Encyclopédie anarchiste/Militaire - Mine

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1576-1586).


MILITAIRE adj. (lat. militaris, de miles, militis, soldat). Qui concerne l’armée, les soldats et, conséquemment, la guerre vers laquelle sont orientées les institutions militaires. Ce mot désigne une mentalité, des mœurs, une politique, une organisation ; il évoque des charges sociales, des tyrannies de caste, de sanglantes suprématies, des entr’égorgements de peuples et, en général, un abaissement du niveau humain qui ne peuvent que le faire haïr de tous les hommes libres. Tous ceux qui pensent avec quelque indépendance, ont plus ou moins marqué de réprobation l’esprit et les œuvres militaires. Quelques citations typiques en feront foi. Jusqu’aux grands de l’Église d’ailleurs qui, revenant, à certaines heures, à la logique de leurs enseignements, en ont dénoncé les méfaits ! « Ce qu’il y a de plus fatal à la vie humaine, c’est l’art militaire. » (Bossuet). « Un prince qui n’a eu que des vertus militaires n’est pas assuré d’être grand dans la postérité. » (Massillon). « Quinze ans de despotisme militaire changent tout dans les mœurs d’un pays. » (Mme  de Staël). « L’éclat des succès militaires éblouit même de bons esprits. » (J. de Maistre). « La gloire militaire ne justifie pas le despotisme, mais elle le décore. » (Benj. Constant). « Une démocratie n’existe plus là où il y a une force militaire en activité dans l’intérieur de l’État. » (Chateaubriand). « La servitude militaire est lourde et inflexible comme le masque de fer du prisonnier sans nom. » (Alf. de Vigny). « La vie militaire est anormale et prive la société des hommes les plus forts. » (Maquel). « L’honneur militaire est le plus bizarre et le plus variable de tous. » (Valéry), etc…

L’art militaire est proprement l’art de tuer. Le métier qu’il exige comporte un entraînement systématique à la destruction des choses et des personnes ; il n’existe pas en dehors d’une collaboration, selon certaines méthodes, aux crimes collectifs que sont les guerres. La caserne et le service militaire obligatoire en ont systématisé l’apprentissage… La justice, dite militaire, est rendue par un conseil de guerre, c’est-à-dire un tribunal où les chefs jugent leurs subordonnés. Elle fonctionne, plus encore que la justice civile – qu’elle méprise d’ailleurs, comme le proclamait, de façon typique, sous l’affaire Dreyfus, le parti de l’État-major – avec un dédain insolent de l’équité. Elle rend des sentences à la fois grotesques et terribles. Et elle fait exécuter – préoccupée d’exemple ! – par ses camarades les malheureux que frappent ses arrêts de mort. Pour les autres, elle a ses bagnes où opèrent des tortionnaires raffinés. De la caserne à Biribi, de la discipline à la sanction disproportionnée, de la brimade bouffonne et lancinante à la punition sadique, s’étalent ridicules, tracassières et cruelles, des compressions de l’être humain qui sont des vertus proprement militaires. Elles n’abdiquent à aucun moment, et la guerre les connaît accrues et davantage florissantes…

En temps de guerre, les actes de répression militaire sont caractérisés par des violences de toute nature, dirigés contre des adversaires ou ennemis, contre des villes ou des provinces, ou seulement contre des habitants, des prisonniers, des vaincus, par ordre des chefs militaires et sous prétexte d’exemple ou de représailles. Aux colonies surtout – où c’est d’ailleurs en permanence l’état de guerre, où sévit en fait, sans interruption, l’occupation militaire, – combien d’actes infâmes n’a pas couvert la prétendue civilisation ! Est-il besoin d’aller plus loin que l’exemple, sous nos yeux, de ce que fait la France, en Indochine ; aux Indes, l’Angleterre ? Le règne militaire incarne à merveille la domination du plus fort. Le militaire colonisateur, qui porte à la pointe des baïonnettes les bienfaits des « grandes » nations, s’accompagne souvent de ces deux auxiliaires doucereux qui parfont sa tâche généreuse : la religion et l’alcool. « By the Bible and by the gin » (comme disent les fils d’Albion, experts dans l’art du rendement colonial), on obtient, les armes remises pour un temps au fourreau, ce que n’a pu achever la conquête…

Dirons-nous, pour compléter le tableau, quelques mots de cette discipline « qui fait la force principale des armées », comme s’expriment les manuels d’instruction ? Évoquerons-nous le dressage méthodique des unités confiées aux formations militaires, le refoulement de la personnalité, l’obligation d’une obéissance qui ne connaît ni raison, ni raisons. Pour les jeunes gens contraints à enfermer dans les casernes une portion précieuse de leur existence, est-il souvenir plus humiliant que cet abaissement devant le galon prestigieux, le silence devant une « supériorité » toute d’arrogance et d’arbitraire ? Militaire est synonyme de soumission aveugle, de mise à merci « sans discussion ni murmure ». L’esprit militaire exige qu’on abdique, l’individualité est sa proie. L’armée s’applique à niveler et à mâter les hommes dont elle s’empare. Elle prétend à l’obéissance passive. Les œuvres militaires s’accomplissent sous le signe d’une docilité totale et moutonnière. Et c’est des troupeaux qu’elles ébranlent…

C’est assez dire que la conception militaire est une force avec laquelle nous ne pouvons transiger et qu’à sa mentalité, ses rouages et ses buts, nous opposons une critique et une propagande incessantes. Contre elle, les libertaires ne marchandent ni leur temps, ni leur liberté. Plus d’un a payé de sa vie la révolte contre ses prétentions et ses crimes. Avec eux, les syndicalistes révolutionnaires, comprenant quel levier de classe, quelle puissance anti ouvrière est l’armée, ont essayé de sauvegarder les dignités menacées, de maintenir actives les énergies tapies sous le joug parmi les jeunes travailleurs enrôlés. L’antimilitarisme agissant (voir militarisme) est dans la logique de nos principes : il commande les attitudes de tous les révolutionnaires éclairés qui voient, plus loin que les coups de main de violence, une société affranchie des fléaux autoritaires. Intense pendant les années qui précédèrent la guerre, l’effort antimilitariste a souffert de l’écœurement des foules trompées cherchant, quand elles ne sombrent pas dans l’indifférence, une obscure revanche dans les illusions bolchevistes. Comme si les mêmes armes et les mêmes moyens ne ramenaient pas aux mêmes dangers et ne ressuscitaient pas des malfaisances du même ordre ! Le peuple pour se défendre, ne peut favoriser la formation d’une nouvelle organisation militaire qui, avec la même mentalité, se retournera de nouveau contre lui, au service de quelque caste, ou de quelque aventurier…

Opposé au mot civil, le mot militaire est un terme générique qui désigne l’ensemble de la force armée. Il y a, entre les deux éléments, une démarcation plus nette encore dans le langage vulgaire que dans le langage technique. Qui porte habit militaire semble avoir revêtu un prestige et des vertus qui manquent aux autres mortels. « Il fut un temps où le militaire s’imaginait volontiers appartenir à la race des héros invincibles et traitait avec une désinvolture quelque peu dédaigneuse le simple pékin. » Il y aurait de la naïveté à croire ces temps révolus. La recrudescence des préoccupations militaires au sein des nations troublées d’après-guerre a ressuscité des prérogatives et ramené des délits de lèse-majesté qu’on croyait à jamais disparus. Au pays de Voltaire, un regard nuancé d’ironie suffit à autoriser les porteurs de galon à se croire insultés et à exiger contre vous des sanctions…

À l’heure où la France, pour sauvegarder sa fallacieuse « victoire », porte à un si haut degré le mal militaire, il est piquant de rappeler le jugement de celui qui, alors premier consul, devait faire bientôt de l’Europe le champ-clos des armées : « Il ne faut pas, disait-il, raisonner des siècles de barbarie aux temps actuels. Nous sommes 30 millions d’hommes réunis par les lumières, la propriété et le commerce. 3 ou 400 000 militaires ne sont rien auprès de cette masse. Outre que le général ne commande que par les qualités civiles, dès qu’il n’est plus en fonction, il rentre dans l’ordre civil. Les soldats eux-mêmes ne sont que les enfants des citoyens. L’armée, c’est la nation. Si l’on considérait le militaire, abstraction faite de tous ces rapports, on se convaincrait qu’il ne connaît point d’autre loi que la force, qu’il rapporte tout à lui, qu’il ne voit que lui. »

« L’homme civil, au contraire, ne voit que le bien général. Le propre du militaire est de tout vouloir despotiquement ; celui de l’homme civil est de tout soumettre à la discussion, à la vérité, à la raison. Elles ont leurs prismes divers, ils sont souvent trompeurs ; cependant la discussion produit la lumière. Je n’hésite donc pas à penser, en fait de prééminence, qu’elle appartient incontestablement au civil. »

Si le guerroyeur forcené de l’Empire a oublié le parallèle – peu flatteur pour le militaire – tracé par Bonaparte, que dirons-nous de la cécité d’une République qui entretient au paroxysme, sous des prétextes de sauvegarde, toutes les vertus qui alimentent le césarisme ?… — Georges Yvetot.

À lire : Psychologie du militaire professionnel (A. Hamon) ; Sous-Offs (L. Descaves) ; Biribi (G. Darien) ; L’Armée contre la Nation (Urbain Gohier) ; Le livre d’or des officiers français (Chapoutot) ; les satires de G. Courteline, etc…


MILITANT(E) (rad. militer) adj. Qui fait la guerre, qui combat. Une nation guerrière et militant, — Qui lutte, qui dispute une victoire : La vie de l’homme est une vie militante. Politique militante : Politique de lutte. — Substantiv. : Partisan de cette politique : Les militants. Église militante (v. Église).

Mais il est un sens — pour nous familier, et qui entre de plus en plus dans la terminologie courante — sur lequel nous voulons, ici, nous étendre davantage. Qu’est-ce qu’un militant ? Le militant tel que nous le comprenons s’apparente à l’apôtre, à l’agitateur et à l’animateur. Comme l’apôtre il se voue à la propagation et à la défense d’une doctrine, d’une idée, d’une cause, avec l’enthousiasme de la foi, un prosélytisme ardent et le désintéressement d’une conviction inébranlable. Comme l’agitateur, il est celui qui réveille les masses populaires et les entraîne à la lutte contre les iniquités sociales. Comme l’animateur, il organise, éduque, enflamme et galvanise ceux qui, comme lui, comprennent que leur émancipation totale ne dépend que de leur effort, individuel et collectif. (Voir les mots Agitateur, Apôtre).

Parlons de nos militants. Par la parole, par l’écrit et par l’action les militants anarchistes, dans le monde entier — et surtout à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci — ont donné l’exemple, parfois farouche et tragique, de l’esprit de sacrifice entier à la cause révolutionnaire. Nombreux sont les justiciers, les vengeurs, les généreux exaspérés qui ont remué les masses miséreuses et. terrifié la bourgeoisie par leur propagande individuelle.

Leur admirable apostolat n’a pas été couronné du succès tant espéré… Leur sacrifice n’a pas amené le triomphe de l’anarchie ; mais l’espoir a jailli de partout et la philosophie anarchiste s’est largement répandue parmi les exploités, elle a pénétré les mouvements de revendication prolétarienne… Malgré, les persécutions, la discussion des idées subversives partout continue. Les idées et les militants les plus connus de l’anarchie eurent des sympathies dans tous les milieux de la société. L’objection qu’ils rencontraient dans leur propagande était le plus souvent celle-ci : « Ce que vous préconisez est trop beau pour une humanité si laide ! » Mais discuter une idée, c’est vouloir la comprendre et la comprendre c’est commencer à l’adopter. L’idée faisait donc son chemin. D’autant plus que partout les procès retentissants de militants anarchistes passionnaient l’opinion publique. Des propagandistes admirables réfutaient pied à pied les objections de l’éloquence judiciaire au service de la justice bourgeoise. Quant aux responsables de « propagande par le fait », leur attitude, simple ou crâne, fut toujours celle de héros vaincus, mais non désespérés du triomphe de l’Idée et heureux de l’occasion qui leur était donnée d’expliquer et de justifier leurs actes « devant des ennemis et non des juges », comme ils disaient. L’activité de ces militants, leur audace affolaient les bourgeois, mais réconfortaient les travailleurs emportés par de tels exemples loin des pitreries des tréteaux politiques.

De cette propagande de « l’époque héroïque » anarchiste, l’éducation populaire se ressentit fortement. Une mentalité nouvelle se révélait. Les militants de l’anarchie, orateurs et écrivains, développaient avec succès les généreuses idées de liberté et de fraternité humaine. Ces idées se discutaient et les espoirs d’un avenir très prochain se formulaient surtout parmi les travailleurs. Il s’agissait de favoriser et d’amplifier cet acheminement vers la justice sociale par l’organisation de la classe ouvrière. Ce fut le rôle des militants syndicalistes.

Les travailleurs groupés en vue de revendiquer un meilleur salaire offraient en effet un terrain merveilleux pour une propagande plus hardie et plus logique que celle de l’entente des exploités avec leurs exploiteurs et, dans ces groupements, il était facile de montrer la solidarité ouvrière s’effectuant dans l’action revendicatrice autrement que par la mutualité.

Tout est mieux compris entre frères de misère, entre compagnons de chaîne. Souffrir et espérer ensemble prédispose singulièrement à avoir mêmes pensées. C’est pourquoi les ouvriers affranchis du respect de l’autorité, imbus d’idées de justice sociale et animés de saine révolte contre les iniquités furent aptes à se faire comprendre parmi les travailleurs en leur parlant de la possibilité de conquérir (par l’union et par l’action sur le terrain économique, dans le syndicat) le Bien-Être et la Liberté. Loin de dénigrer le Travail, source de toute la richesse sociale dont ne profitent point les travailleurs, ils en démontrèrent la nécessité et la beauté à la condition que le Prolétariat — par son action énergique et coordonnée — ait supprimé l’iniquité sociale sur laquelle est basée le régime bourgeois : l’exploitation de l’homme par l’homme.

Ces militants anarchistes ou libertaires surent se faire comprendre. Ils surent convaincre. A leur contact les travailleurs prirent conscience de leur valeur et comprirent qu’ils devaient rester unis pour être forts. C’est de cette éducation poursuivie dans les syndicats que naquit la C. G. T. La propagande syndicaliste des militants anarchisants nous semble la seule efficace pour aboutir à la « suppression du Patronat et du Salariat », principe fondamental de la C. G. T. et but suprême du syndicalisme. C’est du producteur, affranchi dans sa mentalité par l’éducation, que surgira l’action prolétarienne propice à l’éclosion d’une société nouvelle d’hommes libres sachant s’entendre et s’entr’aider pour la vie…

Les militants syndicalistes surent donner aux syndicats ouvriers une allure combative qui ne fut pas sans alarmer les exploiteurs et leurs défenseurs. L’État mit au service des patrons contre les ouvriers tous les moyens de répression possibles. Magistrature, Police, Armée furent mobilisées contre la classe ouvrière en œuvre d’émancipation. De nouvelles lois répressives furent vite bâclées et appliquées aux militants. Une presse servile trompa sciemment l’opinion publique pour l’ameuter contre l’ouvrier syndiqué et contre ceux qui, sans ambition personnelle, attaquaient droit l’édifice d’iniquité.

Mais tout cela n’empêchait nullement le syndicalisme d’être redoutable par sa tactique révolutionnaire et ses formules d’action directe. Tout cela n’empêchait pas les militants de continuer une propagande salutaire, exhortant les masses à opposer la force ouvrière à la force patronale et combattant ardemment, par la parole et par la plume, les actes de répression gouvernementale et les lâchetés parlementaires. Les années de prison s’accumulaient sur la tête des militants qui osaient qualifier, selon leurs mérites, les valets de la bourgeoisie capitaliste. Ces militants avaient compris leur rôle. Ils savaient qu’ils ne devaient plus s’arrêter en chemin ; puisqu’ils avaient mis le prolétariat sur la voie de la révolution sociale, ils devaient l’accompagner jusqu’au bout, dût, parfois, les interrompre un repos-forcé dans les prisons de l’État. Devant les juges, eux aussi, revendiquaient hautement la part de responsabilité qu’ils avaient dans l’effervescence révolutionnaire parmi les travailleurs. Ils marchaient crânement sur les traces des syndicalistes américains que l’histoire du mouvement ouvrier honore sous la dénomination de Martyrs de Chicago.

C’est sous l’influence de militants libertaires que les syndicats se débarrassèrent de plus en plus de complications paperassières, de règlements inutiles, d’obligations surannées et remplacèrent les « sollicitudes législatives » à l’égard des syndicats, par des mœurs ouvrières adéquates à la mentalité syndicaliste. La tactique d’action dans les grèves fut également transformée. Ce n’est pas ici la place d’en décrire toute l’efficacité, ni d’en dénombrer les résultats ailleurs exposés. Revenons au militant. Définissons bien ce qu’est ou doit être le militant syndicaliste.

Contrairement à l’opinion de certains anarchistes hostiles au syndicalisme, nous pensons que le syndicat ne diminue pas la personnalité de l’anarchiste. S’il est ouvrier, sa place est au syndicat. Il y doit faire nombre et œuvrer pour revendiquer aussi son droit à la vie meilleure. S’il veut devenir un militant syndicaliste digne de ce nom, il lui suffira de ne pas se croire d’essence supérieure à ses camarades, de n’afficher au milieu d’eux aucun pédantisme, de n’affecter aucun dédain de leur ignorance, de se montrer, en un mot, pénétré d’affectueuse tolérance et partisan d’une fraternelle égalité. Pour cela, sans aucune vanité, il prendra plaisir à partager son savoir, à faire don de son érudition. Rien de plus facile à un travailleur que de parler simplement à des travailleurs et de se rendre sympathique à tous, par sa franchise et sa sincérité. Car si les travailleurs manquent parfois d’éducation et trop souvent d’instruction, ils ont, en général, bon sens et clairvoyance. Ils savent, peu à peu, reconnaître la bonne foi et le désintéressement et apprennent à se défier de qui veut les influencer pour les tromper. Les politiciens bavards ont dégoûté les travailleurs et les intellectuels prétentieux les ont écœuré ; du moins dans les syndicats d’avant-guerre il en était ainsi.

Comment on devient militant ? Ce sont les circonstances de la lutte ouvrière qui donnent ordinairement l’occasion à un militant de se révéler, de sortir de l’ombre. Une conviction forte étouffe vite des sentiments de modestie mal placés. L’ardeur avec laquelle le militant se dispose à servir les intérêts de tous, en. défendant énergiquement la cause commune, n’échappe pas à ceux qui admirent ses qualités. D’instinct, ils pressentent en lui l’homme qui serait un guide. Il est choisi. On le désigne pour représenter ses camarades, pour les impulser, pour parler en leur nom. Il ne séparera pas l’affranchissement de l’individu de l’émancipation des travailleurs. Pourvu que nulle ambition mal placée ne se dévoile un jour chez ce militant, le voilà qualifié et mis à même de besogner dans un milieu qui est le sien, avec sa classe, en accord avec la collectivité si intéressante des exploités, le voilà apte à mener dans la bonne voie révolutionnaire le groupement ouvrier qui lui fait confiance. Il n’y faillira pas, si les travailleurs qui l’ont choisi ne se sont pas trompés. Car, il faut bien convenir qu’il n’y a pas toujours que des individus d’élite parmi les militants ouvriers. Les événements nous l’ont prouvé. L’ambition, la vanité, la paresse font vite de mauvais militants des profiteurs et des arrivistes. Il y a des renégats partout. Il n’est pas de troupeaux, dit-on, où il n’y ait quelque brebis galeuse. Pourtant, le syndicat devrait être le seul groupement réfractaire à ces produits malsains, car il est ce que le font les syndiqués. Ceux-ci ne doivent donc pas se désintéresser de leur syndicat (voir ce mot). Le groupement syndical ne doit pas être la chose de quelques-uns ; il est un groupement des intérêts de tous. C’est ce que le militant doit y répéter sans cesse en agissant conformément à ce principe. Le militant sincère, sûr de lui-même, exige toujours le contrôle de tous sur sa conduite, sur ses actes. Il fait ainsi précisément comprendre qu’il est le représentant et non le dirigeant du syndicat. De cette façon, , il se rend digne de là confiance qui lui est donnée et s’abstient rigoureusement d’en abuser. Il reste l’égal de tous dans un groupement de parfaite égalité… C’est un devoir d’agir en militant quand on en possède les rares et précieuses dispositions et toutes les qualités. Mais comme nul n’est obligé d’accepter ce rôle public, il faut, quand on y consent, l’être loyalement, entièrement, fièrement et surtout proprement. Le syndicat vaut ce que valent les syndiqués. Et les militants sont ce que leur tempérament, leur conviction, leur honnêteté leur permettent d’être et de rester. Que l’on choisisse bien l’homme qu’il faut pour être militant dans un groupement ouvrier. De lui dépend la bonne marche de l’organisation. Surtout veillons à ce qu’il ne soit ou ne devienne pas un politicien. On sait tout le mal fait par la politique et par les politiciens à la classe ouvrière quand celle-ci fut sa proie (et comme elle marque, momentanément il faut l’espérer, une fâcheuse tendance à le redevenir aujourd’hui). La politique, au syndicat, c’est la division fatale entre travailleurs ; c’est alors le mépris mutuel faisant place à l’estime réciproque des syndiqués entre eux. C’est la pire des déviations. C’est, de plus, une absurdité à l’égal de celle d’un « syndicat confessionnel ». Le militant doit en dénoncer le péril à tous les syndiqués. La politique divise les travailleurs, en fait des frères ennemis, finit par détruire le syndicat.

Il est peu logique de se prétendre fervent syndicaliste en même temps que socialiste politique convaincu. Il y a contradiction flagrante à dire aux syndiqués : « Faites vos affaires vous-mêmes, et-ne comptez que sur vous pour conquérir votre affranchissement social » et à proclamer, en réunion publique, devant des électeurs : « C’est par la conquête des Pouvoirs Publics, par le bulletin de vote, par l’envoi des vôtres aux Assemblées législatives que vous serez les maîtres de vos destinées »…, étant donné que toujours on a vu, par ce moyen, non pas ces bons apôtres conquérir les Pouvoirs Publics, mais être conquis par eux… ce qui n’est pas du tout la même chose. Que les ouvriers, dans leurs syndicats ne soient pas dupes de ces « trop dévoués à la cause », ayant ordinairement deux visages et dont le « désintéressement » est, de ce fait, suffisamment équivoque. Le syndicat ne doit pas servir de plate-forme d’apprentissage aux arrivistes, de tremplin aux ambitieux. Le militant syndicaliste doit savoir qu’il n’a rien à espérer d’autre en son apostolat que des satisfactions morales, des consolations de sa conscience forte, dans le devoir accompli, malgré les persécutions des gouvernants au service du patronat. Peut-être même rencontrera-t-il l’ingratitude de ceux qui le devraient aimer, soutenir et encourager. Le militant doit braver tout et tout subir stoïquement ou se retirer simplement s’il craint de succomber sous la lassitude ou le dégoût.

Ce qui fait la force du militant, tel que nous l’envisageons, c’est justement la faculté qu’il a de reprendre sa place dans le rang, quand la charge de militant lui paraît trop lourde à porter. Rien n’est plus réconfortant qu’un militant conscient de sa valeur et soucieux de sa dignité qui sait se retirer « en beauté », sans un regret, sans un reproche, tout en conservant intactes ses convictions, heureux de se retremper dans le milieu même, où il pourra, sans rancune, savourer fièrement la joie d’avoir été un vrai militant, ne boudant pas à l’heure, qui peut se représenter encore, où il sera, nécessaire de tout braver dans l’intérêt commun. — Georges Yvetot.


MILITARISME n m. (rad. militaire). Le militarisme est un système qui consiste à avoir et entretenir des militaires, des armées. Son but essentiel et avoué est la préparation de la guerre. Le recrutement d’une armée permanente ; l’organisation des cadres d’une armée de réserve ; l’accumulation, la mise, le maintien en état de servir d’un matériel de guerre toujours plus moderne, plus perfectionné, bref, c’est l’organisation préalable de la guerre.

Cette organisation colossale, mise à la disposition des gouvernements, leur permet de poursuivre un double but : pouvoir lutter contre les gouvernements étrangers en cas de conflit entre eux et avoir sous la main un appareil formidable de répression violente en cas de soulèvement populaire. Les gouvernements ont un absolu besoin de l’armée tant contre leurs ennemis de l’extérieur que contre ceux de l’intérieur.

Théoriquement, pour justifier l’existence du militarisme, on dit que son but est la défense nationale, la sauvegarde de l’intégrité du territoire. En réalité, lorsqu’on suit l’histoire de ces derniers temps, et qu’on voit l’armée servir à attaquer les autres pays, à conquérir des colonies, à réprimer les manifestations ouvrières et les grèves, le rôle de l’armée apparaît tout autre : c’est la défense de l’autorité gouvernementale établie qu’elle assure. D’autres articles démontrent le bluff du patriotisme et de la défense nationale (voir ces mots). D’autres établissent que l’État (avec son gouvernement) n’est qu’une institution au service des grandes et puissantes organisations capitalistes : financières, industrielles et commerciales. D’autres encore prouveront que la guerre défensive ou offensive – et qui pourrait faire réellement la distinction ? – ne sont que des chicanes entre divers groupes de capitalistes, chicanes qui se règlent dans le sang des peuples mobilisés.

Contentons-nous de faire voir que le militarisme est l’arme par excellence de domination des gouvernements, que c’est le bras armé qui frappe les ennemis des dits gouvernements, ennemis nationaux ou étrangers.

Les maîtres ont des rivalités d’intérêts avec les maîtres d’autres régions ; ou bien ils ont jeté leur dévolu sur une contrée coloniale incapable de se défendre et contenant des richesses ; ils lancent leur armée ou la nation entière rassemblée dans la bataille pour imposer leurs volontés et en tirer des bénéfices.

D’autres fois, les peuples, à bout de patience et révoltés par une exploitation trop féroce ou une tyrannie trop cruelle, secouent leurs préjugés et leur résignation, et se révoltent. Alors, l’institution policière et judiciaire étant devenue insuffisante pour faire rentrer tout dans l’ordre gouvernemental, on fait intervenir les forces militaires avec leurs moyens puissants et perfectionnés de destruction. Le capitalisme yankee n’a-t-il pas mis en œuvre, dans les grèves, les mitrailleuses et les gaz ?

Ce double objectif du militarisme est nettement visible dans son évolution actuelle.

Le capitalisme, surtout le financier, s’internationalisant, les grands consortiums étant arrivés à conclure des ententes ou à se résorber l’un dans l’autre ; la dernière guerre ayant tellement remué le monde que les intérêts capitalistes s’en sont trouvés menacés, on assiste à ce phénomène : l’internationalisation du capitalisme est suivie parallèlement par une internationalisation des gouvernements. La Société des Nations n’est qu’un essai, encore informe, d’un gouvernement international qui sera le chargé d’affaires des groupes financiers internationaux comme les gouvernements nationaux le sont des groupes capitalistes nationaux. Ces groupes financiers internationaux, qui deviennent de plus en plus puissants, ont des intérêts un peu partout. Une guerre leur serait préjudiciable, tout au moins une guerre entre les nations qui leur sont asservies. Ils tentent de faire disparaître ces sortes de conflits, pour ne conserver la guerre que contre les pays qui ne voudraient pas se soumettre à leur puissance. Peu à peu, ainsi, se constitue une sorte de Super— État qui, lorsqu’il sera arrivé à son apogée, fera régner la paix capitaliste, semblable à l’ancienne paix romaine, paix qui signifiera l’asservissement de tous les peuples à quelques groupes financiers reliés par un pacte et donnant des ordres au Super-État. Cette évolution est visible à l’heure actuelle.

D’autre part, une autre évolution se poursuit : celle des méthodes de guerre que la science transforme de jour en jour. Grâce à l’automobile, à la mécanique, à la balistique, aux explosifs nouveaux, à l’aviation, à la T. S. F., aux rayons électriques, aux créations d’une chimie ingénieuse, aux gaz asphyxiants, à la bactériologie, la guerre future se présente sous d’autres aspects que dans le passé. Au lieu de voir manœuvrer d’immenses cohortes, des millions d’hommes mobilisés et armés, suivis d’un matériel lourd et considérable, se précipiter sur d’autres groupes semblables, on verra des escadrilles d’avions survolant le pays ennemi, laissant tomber des obus, des bombes à gaz ou incendiaires sur tous les points vitaux de la région, semant la ruine et la terreur. Pour ce genre de guerre, il suffit d’une petite armée de techniciens, de mercenaires destructeurs pilotant les appareils de mort, et d’une nation travaillant dans les usines pour leur fournir matériel et munitions nécessaires. Le service militaire obligatoire, les grosses armées permanentes, la mobilisation générale sous les armes peuvent disparaître, la guerre ne s’en poursuivra pas moins, et elle restera toujours suspendue sur la tête des peuples comme une épée de Damoclès, mille fois plus meurtrière, plus grosse de ravages étendus, rapides et profonds.

Cette double évolution des méthodes de guerre, et de formation d’un super-État capitaliste, devrait logiquement amener la disparition ou la diminution du militarisme, la réduction des budgets de la guerre, le désarmement même si réellement le militarisme n’avait d’autre but que de garantir la défense nationale.

Il n’en est rien, et c’est ce qui prouve que le militarisme a un autre but, inavoué celui-là : le maintien de l’ordre gouvernemental à l’intérieur, lequel exige de plus en plus des organismes de répression souples et puissants, capables de tenir tête, à l’occasion, aux soulèvements populaires, de briser dès l’aube les révolutions.

Peu à peu, l’armée de conscription fait place à une armée de métier. On enrôle systématiquement des mercenaires (voir ce mot) ; on enrégimente, pour le service de marâtres métropoles, de pauvres bougres de coloniaux. En 1929, on comptait, en France, 326.000 mercenaires, armée formidable et toujours prête à donner main-forte au gouvernement si son existence était menacée. Cette armée mercenaire, augmentée d’une gendarmerie mobile et d’une police toujours renforcée et qui sera bientôt étatisée, c’est-à-dire près de 500.000 hommes bien armés et outillés pour la répression, est plus forte que l’armée de conscription. C’est le plus formidable outil de défense que l’État français ait jamais institué. C’est un militarisme qui retourne à l’ancienne conception de l’armée de métier, colossale gendarmerie dont le rôle sera de tenir le peuple dans l’assujettissement le plus absolu.

Dans les autres pays capitalistes, on constate la même évolution. Elle est la caractéristique du militarisme moderne qui se trouve ainsi orienté vers deux fins : une armée de guerre, relativement peu nombreuse, mais pourvue des moyens les plus scientifiques de destruction ; une garde formidable, dispersée dans tout le pays, chargée de tenir dans l’obéissance la multitude ouvrière.

En résumé, le militarisme évolue avec la constitution des États, et avec les méthodes de guerre, mais il persiste. Il change de forme, mais c’est pour reparaître plus formidable, mieux outillé, mieux adapté aux conditions du temps. Quant, à son but et à sa destination, il reste le même à travers les temps : assurer la domination là d’un individu ; ailleurs : de groupes tyranniques suçant et rançonnant la masse.

On peut dire que le militarisme a pris naissance en même temps que la domination de l’homme sur l’homme. Ceux qui commandaient les autres humains on t toujours pensé que leur règne devait, par prudence, ne pas compter exclusivement sur la résignation et une soumission bénévole, mais avoir une force de violence à leur disposition pour mâter les adversaires.

Aussi loin qu’on fouille l’histoire, on s’aperçoit que le militarisme a toujours été un corollaire obligatoire de l’autorité. Au fur et à mesure que l’autorité se concentrait dans les mains d’un puissant souverain, l’organisation du militarisme se compliquait et s’amplifiait. C’est sur le militarisme, et avec son aide, que les grands États se sont formés : Égypte, Chaldée, Assyrie, Perse, Grèce, Rome, dans l’antiquité. Et plus près de nous, les grands États ne se sont agglomérés que par la constitution et l’intervention d’armées toujours plus puissantes, lesquelles affermissaient l’autorité du souverain, d’abord, et s’étendaient ensuite, par la conquête, aux contrées voisines. Le militarisme n’est pas la conséquence du patriotisme, puisque ce sont, presque toujours, les conquêtes des armées et l’annexion militaire imposée et maintenue qui ont rassemblé ces blocs factices que sont les patries modernes. La patrie est fille du militarisme. Aussi est-il naturel, logique, que les patriotes soient en même temps militaristes. On ne renie pas aisément ses origines. Et ceux qui nous présentent un patriotisme édulcoré, presque honteux de lui-même devraient bien se rappeler que les notions de patrie, d’armée et le militarisme sont en étroite filiation. D’ailleurs, qu’éclate un conflit ou leur patrie est en jeu, et les voilà versant obligatoirement dans un militarisme suraigu.

Avec la constitution des royaumes et empires stables, on a assisté à l’organisation de plus en plus méthodique des armées permanentes. Les premiers souverains appelaient aux armes leurs nobles vassaux, qui accouraient avec leurs hommes d’armes. La nécessité de maintenir l’ordre intérieur, la domination du souverain et celle de livrer des guerres incessantes, a poussé les monarques à constituer des formations durables, solidement organisées, pliées sous une discipline de fer, prêtes à intervenir à chaque instant et n’importe où. Mais c’était toujours l’armée du roi, la marine royale.

La révolution française de 1789, en ruinant politiquement le pouvoir absolu du monarque, a modifié le caractère de la souveraineté qui s’abrite sous le masque des États. Et elle a amené la transformation du militarisme. Aux armées mercenaires royales sont venues se substituer les armées nationales, amenées par la conscription obligatoire. La centralisation des États se renforçant, les guerres exigèrent des forces de plus en plus puissantes. L’ère du militarisme moderne s’ouvre avec la Révolution ; puis c’est Napoléon, la constitution d’un empire russe, d’un empire allemand, d’une royauté italienne, d’un empire austro-hongrois, etc… Plus les États sont puissants et centralisés, et plus les militarismes se développent. Ce sont deux organismes connexes : l’un est le corollaire de l’autre. Et si quelque jour, nous voyons se constituer un super-État européen, il aura à sa disposition un militarisme formidable auprès duquel ceux d’aujourd’hui ne sont que des jouets. Il en est déjà question.

Vouloir se débarrasser du militarisme en conservant les États est une plaisanterie ou une chimère. L’État soi-disant prolétarien de Russie, surtout dans le cadre mondial actuel, est autant, sinon plus, militariste que les autres.

Un État sans appui militaire, sans appareil de coercition ne pourrait point vivre, bientôt secoué par les revendications des basses couches sociales. D’autre part, un militarisme sans État n’a point de raison d’exister.

Cette institution indispensable aux gouvernements est effroyablement onéreuse pour les peuples. S’il fallait calculer ce qu’ont coûté d’abord les périodes préparatoires des années de « paix armée » si lourdes pour les budgets des nations, puis, en vies humaines, en destructions imbéciles ou monstrueuses, en richesses anéanties, les guerres et les répressions, et si on y ajoutait les dettes contractées par les États pour parer aux dépenses formidables des unes et des autres, on resterait confondu. Il suffit de voir les milliards gaspillés par l’Europe d’après-guerre en préparation militaire pour comprendre que le militarisme, en même temps qu’il en est l’engin destructeur, est la sangsue des sociétés modernes.

Prenons la France comme exemple. Elle a actuellement une dette intérieure et extérieure dépassant 400 milliards, provenant exclusivement des dépenses de guerre. Les arrérages payés pour ces dettes de guerre se montaient, en 1929 (rentes consolidées ou amortissables) à 14 milliards. Les pensions de guerre et retraites militaires se chiffrent à environ 7 milliards. Les budgets de la guerre, de la marine de guerre, des colonies (dépenses militaires) et des corps expéditionnaires, sont d’à peu près 20 milliards. Soit, en tout, 31 milliards. Voilà ce que coûte le militarisme à la population française. Et, chaque année, cette charge va grossissant.

Plus de 30 milliards par an pour le militarisme et ses conséquences ! Alors que l’ensemble des salaires de tous les ouvriers, paysans, employés, fonctionnaires, mis ensemble, n’atteint pas 60 milliards (chiffres officiels). Que de réformes sociales, que d’améliorations au sort du peuple si ces 30 milliards étaient utilisés pour le bien-être de tous ! Rien que cette économie, à elle seule, vaut la peine de faire une révolution sociale, sans compter le reste.

Les budgets de la guerre et de la marine, réunis, en France, étaient de 548 millions en 1868, de 663 millions en 1878, de 727 millions en 1888, de 938 millions en 1898, de 1165 millions en 1908, de 1814 millions en 1913. Ils sont maintenant de plus de 10 milliards. Comme on le voit, l’ascension est constante. Malgré la réduction du service militaire de 7 ans à 5, puis à 3, puis à 2, les dépenses ont augmenté sans cesse. Il en a été de même dans tous les pays.

Depuis la grande guerre les exigences de ce militarisme que certains, naïvement, avaient caressé l’espoir de détruire, n’ont encore fait que croître, C’est, de nouveau et avec plus d’intensité, la course aux armements. Armée de terre, armée de mer, armée de l’air, ont des besoins de plus en plus forts. La science transformant chaque jour les méthodes guerrières, chaque État veut se tenir à jour des découvertes, ne point se laisser distancer par les voisins. Et pour parachever ce joli tableau, nous verrons prochainement la Société des Nations, le super-État, se mettre lui aussi de la partie et organiser son militarisme.

On peut, sans exagération aucune, estimer qu’aujourd’hui l’entretien des militarismes absorbe au moins un vingtième de la production industrielle des pays dits civilisés, que deux autres vingtièmes sont gaspillés à payer les intérêts des dettes contractées par suite des guerres, et qu’un vingtième environ de la population mâle valide est enrégimenté dans les armées. Tant en efforts utiles gaspillés dans l’œuvre de mort qu’en parasites entretenus à une besogne nuisible, le militarisme coûte aux nations de 20 à 25 % de leur capacité de production, c’est-à-dire qu’il réduit d’autant le bien-être.

Un des premiers efforts d’une société organisée pour la justice, la liberté et le bien-être, devra être la disparition du militarisme, qui entraînera celle des patries et celle des États, perdant leur soutien.

La suppression du militarisme, à elle seule, apportera un immense soulagement matériel, une augmentation considérable des satisfactions de chacun. Et la disparition de ce formidable instrument de tyrannie et d’oppression sera la meilleure garantie de la liberté de tous. – Georges Bastien.

MILITARISME. Prépondérance exagérée de l’armée dans une nation. Tous les États sont militaristes, mais principalement les monarchies ; exemples : l’Allemagne et la Russie avant la guerre.

Le roi, toujours égoïste, songe avant tout à lui-même. Il se croit très au-dessus de l’humanité, non par l’effet d’une valeur intellectuelle personnelle, mais du fait d’en engendrement spécial et supérieur. Le peuple n’a pour lui qu’une importance secondaire ; il s’en préoccupe aussi peu que le propriétaire d’une maison se soucie du bien-être des rats qui en habitent les caves.

Mais ce qui lui importe c’est l’armée (voir ce mot). L’armée qui défend le pays, mais qui surtout protège sa précieuse personne contre les ennemis de l’intérieur.

La cavalerie vêtue de couleurs vives, ornée d’acier et de cuivres bien astiqués, casquée de métal doré, caracole autour de la voiture impériale.

Le peuple fait la haie, il écarquille les yeux pour ne pas perdre une miette de ce beau spectacle. Comme cela brille ! Il acclame, il hurle : Vive l’empereur ! Vive l’armée !

Cette armée n’est belle que dans les parades. Les casernes sont malpropres, sans aucun confort. Les soldats y couchent en chambrée et la nuit il se dégage de tous ces jeunes corps mal tenus une odeur infecte. Le soldat n’est pas une « petite maîtresse », dit l’officier, les odeurs ne le gênent pas, même celle des matières chères à Cambronne.

La nourriture est détestable, préparée en grand par un cuisinier paresseux. Les vivres, bien que vendus chers au gouvernement, sont de mauvaise qualité et la préparation en est faite sans soin. Le soldat, qui ne doit pas avoir d’odorat, ne doit non plus avoir de goût.

La soupe, le bœuf et les fayots
Ça fait du bien par où ça passe…

Quand on a faim tout est bon évidemment et le soldat ne continue pas moins de manger son rata, si on a trouvé dans la marmite une demi-douzaine de souris… noyées par accident.

Souvent des épidémies éclatent:rougeole, variole, scarlatine, fièvre typhoïde ; l’hygiène est très mauvaise, l’eau est contaminée. De la caserne, le soldat passe à l’hôpital militaire qui ne vaut guère mieux. Souvent au lieu de guérir de la maladie qu’il a, il contracte celle qu’il n’a pas et il meurt. Aucune importance. Si on est à la caserne pour apprendre à tuer ne doit-on y apprendre à mourir aussi ?

Toute la « casernée » s’ennuie mortellement. Les exercices sont fastidieux ; on apprend en un ou deux ans ce qui peut s’apprendre en trois mois. L’exercice fini, c’est le désœuvrement dans la promiscuité avec des gens qu’on n’a pas choisis. Le recrutement jette un coup de filet dans la rue, dans les champs ; le poisson est médiocre. Lire ? impossible. Toute la chambrée hurle ; d’ailleurs on aurait vite arraché son livre à ce rat musqué d’intellectuel ; le papier imprimé est surtout bon à un tout autre usage.

Mais les brutes s’ennuient aussi. Pourquoi sont-elles là ? L’un voudrait être derrière sa charrue, l’autre à son atelier, l’étudiant voudrait continuer ses études. Le temps passé à la caserne est du temps perdu et l’on est en colère contre le gouvernement qui vous force d’être là où on n’a que faire. La patrie, a dit le colonel… « Oui, cause toujours, on la connaît ! »


Pour se forcer à l’espoir on écrit sur le mur derrière son lit le nombre de jours qui restent et il se trouve que chaque jour ce nombre diminue d’une unité : plus que 327 ; allons, ça se tire… vivement la classe ! Cependant on reste là ; rares sont ceux qui se révoltent, c’est que les châtiments sont terribles. Le conseil de guerre Biribi.

À Biribi, c’est là qu’on crève !
De soif et d’ faim.

La Boétie se demanderait comment une poignée d’officiers peut avoir raison de cette masse d’hommes.

C’est que les hommes sont très inférieurs. Pour mener à bien une révolte, il faudrait s’unir, s’organiser, avoir une volonté déterminée d’échapper à la caserne. Et tout cela nécessiterait une culture, une intelligence, un caractère que les hommes sont très loin de posséder. Chacun est incapable de voir plus loin que lui-même. Certes, l’adjudant-flic l’enrage ; mais il n’y a que patience à prendre ; un jour tout finira. On reverra ses champs, sa rue…

Seuls se révoltent les têtes brûlées : dégénérés pour la plupart, et aussi quelques anarchistes, quelques antimilitaristes pleins de courage. Du courage, il en faut ; toute une vie sacrifiée pour un résultat général très minime.

Le dimanche, dans la ville de garnison, les soldats déambulent par groupes de cinq ou six, les bras ballants, à travers les rues. Que faire ? la ville est étrangère, on n’y connaît personne. Quand on a un peu d’argent on va au beuglant, café-concert de bas étage, ou des artistes de dernier ordre régalent le soldat de refrains d’une obscénité répugnante. Il rit bruyamment en buvant du gros vin frelaté. Le soir, derrière la caserne des filles aux haillons souillés rôdent. Elles sont vieilles, véritables épaves de la prostitution. Leur visage est flétri, leurs cheveux sont gris, leurs seins pendants. Mais elles sont bon marché et le soldat n’est pas riche.

Petit, petit veux-tu f…
Mais la vérole est attrapée.

La vérole, maladie terrible encore, malgré les progrès de la médecine. Il faudra se soigner toute sa vie, autrement gare le tabès, l’hémorragie cérébrale ou la paralysie générale. À quarante ans ce sera fini ; mais quarante ans, quand on en a vingt, on pense que cela ne viendra jamais.

Petit, petit veux-tu f…

Si les partis réactionnaires sont militaristes c’est parce que l’armée est pour le peuple une école de soumission. Le peuple y apprend à obéir sous la terreur du code militaire qui a la mort à chaque page. Le général, le colonel, personnages chamarrés de galons qu’on ne voit que très rarement et de très loin mais qui sont terribles ; la vie du soldat est entre leurs mains. Ils peuvent le faire fusiller et, en défilant devant son cadavre, la musique du régiment jouera « Sambre-et-Meuse ». Et nunc erudimini, vous qui songez à la révolte !

Les grenadiers adoraient, paraît-il, Napoléon Ier. Plus tard, Freud dira que c’était d’un amour sexuel. Ces sentiments sont le fait des armées de métier. Le soldat d’aujourd’hui passe trop peu de temps à la caserne pour avoir l’amour du chef. Le chef moderne n’a pas, comme Napoléon, intérêt à caresser sa chair à canon, surtout en république. L’officier, le général de division lui-même, n’est qu’un fonctionnaire ; le soldat ne l’intéresse pas du tout.

Sorti de l’armée, l’homme est formé pour la vie à l’obéissance. Il comprend que, bâtie depuis toujours, la nation a une puissance formidable et qu’en face d’elle lui, individu, n’est rien. Pas autre chose à faire que de suivre les sentiers battus ; il travaillera tous les jours, il respectera son patron comme il respectait l’adjudant Flic, il se mariera, aura des enfants et mettra de l’argent à la caisse d’épargne. Il lira le Petit Journal ou l’Ami du Peuple, parce que ces journaux ne sont pas dangereux, ne sont pas compromettants. Il s’intéressera aux faits divers. Les plus allants fréquenteront les manifestations sportives.

Il se défiera des révolutionnaires, des « fous » ou des « ambitieux », qui tentent de le faire sortir de la bonne voie. Évidemment, il y a des riches, ce n’est pas juste ; mais « cela a toujours été et sera toujours » !

L’armée, comme la société, est divisée en deux classes dont le grade de sous-lieutenant forme la barrière. Au-dessus du sous-lieutenant est la bourgeoisie, au-dessous est le peuple.

Le sous-lieutenant a le plus profond mépris pour l’adjudant Flic. Il est allé au lycée et de là à Saint-Cyr. L’adjudant Flic n’est allé qu’à l’école primaire ; la salle de police, les tinettes, les balais sont de son domaine. Le sous-lieutenant, lui, plane très haut au-dessus de ces malpropretés ; le soldat le dégoûte.

La guerre a brisé pour un temps la cloison : force a été de fabriquer des officiers avec des soldats. Le poilu, certes, était loin d’avoir dans sa musette le bâton du maréchal Foch ; néanmoins, il pouvait sans ambition désordonnée rêver au mince galon du sous-lieutenant. Mais la guerre finie, la démarcation reparait ; les officiers sortis du rang ont pu rester en fonctions, ils encourent le mépris de leurs camarades.

L’officier est un homme cultivé, mais d’une culture spéciale. Sauf exceptions, son esprit est borné par le milieu. Il a des idées réactionnaires ; celui qui montre des opinions avancées est persécuté par ses collègues ; on met tout en œuvre pour l’amener à quitter l’armée. Autrefois, on allait jusqu’à le tuer en lui suscitant des duels répétés, auxquels il ne pouvait se dérober. L’officier peut avoir du courage à la guerre, mais dans la vie il n’en a aucun. C’est un fonctionnaire, sans personnalité. Comme le soldat, lui aussi est terrorisé, il lui faut obéir à ses chefs, leur donner des marques de respect qui n’existent dans aucune administration civile.

Le métier est monotone et sans intérêt. À part l’élite qui va à l’école supérieure de guerre, ceux qui travaillent dans les inventions, les années de service n’apportent aux officiers que l’abrutissement. Leur vie privée est celle de petits bourgeois. Ils ont beaucoup d’enfants et vivent serrés dans un petit logement. En province ils ont une vie un peu plus large et aussi plus de considération. L’aristocratie de la petite ville s’agglutine pour lutter contre l’ennui. La femme aménage un petit salon et a son jour. Entre femmes d’officiers s’établit une hiérarchie comique qui correspond à celle des maris. Et que de cancans ! malheur à qui ne pense pas et n’agit pas comme tout le monde…

Le métier d’officier ne favorise pas beaucoup le développement, intellectuel ; la vieille baderne de colonel, ou même de général est classique. Le « Colonel Ramollot », personnage d’avant-guerre, l’a immortalisée.

Les républiques, même militaristes, subordonnent encore le pouvoir militaire au pouvoir civil « la grande muette » ; l’armée n’est qu’un instrument. Le chef d’armée habitué à commander à des soldats qui n’ont qu’à obéir et à se taire n’a pas, sauf exceptions, la souplesse nécessaire à l’homme d’État qui doit manœuvrer, non des mannequins, mais des gens qui pensent, qui du moins ont la prétention de penser.

On ne peut pas faire la révolution contre l’armée. La Russie, le Portugal, dans leurs révolutions, avaient l’armée avec eux. Au régiment et à l’atelier sont les mêmes hommes ; mais jusqu’ici on n’a jamais pu décider le prolétariat à former une armée révolutionnaire. Dans les émeutes, l’armée a toujours devant elle la foule sans armes. Plutôt que d’aller le soir dans une cave faire des mouvements d’ensemble devant un camarade, l’ouvrier préférerait renoncer à la révolution. Il n’y a que les prolétaires réactionnaires qui consentent à ce sacrifice. Au moment où j’écris, cent mille casques d’acier viennent de défiler au pas de l’oie dans les rues de Coblentz en acclamant la revanche.

Rendre l’armée sympathique à la révolution est très difficile. Les soldats sont jeunes. Sortis de chez leurs parents, ils n’ont pas encore vécus de la vie indépendante ; ils comprennent très peu les idées. En outre, la plupart sont des paysans et ils sont jaloux des ouvriers des villes, qu’ils considèrent comme des fainéants passant leur vie dans les plaisirs.

« Divide ut imperes », Thiers s’est servi de l’antagonisme des paysans et des citadins pour écraser la Commune de 1871. Un adjudant Flic, plus féroce encore que nature aurait dit alors à un malheureux condamné : « Tu le vois, ton frère, il va te fusiller ! » Il faisait allusion au vieux cliché de propagande : « Soldat, ne tirez pas sur vos frères ! »

Les guesdistes d’avant la guerre conseillaient à leurs jeunes adhérents d’aller à la caserne et d’y conquérir des galons afin de pouvoir d’autant mieux, le cas échéant, servir la révolution. Pure illusion, les soldats militants ne seront jamais qu’une minorité infime.

La révolution portugaise et aussi la grande révolution française avaient l’armée avec elles. Mais ils ne faut pas oublier que c’étaient des révolutions bourgeoises ; les chefs étaient acquis et les soldats suivaient les chefs. La révolution russe a eu avec elle une partie de l’armée, mais alors l’armée était désorganisée par une très longue guerre et elle avait rassemblé non seulement les jeunes, mais des hommes faits.

Tout homme d’opinion avancée ne peut pas ne pas détester le militarisme.

Le militarisme, c’est la guerre. L’adage « Si vis pacem para bellum » n’est pas vrai. « Les canons, les munitions », lorsqu’ils sont en trop grand nombre, doivent servir. Les officiers veulent pouvoir monter en grade à la faveur des vides que fera la mort. Et la guerre à son tour renforce le militarisme. L’armée passe au premier plan ; les grands chefs deviennent des idoles exposées à l’adoration des foules.

Les hommes meurent par millions, la vie économique est arrêtée, la pensée est jugulée. Les villes sont lugubres, le peuple foulé. On meurt au front, vous avez la chance d’être à l’arrière : souffrez !

La vie du soldat ne compte plus. On en fait massacrer des milliers dans une offensive inutile, uniquement pour mettre quelque chose dans le « communiqué » distribué à la presse. Sous Louis XIV, un général faisait tirer l’artillerie sur ses propres troupes pour leur apprendre ce que c’est que la guerre. Peu de changement.

Le militarisme, c’est la guerre et c’est aussi la réaction. « Le sabre et le goupillon », comme on disait pendant l’affaire Dreyfus ; le soldat et le prêtre : deux hommes du passé qui veulent dominer par l’abêtissement et la force. – Doctoresse Pelletier.



MILLIARDAIRE n. m. Personne qui possède un ou plusieurs milliards. Ce terme est devenu l’appellation, dans la langue courante, d’une personne immensément riche, d’une sorte de nabab de l’argent et des affaires.

S’il y a quelque chose qui démontre l’iniquité du régime social actuel, c’est bien la possibilité, pour un individu d’accumuler une fortune allant jusqu’à un milliard ou le dépassant. Un ouvrier relativement bien payé – salaires pris dans l’ensemble du pays – peut gagner 10.000 francs par an. Il lui faudrait donc travailler 83.333 années pour avoir cette somme, en admettant qu’il ne dépense rien pour sa nourriture, logement, habillement, etc… Un technicien intellectuel, ingénieur, etc., qui touche 50.000 francs par an est considéré comme ayant une bonne place. Il lui faudrait 20.000 ans pour gagner un milliard.

Ces deux exemples nous montrent toute l’iniquité d’une organisation dans laquelle il est permis à un homme, par des opérations de finances, des spéculations plus ou moins malpropres, de rafler, en quelques années, ce que le produit, même bien rétribué, du travail utile, ne permettrait pas, à mille ouvriers habiles ou à 400 techniciens capables, de gagner en toute une vie de cinquante années de labeur.

Rien ne prouve mieux que ce qu’on dénomme la propriété n’est pas le produit du travail, n’est que la conséquence de tractations, combinaisons et opérations de toute nature, étrangères pour la plupart à l’effort productif.

Dans notre société contemporaine, le nombre des milliardaires et des archi-millionnaires s’accroît continuellement. C’est une des marques les plus frappantes de la situation économique actuelle, que cette concentration des capitaux en quelques mains favorisées. Le travail, la production, sont relégués au second plan, c’est en dehors d’eux et à leur détriment que s’édifient de rapides et colossales fortunes.

Un homme peut arriver à mettre en exploitation toute une industrie, ou un commerce, ou une branche de l’activité humaine. Les milliardaires – dont l’Amérique est le berceau de prédilection : elle a les Rockfeller, les Pierpont, Morgan, etc… – se désignent souvent par les noms retentissants et bien suggestifs de : roi du pétrole, roi de l’acier, roi de l’automobile, etc…

Et c’est, en effet, une véritable royauté, une souveraineté tyrannique que ces potentats de l’or étendent sur les branches capitales de l’économie sociale : ils accaparent les sources, commandent la mise en valeur et les transactions ; leurs trusts (voir ce mot), contrôlent les marchés mondiaux et la majeure partie des profits affluent vers leurs coffres-forts.

L’argent est devenu le magique talisman. On l’adore comme une divinité et ses grands prêtres, millionnaires et milliardaires exercent, sous ses auspices, un pouvoir incontesté. Les États, les gouvernements, les formations politiques avec leurs pavillons bariolés et leurs apparentes oppositions, ne sont que des trompeuses façades derrière lesquelles les milliardaires – princes de finance – manient les personnages d’un théâtre de fantoches.

Ce sera pour les siècles futurs, un bien curieux tableau et un déconcertant contraste que l’ascension parfois précipitée de ces magnats du capital, échafaudant dans l’agiotage, la spéculation et l’escroquerie des concentrations scandaleuses, tandis que les multitudes – sous le sceptre reconnu et souvent admiré du veau d’or – s’épuisent à la poursuite du salaire et s’étiolent de privations devant les fruits amoncelés de leur travail. – G. Bastien.


MINE n. f. Avec le sens de physionomie, prestance, etc., ce mot (dont les langues du Nord offrent des for mes similaires) semble avoir des attaches germaniques ; il dériverait d’un verbe signifiant : extérioriser, faire paraître. Mine (bonne, mauvaise mine, faire bonne, ou grise mine, etc.), désigne l’aspect, l’expression du visage regardé comme le reflet de l’état physique ou des dispositions intérieures. La Fontaine nous met en garde contre le penchant – assez fréquent – à établir entre le caractère, les qualités internes et l’allure, les traits, l’apparence des corrélations rigoureuses :

Garde-toi, tant que tu vivras,
De juger les gens sur la mine.

MINE (de miner : origine controversée, mais qui paraît remonter au latin miniaria (mine de minium), terme qui se serait étendu à toutes les mines) désigne un gîte métallifère ou carbonifère que l’on exploite pour les besoins de l’industrie. Mine (ou mieux trou de mine) s’applique, à une excavation creusée pour déposer un explosif : procédé courant des carriers pour faire sauter des fragments de rochers, des blocs de pierres. Ce sens s’étend aussi aux galeries souterraines, aux travaux d’approche auxquels a recours l’art militaire poursuivant la destruction d’ouvrages ennemis.

C’est à l’ensemble des travaux combinés en vue de l’extraction du charbon ou du minerai aux chantiers souterrains, où peine durement une catégorie particulièrement éprouvée du prolétariat que nous nous arrêterons plus longuement ici. Le charbon et les métaux jouent un tel rôle dans le développement précipité de l’industrie moderne et la prépondérance du capitalisme que la mine est pour nous d’un grand intérêt social.

Une mine est une série de carrières profondes aux quelles accèdent, par des puits verticaux communiquant avec des galeries horizontales, les ouvriers mineurs occupés à extraire à l’intérieur de la terre des minéraux comme la houille ou le sel, et des minerais (fer, cuivre, plomb, etc.).

Après avoir désigné d’abord les minéraux mêmes utiles à l’homme, et triés par lui pour ses besoins (le mot a donné naissance à minéral, minerai, minéralogie), puis le filon de minéraux, l’endroit où gisaient minéraux et minerais, on comprend, aujourd’hui, quand on parle d’une mine, une exploitation complète d’extraction des minéraux comportant des puits par où se fait la descente et la montée des ouvriers (les mineurs), l’évacuation des minéraux extraits, les galeries qui suivent les gîtes ou filon du minéral, galeries parfois assez larges et garnies de rails pour faire circuler les wagonnets, et galeries d’extraction ayant la même dimension que le filon à exploiter. Ces dimensions sont parfois si exiguës que le mineur doit y marcher courbé et replié, et doit se mettre à plat ventre ou sur le dos pour détacher, avec son pic, des blocs de houille ou de minerai. À la mine se rattache extérieurement une vaste cour où s’opère le triage du minerai ou du charbon et les différentes manipulations nécessaires pour le nettoyage du produit extrait : c’est le carreau de la mine. Divers bâtiments, et de nombreuses machines (ascenseurs pour descendre et mon ter les bennes, grues, rails, locomotives, etc) complètent cette importante organisation.

Une mine est une entreprise industrielle considérable. Elle nécessite un gros outillage mécanique et exige, tant pour l’installation que pour le roulage, un capital important. Aussi des compagnies minières, au capital de plusieurs millions, voire de centaines de millions, se sont-elles formées pour l’exploitation des gisements.

Depuis quelques années, l’industrie de l’extraction de la houille ou charbon a subi de grandes transformations, grâce à d’importantes découvertes chimiques. La mine de houille s’est augmentée d’industries annexes. Les sous-produits de la houille sont obtenus directement à la sortie même du puits. Et la fabrication de ces sous-produits a parfois pris davantage d’importance que le commerce brut du charbon.

À titre indicatif, signalons les centrales électriques installées à proximité des mines, envoyant leur courant électrique sur un réseau englobant plusieurs départements. La lumière, la force motrice, le chauffage même sont ainsi transportés d’une façon plus rationnelle et hygiénique que le charbon. S’il n’y avait point les bénéfices abusifs des compagnies à monopole qui imposent des prix du kilowatt à des tarifs prohibitifs, lumière et chauffage électriques pourraient être obtenus à meilleur marché que la combustion directe du charbon dans les poêles. Et quel progrès au point de vue propreté et hygiène pour les habitations.

En distillant la houille on obtient d’une part du coke, qui est utilisé dans les hauts-fourneaux de la métallurgie, et du gaz d’éclairage qui, traité spécialement, fournit une grande quantité de sous-produits : le goudron, pour les routes et autres usages et entretiens, pour ses matières colorantes, telle l’aniline ; l’ammoniaque utilisé dans les usines et appareils frigorifiques ; des engrais chimiques pour l’agriculture, etc.

À la mine de houille s’est agglomérée toute une série d’industries annexes, ce qui donne à certaines exploitations minières modernisées, l’aspect d’une industrie complexe et gigantesque.

De même, les mines où l’on’extrait des minerais métalliques sont étroitement liées – souvent sous la gestion de la même firme industrielle – à l’industrie métallurgique. Le minerai de fer est traité à la sortie de la mine dans les hauts-fourneaux, transformé en fonte, puis en fer et en acier, et cette dernière industrie prend de plus en plus d’importance, au fur et à mesure du progrès de la mécanique.

Si la mine de houille est devenue le grand centre des industries chimiques, la mine de fer est le cœur de l’industrie métallurgique. Les régions où gît le fer, comme celles où s’extrait la houille, sont des pays de production industrielle très intense, couverts d’usines de toutes sortes, qui groupent une population très dense.

Ces régions, on le conçoit aisément, sont âprement convoitées par les grosses firmes industrielles, les groupements financiers, lesquels, agissant sur les gouvernements à leur dévotion, provoquent au besoin les guerres pour mettre la main sur les concessions de telle contrée minière. Les convoitises allumées autour du bassin de Briey appartiennent à l’histoire de la dernière guerre. On sait qu’il était – à portée du feu de l’artillerie et des avions français – la réserve où l’industrie allemande, gênée par le blocus maritime, trouva jusqu’au bout un aliment pour ses fabrications militaires, mais qu’on évita de le bombarder afin de ménager le précieux avantage de le retrouver intact à la « victoire ». Ce sont des appétits de cette nature qui ont conduit à l’occupation de la Ruhr, lamentable fiasco de « récupération nationale », mais filon fructueux pour quelques affairistes…

Les expéditions et les conquêtes coloniales ont eu – et ont encore – presque toujours pour objet la main mise sur les richesses minières. Les indigènes n’extraient ni la houille, ni le fer, ni le cuivre, ni les autres minerais, ou l’extraient mal. Dès que des explorateurs ont prospecté ces ressources enfouies dans le sous-sol, on commence la campagne, on provoque ou l’on invente des incidents, et, le prétexte trouvé, c’est la conquête. Sitôt celle-ci terminée et le pays « pacifié » à coups de fusil, les concessions des mines sont octroyées aux financiers avides.

La propriété du sous-sol est devenue un monopole formidable, qui a permis à de nombreuses fortunes de s’échafauder. Le monde industriel actuel ne peut plus vivre sans les mines devenues une des parties fondamentales de l’activité humaine. Aussi la propriété des mines constitue-t-elle un monopole d’exploitation qui rapporte de fabuleux profits à ceux qui en sont les détenteurs.

On cite telle compagnie de mines dont les actions émises à mille francs, il y a un demi-siècle, lors de l’octroi de la concession, se négocient en bourse à des cotes atteignant plusieurs centaines de milliers de francs et dont les dividendes annuels représentent cent ou deux cents fois le capital initial versé. C’est la main mise éhontée grâce à la complicité de l’État (lequel laisse aujourd’hui accaparer de même la « houille blanche » ) sur une incommensurable richesse naturelle, par une poignée de capitalistes bénéficiaires.

Jadis, les mines étaient propriété du souverain, et leurs revenus allaient à lui exclusivement. Mais le régime capitaliste s’étant développé, les hommes d’argent ont fini par faire glisser entre leurs mains cette richesse devenus inestimable avec le développement de l’industrie moderne. Les métiers mécaniques, la machine à vapeur, le chemin de fer, toute la métallurgie grosse ou petite, ont considérablement enrichi les propriétaires de mines. Fait très significatif et très important dans l’histoire économique et politique, c’est à l’époque précise où l’industrie prenait naissance, au début de son essor, aux premières années du xixe siècle, que les capitalistes ont mis la main sur l’industrie minière.

La loi du 21 avril 1810 a consacré cette substitution, ou plutôt cette prise de possession. Elle créait deux sortes de propriété, celle de la surface de la terre – propriété foncière – et celle du sous-sol, propriété minière, et elle donnait au gouvernement le pouvoir de concéder la propriété minière à qui lui plairait. Mais le gouvernement ne pouvait exploiter directement une mine qu’en vertu d’une loi spéciale.

En fait, il n’a jamais exploité que de misérables concessions de mines de sel gemme. L’extraction du fer et de la houille, a été partout abandonnée à des compagnies financières, montées la plupart par actions.

L’État prélève un impôt sur les bénéfices, c’est-à-dire partage une part – la plus petite – du profit ; tout le reste va aux actionnaires et aux administrateurs.

L’histoire des mines est certainement la plus scandaleuse des escroqueries faites à la collectivité par le capitalisme, dominant les pouvoirs politiques. Ce résultat tangible de l’ère dite républicaine et démocratique n’est guère à son honneur.

Après avoir parlé des propriétaires, voyons le sort des ouvriers mineurs. Le travail de la mine est, certes, un des plus fatigants, des plus malsains et des plus dangereux qui existent. Le mineur doit rester huit heures dans son trou, à peine éclairé par une lampe, respirant un air méphitique. La chaleur augmente au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans les entrailles de la terre. L’ouvrier mineur, couvert de sueur et de poussière de charbon, ou de poussière de minerai, presque nu, suant, haletant dans une atmosphère lourde – l’aération, malgré les progrès apportés, est souvent défectueuse, c’est toute une science pour l’ingénieur en mines d’aérer suffisamment, et les compagnies lésinent sur les crédits et les travaux – travaille, en outre, bien souvent, dans des postures torturée, plié, courbé, sur le ventre, sur le dos, agenouillé, enveloppé de poussière, recevant de l’eau boueuse qui suinte à travers la terre, et qui provoque parfois l’inondation des galeries lorsque la couche qui sert de fond à une nappe d’eau souterraine a été crevée.

C’est un des métiers les plus pénibles. Et aussi un des plus dangereux. On reconnait, au premier coup d’œil, l’ouvrier mineur de houille ; il porte à la face, sur le corps, les mains, des sortes de tatouages bleuâtres, ce sont les blessures occasionnées par la chute des blocs : le charbon, pénétrant dans la chair, y a laissé des marques indélébiles. De cette masse de houille amoncelée sous terre se dégage sournoisement un gaz carbonique, incolore, qui s’accumule et emplit l’atmosphère, et qui s’allume, explose au premier contact avec une flamme quelconque. C’est le coup de grisou. C’est par milliers que des mineurs ont été les victimes du terrible gaz. On connaît la catastrophe, en France, de Courrières, en 1906, où périt un millier de mineurs, et, plus près de nous, en Allemagne, celle d’Alsdorf qui a fait 282 victimes. Il n’est pour ainsi dire pas de semaine où, de l’Europe à l’Amérique, et de l’Afrique du Sud à l’Orient colonisé, la mine n’alimente de quelque hécatombe tragique la chronique des journaux à sensation. Combien d’ensevelis, murés dans les boyaux souterrains, qui ont connu les affres d’interminables agonies… Ailleurs, ce sont les poussières de charbon condensées qui déflagrent, c’est l’inondation, les éboulements, l’effondrement du plafond des galeries, le wagonnet qui vous coince et vous broie dans le passage étroit, le câble de la cage de descente qu’on « oublie » d’entretenir et qui se rompt, etc., etc. La mine offre le plus fort pourcentage d’accidentés du travail.

On pourrait, certes, améliorer les conditions de travail du mineur, et réduire considérablement les causes d’accidents. Mais il faudrait, pour cela, engager des dépenses, ne plus exiger un rendement aussi intensif, transformer l’aération, boiser à mesure et plus consciencieusement les galeries, etc… Mais l’on conçoit que cela ne fait pas l’affaire des exploitants. Qu’importe la santé ou la vie des ouvriers, ce qui compte, avant tout, c’est le profit des propriétaires !

La législation du travail a bien créé le corps des délégués mineurs, élus par les ouvriers. Mais comme ils sont, d’une part, des fonctionnaires dépendant plus ou moins du préfet et, d’autre part, que leur élection est presque toujours une manifestation politique, ce remède n’a pas apporté grande amélioration. D’ailleurs, qui tient compte de leurs avertissements ? La catastrophe de Courrières et l’impuissance du délégué Simon nous en a fourni un exemple typique.

Les premiers ouvriers de la mine furent des forçats, au sens réel du mot. Dans la Grèce antique et à Rome, les esclaves qui avaient déplu à leurs maîtres, ou commis quelque grave délit, rébellion ou désobéissance, étaient condamnés aux mines. Après la peine de mort, c’était la plus grave condamnation qui venait frapper la plus basse des castes sociales. De même, aujourd’hui, les travaux forcés viennent immédiatement après la guillotine ou la chaise électrique. La peine des mines est devenue, plus tard, la peine des galères ou des travaux forcés. Mineur, galérien, forçat, telle fut l’évolution. La Russie des Tsars a conservé la peine des mines jusqu’à la Révolution. Les forçats allaient travailler dans les mines de Sibérie. Est-ce cette origine qui a pesé, de tout le poids d’un passé séculaire, sur la condition des mineurs ?

Certes, la profession de mineur a suivi l’évolution générale. Le mineur est, lui aussi, théoriquement, un homme libre. Mais, en fait, les Compagnies, à qui l’on avait concédé le sous-sol, ont réalisé, on le conçoit, assez de bénéfices pour acheter le sol. Les sociétés minières, partout, détiennent le terrain ; l’ouvrier loge dans les maisons de la compagnie, dans l’alignée morne des « corons », s’approvisionne à ses économats va à son cinéma ou à son église. Des enquêtes suggestives ont montré cette dépendance. C’est le régime de la féodalité moderne qui contrôle jusqu’aux échappées intermittentes d’une illusoire activité politique.

On n’a pas oublié les longues et parfois violentes révoltes des esclaves de la mine, leurs sursauts courageux et comme désespérés, les grèves acharnées et tenaces. C’est le choc d’un prolétariat surexploité, dominé, surveillé, ligoté contre une lies plus formidables puissances d’argent soutenue par les forces du pouvoir politique.

À notre époque de vie industrielle intense, la mine est indispensable au fonctionnement économique de la société. La captation des forces hydrauliques peut diminuer la nécessité des mines de houille, mais les autres mines conservent, pour l’instant, leur indispensabilité sociale.

Or, l’exploitation des mines exige, comme personnel et connue matériel, une organisation industrielle étendue et compliquée. À moins de revenir en arrière de plusieurs siècles et de renoncer à ses bienfaits, il faudra, de toute nécessité, sous n’importe quel régime social, conserver l’organisation industrielle de la mine. Et son fonctionnement n’est possible que par la formation de grands groupements collectifs de travailleurs, remplaçant les compagnies minières.

L’individualisme économique ne peut faire fonctionner la mine. Seul, le communisme libertaire, mettant à la place des exploitants l’organisation des producteurs associés, sur une très large échelle, peut continuer la production minière, sans laquelle la civilisation ne peut vivre.

La mine aux mineurs ! Ou plutôt le travail de la mine organisé par les mineurs associés, traitant sur les bases fédéralistes avec les autres corporations, adoucissant ensemble, au maximum, les conditions de travail : voilà le mot de libération que nous devons lancer continuellement aux forçats qui peinent dans leurs sombres galeries. – Georges Bastien.