Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1633-1651).


MORALE (Recherche d’une règle de vie). n. f. du latin moralès, de mores, les mœurs). La morale est l’ensemble des règles dont s’inspirent les mœurs, dans un groupement social quelconque, en vue du bien commun. Elle est forcément en rapport, non seulement avec les aspirations intellectuelles et sentimentales du groupement qui lui a donné naissance, mais encore avec ses besoins économiques, et les conditions particulières qui lui sont faites par le milieu naturel dans lequel il est appelé à se développer. La morale est, pour l’harmonie dans le groupement, ce que l’hygiène est pour la préservation des maladies dans la collectivité. Elle tend à éviter ce qui, dans la conduite de chacun, serait susceptible d’entraîner, pour les autres et pour soi-même, de la souffrance inutile, des dissentiments graves, la déchéance et la ruine. Elle se propose de favoriser, au contraire, ce qui est de nature à développer dans le groupement la concorde, l’estime mutuelle, le bonheur et la prospérité. Elle éclaire, complète, et cultive ce que la pratique millénaire de l’entr’aide, parmi les générations successives, a placé en nous d’instinct de sociabilité.

Mais, précisément parce que le contenu et la portée de chaque morale sont conditionnés par les degrés d’intelligence, de savoir, et de culture du groupement dont elle est originaire, il ne s’ensuit pas que toute morale soit forcément rationnelle, largement humaine et respectable en ses préceptes, les milieux sociaux superstitieux, ignorants et cruels étant encore, hélas, les plus nombreux. Il est évident, d’autre part, que la morale étant appelée à tenir compte des exigences du milieu naturel et des nécessités de la vie pratique, elle ne peut comporter en toute région, comme en tout temps, des indications absolument identiques, sinon quant à son principe même, du moins quant à ses modalités d’application. Ainsi, tout en répondant au même objet, les précautions d’hygiène ne sauraient-elles être complètement les mêmes pour l’homme, selon qu’il vit en Norvège ou sous l’Équateur.

Se déclarer amoraliste, ou même immoraliste, simplement parce que l’on répudie les moralités officiellement admises dans la société qui nous environne, est une erreur grave, quand ce n’est pas une boutade dangereuse, parce que cela peut donner lieu dans l’enseignement, et non sans raison, à des interprétations inexactes, aux suites regrettables.

Être amoral, en effet, c’est être totalement dépourvu de directives quant à ce que doivent être les relations nécessaires dans la vie de société ; se laisser aller à toutes ses impulsions, sans aucun souci des conséquences que notre conduite pourrait avoir pour autrui et, par répercussion fréquente, pour nous-même. C’est une des formes de l’inconscience. Être immoraliste, c’est avoir conscience de ce qu’est la morale mais, par orgueil, scepticisme, ou misanthropie, s’en faire l’adversaire sous toutes ses formes, même les plus séduisantes et les plus raisonnables.

Quand on reconnaît que certaines règles, dictées non par l’arbitraire, mais par l’utilité, sont indispensables à la vie en société ; lorsqu’on admet qu’il est — ne serait-ce qu’à l’égard de nos proches amis — des manières de se comporter qui sont bonnes, et d’autres, par contre, qui sont méprisables, on est, qu’on le veuille ou non, partisan d’une morale, même si, considérant les choses sous un angle très personnel, il se trouve que cette dernière n’a rien de commun avec celle qui est enseignée dans les écoles.

D’ailleurs, à la vérité, personne n’est totalement immoraliste. Ceux qui se prétendent tel, et le sont en effet, ne sont en réalité immoralistes que lorsque ceci favorise leur intérêt propre. Cependant les reproches amers, voire les invectives, dont ils accablent autrui, chaque fois qu’autrui se permet d’agir à leur égard avec la même désinvolture, prouvent surabondamment qu’ils ne sont dépourvus de sens ni du bon et du mauvais, ni du juste et de l’injuste. Mais ils réservent pour les autres les obligations que cela comporte, et s’accordent licence de ne faire que ce qui leur convient.

Le banditisme le plus vulgaire a sa morale, très estimable à certains points de vue. Ne pas livrer à la police les amis ; assister les prisonniers ; ne pas les dépouiller de leur part de butin. Quand, sous prétexte de liberté, on ne veut même pas se plier à des données aussi élémentaires, la vie en commun devient une triste chose, une sorte de suicide collectif, le profiteur malhonnête de la veille étant appelé à devenir la victime du lendemain. Comme perspective, on n’a pas devant soi l’harmonie rêvée, mais les brutalités de la jungle.

La liberté de l’amour elle-même, lorsqu’elle n’est pas recherchée pour soi uniquement, comporte une morale : celle de la réciprocité dans la tolérance à l’égard du compagnon ou de la compagne choisis, dût-on, sans une plainte, en souffrir cruellement.

L’idéal d’une transformation sociale, lorsqu’il n’est point pur prétexte à controverses philosophiques, comporte, lui aussi, une morale : ce n’est pas forcément de s’offrir en holocauste a son entourage, en pratiquant à son profit un communisme unilatéral. Mais c’est ne négliger rien, dans l’ordre de nos possibilités pratiques immédiates, de ce qui serait susceptible d’en hâter l’avènement.

Quant au communisme anarchiste, il est, jusque dans ses moindres détails, toute une doctrine de morale sociale qui peut être résumée ainsi : — Ne te crée pas du luxe aux dépens de la misère de ton prochain, mais renonce à exploiter son labeur pour te procurer des biens. — Rends-toi utile suffisamment pour n’être point à charge, mais veille à rendre à la société en bienfaits ce que tu as reçu d’elle sans effort. Ne fais point violence à autrui pour le contraindre à servir tes desseins, mais respecte sa vie privée et ses opinions, même lorsque tu ne les partages point. Cependant exige pour toi-même les avantages que tu admets pour autrui, et dont tu lui as permis de bénéficier, car il n’est pas dû au despote la tolérance, au parasite le bien-être, à l’autocrate la liberté. Jean Marestan.

MORALE (Éthique Individuelle et Sociale). Avec raison, Nietzsche et un très grand nombre d’écrivains anarchistes, ou même simplement honnêtes, ont insisté sur la nocuité des morales, de toutes les morales qui, depuis si longtemps, oppressent les consciences humaines. Variables selon les époques et les contrées,. prescrivant aujourd’hui ce qu’elles condamnaient hier, audacieusement imposées au nom des dieux ou soi-disant conseillées par la raison, elles se bornent en général à forger des chaînes, destinées à paralyser les forts selon Nietzsche, à maintenir les faibles dans l’obéissance selon moi. Que de vies manquées, que de mutilations volontaires du corps ou de l’esprit, quelle plate docilité à l’égard des maîtres, combien de renoncements aussi sots qu’inutiles, parce qu’on inculque, dans le cerveau des individus, les préceptes d’un divin décalogue ou les règles édictées par des philosophes ambitieux. Et la société multiplie les crimes au nom d’une morale qui, toujours, favorise le riche aux dépens du subordonné. C’est une faute irrémissible de délester un milliardaire de quelques francs, mais ce dernier peut, sans remords, s’approprier une large part du travail quotidien de ses ouvriers ; afin de rendre l’homicide légitime, obligatoire même, il suffit que roi ou président signe une bonne petite déclaration de guerre ; et pour que l’accouplement soit honorable, maire et curé doivent intervenir. Vraie muselière pour prolétaire en liberté, la morale enserre dans le réseau de ses prescriptions le vouloir même des individus, dès lors tout pareils aux ours bien dressés qui, sur une invite, gesticulent, dansent ou se tiennent en repos. Ils se transforment en vigoureux étalons, si les maîtres réclament plus d’ouvriers pour l’usine, plus de soldats pour les holocaustes guerriers ; et, afin de grossir le « magot du patron », ils triment sans répit de l’aurore à une heure avancée de la nuit. Incontestablement les inventeurs de morales sont à cataloguer parmi les pires malfaiteurs, dès qu’ils prêchent aux individus l’obéissance, aux peuples la résignation.

Ajoutons que les morales ne parviennent ni à étayer sérieusement les règles qu’elles proclament, ni à démontrer la valeur des principes par elles adoptées. Instabilité des bases, arbitraire des constructions, mauvaise qualité soit du ciment, soit des matériaux, voilà ce qu’un examen approfondi révèle dans les plus fameuses éthiques. Suppose-t-on l’existence d’un principe supérieur à la nature humaine : Bien absolu, Perfection suprême, d’où l’on devra déduire toute la moralité, il est clair que nous abordons le nébuleux séjour des chimères et de la fantaisie. Croyants et métaphysiciens s’y complaisent. Il existe un Dieu tout-puissant, répètent les chrétiens, et ses commandements doivent être suivis par les hommes sous peine de tortures effroyables ; avec des variantes, juifs, musulmans, bouddhistes, théosophes tiennent un langage presque pareil, plusieurs remplaçant l’enfer par des afflictions terrestres ou les menaces de la réincarnation. En somme tous ces faux prophètes, qu’ils se nomment Jésus, Moïse, Mahomet, Boudha ou Krishnamurti, et tous les prêtres, qui les font parler lorsqu’ils sont morts, se bornent à menacer le révolté qui refuse de leur obéir. J’aime examiner de près les mouvements spiritualistes qui éclosent nombreux à notre époque ; et je ne voudrais pas décourager les rares croyants qui ont l’audace de s’élever contre Rome ou les autres Églises établies. En secouant le joug des dogmes et des autorités, ils opèrent inconsciemment un travail de destruction dont l’importance n’apparaîtra que plus tard. Seulement, lorsque je vois les épouvantails à moineaux que ces pauvres gens agitent : karma, vies successives, bon dieu que ce courageux Dr  Mariavé lui-même n’arrive pas à rendre sympathique, je ne puis que sourire devant le vide de ces conceptions, fort vieilles, mais soigneusement badigeonnées avec un vernis nouveau. Trop de mensonges, de sophismes, d’évidentes contradictions se rencontrent dans les morales religieuses pour qu’il soit nécessaire d’insister davantage. Elles sont, d’ailleurs, mises à nu en maints endroits de cet ouvrage.

Logeons presque à la même enseigne les éthiques fabriquées par des métaphysiciens. C’est dans l’Idée du Bien que Platon situe la réalité suprême ; dès lors la moralité consiste à en présenter une image aussi parfaite que possible, à rompre avec les apparences sensibles pour vivre de la vie intelligible des Idées. Pour Aristote, Dieu est le but auquel aspire toute la nature, même la matière qu’un secret désir pousse vers la perfection ; l’homme ne saurait avoir une fin différente, c’est à s’affranchir des passions, à s’élever par la contemplation des vérités éternelles, qu’il doit tendre. Plotin, Malebranche, Leibnitz, etc., invoquent eux aussi le dieu des spéculations métaphysiques comme suprême législateur et suprême gardien d’une morale qu’ils prétendent inspirée par la raison et qui n’est, en définitive, qu’un ramassis de préjugés. Bâtissant des châteaux en Espagne, au gré de leur imagination, ces malheureux ont eu le tort d’oublier l’univers sensible pour s’appuyer sur un dieu dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’existe pas. Quel monstre, en effet, s’il existait, même à l’état d’embryon, quel bourreau implacable, quel ogre assoiffé de sang ! Loin de flagorner sa vaniteuse suffisance, de le prier vainement d’approcher de son nez des encensoirs fumants, l’humanité devrait le maudire pour ses crimes quotidiens. Et quand Emerson, après bien d’autres, nous invite à imiter Dieu, il veut rire probablement, car le dernier criminel humain s’avère moralement supérieur au pourvoyeur de l’enfer ; de plus, nul ne conseillerait au ver de prendre modèle sur l’éléphant, et nous sommes infiniment moins que des vers, assurent les amateurs de métaphysique, si l’on compare Dieu à l’éléphant.

Auguste Comte remplaça, il est vrai, l’invisible tout-puissant des prêtres et des philosophes par l’Humunité, « grand être » dont l’existence serait moins problématique à ce qu’il assure. A la société, l’individu devrait tout ce qui fait de lui un homme : pensées, vouloirs, sentiments, bien-être ; qu’elle vienne à disparaître, seule son animalité subsistera. D’où l’obligation de vivre pour la collectivité, non pour nous-mêmes, d’aimer l’Humanité, de la servir comme un croyant aime son dieu et le sert. Durkheim et ses disciples tiennent un langage presque pareil ; pour eux, l’acte qui vise exclusivement à la conservation de l’individu ou à son perfectionnement ne saurait être qualifié moral. « L’individu que je suis, écrit Durkheim, en tant que tel, ne saurait être la fin de ma conduite morale. La morale ne commence donc que quand commence le désintéressement, le dévouement… là où commence la vie en groupe, car c’est là seulement que le dévouement et le désintéressement prennent un sens. » En somme, les partisans de la morale sociologique sacrifient l’individu à l’État. Rien d’étonnant qu’une doctrine pareille charme ceux qui désirent un pouvoir fort ; fascistes italiens et communistes de Russie l’adoptent pour des fins opposées ; en France elle est particulièrement chère aux pontifes qui dirigent notre enseignement. Chose étrange, mais indéniable, socialistes et nationalistes s’accordent pour n’attacher d’importance qu’à la collectivité, les premiers ramenant tout à l’état, les seconds à la patrie. Pour nous, quel que soit le nom dont on baptise cette divinité nouvelle, nous la répudions au même titre que le dieu des croyants ou des métaphysiciens. Opprimés par les prêtres de Jahveh, de Jésus, de la Nation ou de l’État, que nous importe si l’oppression reste la même. Point d’idole, à notre avis, qui mérite d’être adorée, fût-elle peinte en rouge écarlate et servie par des révolutionnaires authentiques. Et vraiment le prolétaire n’est pas difficile si, dans la société qui l’enchaîne, il consent à voir une mère dévouée. Bonne seulement pour les riches et les dirigeants, elle se comporte, à l’égard de l’ensemble, comme une marâtre insensible à la douleur de ses prétendus enfants. Nous savons l’association fort utile, indispensable même si l’on veut parvenir à un haut degré de spécialisation, soit dans le travail ordinaire, soit dans les recherches spéculatives, mais l’association peut rester libre, n’impliquer aucune hiérarchie et par conséquent exclure la majorité des caractères que les étatistes lui prêtent arbitrairement. Ainsi croule le dieu nouveau qu’Auguste Comte et Durkheim voulaient hisser sur le pavois à la place des anciens dieux défunts.

Le Devoir, cher au philosophe de Kœnisgberg, apparaît non moins incapable de fonder une morale exempte d’incohérences et de contradictions. D’après Kant, le devoir est un impératif catégorique qui commande sans condition ; le rattacher à une réalité supérieure et extérieure à lui, Dieu par exemple, c’est le rendre conditionnel et le faire disparaître. La morale ne repose pas sur la métaphysique, c’est au contraire la métaphysique qui repose sur la morale ; ce n’est pas le bien qui est le fondement du devoir, mais le devoir qui est le fondement du bien. Une seule chose s’avère bonne en soi, absolument, la bonne volonté ou volonté d’obéir au devoir par respect pour le devoir, sans considérations d’intérêts soit terrestres, soit même spirituels. Depuis Kant, les moralistes officiels, les politiciens véreux et les larbins des Académies ne cessent de nous parler du Devoir avec un trémolo dans la voix. Tuer autant d’adversaires que possible, puis mourir, c’était le devoir du soldat durant la guerre ; payer des impôts, faire des enfants, c’est le devoir de l’ouvrier d’aujourd’hui. Un mot, aussi creux que sonore, suffit à remuer l’âme du populaire, éternelle dupe des beaux parleurs. Pourtant l’idole sculptée par Kant, et que ses successeurs affublèrent d’oripeaux religieux et patriotiques, s’avère depuis longtemps éborgnée, manchote, digne d’être reléguée dans un placard soigneusement cadenassé.

Le devoir n’est qu’une survivance du sentiment religieux ; il résulte du caractère obligatoire que revêtaient aux yeux de nos pères les préceptes émanés, disait-on, des dieux. Pour obtenir les faveurs de ces derniers ou pour éviter leur colère, il importait d’obéir sans hésitation, sans arrière-pensée. Puis, lentement, les hommes oublièrent l’origine céleste des règles transmises par la tradition ; le souvenir des châtiments qui devaient suivre leur violation s’évanouit, ainsi que l’espoir de se concilier la bienveillance des dieux par leur accomplissement. Mais une mystérieuse terreur continua d’environner les lois impératives édictées par les prêtres ou les législateurs inspirés ; la volonté divine disparut, le devoir a subsisté. Un devoir n’ayant d’ailleurs ni l’universalité, ni l’immutabilité ; ni le caractère définitif que Kant lui attribuait faussement. Et ses variations selon les lieux, les temps et les personnes, ses mille contradictions démontrent à l’évidence que, simple reflet du milieu, il est loin d’être un absolu intangible, la suprême norme de la moralité. Ajoutons que, pour le rendre compréhensible, il faut le rattacher à une entité qui nous dépasse et peut nous commander : « Kant postule Dieu, écrit Durkheim, parce que, sans cette hypothèse, la morale est inintelligible. Nous postulons une société spécifiquement distincte des individus, parce que, autrement, la morale est sans objet, le devoir sans point d’attache. » Ainsi, qu’on le veuille ou non, la morale du devoir aboutit à l’asservissement de l’individu ; c’est assez pour qu’un esprit libre la répudie. Reprochons encore à la morale de Kant comme à toute morale, d’ailleurs, qui sacrifie le cœur et les sens à la raison, à la stoïcienne par exemple, d’oublier que l’homme possède des sentiments et un corps, qu’il n’est pas pure intelligence et que le bonheur vrai suppose d’humbles plaisirs à côté de joies très hautes. Il se mutile sottement celui qui, sous prétexte de s’en tenir à la raison, répudie tous les biens périssables, néglige sa santé, ignore volontairement la douceur d’aimer.

A l’inverse de Kant ou des stoïciens, Adam Smith, Schopenhauer et les autres partisans d’une éthique sentimentale ont fait au cœur une place prépondérante. Alors que Fourier accorde un droit égal aux diverses inclinations et qu’il imagine l’organisation phalanstérienne pouvant permettre à toutes les passions de se développer librement, Adam Smith choisit la sympathie parmi les autres sentiments. Pour lui la suprême règle morale c’est de susciter le maximum de sympathie chez le maximum d’individus. Avant d’agir nous devons nous demander quelle émotion notre acte suscitera dans la conscience des autres, ou mieux encore ce qu’en penserait un « spectateur impartial » installé à demeure dans le fond de notre âme. Schopenhauer préfère la pitié. S’inspirant des idées de Bouddha, il estime que la vie est essentiellement désir et souffrance. L’idéal, pour le sage, sera donc de supprimer le vouloir vivre, vraie raison de notre existence, par l’ascétisme et le renoncement ; mais devant la douleur universelle de tous les êtres, il se sentira, de plus, envahi par une immense compassion. Son cœur s’ouvrira à une pitié sans bornes pour tous les hommes, ses frères ; et cette pitié lui dictera sa conduite dans ses rapports avec eux. Bien d’autres philosophes invoquent le sentiment comme base de la moralité ; Hutcheson et Ferguson admettent l’existence d’un « sens moral » d’un « bon amour » ; Jacobi estime qu’il suffit de s’abandonner aux mouvements du cœur pour être vertueux ; « ama et fac quod vis » (aime et fais ce que tu veux), disait déjà saint Augustin.

Les éthiques sentimentales ne manquent ni de grandeur ni de vérité ; elles ne sauraient toutefois nous satisfaire pleinement. L’amour est aveugle, il conduit fréquemment à des injustices ou à des fautes ; loin de pouvoir être pris comme règle universelle, il a souvent besoin d’être dirigé. D’ordinaire les âmes les plus nobles, parce qu’elles ont le courage de braver les idées courantes et les préjugés, sont loin d’être les plus sympathiques à leurs contemporains ; il suffit de dépasser son temps pour être méconnu, persécuté. Une pitié mal comprise, celle qui consiste à réchauffer la vipère engourdie, n’a rien non plus de recommandable. Arrière la bonté qui se confond avec la sottise ; si la générosité a mauvais renom c’est qu’elle ferme les yeux, en général, et devient une duperie. Puis les morales du sentiment ont tort de ne faire aucune place à l’intérêt personnel, à l’invincible besoin d’être et d’être toujours mieux qui anime chacun de nous. S’il est bon que l’individu songe à autrui, il serait mauvais qu’il s’oublie, qu’il abdique toute volonté de vivre et de parfaire son moi. Ce dernier reproche, il ne semble pas, du moins de prime abord, qu’on puisse le faire aux morales du plaisir et de l’intérêt (voir ces mots). Pour l’hédonisme, le plaisir constitue la fin dernière de toute vie. Avec Epicure, Bentham, Stuart-Mill, Spencer, il reste le bien suprême, mais il se transforme en intérêt que la raison délimite et précise. Une sorte d’intellectualisation du plaisir s’opère grâce à l’acceptation voulue des douleurs fécondes, à l’éloignement intentionnel des joies dangereuses. Epicure classe nos besoins et préconise l’ataraxie ; Bentham crée une arithmétique des plaisirs ; Stuart Mill introduit la notion de qualité dans le domaine des jouissances ; Spencer compte sur l’adaptation au milieu social et l’hérédité pour substituer un altruisme toujours accru à l’égoïsme primitif. Ce désir de substituer l’intérêt général à l’intérêt particulier apparaît déjà chez Epicure, qui accorde une place de choix aux douceurs de l’amitié ; chez Bentham et chez Stuart-Mill, il est beaucoup plus manifeste, sans aller jusqu’à admettre la disparition totale de l’égoïsme, comme Spencer le prévoit pour un avenir lointain.

Mais les utilitaristes sont-ils parvenus à des conceptions qui s’imposent indiscutablement ? Nous devons répondre par la négative, malgré les mérites certains de leurs idées. Il est faux d’abord que, dans les sociétés actuelles, l’intérêt particulier concorde d’une manière habituelle avec l’intérêt général ; c’est le contraire qui semble vrai. Puis c’est une illusion de vouloir forger un bonheur-type, de modèle uniforme, à l’usage de tous les individus ; ce qui plaît à l’un déplaît à l’autre, les hommes placent leurs meilleures satisfactions dans des joies opposées. Ajoutons que l’égoïsme voulu, systématique, le continuel repli sur soi-même, dans le but de s’interroger sur le bonheur ressenti, conduit rapidement à une neurasthénie aiguë. Si le plaisir est une fin pour l’homme, pour la nature il n’est qu’un signe et suppose un travail plus profond de perfectionnement. Nourriture et boisson visent à restaurer l’organisme affaibli ; les plaisirs qu’elles engendrent restent un accessoire. Certaines joies, celles de la procréation, par exemple, ont toute l’apparence d’un appât auquel il est bon, parfois, de ne point mordre.

Ainsi, non seulement les morales sont devenues des instruments d’oppression, mais elles ne peuvent légitimer leurs principes les plus essentiels. Et pourtant la morale serait utile si, oubliant le sens que l’on donne d’ordinaire à ce terme, l’on entendait par là une synthèse des techniques capables de rendre la vie meilleure et plus harmonieuse, un art raisonné du bonheur individuel et général. L’animal qui choisit soigneusement sa nourriture, qui fuit êtres et choses représentant pour lui un danger, qui recherche la compagnie de ses pareils, qui, dans les espèces supérieures du moins, connaît les diverses passions éprouvées par les hommes, conforme sa conduite aux nécessités du moment et s’efforce d’obtenir tout le bien-être que l’instant qui passe paraît capable de lui procurer. Mais il ne prévoit pas, ou prévoit à un degré trop infime pour modifier de façon efficace la trame du futur un peu lointain. L’homme prévoit grâce à la raison ; dépassant les apparences, il saisit l’enchaînement des causes et des effets ; pour agir et sur le monde inorganique et sur son corps et sur son esprit, il possède des techniques perfectionnées. Utiliser les moyens dont on dispose au mieux du but qu’on s’est fixé, organiser son existence avec art, mais dans le style conforme aux désirs de chacun, voilà en quoi consiste, à mon avis, l’aspect pratique de la moralité. L’éthique doit se borner à donner des conseils, à montrer les avantages ou les inconvénients de tel mode d’activité, à découvrir les secrets ressorts qui meuvent cœur et pensée ; sa tâche restera belle, puisqu’elle permettra aux individus de construire l’idéal qui leur sied et de le vivre dans la mesure du possible. N’en doutons pas : si les hommes apprenaient à comprendre, ils deviendraient dans l’ensemble meilleurs qu’ils ne sont.

De même que la chimie moderne a pu utiliser certaines découvertes de l’antique alchimie, de même l’éthique que nous préconisons rencontre parfois de bonnes choses, et dont elle fait son profit, dans les morales admises autrefois. Mais le point de vue général, la façon d’aborder les problèmes, de résoudre les difficultés doivent être modifiés. S’il s’agit d’éthique individuelle, l’idée de bonheur (d’un bonheur tout relatif, qui n’a rien de fixe et qui résulte de la satisfaction d’un faisceau de besoins), s’avère absolument centrale. Descendu du ciel inaccessible où il resta logé longtemps, le bonheur, soumis à l’analyse psychologique, a livré son secret et révélé la nature des éléments qui le constituent ainsi que leur mode de coordination. Il requiert des biens extérieurs, non excessifs, mais suffisants, un corps sain, une intelligence ouverte, une volonté forte, un cœur aimant. Chacune de ces conditions mériterait d’être étudiée longuement ; nous l’avons tenté dans une série d’essais auxquels nous renvoyons le lecteur. Remarquons néanmoins que les inclinations humaines ne sauraient pratiquement être satisfaites tomes simultanément et d’une façon complète ; en conséquence le bonheur vécu s’avère toujours relatif, il comporte de petites douleurs à côté de grandes joies, même aux instants les meilleurs. Une thérapeutique morale permet de soulager l’esprit souffrant, comme la médecine ordinaire permet d’atténuer les douleurs du corps. Si invraisemblable que cela paraisse, l’éthique disposera de laboratoires, comme la physique et la bactériologie, dans un avenir moins lointain qu’on le suppose. Les vains discours, dont les moralistes nous assomment, seront remplacés par des poudres et des injections ; à volonté, grâce à des potions adéquates, l’on pourra calmer les passions ou les exalter ; ni châtiments ni récompenses pour modifier le caractère des anormaux, un traitement médical suffira. Mais, dans ce domaine, beaucoup reste à faire. L’éthique sociale est actuellement très étudiée. L’école de Durkheim amasse des matériaux d’un grand intérêt, par contre son œuvre constructive est d’une faiblesse irrémédiable : en définitive, elle se borne à remplacer Dieu par l’État. Nous trouvons, chez les écrivains anarchistes, une réfutation de la morale courante dont nul penseur sérieux ne saurait faire fi ; ils ont l’immense mérite d’observer sans parti-pris et de tenir compte des aspirations intimes de l’individu. Une synthèse des vérités déjà mises en lumière semble même possible.

Pour la majorité des hommes, l’association s’avère condition indispensable du plein épanouissement de la personnalité. Division du travail et solidarité, inutiles pour l’individu capable de se suffire a lui-même, interviennent donc manifestement. L’entr’aide : voilà le précieux avantage que l’on attend de l’association. Mais les collectivités modernes sont oppressives ; elles enchaînent celui qu’elles prétendent servir. Concilier l’indépendance et l’entr’aide, voilà le problème essentiel que l’éthique sociale doit examiner. Je le crois si peu insoluble, qu’à mon avis la conciliation est, sur plusieurs points, en voie de se réaliser. Les libertaires auraient tort de croire que leurs idées subissent une éclipse : les partis, les groupements qui les soutiennent peuvent prospérer ou décroître selon l’époque et les circonstances, le besoin d’indépendance (un besoin plus ou moins éclairé, plus ou moins conscient, c’est vrai), subsistera autant que la race humaine. « L’individu compta d’abord exclusivement comme membre d’une famille, d’une tribu : pour venger un meurtre pas besoin de frapper l’assassin, il suffisait d’atteindre un homme de sa parenté ou de son clan. Jahveh, modèle du juste, punit Adam et Eve dans leurs descendants ; il tue les premiers-nés d’Égypte par haine du pharaon. Ce fut un progrès de n’imputer le crime qu’au coupable seulement ; ruine du dogmatisme, liberté de conscience, toujours précaire il est vrai, en furent d’autres. Quant à l’entr’aipe, elle ne joua d’abord qu’à l’intérieur de groupes restreints. En Grèce, à Rome, elle reliait fortement nobles et magistrats, se relâchait beaucoup s’il s’agissait de simples citoyens, n’intervenait plus en faveur du troupeau désuni des esclaves. Si l’Evangile proclame l’égalité de tous devant Dieu, la société chrétienne se borna à transformer l’esclavage ancien en un servage presque aussi dur. Au moyen-âge, noblesse et clergé connurent les bienfaits d’une entr’aide qui ne déshonorait pas ; bourgeois des villes, artisans, maîtres et compagnons s’organisèrent en association dont les membres étaient solidaires ; mais à la masse populaire on réserva une charité inefficace et humiliante. Puis l’altruisme s’étendit à des groupes plus larges ; à l’aumône fut substituée une assistance rationnelle, garantie contre l’arbitraire ; la solidarité devint respectueuse de la liberté des individus. » C’est justement parce qu’elle concilia l’entr’aide et l’indépendance dans une synthèse supérieure, parce qu’elle suppose le libre développement de chacun dans l’harmonieux accord de l’ensemble, que la fraternité s’avère l’ultime fondement de l’éthique sociale. Mais il ne saurait être question de cette fraternité hypocrite qui sert aux profiteurs à masquer leurs usurières exploitations : ainsi comprise elle n’est qu’une méprisable duperie. La nôtre n’est rendue possible que par l’union librement voulue de ceux qui entendent la pratiquer ; fleur très rare encore, elle ne pousse que sur les sommets où la contrainte cède la place à l’amitié. — L. Barbedette.

MORALE (Ses bases illusoires ; sa duperie actuelle). — La morale se confond avec la religion dans le confusionnisme idéologique primitif. Le bien c’est ce que Dieu commande ; le mal ce que Dieu défend.

Dieu commande parfois des actes d’utilité générale : « qui donne au pauvre prête à Dieu »… Mais, le plus souvent, ce que Dieu ordonne est d’accord avec l’intérêt des forts. Il enjoint à l’Hindoue de se brûler vive sur le bûcher où se consume le cadavre de son mari. Dieu ordonne les tueries guerrières ; c’est au cri de « Dieu le veut ! » que s’ébranlaient les croisés. L’empereur d’Allemagne écrivait sur ses obus : « Got mit Uns ! » — Dieu est avec nous !

Les progrès de la raison font douter de Dieu. On s’aperçoit que l’existence de Dieu ne peut pas se démontrer. Quand on s’y essaie, on n’aboutit qu’à des sophismes. Sur quoi alors établir la morale ?

On l’établit sur l’impératif catégorique qui a lui-même une cause mystérieuse. « Devoir, d’où tires-tu ton origine » ?

En réalité, nous voyons l’impératif soi-disant catégorique transgressé constamment. Et il varie selon les latitudes. Sans doute certains sauvages ont un impératif catégorique qui leur ordonne de tuer leurs vieux parents pour ne pas avoir à les nourrir. L’impératif catégorique, plus familièrement la voix de la conscience, n’est autre que la suggestion du milieu où on a été élevé, c’est pourquoi toutes les consciences ne sont pas pareilles.

C’est perdre son temps et son énergie que de chercher une base à la morale ; elle n’en a pas. La morale est un ensemble de conventions plus ou moins importantes et plus ou moins stables.

Pour être conventionnelle, la morale n’est pas pour cela inexistante. Que deviendrait-on si les hommes, au lieu de vivre du travail, décidaient de demander leur subsistance au vol et au meurtre ; la civilisation et l’humanité elle-même disparaîtraient.

Cependant, on ne peut pas ne pas voir la duperie de la morale dans la société présente. Celui qui est riche n’a pas beaucoup de mérite à être honnête et vertueux. Mais que penser d’une morale qui commande au misérable de se laisser mourir de faim plutôt que de voler ? La fonction primordiale de la morale apparaît être de protéger la propriété. L’impératif catégorique est un gendarme psychique.

Depuis la guerre, nous assistons à un bouleversement profond des valeurs morales.

Pour la première fois, la guerre a eu comme participants des bourgeois cultivés qui n’étaient pas des militaires professionnels. La guerre de 1870 s’était faite sous le régime du remplacement ; celle de 1914 se recrutait d’après le service militaire obligatoire.

Certes, nombre de fils de bourgeois ont réussi soit à être ajournés, soit à se faire embusquer ; mais il y en a eu dans les tranchées. Ils y ont compris qu’on pouvait tuer sans que la terre s’entr’ouvre, ils en ont conclu que la morale qu’on leur avait enseignée dans les collèges n’a pas de valeur réelle.

La seconde cause importante de l’écroulement de la morale a été l’inflation monétaire suivie de la chute du franc.

La bourgeoisie vivait sur les idées de Franklin, le théoricien de la morale et de la vie bourgeoise. On croyait au travail honnête et régulier, à la culture intellectuelle acquise par l’effort et productrice d’honneurs ainsi que d’argent. On croyait à l’économie. On pensait que quiconque mène une vie sérieuse, laborieuse et ordonnée ne peut pas ne pas réussir. La chute du franc a fait fondre les économies dans les banques. La bourgeoisie en a conclu qu’elle avait vécu sur des principes faux.

Aujourd’hui, on peut dire que l’honnêteté commerciale a disparu. De vieilles maisons séculaires qui demandaient le succès à la renommée de leur marchandise ( « bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée » ) vendent aujourd’hui des articles de mauvaise qualité. On se moque de la renommée qui est avantageusement remplacée par une publicité à grand tapage. Qu’importe que les clients soient mécontents si la réclame nous en amène de nouveaux par milliers. La fortune n’est pas, comme autrefois, le couronnement d’une longue vie ; on peut la faire en quelques années.

La qualité ne correspond plus au prix ; les hôtels les plus cotés donnent à leur clientèle une nourriture détestable. Le luxe extérieur attire les snobs ; c’est tout ce qu’il faut. La tromperie en matière de commerce s’est à tel point généralisée qu’on en a adouci le vocabulaire. On ne dit pas qu’on a été volé par un commerçant malhonnête ; mais qu’on a été arrangé par un homme qui sait y faire

La littérature s’est complètement commercialisée, on vante un livre comme on vante un café ou un chocolat. Sur la bande, qui sert à attirer l’acheteur, on annonce parfois tout autre chose que ce qu’il y a dans le livre.

Les savants les plus titrés, les plus décorés, lancent, à grand renfort de publicité, des produits qui, ils le savent fort bien, ne donneront pas ce qu’ils promettent. Leur situation scientifique qui inspire confiance leur est une monnaie cotée d’autant plus haut que la célébrité et la confiance sont plus grandes. Au bout d’un certain temps on s’apercevra que l’appareil est inefficace, que le médicament ne guérit pas : qu’importe ; ils auront fait fortune. Un autre savant, tout aussi honorable, viendra proposer un autre produit.

Dans la presse, le chantage, la publicité dissimulée sont devenues monnaie courante. L’idée la plus générale en apparence sert de couverture à des intérêts mercantiles. On combat le régime sec des Américains, on met à la mode l’alcoolisme pour vendre le vin et l’alcool. L’écrivain, l’orateur sont payés par les intéressés.

Aussi voyons-nous l’alcoolisme faire fureur dans la bourgeoisie. Les gens qui veulent être modernes ont leur bar à domicile. L’homme en habit titube en sortant d’un café et on trouve cela tout naturel. La pédérastie et le maquereautage passent dans les mœurs de la jeunesse dite « bien élevée ». Le jeune littérateur, pour arriver, se prête aux passions homosexuelles d’un homme riche ou puissant. Des étudiants se font entretenir par des prostituées.

La fidélité aux opinions est considérée comme une marque de faiblesse intellectuelle. On soutient non pas l’idée que l’on a (on n’en a aucune), mais celle qui nous rapporte. Quand l’idée ne rapporte plus, on en change.

On pourrait objecter que c’est seulement la bourgeoisie qui est corrompue à ce point et que la guerre, qui a amené la gangrène des classes dirigeantes, n’a pas touché le prolétariat. Ce n’est pas tout à fait vrai. Les crimes et notamment les crimes passionnels et familiaux se sont grandement développés depuis que, à la guerre, les hommes ont appris à tuer. Ces crimes sont, à vrai dire, le fait de toutes les classes des deux sexes. On tue la maîtresse ou l’amant qui vous laisse, le ou la rivale, la belle-mère ennuyeuse, le vieux père qui s’obstine à vivre… L’acquittement des criminels passionnels entre en ligne de compte dans la préméditation. On supporte cet acquittement et on se débarrasse de celui dont on veut se venger ou de celle qui vous gêne.

Dans son ensemble, néanmoins, le prolétariat est moins touché que la bourgeoisie. Mais c’est, avant tout, parce qu’il ne pense pas. Son ignorance, le travail de chaque jour, bornent son horizon. A peu de chose près, il continue de vivre la vie rudimentaire qu’il vivait avant la guerre.

Les catholiques ne manquent pas, bien entendu,… d’accuser l’irréligion de la faillite de la morale. Erreur grossière. C’est précisément la classe corrompue, la bourgeoisie qui revient au catholicisme, tout au moins qui affecte d’y revenir pour accroître les forces de la réaction.

A vrai dire, la morale et la religion elle-même n’ont qu’une influence limitée sur la pratique de la vie. Pour que la religion influe, il faudrait une foi très vive qui n’est plus au cœur de personne. Quant à la morale, son impératif soi-disant catégorique l’est très peu en réalité, « Video meliora proboque deteriora sequor. » (Je vois le bien et je le prouve, et cependant je fais le mal.)

La morale est-elle nécessaire ? Non ; du moins, pas autant qu’on le pourrait croire. Une société rationnellement organisée rendrait la morale inutile ; car la morale n’a d’autre but que de pallier à une mauvaise organisation sociale et d’en abuser les victimes.

L’adage « qui donne aux pauvres prête à Dieu » n’a plus de sens dans une société où il n’y a plus de pauvres. Le dévouement à un parent ou à un ami frappé par la maladie est inutile si des hôpitaux bien aménagés soignent les malades. Recueillir les enfants abandonnés n’est pas nécessaire si la société les entretient convenablement. Même l’aide morale, le fait de compatir au chagrin d’autrui, d’encourager une personne déprimée n’aura plus d’objet. La société rationnelle connaîtra le psychologue, professionnel bienveillant, qui sera le médecin de l’âme.

La morale de l’avenir ne sera plus qu’une urbanité, une conduite à tenir dans les rapports avec ses semblables, édictée de telle sorte que ces rapports puissent être une source de plaisir et non de désagrément. Ne pas mentir sans utilité. Ne pas écraser ses compagnons d’une supériorité qu’à tort ou à raison on se confère. Supporter les défauts d’autrui dans la mesure où ils ne vous rendent pas la vie impossible. Ne pas vouloir tout ramener à soi, penser que les autres, eux aussi, existent et qu’ils ont leur personnalité, comme nous avons la nôtre…

Tous ces préceptes ne viennent ni de Dieu ni d’un au-delà nouménal. Ils sont relatifs, conventionnels, mais n’en sont pas moins nécessaires. Ce sont des règles de bonne vie dont la société humaine, comme les sociétés particulières, a besoin pour fonctionner normalement. Mais, en général, moins nécessaire sera la morale, meilleure sera la société. — Doctoresse Pelletier.

MORALE (Origines et Évolution — Les religions et la morale — La morale et les mœurs — Morale individuelle et morale collective). — I. Historique succinct des systèmes de morale. — La morale est la règle de jeu pratiquée entre individus vivant en groupe ou en société. Elle n’existe pas pour des êtres vivant isolément et se suffisant entièrement à eux-mêmes. Elle est nécessaire pour les espèces animales grégaires fourmis, abeilles, hommes, etc. La règle du jeu n’est autre chose que la coutume. Et c’est cette coutume qui détermine les mœurs de chaque pays ou de chaque époque. Les individus s’y conforment inconsciemment presque toujours, et d’ailleurs l’opinion publique, plutôt que l’appareil coercitif, est là pour les rappeler à l’ordre.

Primitivement la morale (ou la coutume) s’est établie par tâtonnements pour la meilleure sauvegarde de la tribu. Mais dans l’ignorance où étaient les hommes primitifs de la plupart des causalités, leurs mesures de sauvegarde ne correspondent guère à notre logique actuelle. La terreur sacrée fut la principale cause de règles morales où l’imagination prenait sans doute la plus grande part.

La religion, issue de la terreur sacrée, continua d’englober la morale, c’est-à-dire la coutume tout entière. Mais peu à peu les questions d’intérêt, les rapports économiques, tout ce qui peut être compté ou pesé, tout ce qui peut être enfermé dans un contrat, devint une législation indépendante, qui aboutit chez les Romains à la constitution du Code. Cependant tout ce qui dans la coutume était fondé sur les sentiments restait du domaine religieux. Pour la première fois, Socrate, aidé par le travail de démolition que les sophistes avaient.entrepris avec entrain, sépare la morale de la religion en introduisant la méthode rationaliste d’observation dans l’étude des phénomènes moraux. Après lui, Zénon et Epicure s’efforcent de dégager les lois morales qui règlent les rapports des hommes et élaborent, l’un la doctrine stoïcienne, l’autre la doctrine épicurienne qui se partagent l’adhésion des esprits libres et cultivés, et dont l’influence triomphe dans toute la civilisation hellénistique et romaine. Mais, sous le régime d’oppression où tombe plus tard l’empire romain, le libre exercice de la pensée est supprimée. L’épicurisme devient la seule recherche des plaisirs matériels. Le stoïcisme s’enferme dans une tour d’ivoire, et, malgré les efforts et la réforme de Marc-Aurèle, n’a plus aucune influence sur la vie sociale.

Sur ces entrefaites, le christianisme se répand dans le bas peuple de l’Empire. Son mysticisme, qu’il a emprunté aux religions orientales voisines, satisfait l’imagination des gens ignorants. Sa morale s’adapte à l’humilité et aux espoirs de la classe pauvre. En pénétrant peu à peu dans les classes aisées il s’imprègne de la morale stoïcienne. Mais la morale est de nouveau retombée sous le joug de la religion… Il faut arriver à l’époque de la Renaissance pour voir surgir quelques velléités de rendre à la morale son indépendance. Mais les esprits étaient encore trop imbus de religiosité pour avoir d’autre ambition qu’une réforme qui débarrassât là morale d’une partie des rites sous lesquels elle disparaissait. Le protestantisme vient s’opposer au catholicisme. Mais la morale reste toujours religieuse. Elle est ébranlée quelque peu par les critiques des philosophes du xviiie siècle et par la Révolution française. Le progrès scientifique démolit la valeur des rites du catholicisme, et celui-ci, malgré un renouveau apparent, est obligé de se réfugier dans une métaphysique mystique. L’affaiblissement du pouvoir religieux permet enfin à une minorité d’individus et pas dans tous les pays, de pratiquer une morale non confessionnelle.

A vrai dire, cette morale laïque est la même que celle de la religion catholique débarrassée de ses rites, que celle du protestantisme ou du judaïsme actuel. C’est une sorte de néo-stoïcisme adapté au milieu moderne, ou, plus exactement, aux idées, aux sentiments et aux intérêts de la classe au pouvoir.

Une morale ne saurait, en effet, se détacher des mœurs mêmes. Devenue une entité abstraite, elle maintient autant que possible les mœurs dans les limites du système doctrinal ; mais elle est influencée par elles et elle évolue avec elles, quoique avec plus de lenteur. Sinon, si la morale se fossilise dans des formules religieuses désuètes, il y a rupture. Les religions attribuent toujours plus d’importance à la stricte observance des rites qu’à la pratique de la morale sociale. Celle-ci en évoluant est étouffée. La vie sociale est gênée. Une bonne action, qui obligerait à enfreindre un rite sacré, peut être condamnée comme sacrilège. C’est à ce moment qu’apparaissent des novateurs qui prêchent une morale plus conforme aux mœurs de l’époque, en avance même sur elles, car ce n’est pas tant une morale qu’apporte la prédication nouvelle qu’un idéal nouveau libéré des entraves des vieilles croyances.

Si l’on excepte la révolution socratique, le progrès moral s’est fait grâce à des révolutions religieuses. Elles furent presque toujours difficiles et sanglantes. La religion ancienne ne veut pas lâcher son autorité et sa puissance, et cette puissance est grande. Elle est, en outre, toujours associée au pouvoir politique. Bien des essais de réforme ont ainsi été écrasés. En somme, les révolutions ont été rares et on peut les compter sur les doigts. L’Avesta, sorti des méditations de Zoroastre, fut certainement une réforme de la vieille religion médique, ce qui n’alla pas sans heurts. Le bouddhisme fut l’effort de Câkya Mouni contre l’enserrement des rites et une aspiration à une morale plus humaine et plus vivante. Il y a des flux et des reflux. Le nationalisme des Parthes rejette l’influence de la philosophie hellénique ou de la propagande chrétienne pour remettre en honneur la religion de Zoroastre qui commençait à s’effriter. Le nationalisme hindou élimine le bouddhisme, religion universelle et, à ses débuts, sans armature rituelle, d’autant plus facilement que le brahmanisme est une religion joliment constituée et tenant fortement en main une masse ignorante et crédule.

Le judéo-christianisme primitif fut une révolte contre les rites, alors qu’une partie de la population se trouvait déjà pénétrée par les idées de la civilisation hellénique. Le christianisme des gentils diffusa dans des populations déracinées et mélangées, qui avaient perdu leur religion nationale et n’étaient plus attachées qu’à quelques rites sans valeur morale. Ils adoptèrent la nouvelle religion encore en formation et ils l’adaptèrent à leurs aspirations. Elle fut pour eux, pour les déshérités sans foyer et sans patrie, le lien qui devait unir leurs espoirs. Mais se refusant à adorer Rome et l’Empereur comme divinités et, dans les débuts, ignorant l’État, ils furent longtemps persécutés.

À l’époque où vivait Mahomet, la Mecque était un nœud commercial où quelques marchands grecs, syriens, égyptiens, de religion chrétienne, venaient au-devant des caravanes. Des familles juives étaient établies à Médine. Les croyances de la population autochtone, ou d’une partie de cette population, commençaient à se détacher de l’animisme grossier des Arabes nomades. Pourtant il est possible qu’il n’en fût rien résulté si un mystique, à demi-civilisé, n’eût été l’animateur de la révolution. La doctrine de Mahomet fut un compromis, dont l’armature se rapprochait de la morale judéo-chrétienne, enserrant et conservant la sauvagerie des mœurs bédouines.

Faut-il encore citer la naissance du protestantisme et les guerres de religion ? Mais en dehors des révolutions successives, l’évolution de la morale est manifeste à l’intérieur de chaque religion. Depuis leur naissance le christianisme et même le mahométisme ont beaucoup évolué. Le statut des femmes dans l’islamisme actuel est bien différent du statut primitif, surtout dans les nations en contact avec l’Occident. Le catholique le mieux pensant et le plus orthodoxe de notre époque a une mentalité qui l’aurait fait excommunier au xvie ou au xviie siècle. Un homme est toujours obligé d’être de son temps… Il n’en est pas moins vrai que l’évolution de la morale est terriblement gênée par les religions constituées. Celles-ci sont avant tout conservatrices. Au point de vue social elles consolident l’autorité, elles légitiment l’inégalité. Les entraves à l’évolution de la morale en sont augmentées d’autant.

La morale laïque, née de nos jours, n’est pas non plus une morale émancipée. Elle est sous le contrôle de l’État au lieu d’être sous celui de l’Église, elle est nationaliste au lieu d’être religieuse. Pour le peuple, le nationalisme est devenu la nouvelle religion. On est obligé de se découvrir, devant le drapeau, on ne l’est plus devant le Saint Sacrement ; la différence de réaction du public autrefois et aujourd’hui est manifeste à cet égard. Il est curieux que les églises chrétiennes aient suivi l’évolution des esprits. L’église catholique de chaque pays s’appuie sur le nationalisme. La condamnation de l’Action Française par le pape n’infirme pas cette constatation. Le clergé français conserve sa tendresse aux camelots du roi. Le clergé italien est fasciste. Le cardinal Dubois, au moment des fêtes en l’honneur de Renan, apporte comme principal argument contre l’auteur de « la vie de Jésus » qu’il a glorifié l’Allemagne !

La morale laïque est un enseignement d’État, elle prêche les vertus civiques et patriotiques, l’obéissance à la loi et à l’ordre établi. Nos aspirations la dépassent de beaucoup.



II. Genèse et évolution de la morale individuelle. — Un fossé profond sépare nos conceptions de celles des gens religieux. Pour eux, la Morale est à priori et absolue, elle a été révélée et édictée par Dieu, elle est hors de la portée des hommes.

Beaucoup de personnes, qui sont affranchies de toute foi confessionnelle et qui ne se contentent pas non plus de la morale bassement utilitaire dispensée par l’État, considèrent la Morale comme une fonction innée de la Conscience. Tout en acceptant que la morale n’est pas révélée, elles croient qu’elle est en quelque sorte pré-établie et au-dessus des passions humaines. Le Devoir de l’homme et sa récompense sont de tendre à la recherche de cet Idéal, de cet Absolu. Notre âme immortelle, parcelle du Divin, participe à l’harmonie de l’Univers, et il suffit de nous abîmer dans la méditation pour trouver en nous-mêmes le Vrai et le Juste… D’où il résulte que la morale pourrait suffire à résoudre la question sociale. Tout l’effort utile serait dans l’éducation.

Nous aussi, nous pensons que l’éducation morale n’est pas chose négligeable. Nous pensons que cette éducation, dirigée dans le sens de la liberté, doit permettre aux enfants de développer leur personnalité, leur donner, autant que possible, la maîtrise de soi, le sentiment de dignité, le sens de la responsabilité, susciter en eux la bonté et la générosité. Nous pensons qu’elle doit être idéaliste, mais sans imposer aucun dogme : chrétien, fasciste. Socialiste ou anarchiste. Mais nous pensons aussi, et c’est l’expérience humaine qui le montre, qu’elle est incapable, à elle seule, d’instaurer l’ordre social et la justice. La pire des utopies, c’est de croire qu’ils pourront être réalisés l’un et l’autre avec la bonté des patrons, touchés par la grâce et la reconnaissance des ouvriers, eux-mêmes bons, respectueux, obéissants. L’éducation morale serait-elle générale, les intérêts reprennent le dessus. L’appât du lucre enlève aux hommes d’affaires les scrupules qu’on avait essayé de leur inculquer, et presque tous n’ont que mépris à l’égard des faibles et des pauvres ; le pouvoir de l’argent fait réapparaître chez les parasites le laisser-aller, le manque de maîtrise de soi, l’asservissement à leurs propres caprices. Les préoccupations matérielles font oublier à la plupart des jeunes gens toute préoccupation morale ; la servitude donne la bassesse, la ruse, l’envie ou la haine. L’inégalité sociale s’oppose au développement de la dignité humaine. Ce qui n’empêche que l’éducation morale est nécessaire pour former, et d’ordinaire chez les moins misérables, les caractères qui seront dans la lutte sociale la force grandissante des opprimés.

C’est débarrassée des contraintes sociales actuelles qu’une morale meilleure pourra être pratiquée par l’immense majorité des hommes. Est-ce la morale définitive ? De progrès en progrès sommes-nous nécessairement orientés vers une forme morale prédestinée ?

Il nous apparaît, en étudiant l’évolution des mœurs, que des morales successives se dégagent lentement au cours des siècles. Elles sont la résultante des tâtonnements des hommes. Elles varient suivant les conditions de vie et les arrangements sociaux. Les hommes tendent vers le plaisir, plaisirs matériels, plaisirs intellectuels, plaisirs artistiques, plaisirs affectifs, plaisirs idéalistes, suivant le tempérament de chacun, suivant les possibilités sociales, suivant la forme de la civilisation du moment et son influence sur les esprits. Ils ont des aspirations et des espérances, ils ont un idéal, qui n’a pas toujours été le même, qui est le fruit de leur imagination, et qui n’est qu’une hypothèse, quoique cette hypothèse agisse à son tour sur la morale elle-même et son évolution. Certes, nous croyons connaître dès maintenant la forme idéale de la morale future, mais nous ne savons pas si les hommes de l’avenir ne modifieront pas encore cet idéal, et, si nécessaire qu’il soit à notre esprit, si élevé, si beau qu’il nous paraisse, nous n’avons pas la prétention que lui ou tout autre soit inscrit d’avance au haut des Cieux ou même dans la Conscience. L’absolu n’existe pas et il n’y a rien que de relatif.

En fait, si nous considérons la morale comme la science des mœurs, nous avons à étudier d’une part la coutume elle-même, d’autre part le contrôle pour l’observance des règles. Dans les deux cas ce n’est pas la conscience individuelle, c’est l’opinion publique qui a créé les règles morales et le contrôle.

On peut suivre son évolution à travers les âges : très dure pour la souffrance humaine, acceptant et exigeant les sacrifices humains, tenant l’esclavage pour légitime avec une telle certitude et une telle conviction que même à l’époque de la civilisation grecque il n’est pas mis en question, tenant comme nécessaire la torture en matière judiciaire et les châtiments corporels en matière d’éducation, ayant comme principe de justice la peine du talion : « œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie », ne connaissant pas le pardon que de nos jours encore beaucoup de gens se refusent a reconnaître. La justice officielle moderne en est toujours au stade de vengeance et de punition. Aujourd’hui, si la fille-mère n’est plus dans la situation d’une excommuniée devant le mépris public, elle est encore dans une situation d’infériorité très marquée.

D’une façon générale, l’évolution est dans le sens de l’adoucissement des mœurs, à cause du développement de la sensibilité affective, et celle-ci n’a pu se développer qu’au fur et à mesure que la vie matérielle devenait moins dure, moins incertaine ; alors les hommes, plus sûrs du lendemain, commencèrent à respirer plus librement, la « terreur sacrée » diminua, la douceur relative de la vie amena davantage de bienveillance dans les rapports sociaux.

D’une façon générale aussi, l’opinion a toujours été respectueuse de la hiérarchie sociale, mais avec l’affaiblissement progressif du respect, affaiblissement lié à l’apparition et au développement du sentiment de liberté et plus tard à celui d’égalité. Nous ne comprenons plus très bien la vassalité et sa mentalité qui pourtant ont duré si longtemps dans l’histoire sociale. Puis l’opinion a continué à reconnaître comme d’ordre moral la suprématie de la naissance. Aujourd’hui elle accepte comme légitime la suprématie de l’argent, transmissible, elle aussi, par droit d’héritage avec pouvoir de faire travailler les autres à son profit. Nous avons le droit de penser que cette hiérarchie sera considérée à son tour comme immorale dans un avenir que nous espérons prochain.

L’évolution de l’opinion publique correspond à des changements et à des mutations dans les sentiments humains. Il ne faut pas croire que les hommes soient nés d’emblée avec le complexus sentimental qu’on observe chez l’homme moderne. Il est probable que les primitifs n’avaient que des sentiments assez peu développés. et que même beaucoup de ces sentiments n’ont pris peu à peu naissance qu’avec la vie sociale, et pas tous en même temps.

Laissant ici de côté les sentiments primaires, l’égoïsme individuel, l’amour maternel, générateur du besoin de tendresse, et la fraternité entre individus du même âge, s’étant élevés ensemble et vivant dans l’entr’aide, il semble que le premier sentiment qui a été créé par la vie en commun, a dû certainement être le sentiment d’infériorité. Son apparition est due à la réaction violente de la tribu, quand un de ses membres risquait de la mettre en péril par maladresse, lâcheté ou par manquement à la coutume sacrée. Les huées, les coups, la mort devaient imprimer dans l’esprit de tous la terreur d’être pris en défaut.

C’est ainsi que l’opinion publique a créé des états émotifs qui furent les sentiments primitifs de l’humanité : d’une part sentiment de supériorité, quand l’opinion est approbative ou admirative et qui est à l’origine du besoin moral de protection, à condition d’être associé à un sentiment affectif, d’autre part, sentiments ressortissant à l’infériorité. Ceux-ci sont de beaucoup plus forts que ceux qui ressortissent à la supériorité, en ce sens qu’ils entraînent des états émotifs beaucoup plus violents et qu’ils ont eu ainsi et qu’ils ont encore sur la morale sociale et sur le comportement individuel les plus grands effets : la honte, qui est l’acceptation de la situation d’infériorité, et a un effet déprimant, la colère qui est au contraire un état d’excitation, une réaction violente de défense contre une atteinte à la supériorité de l’offensé ou de la tribu, la timidité qui est l’appréhension d’un affront possible. Tous ces états se manifestent physiologiquement par des troubles brusques, comme pâleur, rougeur, sueurs, angoisse, tremblements, mouvements convulsifs ou incoordonnés, inhibitions, etc., qui nous prouvent quelle était la brutalité horrifiante qui déterminait de telles émotions.

Pour éviter la mise en état d’infériorité, pour échapper aux conséquences pénibles du contrôle public, on cherche à se contrôler soi-même. L’amour-propre est apparu qui s’oppose au sentiment d’infériorité, tout en dérivant de lui. Il met l’attention en éveil. C’est ce contrôle personnel qui est devenu ce que les philosophes appellent la conscience morale, pour eux fonction de l’âme, pour nous petite-fille de l’opinion publique et fille de l’amour-propre, sans rien de divin.

Cette conscience a subi une évolution. D’abord simple amour-propre vis-à-vis d’autrui, elle est devenue, par l’exercice même de la fonction de contrôle, un amour-propre vis-à-vis de soi. L’individu en reportant sur soi la responsabilité de ses actes a appris à s’estimer ou à se mépriser (remords), et il lui est souvent plus pénible de se trouver en état d’infériorité en face de sa propre opinion que vis-à-vis de l’opinion publique qui ignore le plus souvent ses pensées et ses mobiles. Mais il est d’une constatation banale que l’amour-propre n’est pas le même chez tous les hommes et que la conscience, comme valeur de contrôle, varie dans des limites assez larges.

Mais l’amour-propre n’est pas seulement un contrôle, c’est aussi un mobile humain très puissant, en tant qu’exaltation du moi. Très souvent il l’emporte sur l’intérêt, même à notre époque de mercantilisme. Il est vrai que de nos jours une satisfaction d’amour-propre est presque toujours liée à un profit.

La conscience représente, elle aussi, une force. Impliquant le contrôle, elle oblige à la comparaison et à la critique, et par là même elle peut devenir agissante. La conviction morale peut suffire à former un caractère sans désir de domination et même sans vanité… La personnalité humaine devient donc chez quelques-uns tout au moins, une force morale, et elle prend peu à peu assez de puissance pour réagir sur le milieu. La conscience individuelle, par l’assurance qu’elle prend dans une conviction réfléchie, peut influer sur l’opinion publique, l’opinion veule, inconsciente et traditionaliste de la masse, et ainsi modifier la morale sociale. Mrs  Beecher Stove, écrivant La Case de l’oncle Tom, a ému la sensibilité publique en faveur des noirs et fut la promotrice de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.

Il n’en est pas moins vrai que la personnalité humaine, même dirigée par la conscience, est enserrée, protégée, ou maintenue dans une armature morale, le plus souvent religieuse, et dans une armature sociale, et que, si elle a réagi pour adoucir les règles morales, si même elle a été la promotrice des révolutions religieuses ou sociales, elle a dû se soumettre le plus souvent et pendant de longues périodes de silence, à la loi commune, à la tradition, à la coutume et aux rites.

C’est, en effet, l’habitude qui gouverne la plupart des actions de la plupart des hommes. Ceux-ci obéissent machinalement à la coutume, c’est-à-dire aux habitudes traditionnelles, sans être tentés de la mettre en question. C’est grâce à cette observance inconsciente de la morale qu’il n’y a pas besoin d’un surveillant derrière chaque individu, même lorsque la « terreur sacrée » se relâche. C’est encore l’opinion, sa longue action, son influence prolongée, c’est la vie en commun-qui ont enraciné chez les hommes ces habitudes communes et inconscientes, qu’on appelle maintenant les instincts et qui sont, suivant Pavlof, des réflexes conditionnels (voir ce mot).

L’action de l’opinion a été continuée par les religions. Celles-ci ont remplacé l’opinion. Plus exactement celle-ci est devenue l’humble servante de la religion… En même temps, les religions, tout au moins les plus évoluées, s’efforcent de cultiver et de développer le contrôle de soi. Ainsi l’obéissance au devoir, par habitude inconsciente d’abord, renforcée ensuite par l’adhésion des consciences, n’a plus besoin de la violence coercitive des temps primitifs. Elles remplacent la contrainte par la protection. Mais toutes ont beau s’adresser a la conscience, elles ne sont pas une morale de liberté. Leur protection se change rapidement en autorité et en contrainte, d’abord pour amener leur triomphe, ensuite pour conserver leur domination. Elles ne peuvent tolérer l’esprit critique et le poursuivent sans merci… L’influence de la conscience est aussi limitée par l’armature sociale. La première morale individuelle, le stoïcisme, n’a pu naître que lorsque la liberté était déjà en plein exercice dans les cités grecques. Et cette morale n’a jamais été pratiquée que par une minorité de gens cultivés. Elle est morte avec la réapparition d’un régime de servitude.

A vrai dire, la morale individuelle n’est guère qu’un contrôle qui remplace celui de l’opinion ou de la religion pour l’observance des règles sociales. Celles-ci étaient nées depuis longtemps. L’opinion publique avait déjà lutté contre l’égoïsme primaire de tout individu avec ses tendances à la nonchalance, à la lâcheté, à l’accaparement. Elle l’avait en partie transformée en amour-propre qui n’est en somme qu’un égoïsme purifié.

Pour régler l’égoïsme, l’amour-propre, les passions et tous les mobiles humains, le contrôle de soi, dans une morale individuelle, se substitue à celui de l’opinion ou, au devoir imposé par la religion. A la contrainte exercée par une opinion autoritaire et ignorante, par les prêtres, par les lois, par un roi ou une classe dominante, à la morale fondée sur la peur, que ce soit la crainte de Dieu, du Gendarme ou de la Vérole, succède une morale de liberté où l’observance des régies est laissée au contrôle et à la conscience de chacun.

Mais les morales individuelles, comme le stoïcisme et celles qui se sont inspirées de son esprit, comme le protestantisme, n’acceptent pas d’être de simples morales de contrôle. Elles réalisent l’Individu comme abstraction et le mettent ainsi à l’abri de la morale empirique, changeante et ondoyante. Elles érigent une doctrine du Devoir, qui vient de Dieu ou de la Nature, et à laquelle l’individu doit son consentement complet. Elles finissent par être, elles aussi, une morale de contrainte, avec cette aggravation que la contrainte de la conscience est souvent plus sévère encore que la contrainte extérieure à, l’individu, et elles peuvent aboutir à un puritanisme desséchant chez les uns, à l’hypocrisie chez les autres.

Sans doute une morale de liberté est-elle obligée de renforcer son armature dans une société déséquilibrée. D’ailleurs tout progrès (voir ce mot) comporte un risque, et le risque apparaît nettement quand le progrès donne l’affranchissement à des hommes qui n’ont que des appétits de jouissance sans aucun sens de la responsabilité (voir ce mot) et sans scrupules. Parmi ceux, par exemple, qui se disent individualistes, il y en a qui érigent leur propre personne au-dessus de l’humanité et qui sont simplement des égoïstes anti-sociaux. Gênés par la vie sociale, ils sont revenus à un égoïsme primaire, n’ayant pour morale que la satisfaction de ses appétits et celle de sa vanité. Ils se vantent de n’avoir pas d’idéal.

En réalité, l’individualisme ne saurait créer la morale. Il est simplement la défense de l’autonomie individuelle contre l’exagération oppressive de la coutume.

La mentalité de l’individu a été créée par la vie sociale. Lui-même, s’il s’imagine trouver en soi la conduite morale de sa vie, n’y trouvera que ce que les siècles passés ont déposé dans les générations successives et qui est transmis par l’hérédité, c’est-à-dire des instincts, des habitudes inconscientes ou subconscientes, des préjugés traditionnels. Il y trouve aussi ce qu’a imprimé l’éducation. Il n’aura pas les mêmes sentiments, ni, par conséquent, les mêmes idées aux différents âges de la vie. Il subit enfin l’influence du milieu, dans lequel aussi sentiments et idées sont soumis à des variations dans la suite des générations.

Une morale de liberté ne peut vraiment s’épanouir que dans un milieu social où les classes et leurs inégalités auraient disparu. L’individu ne peut pas vivre en dehors du milieu ; s’il ne s’y sent pas à l’aise, il est obligé de participer à l’évolution ou à la transformation des règles morales et de l’armature sociale dans le sens de l’idéal où vont ses espoirs et ses aspirations. Il ne peut espérer vivre libre si les autres ne le sont pas. Il ne peut pas être pleinement heureux si les autres souffrent. Il éprouve de la joie à rendre service. Et la plus grande joie est dans la générosité, qui n’est autre chose que l’effet d’une force morale exubérante, tandis que l’égoïsme est une marque de faiblesse, la défense des faibles contre la vie.

Certes, il y aura toujours (heureusement) des mécontents, mais leur action ne pourra avoir de danger pour la liberté. Il y aura toujours des déséquilibrés, mais en beaucoup moins grand nombre si l’alcoolisme et la syphilis ont à peu près disparu, et il est à croire qu’on pourra mieux s’occuper d’eux.

L’opinion publique, une opinion débarrassée de la plupart de ses préjugés, donc plus éclairée, mieux éduquée, aura toujours une grande influence sur les actions des hommes. Il faut y ajouter l’influence de l’éducation morale. Quels sont les hommes d’aujourd’hui qui ont reçu dans leur enfance une éducation qui puisse leur permettre de se gouverner librement ? Même si la famille et l’école se sont gardées de toute influence nocive, l’enfant reçoit aussi ses impressions et ses jugements du cinéma et des journaux. On ne fait pas assez attention à la lecture des journaux. Ceux qui déplorent leur immoralité n’ont en vue que les exemples de dévergondage sexuel. Il y a bien d’autres immoralités ; ce sont les commentaires des journalistes sur les actions humaines, leur sentiment de l’honneur, leurs préjugés sur la vengeance, leur mépris de la bonté et du pardon, leur chauvinisme, leurs flatteries envers les puissants, leur incompréhension de tous les problèmes moraux.

L’éducation (voir ce mot) doit avoir pour but de aux enfants l’instruction et l’éducation morale : la première pour développer l’intelligence et leur donner le plus grand bagage de connaissances, la seconde pour leur apprendre les règles de vie tirées de l’expérience humaine et les moyens de se guider eux-mêmes plus tard. Mais ni l’une, ni l’autre ne doivent se borner à la simple transmission des connaissances, ce qu’on appelle vulgairement un bourrage de crâne, elles doivent, avant tout, donner aux enfants le goût de l’effort, favoriser, en tenant compte de l’âge de l’enfant ou de l’adolescent, leur esprit critique et leur initiative libre, leur faire comprendre que leur personnalité, la liberté de leurs actes, c’est-à-dire la finesse consciente et la justesse de leur détermination, dépend de leur propre expérience, de l’effort qu’ils feront pour contrôler les mobiles subconscients de leurs actes et leurs conséquences possibles, pour connaître les autres hommes, les réactions de leur caractère, leurs conditions de vie, leurs souffrances et leurs aspirations, pour étudier le milieu social et les conditions économiques, pour comparer les civilisations anciennes et les civilisations modernes, pour se faire un idéal d’embellissement de la vie qui sera pour eux un espoir et les aidera à s’élever au dessus des préoccupations journalières.

Nous ne pouvons juger pleinement des possibilités futures d’après la mentalité de l’humanité actuelle. Dans une société où chaque individu aurait pu recevoir une éducation suffisante et trouver plus tard une situation et un travail conformes à ses capacités et à ses goûts, les rapports moraux seraient tout autres que ceux d’aujourd’hui. Dans une société où l’inégalité sociale aurait disparu, une nouvelle morale pourrait s’établir, une morale de liberté fondée sur le plaisir et la confiance.

Car il n’y a pas qu’un seul individualisme (voir ce mot). Le cynique, qui prend indûment ce nom, n’est autre qu’un égoïste, un égoïste esclave de ses impulsions sous prétexte de vivre sa vie. Le puritain suit une morale fondée sur le Devoir, une morale a priori, et il risque de tomber dans le fanatisme d’orgueil et dépourvu d’indulgence. Entre le cynisme des esclaves sans scrupules et sans éducation et le puritanisme des stoïciens, des protestants et de quelques anarchistes, n’y a-t-il pas place pour un autre individualisme, un individualisme affectif et idéaliste. Il ne s’oppose pas aux tendances de l’être et il ne leur obéit pas aveuglement.

On pourrait définir la vertu, en disant qu’elle consiste pour l’individu à être assez maître de soi pour choisir son plaisir, y compris la satisfaction morale. Cette définition ne s’oppose à aucune volupté. La véritable vertu est de chercher un plus grand plaisir, un plaisir plus complet, en réfrénant les impulsions aveugles, et, dans chaque espèce de plaisir, elle choisit ceux qui ne laissent que les plus agréables souvenirs, surtout dans la conscience affective. Le développement de l’affectivité est d’ailleurs la source des plus grandes joies, et il assure en même temps la sécurité morale.



III. — Genèse et évolution de la morale collective. — Si nous remontons de nouveau à travers les âges, nous voyons que la morale change avec l’armature sociale, et que des sentiments qui nous paraissent inhérents à la nature humaine sont nés sur le tard, tandis que d’autres ont pour ainsi dire disparu, tout au moins dans la civilisation européenne actuelle.

Dans les tribus primitives, la liberté, surtout la liberté morale, était inexistante. L’individu faisait étroitement partie du groupe, sans pouvoir s’en évader. Le sentiment de la liberté vis-à-vis du groupe ne s’entendait même pas. L’indépendance de la tribu constituait, en somme, la liberté de chacun, comme la propriété de la tribu était celle de chacun.

Certes, l’égoïsme primaire, le besoin d’avoir ses aises sans tenir compte des aises d’autrui, et qu’on observe chez le jeune enfant, a dû être le point de départ de l’individualisme, dont l’ambition future sera d’acquérir l’indépendance en respectant celle d’autrui. Mais l’égoïsme du primitif — désir de supériorité plutôt que désir d’une liberté impossible — était constamment et violemment refoulé par l’intérêt collectif ou par l’idée que se faisait la tribu des mesures nécessaires à sa sauvegarde… Le sentiment collectif d’indépendance s’associait avec le sentiment de supériorité de la tribu sur toutes les autres. Les hommes ont toujours tendance à considérer le groupe, le clan, la nation, la corporation, l’équipe dont ils font partie, comme supérieurs aux autres ; et ils acceptent difficilement le résultat malheureux d’un « fair play », ils donnent comme excuse d’avoir été trahis.

L’individu échappe au sentiment d’infériorité en projetant son besoin de supériorité dans le groupe auquel il appartient. L’esclave lui-même s’enorgueillit, auprès des pauvres gens, de la puissance ou de la richesse de ses maîtres. Tel est le fondement du sentiment patriotique, assez semblable, quoique inférieur, à celui d’une équipe de sport… Dans la tribu primitive il n’y a pas non plus de sentiment d’égalité. C’est la vie en fraternité — surtout une fraternité entre individus du même âge s’étant élevés ensemble, continuant à vivre en familiarité et en entr’aide, avec protection des plus forts sur les plus faibles… — La rivalité, qu’elle s’exerce dans le domaine de la force ou dans celui de l’adresse, c’est-à-dire de l’intelligence, cherche à obtenir, non pas l’égalité, mais la supériorité. Il s’agit de l’emporter sur les autres compétiteurs pour la conquête d’une femme ou pour celle de la gloire. Les hommes n’ont jamais considéré l’égalité que comme un point de départ, par exemple dans les jeux, et non comme un aboutissement.

Lorsque l’autorité héréditaire d’une famille s’est établie dans les tribus, on passe au stade patriarcal qui est le début du système féodal et se confond avec lui (la féodalité du moyen-âge mise à part, car elle représente une phase à son déclin). Le patriarche, le pater familias, le roi achéen, le seigneur, etc., est le protecteur ou le suzerain des autres membres du clan qui sont des hommes libres, mais vivant dans les liens de la vassalité La fidélité à la tribu s’est reportée au chef, qui est, d’autre part, le possesseur nominal des terres, sans être le possesseur effectif. En tout et pour tout ce chef est le représentant symbolique de la tribu dans ses prérogatives, la propriété, les liens sociaux. Ceux-ci sont de nature affective, tout en étant souvent très brutaux.

C’est cette protection affective, cette vie en familiarité même avec le chef, cette fraternité effective dans le malheur, qui ont fait la force de cette forme sociale qui a duré si longtemps. Ce qui, dans cette même société rend l’esclavage tolérable, c’est une certaine indifférence pour la liberté individuelle, et surtout parce que l’esclave fait partie de la famille, comme les autres domestiques, et comme ceux-ci le resteront longtemps encore. La peur du risque maintient dans l’état de clients ou de vassaux une humanité, toute prête à admirer l’homme d’action et le protecteur. Encore de nos jours beaucoup de gens préfèrent être fonctionnaires que de courir les aléas, les soucis et les responsabilités d’une vie indépendante.

Il ne faudrait pourtant pas faire un tableau idyllique du patriarcat féodal. L’autorité du chef va parfois jusqu’au despotisme. Mais, tout le clan vivant ensemble, l’opinion publique peut encore s’exercer, et le chef est obligé de partager la bonne ou la mauvaise fortune de tous.

Plus tard, lorsqu’une inégalité croissante a séparé les hommes libres du seigneur, lorsque le sentiment familial, qui existait entre eux, a disparu, lorsque la protection s’est changée en autorité despotique, que les descendants du chef ont pris les terres de la tribu comme leur propriété privée et qu’ils ont accumulé des richesses de toute sorte, alors la scission morale se produit. Les pauvres diables travaillant aux champs se plaignent, mais continuent à respecter et à honorer le seigneur et sa lignée. Mais les habitants des villes, artisans et marchands plus rapprochés et plus unis, plus évolués, moins misérables, plus audacieux, ayant déjà le besoin d’un bien-être moral, prennent conscience du sentiment de la liberté. A Rome, la plèbe n’arrive jamais à l’affranchissement complet parce qu’elle est une plèbe paysanne ; elle s’appauvrit au cours des guerres continuelles, tandis que celles-ci enrichissent l’aristocratie. L’abaissement des patriciens se fait plus tard au profit d’une classe de nouveaux riches, protégés par les empereurs. Mais en Grèce, la classe moyenne des villes avait réussi à conquérir la liberté et le pouvoir politique. Les communes du moyen-âge, quoique n’étant pas venues de la même évolution sociale, ont obtenu leurs franchises.

Partout c’est la classe moyenne qui a été la créatrice du sentiment moral de la liberté. Partout c’est elle qui a été le soutien de la civilisation. Aujourd’hui encore elle joue le même rôle, à condition d’entendre par classe moyenne les artisans, les techniciens, les ouvriers qualifiés (mécaniciens, électriciens, ouvriers du livre, ouvriers du bois, etc., etc.), les intellectuels, les artistes, etc., exception faite de ceux qui se considèrent comme une soi-disant élite et font cause commune avec les privilégiés. La bourgeoisie moderne n’est plus la classe moyenne, elle est devenue classe dominante.

Le respect de la hiérarchie sociale s’est maintenu très longtemps au cours des âges. L’inégalité sociale fut parfaitement tolérée dans les siècles de vassalité. Plus tard, au moment de l’émancipation de la classe moyenne, celle-ci ne demandait qu’à pouvoir travailler en paix, à l’abri des exactions, des accaparements et de l’arbitraire de la classe dominante.

Athènes, seule, mais c’est une exception unique, a eu le sentiment d’un certain équilibre entre les classes, et la démocratie antique se défendit par les impôts contre la suprématie d’une ploutocratie envahissante. Encore faut-il se souvenir que les esclaves ne comptaient pas dans les préoccupations démocratiques…

A Rome, la plèbe, pour sa sauvegarde, ne réclamait que des droits politiques, qui furent d’ailleurs insuffisants. La classe moyenne n’échappa nullement à l’appauvrissement progressif et à une disparition à peu près complète.

En Angleterre, où les libertés publiques sont conquises de bonne heure, cette conquête ne bouleverse pas l’ordre établi, sauf passagèrement au temps de Cromwell, ni la hiérarchie sociale.

Donc, longtemps après que le patriarcat féodal eût disparu pour faire place à une féodalité oppressive, l’esprit d’obéissance persiste, et le respect des catégories sociales, et mêmes le culte des droits du sang. Certes, l’envie et l’ambition existaient, mais comme caractères prédominants de quelques individus, qui, par désir de supériorité, cherchaient à s’élever jusqu’à la classe privilégiée. Il ne faut pas confondre le sentiment d’égalité avec le sentiment de justice. Celui-ci n’est que le respect de la coutume, de la règle du jeu, quelle qu’elle soit. Mais il n’y avait aucun sentiment d’égalité des classes — même après la mort. La croyance à la vie future était d’ordinaire assez vague et n’imaginait d’autre existence que celle d’ici-bas. Dans la religion primitive de l’ancienne Égypte où la croyance à une autre vie était très développée, les morts continuaient les mêmes occupations qu’ils avaient eues de leur vivant. Le christianisme, religion d’esclaves, croit déjà à une égalité des morts devant le jugement de Dieu, mais pour aboutir, par désir inconscient de représailles, à une nouvelle inégalité : les premiers seront les derniers et les derniers les premiers — il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux.

Cette religion d’humilité et d’obéissance portait ainsi en elle-même des germes de revendications, qui ne mûrirent qu’avec le lent développement mental des individus et qui apparurent avec le mouvement des communes. Les révoltés des bourgs, descendants de serfs, ne pouvaient arguer de leur qualité d’hommes nés libres pour faire reconnaître leurs droits. Il leur fallait acquérir cette liberté de disposer de leur corps, et ils disaient : « Tous les hommes sont frères. Nous avons yeux, bras et jambes comme eux (les seigneurs), même force, même courage. »

Ce sentiment d’égalité ne reçut que plus tard, en France, une nouvelle impulsion avec les idées de Jean-Jacques Rousseau (qui croyait à l’égalité naturelle des hommes et à leur bonté primitive) et s’est épanoui avec la Révolution française. On s’imagina alors qu’il suffisait d’avoir donné aux citoyens l’égalité des droits civiques et d’avoir inscrit « égalité » dans la devise révolutionnaire pour qu’elle devînt une réalité.

Le sentiment d’égalité est resté très vif en France, peut-être parce que le peuple a surtout lutté pour obtenir cette égalité, de même qu’en Angleterre l’effort fait pour conquérir l’habeas corpus a développé chez les Anglais le sentiment de la liberté, si bien qu’on peut dire que la liberté ou l’égalité ne se donnent pas, il faut qu’on les conquierre et qu’ainsi elles deviennent, l’une ou l’autre, un besoin moral, un sentiment.

Le développement du machinisme et de l’inégalité économique a montré bientôt l’insuffisance de l’égalité démocratique. On a vu naître les utopies socialistes, dont la philosophie imprègne toutes les revendications sociales modernes, en ce sens qu’elles aspirent à l’affranchissement complet de l’humanité tout entière. Cet affranchissement ne peut se faire qu’avec la suppression de l’inégalité économique et du droit, qu’ont les possédants et qu’ils transmettent à leurs héritiers, de faire travailler les autres à leur profit.

Dans la lutte contre les privilèges, les opprimés n’ont pas des revendications exactement semblables, ni des aspirations identiques. Ils diffèrent surtout dans la façon de concevoir l’action. Les uns vont au socialisme, d’autres à l’anarchie, d’autres au syndicalisme. Le socialisme se mêle à la politique dans l’espoir de s’emparer du pouvoir ; en s’inféodant au parlementarisme, son action le conduit nécessairement vers l’étatisme. Il s’intéresse peu à la liberté des individus, il n’a guère en vue que de leur assurer le bien-être matériel. Il peut même abandonner toute idée démocratique de liberté et devenir tout à fait despotique comme dans la Russie bolchevique.

L’anarchie s’intéresse, avant tout, à la liberté. Elle réagit contre l’asservissement des individus. Son antiparlementarisme n’est pas anti-démocratique, comme celui des royalistes ou des fascistes ou des bolcheviks, il est anti-étatiste… Le syndicalisme mène la lutte de classes. Il est théoriquement hors de l’ingérence des partis politiques. Mais leur influence se fait parfois sentir, et alors c’est l’orientation vers l’étatisme. D’autre part, le syndicalisme corporatif, sans idéal révolutionnaire, n’est qu’un ouvriérisme égoïste. Le syndicalisme anarchiste est plus complet, car il lutte aussi pour le bien-être moral des individus.

Quoi qu’il en soit, l’action de ces efforts d’émancipation a eu pour résultat de changer, en grande partie, la mentalité populaire, en affaiblissant le respect de la hiérarchie sociale. La plupart des travailleurs n’éprouvent plus de gratitude obéissante envers ceux qui leur donnent du travail. Ils savent qu’ils sont la portion utile de l’humanité. Ils prennent sentiment de leur dignité et conscience de leurs droits. Le travail prend dans la morale sociale la place qu’occupait autrefois le courage guerrier, c’est-à-dire la valeur de premier plan.

Certes, les hommes naissent inégaux en intelligence et en adresse, ou, peut-être plus exactement, ils diffèrent en aptitudes diverses. Les théories d’émancipation réclament non l’égalité des hommes, mais l’égalité des classes. La décadence de toutes les sociétés humaines est venue d’une inégalité grandissante, corrompant les riches, avilissant les miséreux, donnant à tous l’indifférence pour le corps social. Ce qu’il y a au fond du socialisme, c’est la recherche d’un équilibre qui ne peut exister que si disparaît le pouvoir de faire travailler les autres à son profit et de transmettre ce privilège par droit d’héritage, si tous les enfants reçoivent une éducation et une instruction complètes suivant leurs aptitudes, de façon à choisir plus tard leurs occupations selon leurs goûts et leurs capacités.

Telle est la véritable égalité, telle qu’elle se dégage des aspirations modernes. Personne ne songe à nier la supériorité de l’intelligence, ni l’autorité du technicien. Il semble, en tout cas, que le sentiment d’égalité qui tend à se développer de plus en plus, tout en reconnaissant les droits de l’intelligence et de la technique, ne permettra pas d’instaurer de nouveaux privilèges, même en faveur du mérite qui se suffit souvent a lui-même.

Quelle que soit la forme que prendra plus tard l’arrangement social, l’opinion s’élèvera sans doute contre des rémunérations disproportionnées entre les diverses catégories de travailleurs, comme celle qui existe entre le gérant du familistère de Guise et les simples ouvriers. Si des différences existent, il est possible qu’elles consistent dans plus d’indépendance dans le travail, plus de facilité de loisirs et de déplacements, sans compter la joie de l’initiative et de la recherche, la conscience de la valeur propre et de l’influence acquise, et que ce soit là une récompense assez grande, même pour les créateurs de génie.

Comme le progrès technique qui aboutit ou devrait aboutir à plus de loisirs, comme le progrès social, le progrès moral se résoud dans la tendance à la liberté, une liberté qui n’est possible que dans une société où la disparition de l’inégalité des classes permettrait l’épanouissement de la morale de confiance. — M. Pierrot.

MORALE (de la morale de maitre a l’harmonie du sage) — J’ai montré déjà dans cet ouvrage, à propos de l’individualisme, en quel sens mes préoccupations éthiques m’amènent à dénier à la morale toute prétention d’inclure en ses cadres ma vie multiple et, à leur égard, si indisciplinée. En même temps, j’ai dit aussi vers quelle sagesse il me plaît d’en orienter la marche harmonieuse.

Vis-à-vis des formes qui présentent à ma curiosité sympathique quelque face engageante, j’ai situé la tendance dont la plénitude me sourit davantage. Quelque générosité qui flotte sur leur seuil, ne peuvent être la demeure de qui veut être un homme complet, les vases au sein desquels se débat l’existence amputée ou captive. Ces vases sont encore, nonobstant les promesses encloses aux lignes de certains, des moules de morale aux fins impératives. Et ma pensée, qui regarde plus loin que leurs bords séducteurs, n’accepte de voguer, vers quelque chaîne, sous leurs auspices…



A côté des morales théologiques ou métaphysiques, politiques ou civiques, l’antiquité me présente des sagesses indépendantes et qui, si on s’intéresse uniquement à la pratique, manifestent toutes un caractère individualiste. Vers elles m’entraînent mon cœur et ma raison… Sans oublier complètement leurs alliances avec des disciplines étrangères, je désire maintenant, les comparer d’après leur contenu.

Je crois les voir se distribuer en quatre groupes. Au fond de la vallée, d’humbles morales se tapissent comme des chaumières. En voici qui, sur des sommets peut-être artificiels et sur des mottes, dressent des châteaux d’orgueil. Les premières montrent le salut dans l’obéissance ; les secondes le font voir dans la domination. D’un groupe émouvant monte un parfum et un cantique d’amour. Un autre fait entendre le plus viril des hymnes et je distingue ce refrain : « Connais-toi afin que tu te réalises. »

Pour la facilité de l’exposition, je vais imposer un nom à chaque groupe. J’appellerai servilismes les doctrines d’obéissance ; dominismes les systèmes de domination ; fraternismes, les éthiques qui prêchent directement l’amour et la fraternité… Je désignerai les individualismes qui ne songent pas aux conquêtes extérieures par le nom de subjectivismes.

Les morales théologiques, qui nous commandent d’obéir à la volonté divine, paraissent d’abord toutes des servilismes. Cependant, dans la mesure où nous pouvons dégager l’enseignement de Jésus, condamné par les clergés contemporains, ridiculement déformé par les clergés postérieurs, il y aurait injustice à le confondre avec les morales cléricales. Autant qu’on la peut connaître ou deviner, la doctrine que les sociaux durent crucifier présente plusieurs caractères de la sagesse indépendante.

Les morales loyalistes me soumettent directement à des maîtres. Les morales civiques me soumettent à des lois fabriquées et appliquées par des hommes. Elles n’ont rien de plus indépendant que les morales cléricales. Pour Hobbes la morale se réduit entièrement à l’obéissance au prince. Ce qu’ordonne le prince est juste dès qu’il l’ordonne et par cela seul qu’il l’ordonne. Seule la loi — l’ordre du chef — crée le caractère moral ou immoral de nos actes. Notre unique devoir, et notre intérêt, est de maintenir le prince. « D’autre part, selon la fameuse formule de Sarpi, « la première justice du prince est de se maintenir. » Pour Hobbes, cette justice-là n’est pas la première ; elle est la seule.

Morales cléricales et morales civiques ont ce caractère commun de grouper non point tous les hommes, mais une partie des hommes ; de les grouper non en tant qu’hommes, mais en tant que fidèles d’une même croyance ou en tant que compatriotes… Ce sont là morales de troupeaux, dit Nietzsche avec trop d’indulgence. Plutôt disciplines d’armées ou de bandes.



Contre ces prédications d’obéissance qui éteignent dans l’individu toute lumière personnelle et amortissent tout ressort éthique, s’élèvent les exhortations contraires des Calliclès, des Stendhal, des Nietzsche. Ceux-là veulent nous enseigner, ou s’enseigner, non plus la servitude, mais la domination. Leur point de départ est individualiste. « Ceci est mon bien que j’aime… », s’écrie Zarathoustra. Mais ce bien qu’il veut c’est la puissance et la puissance sur d’autres hommes. Il ne voit rien de plus « universel et de plus profond dans la nature que le besoin de dominer… ». « Partout où j’ai trouvé, dit-il, quelque chose de vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance ; même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître. »

Peut-il y avoir des maître sans esclaves ? Pas plus que des esclaves sans maîtres ? Les servilistes sont forcés d’admettre implicitement deux morales : celle des maîtres à côté de celle des esclaves. La même nécessité s’impose aux doministes. Nietzsche, qui en a conscience, l’accepte joyeusement. Il proclame parmi des fanfares, l’inégalité des hommes et que cette inégalité est un grand bien. Il ne songe pas à la diminuer, mais à l’accroître. Et il définit la société « une tentative, une longue recherche, mais elle cherche celui qui commande ». Il dit, dans Le Gay-Savoir : « Nous réfléchissons à la nécessité d’un ordre nouveau et aussi d’un nouvel esclavage, car pour tout renforcement, pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce d’asservissement. »

Les individualistes de la mesure et de la volonté d’harmonie repoussent les individualistes de l’appétit et de la volonté de puissance plus énergiquement encore qu’ils n’écartent les servilistes. Mais ceux-ci pourraient accueillir les doministes et prêcher à leur profit… Quand on a appelé individualisme la doctrine harmonieuse d’un Socrate, d’un Epicure, d’un Epictète, ce n’est pas sans répugnance qu’on accorde le même nom à la pensée d’un Nietzsche, d’un Stendhal, d’un Calliclès, brusque comme un ressort et gloutonne comme un fauve. On est tenté d’affirmer qu’il ne saurait y avoir individualisme là où il n’y a pas respect de tous les individus. Celui qui, à un seul être, — l’Unique, dit Stirner, — sacrifie tous les autres, on préférerait le nommer, s’il reste peu actif et peu malfaisant, égoïste. Dès qu’il est avide, conquérant, brutal et autoritaire, il devient un doministe, allié nécessaire des servilistes, maître appelé par les bêlements du troupeau et qui appelle le troupeau.

Le véritable individu, celui qui par chacune de ses pensées, de ses paroles et de ses gestes, se proclame homme libre ; celui qui dit à son frère : « Tu es libre, si tu veux l’être » repousse également servilisme et dominisme. Ces deux systèmes n’ont plus de sens pour qui échappe ensemble à la lâcheté de s’incliner devant des maîtres et aux besoins lâchement serviles qui font désirer la domination. Servilisme et dominisme lui paraissent, avers et revers, la même médaille infâme ; les mensonges inscrits aux deux faces d’une même monnaie sociale et banale ; les corollaires d’une même convention ridicule et odieuse…

Même à un point de vue purement égoïste, ces doctrines ne sont point libératrices ; elles me soumettent à des désirs que je ne puis réaliser qu’avec l’aide d’alliés ou de dupés ; elles me troublent de craintes et de dangers que je ne puis combattre seul. Si je ne suis point né sur le trône, elles font longtemps de moi l’esclave plus rampant qui recherche la protection du maître… Le doministe ne rampe-t-il pas vers le commandement à force d’hypocrisie obéissante ? Chacune de ses actions, chacune de ses paroles est la servante d’un protecteur et d’un appétit… Qu’on se rappelle les formules de J.-J. Rousseau : « La domination même est servile quand elle tient à l’opinion ; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par des préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. » Le maître est esclave de ses esclaves…

Si je regarde la destinée d’un Napoléon, ce maître qui, pour Nietzsche, est déjà sur la voie du surhomme, que vois-je ?… Une vie d’extériorités lourdement brillantes et, au centre, la continuité d’un bâillement. Esclavage sans trêve, cabotinage sans repos, l’effort de plaire, l’effort de tromper, l’effort de reconstruire mille fois la victoire qui toujours s’écroule, l’effort agonisant de limiter et de chicaner la défaite. Accumulation de toutes les laideurs et de toutes les rancœurs. Plutôt être l’esclave d’un maître qu’être le maître, cet esclave de tous les hommes et de toutes les choses… Et puis, exiger l’obéissance, moi qui refuse d’obéir ? Empêcher les autres de se réaliser, moi qui veux me réaliser !… Je souffrirais trop de cette contradiction intérieure, de ce déchirement, de ce cri de moi-même contre moi-même… La méditation vaillante refoule toutes les doctrines d’étable : celles qu’on bêle pour les moutons et celles qui aboient dans la tête des surmoutons : chiens ou pâtres.



Deux éthiques prononcent les mêmes paroles libératrices. Deux doctrines me disent : « Qu’ils cessent de s’avilir à leurs violences ou à leurs mensonges et les fous qui osent se proclamer tes maîtres deviendront noblement tes égaux… Pourvu qu’ils ouvrent les yeux sur eux et sur toi, pourvu qu’ils regardent tout homme sans haine et sans crainte, ils sont tes égaux, ceux que ton orgueil cruel où la cité menteuse déclarent tes inférieurs. Tu es un individu parmi des individus, un égal parmi les égaux, un frère parmi des frères… » Ainsi parlent le subjectivisme d’Èpictète et le fraternisme de Jésus. Me voici hésitant devant cette fermeté douce et cette douceur ferme…

« L’un dit plus souvent et plus volontiers : « Aime » ; l’autre recommande plutôt : « Connais-toi toi-même » et « Sois un homme libre » et : « Réalise ton harmonie ». Mais les sentiments des grands fraternistes et des grands subjectivistes sont semblables ; semblables leurs gestes ; aussi forte leur patience héroïque ; aussi profonde leur miséricorde pour les bourreaux qui ne savent ce qu’ils font. Puisque, ici comme là, cœur et cerveau sont satisfaits, qu’importe que les pensées directrices paraissent ici descendre du cerveau au cœur, là monter du cœur au cerveau ?… Pourquoi écarterais-je l’une ou l’autre des deux grandes paroles ? Me donner, n’est-ce pas un admirable moyen de me créer ? Me connaître et me réaliser de plus en plus permet de donner mieux, de donner davantage, de donner un être plus pur et plus ardent : les richesses intérieures sont des généreuses qui ont joie à se répandre. Loin de s’exclure, la doctrine grecque et la doctrine orientale paraissent, à ce point de ma méditation, s’appeler et se compléter. Fraternisme et subjectivisme se supposent et se soutiennent comme servilisme et dominisme. Ceux-ci les deux faces d’un même mensonge. Ceux-là les deux aspects de la même vérité.

Oui, la sagesse réalisée doit unir, harmonie souveraine, le cantique de liberté et l’hymne d’amour. Il y a peut-être cependant, pour choisir entre les deux doctrines, une raison de méthode. Dans le chef-d’œuvre, qu’il s’appelle Epictète ou Jésus, je trouve les mêmes éléments d’indépendance et de bonté. Mais, si je ne suis pas le grand artiste né, si je dois apprendre a me sculpter moi-même, par où faut-il que je commence ?

… « Aime ton prochain comme toi-même et ton Dieu par-dessus toute chose. » Selon ce que sera mon Dieu, je risque de retomber au servilisme et à ses doucereuses cruautés. Je connais des saints catholiques qui tourmentent et tuent leur prochain par folie d’amour, pour faire, coûte que coûte, son salut… D’autre part, puisque je dois aimer mon prochain comme moi-même je me demande, non sans inquiétude, comment je m’aime. Tout est-il aimable en moi aux yeux de la sagesse… Le précepte d’amour a besoin d’être précédé d’un ou de plusieurs autres. Jésus commence par la fin et il veut moissonner ce qu’il a négligé de semer. « Aime », a-t-il dit. Peut-on s’ordonner d’aimer ? Ai-je sur mes sentiments un pouvoir direct. Artiste trop doué qui n’a pas eu d’effort à faire, Jésus veut me jeter pour mon début en plein ouvrage sublime. Celui qui se commande efficacement d’aimer aime déjà… Plus j’y songe plus je trouve dangereuse la trop grand hâte à se donner…

Un fraternisme hâtif et étourdi risquerait de me livrer à des forces mauvaises, aussi de me faire aimer dans le prochain et dans moi-même ce qui n’est pas aimable. D’autre part, si je ne suis pas un être en qui domine l’instinct d’amour, son commandement reste inutile. Pour tout cela, et pour d’autres raisons encore, la méthode subjectiviste me paraît plus efficace. Le pouvoir que je n’ai à aucun degré sur mes sentiments, je l’ai en quelque mesure sur ma pensée… Je ne saurais tenter directement d’aimer ; je puis, me semble-t-il, essayer de me connaître.


D’autres individualismes de la sensibilité, les sereines doctrines d’Aristippe et d’Epicure, sans m’émouvoir d’amour pour tous mes frères m’empêchent du moins de faire du mal à personne et me rendent l’ami de quelques-uns… Le cyrénaïque, malgré son goût du plaisir, ne s’asservit point au plaisir. Épicure est bien supérieur qui, à ce plaisir en mouvement, préfère la paix épanouie du plaisir en repos, m’affranchit des erreurs et des excès du plaisir. De la conception épicurienne du plaisir, qui s’élève à la sagesse, je ne referai pas ici l’examen, ni l’éloge (voir individualisme). Ecarter, rappellerai-je seulement, les obstacles qui s’opposent à la pureté, à la continuité et à la plénitude du plaisir ; ne craindre ni la mort qui anéantit tout sentiment, ni la divinité qui, si elle existe, ne se préoccupe point de l’homme ; mépriser la douleur, légère quand elle se prolonge, brève et destructrice d’elle-même quand elle est forte ; ne pas laisser échapper les voluptés passées, mais les retenir et les alimenter par un souvenir assidu ; engloutir et annihiler dans cet océan, la petitesse ridicule du présent dès que le présent, isolé, serait souffrance : voilà la sagesse, le souverain bien, voilà l’art subtil et délicat de l’épicurien.

Il reste peut-être dans cette doctrine quelque odeur d’égoïsme et je crois qu’elle ne me satisferait point comme discipline exclusive et définitive… Plus tard, quand les matériaux amassés et éprouvés me permettront de construire mon subjectivisme, peut-être utiliserai-je Épicure. Considéré comme un degré vers la perfection stoïcienne et comme la douceur des heures de repos, l’épicurisme orthodoxe me paraîtra, je crois, utile et sans danger… Que le jardin fleurisse qui monte vers l’imprenable citadelle.

Je ne m’appesantirai (l’espace manque et le lecteur pourra me retrouver, ailleurs, en leur compagnie) ni sur les sophistes, ni sur les cyniques. Je me refuserai la joie de m’entretenir avec Socrate, si grand. Je ne ferai même pas, près de Diogène, une halte pourtant réconfortante. Mais leur souvenir et leur lumière m’accompagneront sur la voie qui monte vers les hauteurs où brille la pensée antique… C’est toujours la sagesse stoïcienne que je salue, sinon avec plus d’émotion, du moins avec plus de confiance. Sans doute tel ou tel détail des théories ne me satisfait point. Mais je contemple chez Epictète le plus efficace des exemples et, pour reprendre une expression qui fut à la mode, le plus sûr professeur d’énergie…

Les stoïciens n’avaient pas tort, qui considéraient l’espérance objective comme une faute et un consentement à la servitude. Alfred de Vigny est dans la grande vérité individualiste quand il appelle l’espérance la pire de toutes nos lâchetés… Il ne peut rien manquer au sage qui déclare indifférent tout ce qui ne dépend pas de lui, qui étanche joyeusement à sa sagesse la soif de sa raison qui, en un voluptueux orgueil rassasie à sa justice et à son indulgence la faim de son cœur. Projeté tout entier à ces deux sommets, il ne daigne plus apercevoir ce que les basses circonstances refusent peut-être à son corps.

Dans l’objectif, le reste ne sera donné par surcroît que lorsque la majorité des hommes montera jusqu’à la sagesse. Sagesse universelle égalera bonheur universel et ce bonheur contiendra, dans sa mutualité et sa plénitude, jusqu’au surcroît des biens matériels… Le sage ne se promet pour demain ni les extériorités un peu lourdes d’un paradis terrestre, ni les extériorités un peu légères d’un paradis d’outre-tombe… Sa vertu ne repose pas sur le calcul imbécile et vite branlant qui croit la vertu la meilleure des politiques. Elle est le victorieux amour de sa propre beauté et de sa propre force. Il s’éloigne, dédaigneux, de toute politique. Parce que toute politique est laide par ses gestes, par le lieu où se font ses gestes, par le but vers quoi tendent ses gestes. Odieuse par ses moyens, elle se précipite âprement, agressivement, vers la fange impérialiste des désirs bas et grossiers…

D’ailleurs, à regarder plus profond, la vraie sagesse individualiste peut-elle survivre en moi si je me tourne vers l’avenir extérieur et l’espoir objectif ? Si je travaille au Progrès, non plus à mon progrès, si j’oublie l’effort de me sculpter pour dédier mes coups de ciseau à la statue Humanité… Dans les siècles éclairés à la torche fumeuse de l’histoire, je ne découvre nul progrès éthique ou social. Les formes politiques qui nous écrasent sont déjà discutées dans Hérodote, condamnées par Platon. La foule se convertira-t-elle jamais au stoïcisme, à l’épicurisme, ou au christianisme de Jésus ou de Tolstoï ? Elle a pu répéter les formules de l’une ou de l’autre de ces doctrines, mais ce fut pour les avilir et les vider de tout contenu. Les sages furent toujours des êtres exceptionnels : le sage est un anachronisme dans tous les temps connus…

Aucun homme récent — ni un Tolstoï déchiré mais velléitaire, ni un Ibsen inaffranchi dans ses actes et dont le rêve s’alourdit d’eudémonisme parfois grossier — aucun moderne peut-être ne paraît un suffisant chef-d’œuvre subjectiviste… Pourtant, ceux-là émeuvent en moi amour, admiration et émulation qui réalisent sur les sommets l’harmonie véritable ; qu’élèvent d’une même ascension hautaine leurs actes et leurs pensées ; qui, au lieu d’abandonner leurs gestes, comme des réflexes, à toutes les irritations venues du dehors, en font les expressions et les rayonnements de leur être intime…

Autant la soumission à une métaphysique ou à une sociologie est mortelle pour l’éthique, autant l’obéissance à une morale empoisonne la science ou l’art. L’artiste, dans la réalisation de son œuvre, le savant, dans ses recherches, n’ont pas à se préoccuper de prêcher ou de confirmer une doctrine… À s’inquiéter de justifier une morale, une politique, une religion ou une cosmologie apprises, on cesse d’être un savant ; on devient un avocat ou, comme on dit au pays du pire servilisme, un apologiste. On n’est plus un trouveur de vérités, mais un inventeur d’arguments… L’homme est une harmonie. Il tient à conserver sa beauté équilibrée et ne se donne pas sans quelque noble réserve à la plus noble des passions. Le vrai savant ne permet pas à son intelligence de détruire sa sensibilité. Sacrifier une de ses puissances, c’est déséquilibrer et, à la longue, amoindrir les autres. Savant et artiste sont des adjectifs devant quoi j’aime à sous-entendre le substantif homme. Pour l’homme véritable, il n’existe pas de fin qui justifie les moyens inhumains. Je puis immoler mes intérêts, ma santé, ma vie même à un but qui me paraît supérieur. La divinité la plus belle et la plus abstraite devient ignoble et orde idole si elle ose me réclamer ce qui n’est pas à moi. La vie, même la plus humble et la plus élémentaire, obtient mon respect et je ne consens pas à créer volontairement de la souffrance…

La science et l’art sont des affranchissements. Pendant qu’il cherche la vérité, le savant oublie les hommes, leurs préjugés et leurs désirs. Aussi l’artiste, pendant qu’il réalise son œuvre… La sagesse, elle aussi, est une méthode d’affranchissement : l’effort de modeler sa propre vie selon la beauté au lieu de la laisser modeler aux fantaisies voisines. Je la considère comme un art ou comme quelque chose de très voisin de l’art. L’art et la science vraiment désintéressés sont des sagesses partielles. Ils n’ont pas à se préoccuper de morale, supérieurs qu’ils sont à toutes les morales qui les voudraient asservir. Pour se soumettre l’art et la science, les infâmes morales, qui sont des méthodes de servitude, détruisent, autant qu’il est en elles, science et art. La sagesse subjectiviste se garde de pénétrer aux domaines de l’activité désintéressée. Le sage se rit des impératifs et méprise les ordres. La sagesse peut conseiller autrui, elle ne commande à quiconque…

Je veux le bonheur. Si j’essaie de l’enfermer dans une matière quelle qu’elle soit, le bonheur glisse et fuit. Mais les eudémonismes formels, sagesse et subjectivismes, échappent, eux, à l’objection. Pour l’épicurien et le stoïcien, le bonheur est une forme que l’artiste moral donne à la matière de sa vie… Et l’expérience montre que les matières les plus communes, les plus pauvres, les plus malheureuses aux yeux vulgaires sont les plus faciles à sculpter, donnent les formes les plus nobles. Socrate, Cléanthe, Spinoza vivent dans ce qu’un terrassier appellerait la misère. Si les deux premiers sont doués d’une santé d’athlète le troisième est maladif, toujours mourant. Epictète est un esclave infirme. Tous sont arrivés au sommet du bonheur…

Pour l’épicurien ou le stoïcien, le bonheur est l’accord, l’harmonie, l’équilibre de tout l’être intérieur. L’art qui le réalise exige trop d’autonomie pour avoir, comme les morales religieuses ou la morale kantienne, les naïves prétentions à l’universalité. Le vrai subjectiviste ne se préoccupe pas de savoir si la maxime de son action peut devenir un principe de législation universelle… Le sage est exempt de toute manie législatrice. Il sait qu’on n’impose pas le bonheur.

La première méthode d’affranchissement à laquelle on songe, la conquête de l’objet du désir est la plus aléatoire et souvent la plus longue. Employée régulièrement, elle aggrave chaque jour la servitude dont le subjectiviste se veut libérer… Elle nous fait désirer pour la fin mille moyens dont plusieurs sont pénibles, elle nous heurte à mille obstacles, multiplie les inquiétudes. L’objet premier est-il enfin atteint, le retard l’a dépouillé de son charme ou sa fraîcheur devient vite entre nos mains tiédeur indifférente. Autre chose, c’est autre chose maintenant que réclame la vague immensité de notre vague appétit. Si, par grand hasard, l’objet continue de plaire, la crainte de le perdre tourmente notre cœur. Et toujours on s’aperçoit que la conquête excite l’appétit au lieu de le rassasier. Le pauvre bien, considéré tout à l’heure comme un but et un couronnement, n’est plus qu’un moyen de conquêtes nouvelles…

J’ai admiré par quels degrés savants s’est affranchi Épicure. J’aime sa distinction entre les besoins naturels (nécessaires ou non) et les besoins artificiels. Les premiers sont limités et généralement faciles à satisfaire. Les besoins artificiels, au contraire, sont ceux dont nous avons vu fuir les limites et qui, à mesure qu’on tente de les remplir, s’élargissent. Il les faut tuer en leur refusant tout.

Délivré de tous les besoins qui ne s’imposent pas au corps, l’épicurien laisse peu de place à la fortune et à la tyrannie… J’ai dit ailleurs (voir individualisme) qu’Épicure m’enseigne en souriant à ne plus craindre mort et douleur, que, par un art subtil, il transmute la douleur même en plaisir. L’expérience personnelle m’apprend que, pour moi, aux combats un peu rudes, cette alchimie ne réussit pas toujours. Dans les crises, la discipline stoïcienne s’adapte mieux soit à mon caractère, soit à mes conditions de vie… Ainsi j’utilise, selon les cas la discipline d’Épicure ou celle de Zénon. A chacun de s’examiner soi-même et de savoir ce qui lui réussit. Je crois que, dans une mesure qui variera, beaucoup feront une place à l’éducation épicurienne de la sensibilité, une place à l’éducation stoïcienne de la volonté. D’autres trouveront peut-être tout ce qui leur est nécessaire dans l’une des deux disciplines…

L’éthique subjectiviste, éthique de la sagesse et non du devoir, éthique tout autonome qui me fait chercher en moi-même mon but et mes moyens, est une méthode d’affranchissement et de paix intérieure. Je l’aime parce qu’elle me délivre de tous les maux. Elle me libère du dehors et des servitudes. Elle m’épargne la douleur du chaos intellectuel. Elle m’arrache enfin à l’odieuse inharmonie entre ma pensée et ma vie. Elle appelle vertu mon effort pour réaliser de mieux en mieux mon harmonie personnelle ; elle appelle bonheur cette harmonie réalisée ; elle appelle joie le sentiment de chacune de mes victoires successives, le sentiment, dit Spinoza, du passage d’une perfection moins grande à une perfection plus grande. — Han Ryner.

MORALE. Le boulet de la morale. — De la morale a l’éthique. — L’existence « œuvre d’art ». — La sagesse et la morale. — Morale et sociologie. — La morale et la philosophie moderne. — Malgré notre répugnance pour les systèmes de morale, nous ne pouvons les passer sous silence. Il faut étudier la morale, ne fut-ce que pour se rendre compte de son « immoralité ». La morale des « honnêtes gens » a reçu de rudes assauts, cependant, elle n’est point morte, et le philosophe doit constamment la tenir en respect. Combattre la morale, ou mieux l’ignorer, c’est diminuer son action dans le monde. Kropotkine fait remarquer que « plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de l’hypocrisie qui en tient lieu, plus le niveau moral se relève dans la société ». C’est quand on la critique et la nie que le sentiment moral fait les progrès les plus rapides. Donc nous n’avons pas d’autres moyens d’être « moraux » que de combattre la morale actuelle, qui est le contraire de la morale : c’est une caricature de morale que les hommes sociaux veulent nous imposer.

Nous entrons, avec la morale, dans un terrain mouvant, capricieux, fuyant, hétéroclite, composite, amorphe. Rien de moins solide que ce terrain-là. On y rencontre de tout : des clichés, des lieux communs, des commandements, des préceptes, des devoirs, des « il faut, il ne faut pas », tout un arsenal de contradictions, d’incohérences, de stupidités sans nombre. Tâchez donc de vous y reconnaître si vous pouvez ! La morale de tel peuple n’est pas celle de tel autre peuple. La morale d’une époque n’est pas la même que celle d’une autre époque. La morale est une question de tempérament. La morale du voisin ne saurait être la mienne. La morale archiste ne peut s’entendre avec la morale anarchiste. La première est immorale, c’est une pseudo-morale. La seconde est amorale, elle est au-dessus et en dehors de la morale.

En morale, rien de plus vrai que l’adage « Tout est vanité ». Morales de la sympathie ou de l’intérêt, morales égoïstes ou altruistes, et toutes les variétés issues de leurs combinaisons, se choquent, s’entrechoquent, se combattent, s’annihilent au sein d’une humanité désemparée, qui ne sait ce qu’elle veut et s’agite perpétuellement. Il n’est pas nouveau de démasquer le mensonge de la morale : d’autres, avant nous, se sont chargés de cette besogne. Cependant, il ne faut pas se lasser de dénoncer l’immoralité de la morale. Les préceptes des moralistes sont remplis d’équivoques, prêtent à différentes interprétations. Que faire ? En maintes circonstances, les gens se posent cette interrogation ? Car, pour eux il importe de ne pas choquer la morale courante… Quant aux morales individuelles, elles ne sont guère individualistes. Rien ne les distingue des morales grégaires, dont elles sont une, variété. Que de sentiments ont été déformés, caricaturés, souillés par ces morales qui constituent « la Morale ». L’amour, la beauté, la justice, sont devenus quelque chose d’odieux : on a pratiqué sous ce nom leur contraire. La vie est devenue un supplice quotidien. Entre la morale intérieure et la morale extérieure existe un conflit aigu. On est à la merci de tous ces « pragmatismes » nouveau-nés ne considérant l’existence qu’au point de vue pratique, ramenant tout à l’intérêt, proclamant que tout ce qui n’est pas utile est une erreur.

Quand nous lisons cette affirmation du philosophe éclectique Victor Cousin : « Les principes de la morale sont des axiomes immuables comme ceux de la géométrie », nous nous demandons si nous ne rêvons pas, et ce qu’il entend par morale. Car rien n’est plus « ondoyant » et divers que la morale. Le dernier mot, en cette matière, a été dit par Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Le même geste est un vice ou une vertu, selon qu’il est pratiqué de l’un ou de l’autre côté de la barricade, et par tel degré de latitude, selon qu’il a pour auteur un Français ou un Allemand, un noir ou un blanc, un juif ou un chrétien… Ainsi, la morale, loin d’être absolue, est essentiellement relative. Où l’on met l’universel et le général, il n’y a que du particulier et de l’individuel. Le relativisme de la morale est un fait que seul les fanatiques peuvent nier. Pour eux, il n’y a point de pluralisme moral : il leur faut je ne sais quel monisme moral, ou plutôt ce dualisme du bien et du mal, cercle vicieux dans lequel les générations tournent sans trouver d’issue. Or ni le bien ni le mal n’existent : quand nous employons ces mots, nous leur faisons dire ce que nous voulons. Sur cette distinction arbitraire repose la morale, laquelle est le domaine du caprice, qu’il ne faut pas confondre avec l’originalité. Si différentes que soient leurs morales, les individus se ressemblent. Il n’est pas question pour eux de se différencier dans l’harmonie et par l’harmonie ; la morale esthétique est trop élevée pour ceux qui ne connaissent, en fait de morale, que la bêtise codifiée.

La plupart des gens ont besoin de vivre en troupeau pour se croire quelque chose ; la morale grégaire est la seule que connaissent maints individus enchaînés. Incapables d’initiative, n’ayant aucune originalité, c’est un besoin chez eux d’imiter et de copier sans comprendre ce qu’ils ont sous les yeux, d’employer les mêmes mots que leurs voisins, et de ne pas avoir une pensée qui leur appartienne. Abandonnés à eux-mêmes, ces individus se croient perdus !… Retenus dans le réseau de leurs traditions et de leurs habitudes, la plupart des êtres n’existent pas, ou mieux ils n’existent que par le mal qu’ils font autour d’eux. Ces êtres, à la fois « moraux » et « sociaux », qui paralysent tout ce qui essaie d’aller de l’avant, ont fait de la vie un mécanisme d’une uniformité et d’une monotonie désespérantes… La morale à laquelle se réfère leur comportement, et qui est celle de la généralité, ne vise qu’à faire entrer l’individu dans le groupe, qu’à l’immoler au profit du groupe, qu’à réaliser le rêve des sociologues : tuer la vie dans l’individu. Elle ordonne qu’il se sacrifie dans l’intérêt de la société. Son bonheur dépend du bonheur du groupe auquel il sacrifie son propre bonheur. Le raisonnement est captieux.

La morale est le fruit des mœurs, institutions et préjugés sociaux, elle est un produit social, avarié au plus haut degré. L’individu n’a pas de pire ennemi que la morale. Ses prohibitions sont sans nombre. Elle oppose une barrière à son intelligence, à sa sensibilité, à sa volonté, à son être tout entier. La morale est un NON lancé à tous nos désirs d’émancipation et de progrès : c’est un non à l’enthousiasme, à l’amour, à la sincérité, à la vérité.

Cette morale bourgeoise est un tissu d’équivoques et d’expédients dans lequel on ne se reconnaît plus. Laïque ou religieuse, la morale d’aujourd’hui, aussi arriérée que la morale d’hier, n’est en aucune façon la « morale » de l’avenir, si l’on peut encore donner ce nom aux modalités de vie dégagées de tous les préjugés. Les philosophes spécialisés dans la morale ont quelquefois dit des vérités à leurs contemporains, comme ce La Rochefoucauld qui avait le courage d’affirmer que l’intérêt est le mobile des actions humaines, mais ils ont été, à toutes les époques, beaucoup plus préoccupés de suivre leur temps que de le précéder. Quelques moralistes n’ont pas craint de dévoiler les faiblesses de l’humanité : nous aimons les relire. Quant aux autres, ils nous donnent la nausée ; Toutes les variétés de morales proposées par ces « bourreurs de crâne » que furent les moralistes ont laissé leur empreinte dans les consciences. Leurs « impératifs » n’ont rien apporté de bien précieux aux hommes. Leurs morales furent des trompe-l’œil et des pis-aller. La morale des « pères de famille » qui représente l’esprit bourgeois dans toute sa laideur est la morale qui régit l’humanité actuelle. En elle viennent se fondre les morales antérieures dans ce qu’elles ont de plus étroit. Les moralistes avec les fondateurs de religion et autres surhommes possèdent le don de mystifier les foules. La morale est une forme d’autorité que l’individualiste rejette. L’homme intelligent ne peut se plier aux exigences de cette morale tyrannique, dont le dessein est d’étouffer la vie et de lui substituer sa contrefaçon. Le but de la morale, de toutes les morales, c’est de faire de l’individu un esclave assujetti aux lois de son milieu, un semblant d’homme, incapable de secouer ses chaînes, docile aux ordres qu’il reçoit. Qui ne voit que la morale est un moyen d’asservir les masses, de les dominer et de les tenir en laisse, dans l’intérêt de quelques jouisseurs qui vivent de la bêtise et de l’ignorance du nombre ?

Combien plus morale est la morale individualiste qui se veut amorale et consiste dans l’effort que fait l’individu pour s’évader de l’emprise du social. Louis Prat, un des rares philosophes qui ne parlent point pour ne rien dire, a appelé « noergie » la volonté qui résiste à l’envahissement des choses en nous. C’est l’énergie de la raison, contre laquelle viennent se briser les petites raisons des hommes. Soyons noergiques, c’est-à-dire énergiques dans le combat que nous livrons chaque jour contre les milieux dont nous faisons partie.

La morale est un poison nécessaire à la vie des êtres : supprimer ce poison, c’est les tuer. Il faut les habituer graduellement à s’en passer ; en en diminuant chaque jour un peu plus la dose, un jour viendra où ils pourront vivre sans faire usage de la funeste drogue. Mais c’est une éducation qui demandera des siècles ! Jusque là les prostitués de la morale ne changeront rien à leurs habitudes et à leurs petites combinaisons. Ils ne renonceront point à leurs privilèges. La morale qui contient tous les préjugés, toutes les traditions, toutes les laideurs, se transformera afin de durer ; elle est bâtie avec la bêtise des hommes, et la bêtise est plus solide que le granit… La morale n’est qu’un mot, mais ce mot a perverti les individus. L’animal est plus moral que l’homme, car il ne s’embarrasse ni de commandements ni de scrupules. L’homme met une barrière entre la vie et lui : cette barrière, c’est le mensonge.

Comment, nous demandons-nous, une morale si fragile peut-elle encore guider les hommes ? C’est bien simple : elle a son explication dans leur ignorance. En morale, l’imitation et le plagiat sont des vertus. Ce qui s’est toujours fait doit continuer à se faire. Il n’y a pas plus de place pour l’imprévu dans le domaine de la morale que dans celui de la logique. C’est un monde pareillement figé. Là aussi il est défendu d’être soi-même. On doit suivre la tradition aveuglément.

Non seulement la majorité des individus est incapable de vivre sans morale, mais le malheur est qu’ils imposent aux autres leur morale, au lieu de se contenter de la pratiquer pour leur propre compte. Et encore ne leur est-elle supportable que parce qu’ils la violent à chaque instant. Les défenseurs de la morale sont en effet les premiers à ne pas l’observer. Spectacle fertile en enseignements pour le philosophe ! Il se fait par là une idée juste de la sincérité des individus. Il importe de jeter bas le masque dont ils se parent, et de montrer qu’ils sont autres que ce qu’ils paraissent être. Ces ennemis de l’assassinat sont des assassins, ces esprit pudiques sont des sadiques en tous genres, ces âmes bien pensantes ne rêvent que plaisirs, noces, jouissances « défendues », toutes les apostasies morales ! Alors ? Alors cessons de prendre au sérieux ces préceptes qui sont bafoués constamment, ces conseils qui ne sont pas suivis, ces appels à l’honneur et à la vertu qui ne sont que des appels à la résignation et à la mort. Morale de renoncement et d’obéissance, morale de régression qui fait de l’homme un être servile et borné ; nous n’avons rien à attendre d’elle pour l’embellissement, pour l’ennoblissement de l’individu. Il faut être avec elle ou contre elle. Point de juste milieu. Combien nous devons être reconnaissants envers un Stirner, un Nietzsche, d’avoir, en révisant la table des « valeurs morales » contribué à déboulonner de son piédestal, l’Idole !

Ce n’est pas dans les préceptes de la morale bourgeoise, violés par ceux-là mêmes qui les ont formulés, que nous trouvons une méthode pour nous perfectionner, pour enrichir notre personnalité, pour nous développer en plus d’harmonie et de beauté. Aussi lui opposerons-nous une morale hautement individualiste, sans obligation ni sanction, une morale qui augmente la vie au lieu de la diminuer, qui, loin de prêcher le sacrifice de l’individu, contribue à son épanouissement, à son affranchissement total… D’ailleurs, en fait de morale, la meilleure c’est encore celle qu’on se donne, non celle qu’on reçoit ; c’est la façon originale dont on conçoit la vie et le monde ; c’est le courage d’être soi-même en mettant ses actes en harmonie avec ses idées. Cette morale-là est toute personnelle. Est le plus moral l’être qui s’est le plus complètement dégagé de tous les préjugés, qui a renoncé à penser et à agir comme tout le monde, qui n’entend subir aucun esclavage, et reste maître de lui en toute circonstance. Si c’est être immoral devant les bourgeois, c’est être moral devant la vie. Voilà la vraie morale individualiste. De tous les individualismes, l’individualisme éthique est le seul qui ne soit pas une tare, le seul qui comporte un entier désintéressement, car il ne vise qu’à enrichir spirituellement l’individu. Le refus d’enchaîner et de se laisser enchaîner est le début de la sagesse. Même si mon voisin agit « en beauté », il n’a pas le droit de me contraindre à en faire autant. Un bel acte obligatoire cesse d’être beau. Quand je veux accomplir un geste libre, je ne consulte personne : c’est moi seul que j’interroge. Je préfère un individu qui commet une sottise de sa propre autorité qu’un individu qui fait un beau geste commandé par un autre. La conscience est le seul guide des individus, et encore faut-il entendre par conscience autre chose que ce que les bourgeois sans conscience désignent sous ce nom. Il n’y a d’obligation et de sanction que dans la conscience. Là seulement est ma récompense ou mon châtiment. Je suis seul juge de mes actes. Si chacun conserve le droit de les critiquer, combien ai-je celui de me critiquer moi-même afin de m’enrichir intérieurement, de m’évader, par la raison et le sentiment harmonieusement associés, de la non-harmonie sociale.

La crise de la morale, dont on parle sans cesse, nous indiffère. Nous ne savons ce qu’on entend par là. Qu’elle traverse ou non une crise, la morale est pour nous une chose du passé. À la morale nous opposons l’art, qui est sans morale et qui réalise, par là même, une surmorale apolitique et asociale. La morale inesthétique, sur laquelle repose la société, convient aux faibles et aux dégénérés. C’est une morale d’esclaves. La morale sociale ne peut convenir à des êtres libres, pour lesquels vivre c’est agir, et agir harmonieusement.

Cette morale immorale punit et récompense les individus pour le même acte, selon qu’il est accompli dans tel milieu, à tel moment. Le même acte est légal ou illégal selon les circonstances. Tantôt, il mérite les honneurs, tantôt il mérite l’échafaud. C’est le caprice qui fait la loi en morale. Au fond tous les dogmes se ressemblent, toutes les causes sont les mêmes, tous les drapeaux symbolisent la même tyrannie. Quand on est sincère, on est bien obligé d’admettre que la morale laïque ne vaut guère mieux que la morale religieuse, c’est la même morale à rebours, nous donnant à adorer d’autres dieux aussi malfaisants… Il n’est pas difficile de se rendre compte, quand on n’est pas absolument dépourvu de bon sens, que « tout ce que l’on a exalté jusqu’à présent sous le nom de morale » (Nietzsche), mérite d’être traité par le mépris.

L’un des points sur lesquels insiste tout particulièrement la morale traditionnelle, c’est celui de l’obligation et de la sanction. Une morale sociale ne peut s’en passer : c’est son fondement et sa raison d’être La morale « archiste » s’évanouit dès que la sanction et l’obligation disparaissent. Et c’est bien ce qui prouve son immoralité : c’est par la crainte et l’obéissance que s’établit sa domination. La morale « archiste » se préoccupe des mobiles qui font agir les individus : plaisir, sentiment, raison, intérêt personnel ou général. Elle place très haut, ce qu’elle appelle le « devoir ». Mot magique, miroir aux alouettes que chacun interprète à sa façon. Il n’y a point de devoir universel et nécessaire. Nul homme n’a le droit de m’imposer sa conception du devoir pas plus que je n’ai le droit de lui imposer la mienne… La morale « archiste » se subdivise en morale personnelle, domestique, sociale, civile ou politique. Elle résoud à sa façon les problèmes que soulèvent la famille, la justice, la solidarité, l’association, le droit et les droits, la propriété, le travail, le luxe, le capital, la nation, la loi, la patrie, l’État, et l’incorruptible démocratie, mère de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. L’alcoolisme, le suicide, l’avortement, etc… sont examinés au même point de vue étroit, anti-individualiste, autoritaire et étatiste. Quant aux rapports des individus entre eux, à l’échange, à la réciprocité et autres questions non moins importantes, il lui est impossible de les résoudre dans un sens rationnel. Sa myopie lui interdit d’introduire un peu d’esprit de suite, de générosité et d’amour dans l’examen de ces problèmes. Il lui faudrait pour cela l’envergure qu’elle n’a pas.



La morale est une mystification. Elle s’acoquine avec la religion pour châtrer les individus Elle s’allie avec la science pour se faire prendre au sérieux. Elle prend le masque de l’art pour se substituer à lui. Partout elle s’immisce, pour tout dénaturer. Au moindre examen, on s’aperçoit que les « menottes » de la morale sont bien fragiles. Il suffirait d’un peu de volonté pour les briser.

La société a inventé la morale pour maîtriser l’individu et supprimer en lui toute indépendance. Elle vise avant tout à en faire un eunuque. « Un homme qui moralise est ordinairement un hypocrite, et une femme qui moralise est invariablement laide », disait Oscar Wilde. Comme il avait raison, ce pauvre Adolphe Retté, sombré depuis dans le mysticisme, quand il disait : « Ce que les bourgeois appellent la morale, c’est le droit à l’hypocrisie »… La morale n’est ni une preuve d’honnêteté, ni plus ni moins. C’est aussi la peur du gendarme, ni plus ni moins. C’est aussi la peur de l’opinion, du qu’en dira-t-on. Aussi les moralistes se cachent-ils pour accomplir leurs saletés. Tant de gens qui se prétendent vertueux le sont par force, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement…

La morale et l’intérêt s’accordent parfaitement. Quand, par hasard, ils sont en conflit, c’est toujours l’intérêt qui a le dessus. Les honnêtes gens n’hésitent pas à mettre de côté leurs « principes ». Faire des affaires, à cela se réduit toute la morale de certaines personnes. Et, dans ce but, intriguer, sacrifier les amis et les trahir. Se vendre est le plus sûr moyen, à la portée du premier venu, de réussir dans la vie. Il n’y a pas d’autre morale pour les arrivistes.

Rejeter ce boulet de la morale, qui paralyse l’essor des êtres, ce serait vivre normalement. Tout progrès moral véritable consiste dans la révolte de l’individu contre la morale courante. Cette révolte se traduit tantôt par l’action, tantôt par l’inaction. La seule morale, en fin de compte, c’est de s’affranchir de la morale. C’est de rompre les liens sociaux qui font de chacun de nous des mannequins. C’est de vivre en harmonie avec nous-mêmes. Tout le reste est immoral.



Substituons au vocable « morale » celui d’éthique. Il n’est point équivoque, il a une signification précise. L’éthique est autre chose que la morale. Elle constitue l’art de vivre par excellence. La morale, c’est l’art de ne pas vivre, le mot art étant ici pris dans le sens de faux-art, dépourvu de toute beauté. Pour nous, il n’y a point d’éthique en dehors de la sagesse. Nous appelons éthique une morale basée sur la sagesse, morale sans rapport avec la morale ordinaire. Nous désignons sous ce nom une morale sans « la morale ». L’éthique n’est pas autre chose que l’autonomie de la conscience délivrée de toutes les chaînes.

L’action et la pensée s’associent étroitement dans l’éthique individuelle. Elles sont solidaires. Les séparer, c’est mutiler la vie. C’est pourtant ce que fait la morale ordinaire qui, en isolant la pensée de l’action, aboutit à la fausse pensée et à la fausse action.

Tandis que la morale est grégaire, l’éthique est individuelle. La morale exige des imitateurs ; l’éthique veut des créateurs. Avec Han Ryner, j’envisage la sagesse « comme un art ». Je crois que l’éthique est une esthétique. J’oppose, avec l’auteur des Voyages de Psychodore, la sagesse à la morale sans sagesse des moralistes. L’éthique a tout à gagner à se passer de la science au sens étroit. Loin de se subordonner à la science, c’est la science qui lui est subordonnée. L’éthique individualiste — que nous appelons sagesse — n’utilise qu’à bon escient les méthodes de la science. Elle en use, n’en abuse point. La morale enlaidit sa vie. La sagesse découvre pour l’individu les moyens de faire de son existence une œuvre d’art.

L’éthique rejoint l’art, la morale le fuit. Entre l’art digne de ce nom et la morale, nulle conciliation n’est possible. Ils ne poursuivent pas le même but. La morale est le contraire de l’art ; l’art est le contraire de la morale. Morale et esthétique s’excluent. Ce que j’ai longtemps désigné sous le nom de « morale esthétique » n’a rien de commun avec la morale traditionnelle. Cessons d’associer ces vocables. L’art est au centre de l’éthique, comme un flambeau pour l’éclairer. L’art de vivre, c’est l’art de vivre en beauté. L’éthique tend à faire passer dans l’existence humaine l’équilibre et l’harmonie contenue dans toute œuvre d’art, témoignage de l’harmonie et de l’équilibre de son créateur. L’artiste de sa propre vie rectifie sans cesse son œuvre, la corrige et l’embellit. Il n’est jamais satisfait. Il vise à être chaque jour meilleur, plus beau.

Si l’éthique ne peut se passer de l’art, elle conserve sa liberté en face de la science. Elles peuvent s’allier, non se confondre. Une éthique individualiste ne professe point pour la science une admiration sans bornes, mais ne la méprise point. Elle l’estime à sa juste valeur. Elle en tire le meilleur parti Seulement, l’éthique, qui ne veut pas de chaînes, repousse les dogmes scientifiques, comme les autres dogmes. Elle emprunte quelques-uns de ses moyens à la science, elle refuse de se servir de tous ses moyens. Quand la science n’est point sagesse, comment la sagesse consentirait-elle à faire alliance avec elle ?

L’éthique est indépendante de la sociologie. Quand elle consent à faire alliance avec elle, ce n’est pas pour recevoir des ordres, mais pour suggérer des conseils. La sociologie bien pensante n’aura jamais d’ailleurs ses préférences… Biologie et sociologie ne sauraient être des prisons pour le sage. Les prisons, de quelque nom qu’on les décore, le sage n’en veut point. Biologie et sociologie sont des pis-aller. Elles ne suffisent pas à étayer l’éthique. Elles peuvent très bien, par contre, faire le jeu de la morale.

L’éthique n’impose pas de règles aux individus. La seule règle qu’elle leur demande d’observer, c’est d’être eux-mêmes. Elle s’efforce de mettre en valeur ce qui les différencie des autres, ce qu’il y a de meilleur en eux. Elle fait de l’individu un être libre. Une éthique purement scientifique en ferait un automate. Elle cesserait d’être une éthique. Elle ne demanderait aux individus aucune initiative, exigeant d’eux mêmes façons de penser et d’agir communes. L’éthique repousse la morale scientifique, comme constituant le plus grand obstacle à la morale individuelle…

Métaphysique, biologie ou sociologique, la morale a usé de tous les expédients pour se rajeunir, mais elle n’a fait que s’enlaidir un peu plus sous ses vêtements d’emprunt. Aux impératifs catégoriques de la morale, à ses commandements mort-nés, la sagesse substitue de modestes conseils. La morale ordonne ; la sagesse suggère. Là est leur principale différence. Il n’y a pas d’injonctions pour la sagesse. L’harmonisation de toutes les facultés humaines dans l’individu, tel est le but qu’elle poursuit. A l’encontre de la politique et de la morale, ces deux sœurs jumelles, qui ne visent qu’à créer du désordre dans l’individu, elle est l’art de l’individu.

Sagesse et morale sont deux choses qui s’excluent. La sagesse est un art, et l’on sait que la morale est le contraire de l’art. La sagesse n’a pas l’autoritarisme de la morale, qui aspire à diriger la vie de chacun de nous. Les prétentions de la fausse éthique qui a nom morale sont injustifiées. Elle aboutit à une pseudoscience de la vie. Sa technique est en défaut. La sagesse n’a d’autre ambition que de nous révéler à nous-mêmes, que de nous aider à nous ressaisir au sein des influences, bonnes ou mauvaises, qui agissent sur nous. Cette pseudo-sagesse qui a nom morale nous fait. commettre bien des bêtises. Elle nous jette dans des situations inextricables. Elle complique notre existence et fausse notre jugement. Avec elle on trébuche, on finit tôt ou tard par se casser les reins.

Pouvons-nous nous contenter de trébucher avec la morale, quand la sagesse s’avance pour guider nos pas ? Celle-ci est aussi large que celle-là est bornée. A la morale il sied d’opposer la sagesse, non ce masque de sagesse qui est un déguisement de la morale, mais une sagesse réelle, à la fois belle et vivante. La morale enchaîne ; la sagesse libère. Entre les deux, l’homme libre n’hésite pas. Aucun compromis d’ailleurs n’est possible entre la sagesse et la morale. On n’accorde point le néant et la vie. Le domaine où se meut la morale, c’est l’équivoque. La sagesse est clarté. La morale est tyrannie ; la sagesse est délivrance…



Les philosophes contemporains, spécialisés dans l’étude de la morale, l’envisagent à un point de vue objectif. Ils ont constitué une « science des mœurs ». C’est un fait assez nouveau. Mais cette « science des mœurs » qu’est-elle, sinon une dépendance de la sociologie, qui sacrifie l’individu au soi-disant bonheur de la collectivité ? Elle constate des faits, et ces faits sont invoqués en faveur du régime social. Que nous voila loin de la morale « sans obligation ni sanction » préconisée par Guyau, de l’anomie libératrice…

Après avoir été métaphysique, puis médicale et biologique avec Metchnikoff, la morale est devenue sociologique. Mais elle n’est guère devenue plus « positive » pour cela. Les faits moraux ont été étudiés comme des faits physiques. Cependant, les morales a posteriori, à prétention scientifiques, ne valent guère mieux que les morales a priori. Elles sont imprégnées du même dogmatisme. Ces morales sont réactionnaires, malgré leurs allures révolutionnaires. Les adversaires de la « métamorale » prétendent soustraire la morale à la métaphysique, et ils rétablissent sous une autre forme la métaphysique en morale.

La morale du sociologisme ne souffre aucune discussion. Elle se résume en cet impératif : « J’ai dit ». Il n’y a qu’à s’incliner devant ses commandements. C’est le dernier mot de la morale préconisée par Durkheim. Pour ce dernier, la morale est la servante de la sociologie. Ces deux disciplines se prêtent main-forte pour le but qu’elles poursuivent : réduire à néant l’individu. Impossible de les séparer. Les moralistes-sociologues, et les sociologues-moralistes aboutissent aux mêmes conclusions, leurs systèmes renferment les mêmes contradictions. Critiquer la morale sociologique et la sociologie morale, c’est accomplir le même geste d’émancipation. Il faut nous libérer à la fois de la sociologie et de la morale si nous voulons être des vivants.

La morale, selon la nouvelle école, n’est plus qu’une « branche de la sociologie ». Les faits moraux doivent être étudiés comme les faits sociaux. Il y a une « nature morale » comme il y a une « nature physique ». C’est ce qui est, non ce qui doit être, qui est l’objet de la morale. Analyser la réalité morale donnée, tel est le but du moraliste. Morale et sociologie obéissent aux mêmes règles et emploient les mêmes méthodes. Elles renoncent l’une et l’autre à améliorer la réalité, bien qu’elles affirment le contraire. Les moralistes-sociologues, ou les sociologues-moralistes, ont prévu l’objection, et ils répondent avec Durkheim : « De ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer. » En attendant, ils reculent aux calendes grecques cette amélioration. Au fond ils s’en désintéressent.

La morale cesse d’être théorique : elle se contente d’étudier les faits moraux. La morale est une réalité donnée, un objet de science, à laquelle on appliquera la méthode de la sociologie scientifique. Or, Fouillée fait remarquer aux sociologues que « la morale n’est pas une science d’observation portant sur des choses faites. » Elle n’est pas une réalité donnée, mais une réalité qui se donne elle-même. Les inconvénients de la morale sociologique sont ceux de la sociologie positive, objective et scientifique, dont elle est un chapitre. Cependant, l’esprit libre saura toujours trouver, même dans cette conception défectueuse de la morale, matière à s’augmenter, la « réalité donnée » l’obligeant à faire certaines constatations.

Il n’y a pas, dit Lévy-Bruhl (La morale et la science des mœurs), de morale théorique. Lévy-Bruhl a montré que la morale a d’abord été, dans les société primitives, une « particularisation » des pratiques morales, qu’elle est ensuite devenue l’universalisation des principes de la morale, qu’enfin de nos jours elle serait une étude scientifique, objective et comparative de la pluralité des morales. Il y aurait, en face de la morale dogmatique une « science de mœurs » appelée à rendre les plus grands services. La « science des mœurs » a raison quand elle affirme que la nature humaine n’est pas identique à elle-même partout et en tout temps. Prévoyant le reproche qu’on ne manquerait pas de faire à la science des mœurs de se borner à l’étude de la réalité sans chercher à la modifier, Lévy-Bruhl, auquel nous devons un ouvrage récent sur Jaurès, se défend d’une conception aussi étroite : « Dire que nous concevons la réalité morale comme un objet de science, implique précisément que nous n’acceptons pas tout l’héritage du passé avec un sentiment uniforme et religieux de respect. »

Albert Bayet a essayé de donner à l’éthologie ou science des faits moraux une direction différente, et d’en assouplir les rugosités. Pour ce philosophe, l’art moral classique, n’est basé ni sur l’intérêt ni sur la société. Il laisse l’individu se développer librement et n’ajourne pas indéfiniment l’entreprise de modifier la réalité. La « science des mœurs » est ainsi dépassée. Pour Albert Bayet, il y a des idées mortes et des idées vivantes. L’idée du bien existe, mais est variable. L’esprit scientifique en morale, fait-il observer, n’aboutit qu’à l’immoralité, et la morale universelle est le dernier des dieux.

Les penseurs anarchistes ne nient pas la morale, mais elle est autre chose pour eux que la morale traditionnelle. Kropotkine croyait que la morale est une « science », mais une science qui dicte à l’individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner et à perfectionner le milieu dans lequel il vit. Errico Malatesta déclare de son côté : « On appelle morale la science de la conduite de l’homme dans ses rapports avec les autres hommes, c’est-à-dire l’ensemble des préceptes que, à une date donnée, dans un certain pays, dans une classe, dans une école ou un parti, l’on considère bons pour conduire au plus grand bien de la collectivité et des particuliers. » Or, les anarchistes, dit-il, ont une morale, et ne peuvent pas ne pas en avoir, mais elle ne saurait constituer pour eux qu’un idéal, car personne, dans la société actuelle, ne peut vivre vraiment en anarchiste, étant exploité et opprimé en même temps qu’exploiteur et oppresseur. Il aboutit en somme à la même conclusion que Kropotkine, qui est de rompre avec le milieu en se perfectionnant.

J. M. Guyau, dans son Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction, lue et annotée par Nietzsche, s’était proposé « de rechercher ce que serait et jusqu’où pourrait aller une morale où aucun « préjugé » n’aurait aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur, soit en fait de certitudes, soit en fait d’opinions et d’hypothèses simplement probables ». En véritable précurseur qu’il était, il préparait la voie aux recherches portant sur une morale scientifique : « Rien n’indique, disait-il qu’une morale purement scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce qu’on sait, doive coïncider avec la morale qu’on sent ou qu’on préjuge ». Il introduisait la liberté en morale et faisait sa part à la spéculation philosophique. Au lieu de regretter la disparition de « l’impératif » absolu et catégorique et la variabilité morale qui en résulte, il considérait cette dernière comme la caractéristique de la morale future. Écartant toute loi antérieure et supérieure aux faits, il partait de la réalité pour en tirer un idéal, de la nature pour en tirer une moralité, et il faisait de la vie seule, morale et physique, le principe de la conduite humaine, comme il avait fait de la vie le principe de l’art et de la religion…. — Gérard de Lacaze-Duthiers.