « Il n’y a pas de tuberculeux chez nous ! » a répondu curieusement le maire d’une de ces villes-lupanars de la « Côte d’Azur » à une œuvre antituberculeuse qui demandait à organiser une fête au profit de ses malades. Dans ces villes, il n’y a que les « maîtres du monde », leurs maîtresses, leurs hommes d’affaires et leurs larbins qui comptent quand ils apportent leur argent à la roulette.

Faut-il continuer ? L’Encyclopédie tout entière n’y suffirait pas, tant son devenues universelles les formes du muflisme et tant elles ont contaminé la vie individuelle et sociale dans toutes ses manifestations. Le muflisme est infini, comme la sottise dont il est l’aspect le plus détestable. On n’a aucun mérite à distinguer ses turpitudes ; nous en sommes envahis, aveuglés, étreints, empoisonnés, assassinés. Il les étale avec l’affectation de l’ordure qui fume au soleil, en pleine route ; il faut qu’on les voie, qu’on les sente et même qu’on y mette le pied. Peut-on les ignorer quand on observe la place qu’il donne aux valeurs sociales : l’oisiveté dans les palais avec l’abondance et le luxe, le travail dans les taudis avec la privation et la misère !

On n’est pas moins édifié par le choix qu’il fait de son « élite » et sa façon de la « distinguer ». Cette élite, jadis, remplissait les pages du Gotha ; on la trouve maintenant, avec tous ses titres et qualités, dans l’Annuaire Officiel de la Légion d’Honneur. C’est un Bottin de 150.000 personnes dont les mérites sont tellement spéciaux qu’elles en portent le signe à leur boutonnière, afin que nul ne les ignore. Mais cherchez combien il y a de gens d’un vrai mérite attesté par leur vie ou leur œuvre, dans cette interminable liste de gens trop « distingués » où l’on rencontre, en revanche, toutes les variétés de parasites sociaux et de malfaiteurs publics évoluant dans les assemblées politiciennes, à la Bourse, dans les journaux, dans les lupanars à la mode, et même la valetaille de ces lupanars — n’est-on pas en démocratie ? — des surveillants de la roulette et des rinceurs de bidets ! Il y a plus de dignitaires de la Légion d’honneur dans les prisons que dans les assemblées savantes. Les journaux débordent des récits de leurs scandales, et ce n’est pas toujours sur les plus malpropres qu’on a ainsi la révélation de mérites bien « spéciaux » au-dessus de ceux du vulgaire ; c’est le plus souvent sur les moins adroits et les moins puissants, ceux qui n’ont pas su friponner assez dans le grand pour que leur malhonnêteté devienne de la vertu. Ainsi, l’âne payait pour le lion chez Les animaux malades de la peste.

Caliban n’ayant pas su réaliser une véritable démocratie capable de se diriger — nous ne disons pas : de se laisser gouverner — dans les voies d’une véritable élite, il était inévitable que le muflisme dominât de plus en plus cette démocratie et la fît tomber à sa forme la plus basse : l’ochlocratie, où règne le « nervi » parvenu. C’est sa façon de nous faire revivre les temps de la Rome antique. On a assisté, depuis 1914, à la montée fangeuse de cette ochlocratie. Toute une racaille, « réhabilitée » dans l’emploi des « nettoyeurs de tranchées » et enrichie des dépouilles des charniers est arrivée à l’assaut. Des traine-savates qui faisaient jadis leur dimanche d’une portion de chat à cinq sous dans une gargote infâme et couchaient à la corde ou sous les portes, sont devenus des nababs pour qui rien n’est assez bon, assez choisi, assez cher dans les restaurants, les palaces, les casinos, où ils étalent leurs élégances de « bête puante » non décrassée. Thénardier, que tous les parfums de Coty ne peuvent purifier de l’odeur des cadavres dont il a fait les poches, mais échappé à la vermine de la rue Blomet et au bagne, grâce à son argent, est devenu le Pétrone de ce que M. Thomson a appelé « l’aristocratie républicaine » au lendemain de Panama. Il n’en demeure pas moins obséquieux devant tout aventurier à particule, respectueux, par suite d’une vieille frousse atavique, de toutes les formes aristocratiques périmées qu’il voudrait voir ressusciter pour lui. Il veut que tout soit « royal » ou « impérial » de ce qui est à son usage et dans ses fréquentations ; ses châteaux, ses automobiles, ses meutes que des évêques bénissent, car il n’est plus maintenant un mécréant. Ses chemises, ses chaussettes, ses cure-dents, sortent de chez des fournisseurs royaux. Il pisse dans un pot de chambre armorié et, couchant dans un lit authentique de Mme  Dubarry, il rêve qu’il fait l’amour à la façon de Louis XV. Les fesses offertes à tout plus puissant que lui qui voudra bien mettre son pied dedans, il se rattrape sur ses administrés, ses ouvriers, ses domestiques. Jadis, il voulait « troubler la fête » avec eux ; maintenant il y participe avec un mépris souverain pour les « espèces inférieures » qui répugnent à ses escroqueries ou sont des « cavés » qui « ne savent pas y faire » ! Contre ces « espèces », avec lesquelles il serrait les poings et se tenait les coudes dans les bagarres contre la police, il rêve maintenant de voir travailler les mitrailleuses. C’est lui d’ailleurs qui devenu ministre les commandera aux prochaines bagarres.

Cicéron disait : « Ceux qui commandent doivent tout rapporter au bonheur de ceux qui sont placés sous leur autorité. » Les bateleurs du muflisme mettent volontiers cette phrase en manchette dans leurs journaux ; en même temps ils favorisent les coups de force et les usurpations des mauvais commandants dont, ils reçoivent la sportule. Louis Blanc a dit de façon moins lapidaire : « Je sais bien que le commandement devrait être modeste. Entre le plus grand et le plus petit des hommes, la différence n’est pas telle que la volonté de l’un puisse légitimement absorber celle de l’autre. L’orgueil n’est permis qu’à celui qui obéit ; quant à celui qui commande, il ne saurait se faire pardonner cet excès d’insolence qu’à force d’humilité. Mais de telles vérités sont trop hautes pour une société ignorante et corrompue. » Elles le sont trop pour le muflisme, sauf en paroles, car il les adopte dans sa blagologie démocratique, mais il les nie dans les faits. Lamartine, de son côté, disait à ce muflisme, en 1834, quand il débutait dans la politique : « Ce n’est point pour les vertus qu’il possède qu’on peut aimer le peuple, on doit l’aimer vicieux et grossier, on doit l’aimer pour les vertus qu’il n’a pas et qu’il aurait certainement si on ne lui eût ravi sa part d’éducation et mesuré d’une manière inique son droit au bonheur. » Il eût été plus facile d’attendrir un tigre sur le sort de sa proie que de faire entendre ces choses là aux fusilleurs des canuts de Lyon et aux conquérants de l’Algérie. Il serait encore plus vain de vouloir les faire entendre aujourd’hui aux applicateurs des « lois scélérates » et aux guillotineurs des révoltés de Yen-Bay. Aussi bien sont-elles impossibles sous quelque gouvernement que ce soit. Tout gouvernement est un dictateur en puissance, un pouvoir toujours arbitraire quelle que soit son étiquette, sous peine de ne plus subsister devant la libre manifestation des opinions et des volontés. Les gouvernements ne peuvent que servir le muflisme et nous venons de voir que plus ils sont démocratiques, plus ils sont ses valets. Au contraire de ce que disait A. Dumas, même sans ministres, il n’y a pas de bon gouvernement.

L’humanité arrivera-t-elle un jour à une quatrième évolution qui mettra fin à la muflerie collective, socialisée dans le muflisme ? Pour cela, il faudra plus qu’une révolution remplaçant une classe par une autre classe, des dictateurs par d’autres dictateurs, des mufles par d’autres mufles. Il faudra que se forment des consciences possédant avec le sens de leur dignité celui de la dignité des autres et ayant la volonté de la justice et de la liberté. Quand Caliban saura ne plus obéir aux « êtres puants » qui l’exploitent, quand il ne s’adaptera plus à leur muflisme, quand il aura compris surtout que rien ne servira de mettre à la place du muflisme bourgeois et démocratique un muflisme prolétarien : alors, la quatrième évolution, celle de la libération de l’humanité par l’intelligence et la bonté pourra commencer.

Pour ne pas avoir à se mépriser soi-même, il faut lutter de toutes ses forces contre le muflisme, lui résister le dénoncer le ridiculiser, le flétrir en toutes circonstances. Ce n’est pas toujours agréable. En terminant cet article nous en avons un mauvais goût à la bouche et une tristesse à l’esprit ; nous éprouvons une sorte d’humiliation à nous dire qu’un si piteux tableau est celui de la sottise humaine. Mais cette lutte est indispensable ; elle est une œuvre de prophylaxie sociale, de défense de la dignité humaine à laquelle tout individu qui n’est pas un « être puant » doit travailler, quitte à mettre des bottes et à se boucher le nez, comme lorsqu’on descend dans un égout. — Édouard Rothen.