Encyclopédie anarchiste/Licence - Lisière

Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1279-1285).


LICENCE « D’accord avec vous — me disait un jour un bourgeois libéral et sympathique — la liberté, toute la liberté, mais pas la licence. » Mais vous vous gardiez bien ô bourgeois sympathique et libéral, de définir ce que vous entendez par « liberté » ; et quelle signification vous donnez à « licence » !… Je n’ignore pas malgré votre silence, les allures et les démarches de « votre » liberté : on peut se promener avec elle sans crainte de se faire remarquer ni risquer de se taire taxer de ridicule. « Votre » liberté est une personne bien élevée, qui jouit de ressources avouables, qu’on emmène avec soi en visite, qui ne dit mot avant qu’on l’ait priée de parler et qui justifie si bien qu’on puisse se passer de gendarmes, de garde-chiourmes et de bourreaux que, dans les derniers salons où l’on cause, l’autorité est la première à lui offrir une tasse de thé. « Votre » liberté est comme « votre » anarchie : à l’usage des honnêtes gens et des gens comme il faut. L’essence de « ma » liberté, c’est justement la « licence », autrement dit tout ce qui, dans la liberté, vaut la peine d’être vécu, car somme toute — pour m’en tenir à la définition de « vos » dictionnaires — ce n’est point être libre que de n’user que « modérément » d’une faculté concédée, que d’être astreint à une conduite « réglée », que de se contraindre à des paroles et à une conduite « convenables ». L’autorité est toute disposée à me « concéder » tout cela et même quelquefois un peu plus. « Ma » liberté implique la faculté d’user immodérément des « droits » que j’arrache, d’avoir une conduite « irréglée », de parler et d’écrire de façon « inconvenante » et de me comporter de-même. Etant entendu que je n’entends point, isolé ou associé, me ou nous imposer à autrui, autrement dit amener autrui à faire comme je le fais, comme nous le faisons, à nos risques et périls, si cela ne lui agrée point.

Si nous passions contrat pour habiter sous le même toit, sur le même terrain, temporairement ou durablement, dans une maison commune, dans une colonie, par exemple, réunissant plusieurs groupes, ce serait à la condition sine qua non que personne n’intervînt dans la salle, la partie du logement ou la parcelle de terrain occupée par nous, pour entraver ou critiquer notre façon « licencieuse » de vivre notre vie « en liberté ». Sinon, je me sentirais, nous nous sentirions aussi esclaves que dans le milieu dont nous voulons nous évader, justement parce qu’il veut émasculer la liberté en en éliminant la licence, c’est-à-dire selon notre définition, l’élément dynamique, virilisateur. Et ces dernières lignes pour jeter un peu de clarté sur l’éthique de l’associationnisme tel que le comprennent les individualistes anarchistes. — E. Armand.


LIGUE (bas-latin liga et italien lega, de legare, lier). Au cours des siècles, on qualifia ligues maintes confédérations et alliances de princes ou d’États, maintes associations fondées dans un but quelconque, et même de simples cabales. Sans remonter aux Ligues Achéenne, Etolienne et autres, fameuses chez les anciens, on trouve plus près de nous : la Ligue du Bien Public qui groupa les seigneurs contre Louis XI en 1465 ; la Sainte-Ligue dirigée par le pape Jules II contre Louis XII ; la Ligue du Rhin fondée en 1680 pour garantir le maintien du traité de Westphalie, Louis XIV en fut le protecteur ; la Ligue d’Augsbourg conclue en 1686 contre ce dernier roi ; la Ligue de Neutralité Armée qui opposa la Russie et la Suède, en 1800, puis la Prusse et le Danemark à l’Angleterre. On a donné aussi le nom de Ligue à l’entente des villes hanséatiques d’Allemagne, associées à partir de 1241, pour la protection de leur commerce et la défense de leurs franchises, ainsi qu’à la Confédération des peuplades helvétiques qui devait aboutir à la formation de la Suisse. Mais, du point de vue historique, la Ligue par excellence, ce fut la Sainte-Ligue, fondée sous Henri III, par les catholiques ; son caractère profondément religieux lui donne un intérêt tout spécial. Dès 1507, Lefèvre d’Etaples avait constitué en France un groupe de réformateurs dont les doctrines s’apparentaient à celles que le protestantisme devait bientôt professer avec tant d’éclat. Malgré la Faculté de théologie de Paris et le Parlement, malgré l’autorité royale devenue persécutrice après 1534, les idées nouvelles, et particulièrement celles de Calvin, se répandirent rapidement ; propagées au début par des moines et des prêtres, outrés de voir les riches prébendes ou les hautes fonctions aux mains des nobles ignares et crapuleux. Humbles desservants, religieux lettrés firent défection en grand nombre, heureux de fuir une Église qui ne rappelait en rien celle des chrétiens primitifs ; entre catholiques et protestants, l’abîme, d’ailleurs, était moins profond que celui qui sépare, à notre époque, les libres-penseurs des croyants. L’ordre des Augustins en particulier fournit des apôtres à la Réforme, comme le prouve le long martyrologe de ceux qui souffrirent pour la nouvelle foi ; ils trouvèrent des imitateurs dans les autres congrégations et parmi les séculiers. Un carme est poursuivi à Clermont en 1547, et un dominicain est brûlé à Castres ; sur quatre hérétiques condamnés au feu par le Parlement de Bordeaux en 1551, il y avait deux prêtres ; un théologien est exclu de la Faculté de Paris, en 1552 pour avoir pris part à la cène protestante ; en 1555 le cordelier Rabec est condamné au feu pour crime d’hérésie ; en 1557 l’abbesse de Saint-Jean de Bonneval, qui entretenait des relations épistolaires avec Calvin, doit se réfugier à Genève, ainsi que huit de ses religieuses ; et la même année on réglemente la prédication à Paris, tant le nombre des prêtres favorables à la Réforme s’était révélé grand, à l’occasion des sermons du Carême. Maîtres d’école et régents de collège favorisèrent également la diffusion du protestantisme ; on les surveilla de près, leur enjoignant de mener leurs élèves à la messe sous peine de la hart. Un étudiant, coupable d’avoir brisé des images saintes, fut exposé trois jours au pilori, puis, malgré sa jeunesse, condamné à l’emmurement définitif dans un monastère. Son cachot, spécifièrent les juges, n’aura qu’une fenêtre garnie de barreaux permettant de passer la nourriture, « il finira ses jours et consommera le reste de sa vie au dit lieu, en lamentation, douleur et desplaisance desdits crimes et délitz ».

La répression catholique fut sans pitié. De décembre 1547 à janvier 1559, la Chambre Ardente prononça au moins 500 arrêts en matière d’hérésie ; les victimes furent nombreuses, les supplices effroyables. Après avoir été mis à la question, fouettés de verges, essorillés, tenaillés, les suspects étaient jetés dans des prisons sans jour sur l’extérieur, où l’eau croupissait parfois et qui, dans d’autres cas, ne permettaient de se tenir ni entièrement debout, ni entièrement couché. Le Grand Châtelet contenait des cachots d’où, selon la rumeur publique, personne ne sortait vivant. La peine du feu était courante. Si le condamné s’engageait à ne point parler au peuple, il était quelquefois, par mesure de bienveillance, étranglé avant d’être brûlé ou « après avoir un peu senty le feu », mais s’il refusait de se taire on lui coupait la langue avant le supplice. Prêtres et magistrats redoutaient l’impression faite sur la foule par l’inébranlable conviction des martyrs. En réalité, les persécutions eurent pour résultat d’accélérer la diffusion du protestantisme qui s’organisa d’abord en église et, plus tard, en parti politique. L’ère des combats et des traités succéda à l’ère des martyrs ; la Réforme perdit peu à peu l’exaltation mystique qui avait brillé sur son berceau. Intolérant dans les régions où il fit la loi, le calvinisme gardera en France le rôle de persécuté, généralement ; la Saint-Barthélemy, en 1572, sera le signal d’un massacre global des huguenots. A Paris il y eut 2.000 victimes environ, 800 à Lyon, 1.000 à Orléans ; à Meaux deux cents personnes arrêtées le 25 août furent égorgées le 26 ; à Bordeaux, les autorités organisèrent méthodiquement la tuerie ; à Toulouse, deux conseillers au Parlement guidaient les assassins. Des manifestations miraculeuses entretinrent la rage homicide : une madone parisienne pleurait sur les impiétés des hérétiques. Le pape fît allumer des feux de joie et frapper une médaille en l’honneur de cette mémorable journée ; en son nom et au nom du Sacré-Collège, le cardinal Orsini vint féliciter Charles IX et Catherine de Médicis proclamés les plus fermes appuis du catholicisme.

Mais les calvinistes relevèrent la tête ; et, en 1576, leurs adversaires, se jugeant abandonnés par le roi, formèrent une association puissante, la Ligue, qui se chargea d’assurer le triomphe des doctrines anciennes. Préparée de longue date, elle acheva de prendre forme en Picardie, quand le gouvernement et les habitants de Péronne refusèrent de livrer cette place forte au protestant Condé. Les calculs d’Henri III et de la maison de Lorraine lui permirent bientôt de s’étendre à l’ensemble du pays. Henri de Guise, dont on portait la vaillance aux nues et qui savait capter le cœur des foules, fut son chef réel. Contre les, réformés la Ligue commandait la guerre ; contre les neutres elle usait de « toutes sortes d’offenses et molestes », tenant pour adversaire quiconque refusait de s’enrôler. Ses affiliés étaient poursuivis en leurs corps et biens s’ils venaient à se dédie : ils juraient « prompte, obeyssance et service au chef qui sera député », se promettant de plus aide et appui mutuel. Aux États-Généraux de Blois, les députés, presque tous ligueurs, déclarèrent ne vouloir dans le royaume « qu’une foi et qu’une loi ». En conséquence Henri III, qui était suspect aux catholiques mais se donnait comme chef de la Ligue, abolit l’Édit de Beaulieu jugé trop favorable aux protestants. Survinrent la sixième et la septième guerre de religion qui rétablirent les affaires des réformés, la Ligue disparut. Elle se reconstitua lorsque la mort du duc d’Anjou, en 1584, fit de Henri de Navarre l’héritier présomptif de la couronne ; cet huguenot, converti une première fois lors de la Saint-Barthélemy pour redevenir calviniste en 1516, ne pouvait recevoir l’huile de la sainte ampoule, ni jurer de défendre l’Eglise catholique. Les Guise conçurent de hauts desseins ; et de complaisants généalogistes établirent qu’ils descendaient de Charlemagne. Mais, pour ménager les transitions, ils mirent en avant la candidature au trône du vieux cardinal de Bourbon, que le pape devait délier de ses vœux et qui, en mourant, céderait la couronne à Henri de Guise. Philippe II d’Espagne promit son concours et le pape déclara Henri de Navarre et le prince de Condé déchus de leurs droits. A Paris, les premiers ligueurs, constitués en société secrète, choisirent un conseil dirigeant qui avait la haute main sur tout, sans paraître nulle part. Conduite avec prudence, la propagande se faisait d’homme à homme et l’affiliation n’avait lieu qu’après enquête. De la bourgeoisie moyenne le recrutement s’étendit dans le monde du Parlement et de l’Université, ainsi que parmi les ouvriers des corporations et les travailleurs des ports, halles et marchés.

Des émissaires furent envoyés en province ; en juin 1587 les ligueurs de Paris avaient déjà contracté un accord avec ceux de Lyon, Toulouse, Orléans, Bordeaux, Nantes, Bourges, et d’un grand nombre d’autres villes. Des prédicateurs fanatiques tonnaient dans les chaires ; ils prenaient leur mot d’ordre près de Mme de Montpensier, la sœur des Guise, qui se vantait de faire plus avec leurs sermons que ses frères avec leurs armées.

En mai 1588, le duc de Guise, entré à Paris, malgré les ordres du roi, fut acclamé par la foule ; une émeute éclata, des barricades surgirent et Henri III dut solliciter l’intervention du chef de la Ligue pour apaiser le tumulte. Mais, le 23 décembre suivant, ce dernier, appelé au Louvre, fut tué par les quarante-cinq bretteurs de la garde royale, dans la chambre de Henri III ; le cardinal de Guise fut massacré le lendemain. Alors la haine contre le roi monta jusqu’au délire ; pour les ligueurs parisiens il ne fut plus qu’un « assassin, antéchrist, cafard, Sardanapale » ; des moines décapitèrent sa statue ; on envoûta son image sur les autels ; des enfants porteurs de cierges les éteignirent en demandant à Dieu d’éteindre ainsi la vie des Valois ; et les prédicateurs s’étendirent longuement sur la légitimité d’un régicide. Frère Clément, jeune religieux de vingt-deux ou vingt-trois ans, se chargea de punir le coupable. Encouragé par un théologien, il pria, mortifia sa chair, eût des visions et entendit des voix célestes qui le fortifièrent dans sa résolution. Des âmes pieuses lui remirent une soi-disant lettre de recommandation pour le roi ; introduit près d’Henri III sans défiance, il le frappa d’un coup de poignard au ventre. Puis, debout, les bras étendus en croix, Clément attendit la mort, sûr de monter au ciel. Pour commémorer cet assassinat, le Parlement de Toulouse décréta qu’il y aurait des réjouissances publiques le 1er août ; les autres Parlements témoignèrent de sentiments identiques. A Paris, les duchesses de Nemours et de Montpensier glorifièrent le meurtrier dans les églises et sur les places publiques : le peuple but, chanta, dansa « avec des voix d’allégresse poussées au ciel », Grégoire XIV fit tout pour détacher la noblesse et le clergé du nouveau roi Henri IV ; ses desseins furent secondés par un groupe de ligueurs intraitables, les Seize, qui devinrent l’âme de la résistance catholique. Groupant plus de 30.000 adhérents, prêtres ou laïques, ils tenaient Paris grâce au réseau serré de leur police, surveillaient les suspects, poussaient dans les charges ceux dont le zèle s’affirmait, et rayaient impitoyablement ceux dont le dévouement semblait s’amoindrir. Après des péripéties nombreuses où les succès suivirent les revers, la Ligue fut mortellement atteinte, en 1593, par l’abjuration d’Henri IV qui estima que Paris valait bien une messe. A genoux, devant l’archevêque de Bourges, le prince renonça au protestantisme et jura de vivre et mourir dans la religion catholique ; puis, toujours à genoux, il entendit la messe, réitéra son serment et communia. Ceci se passait le 25 juillet, dans la Basilique de Saint-Denis ; pourtant lui-même déclarait que sur bien des points : l’autorité du pape, l’existence du purgatoire, le culte des saints en particulier, il ne pouvait admettre les affirmations de l’Église romaine. Il paraît qu’il fit néanmoins des miracles, après son sacre : sur cinq ou six cents scrofuleux qui touchèrent ses mains sanctifiées par le divin chrême, quelques-uns parvinrent à guérir. On cria au prodige et la Sorbonne, qui l’avait âprement combattu, se porta garant de son orthodoxie. N’est-il pas vrai que les comédies de l’histoire sont riches en précieux enseignements ? Miracles et visions furent prodigués par Dieu en faveur d’une cause que les catholiques eux-mêmes condamnent aujourd’hui ; la Vierge aux pleurs de la Ligue précéda celle de Marie Mesmin ; les extases du moine Clément évoquent celles de fanatiques contemporains. Et l’on voit combien de crimes furent commis au nom de Jésus ; et quel caractère intéressé présentent d’ordinaire les croyances des grands ou des rois. Puis il apparaît que les choses n’ont guère changé, quand on observe ce qui se passe aujourd’hui.

Si du xvie siècle nous descendons à l’époque contemporaine, il convient de signaler plusieurs Ligues dont l’action s’est exercée en sens divers : Ligues belge et française de l’Enseignement ; Ligue des Droits de l’Homme ; Ligue des Patriotes, etc. Fondée en 1864, par un groupe de libéraux, la Ligue belge de l’Enseignement eut, dès l’origine, un caractère à la fois politique et pédagogique. Elle lutta pour l’abrogation de la loi de 1842 sur l’enseignement primaire ; ouvrit en 1876 l’École Modèle de Bruxelles, pour expérimenter les nouvelles méthodes ; puis, tout en conservant son indépendance, acquit un caractère presque officiel après les élections de 1878, qui donnèrent, pour un temps, la majorité aux libéraux. Jean Macé assista au deuxième Congrès qui se tint à Liège en 1866 ; il fut le fondateur de la Ligne française de l’Enseignement. « Ce n’est pas de la Belgique, a-t-il déclaré par la suite, qu’il a rapporté son idée, c’est au contraire cette idée préconçue qui l’y a fait aller ». Né en 1815, directeur du bureau de la Propagande socialiste, de novembre 1848 à juin 1849, il devint après 1859, professeur dans un pensionnat de jeunes filles, à Beblenheim en Alsace et après 1870 à Monthiers ; élu sénateur inamovible en 1883, il mourut le 13 décembre 1894. Jean Macé fait remonter à 1861 la date de ses premières tentatives ; il s’intéressa d’abord aux bibliothèques populaires ; enfin le 25 octobre 1866, il demandait dans l’Opinion Nationale qu’ « une coalition s’organisât, dans tous les départements, entre tous les hommes de bonne volonté, qui ne demandent qu’à travailler à l’enseignement du peuple ».

Le premier bulletin de la Ligue paraissait le 15 décembre de la même année ; mais c’est en 1881 seulement, au Congrès de Paris, qu’elle fut constituée sous son titre définitif de « Ligue française de l’Enseignement ». Trois hommes du peuple répondirent au premier appel ; en 1867 on comptait déjà 5.000 membres ; en février 1870, il y en avait plus de 17.800. Et les progrès s’accentuèrent, puisqu’en 1902 elle compta 2.787 sociétés affiliées, ce qui représentait deux millions d’adhérents. Dans le projet de statuts, rédigé par Macé en 1867, on lisait : « Art. 1. — La Ligue de l’enseignement a pour but de provoquer par toute la France l’initiative individuelle au profit du développement de l’instruction publique. — Art. 2. — Son œuvre consiste : 1° à fonder des bibliothèques et des cours publics pour les adultes, des écoles pour les enfants, là où le besoin s’en fera sentir ; 2° à soutenir et faire prospérer davantage les institutions de ce genre qui existent déjà ». Par crainte des prohibitions gouvernementales, le fondateur restait prudent dans l’exposé de ses desseins ; au fond, il entreprenait une campagne en faveur de l’instruction obligatoire, gratuite et laïque.

Mais il eut beau répéter « qu’il n’y avait rien dans son entreprise qui pût porter ombrage à qui que ce soit », l’autorité religieuse se dressa menaçante. Mandements épiscopaux, sermons des prêtres, calomnies des dévotes tombèrent dru sur l’œuvre nouvelle : Jean Macé fut appelé « un assassin d’âmes ». Pourtant ses idées étaient loin d’être révolutionnaires. Il croyait en Dieu et garda jusqu’à sa mort une religiosité profonde. « Notre corps, écrivait-il, est un temple où Dieu réside, non pas inactif et dérobant sa présence, mais vivant et sans cesse agissant, veillant à l’accomplissement des lois qui régissent les mouvements des organes de la digestion dans le corps de l’homme, avec autant de soins qu’à celles qui conduisent le soleil et les étoiles ». Dans ses livres, les inepties de ce genre abondent. S’adressant aux instituteurs, il leur dira de développer « la grande idée de la patrie, l’amour et l’honneur du drapeau », leur enjoignant par ailleurs de ne jamais faire le procès des opinions arriérées ou des croyances superstitieuses : « C’est l’enseignement confessionnel seulement qu’il s’agit de renvoyer à l’Église. Quant à ce fonds commun de religion universelle qui s’impose à tous et qu’élargissent d’âge en âge les progrès de la conscience humaine, il ne saurait être bon certainement de le rayer du programme de nos écoles ». En 1886, il insiste, au Sénat, pour qu’on ne remplace pas trop rapidement le personnel congréganiste par un personnel laïc, dans les écoles primaires. Puis l’instruction lui paraîtra surtout un « apprentissage électoral » ; il oubliera le bonheur et la dignité des individus pour ne songer qu’à faire des citoyens. Disons à sa décharge que, malgré la timidité de ses conceptions, il fut maudit par tous les bien-pensants de l’époque, et que sa Ligue contribua puissamment à diffuser l’instruction. Après le 24 mai 1873 et le 16 mai 1877 on menaça de peines disciplinaires les instituteurs qui en étaient membres ou en recevaient quelque chose ; certains préfets allèrent jusqu’à fermer les cercles locaux ; et l’on doit reconnaître que Macé lutta jusqu’à la fin pour la gratuité de l’enseignement. La Ligue, du moins à l’origine, fut une école de décentralisation. « Il y a quelque chose de trop en France : c’est Paris ! », disait son fondateur, indigné de voir la capitale prétendre au monopole intellectuel. « Réveillez-vous, belle endormie ! criait-il à la province. Cela vous déplaît que la poste vous apporte vos opinions toutes faites. Eh bien ! Faites-les vous-mêmes, et l’envoyez-les au besoin au maitre d’école dont vous êtes lasse ». Dans sa pensée, la nouvelle Association ne devait être ni dominée par un Comité directeur, ni liée par des règles uniformes ; elle devait seulement consister en une Fédération de sociétés libres. Aujourd’hui la Ligue française de l’Enseignement est presque une puissance officielle, une sorte de ministère hors cadre de l’instruction ; cajolée par les gouvernants, elle dispose des faveurs administratives. Transformation malheureuse, peu propre à garantir son impartialité et son indépendance. Ainsi finissent les associations qui, parties du peuple oublient leur but premier pour devenir de simples rouages du pouvoir.

Une Ligue dont l’action fut malfaisante, dès l’origine, c’est celle des Patriotes. Le 18 mai 1882, Paul Déroulède rappela, dans un discours, qu’on avait fondé une Ligue de la Délivrance en 1872. Il proposa de reprendre cette idée ; on l’applaudit vigoureusement et un Comité provisoire jeta les bases de la Ligue des Patriotes. Le but avoué de la nouvelle Association était d’unir les nationalistes français, sans distinction de parti politique, pour propager l’éducation militaire et le culte de la patrie. Grâce aux ressources, qui affluèrent dès le début, elle couvrit l’ensemble du pays d’un réseau de filiales et de Comités. Bientôt elle eut son journal, Le Drapeau, qui se donnait pour mission de vulgariser les idées les plus chauvines. Paul Déroulède, grand animateur de la Ligue et chansonnier patriote, d’ailleurs dépourvu de talent, fut nommé président d’honneur. Mais la discorde éclata au sein du Comité directeur ; certains membres plus honnêtes ou plus naïfs voulaient, conformément aux statuts, s’abstenir de toute action politique ; Déroulède et ses amis entendaient au contraire se livrer à une intense agitation électorale. Après des luttes assez violentes, ce fut l’influence des seconds qui finalement l’emporta. Sous prétexte d’aider « les hommes et les idées favorables à la défense nationale », la ligue des Patriotes fit une large propagande en faveur de Boulanger, général d’opérette qui jouait au dictateur ; elle assura son succès à Paris, lors des élections du 27 janvier 1889. A la fin d’avril 1888, les sociétaires hostiles à la politique boulangiste avaient constitué un groupe schismatique, l’Union patriotique de France ; mais, incapables de s’organiser, ils sombrèrent bientôt dans l’oubli. Poursuivis à l’occasion d’une souscription, Déroulède et son Comité directeur furent accusés « d’avoir fait partie d’une Association non autorisée, d’avoir fait partie d’une société secrète ». La 8e Chambre correctionnelle de Paris se borna à leur infliger 100 francs d’amende, comme faisant partie d’une Association non autorisée ; la Ligue des Patriotes fut dissoute. Ce qui la mit pour un temps hors de combat, ce fut l’effondrement de Boulanger. Elle devait se reconstituer plus tard, sous la présidence de son fondateur, puis de Barrès à partir de 1914. Préparer la revanche de 1870, reprendre l’Alsace et pour y réussir, favoriser la politique la plus réactionnaire, devint son programme avoué ou secret. L’hécatombe de 1914-1918 fut en partie son œuvre et marqua son triomphe ; ses idées inspirèrent les dirigeants d’alors ; et l’on ne saurait oublier le rôle ignoble d’un Barrès encourageant les autres à mourir, puis se hissant sur leurs cadavres pour atteindre aux suprêmes honneurs. Son influence n’a pas disparu ; elle subsiste dans les hautes sphères religieuses, administratives, universitaires ; les Nouvelles Littéraires, publication vénale par excellence, toutes les revues, tous les journaux bien pensants s’emploient de leur mieux à faire connaître écrivains ou hommes d’action qu’anime son chauvinisme dangereux. Dans le monde militaire, elle règne en maîtresse, cela va sans dire ; et l’Académie réserve ses sourires les plus gracieux aux barrésiens de sacristie.

D’autres Ligues encore mériteraient de nous retenir : la Ligue contre la loi des céréales (anti-corn-law league) qui, en Angleterre, au début du xixe siècle, joua un rôle considérable dans l’établissement du libre-échange ; la Ligue Agraire (land league), association politique irlandaise fondée par Michel Davitt et dont Parnell fut l’animateur le plus remarquable ; la Ligue des Droits de l’Homme, dont nous parlerons peu, parce que les lecteurs pourront se reporter au mot « Droits de l’Homme », dans le présent ouvrage pour trouver ce qui les intéresse sur ce sujet. Ses origines se rattachent à l’affaire Dreyfus. Cet officier, faussement accusé de trahison, fut condamné, sur la production d’une pièce écrite, en réalité, par le commandant Esterhazy, ancien zouave pontifical passé dans l’armée française. Cléricaux et patriotes firent preuve d’une mauvaise foi insigne ; la Croix, l’organe du clergé français, rédigé par les Assomptionnistes, la Libre Parole journal attitré des antisémites, les feuilles inspirées par la camarilla militaire, toute la presse bien pensante firent chorus contre un malheureux dont l’innocence était manifeste. Félix Faure, de qui la fille épousera Goyau, l’insignifiant et dévot académicien, ne songeait qu’à faire risette à la réaction ; Boisdeffre, chef de l’état-major était manœuvré comme un pantin par l’astucieux père Du Lac, supérieur des Jésuites parisiens. Mais des hommes courageux protestèrent ; et l’idée d’une Ligue pour la défense des Droits de l’Homme naquit à cette occasion, en 1898… Depuis, sur la base des principes de la « Déclaration des Droits », la Ligue a combattu pour le respect de la liberté individuelle et de la liberté d’opinion, pour les garanties du citoyen livré aux fantaisies de l’appareil judiciaire. Son action, cependant, s’est souvent ressentie d’une conception de la justice retenue au cadre des lois, et nous eussions aimé, qu’issue de la Révolution, elle évoluât vers un esprit plus vaste que les textes. Il serait injuste, certes, de méconnaître les bienfaits de son activité et de ne pas rendre hommage à la persévérance de ses campagnes — suivies souvent de résultats positifs — en faveur des victimes des dénis de justice et de la répression du pouvoir. Mais, il faut noter sa tendance marquée — et croissante, dans la régression générale — à compter davantage sur la bienveillance des gouvernements que sur la conscience avertie de l’opinion. Et elle porte, dans son passé, cette tache d’avoir tenté de justifier la dernière guerre en la plaçant sous les auspices du « droit » et d’avoir pris parti, dans la mêlée, contre la pensée demeurée libre et le pacifisme indéfectible…

Il y eut aussi la Ligue, d’assez facétieuse mémoire, contre la licence des rues, fondée par le sénateur Bérenger et qui, avec la prétention de sauvegarde d’une pudeur blessée par les publications pornographiques, s’attaquait aux manifestations les plus libres de l’art. En 1867, Frédéric Passy, fonda la Ligue internationale et permanente de la paix, etc. Au xixe siècle, un grand nombre de ligues devaient surgir : politiques, religieuses, morales, économiques, pacifistes, surtout après la guerre de 1914-1918. En 1908, Ferrer, fondateur de « l’École Moderne », créa, pour en vulgariser le principes, la Ligue internationale pour l’éducation rationnelle de l’enfance, dont l’organe : l’École rénovée fut une remarquable revue de pédagogie nouvelle, attachée au développement de la personnalité de l’enfant. (Dans un ordre d’idées analogues, la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle publie aujourd’hui : Pour l’Ère nouvelle)… Citons encore, parmi les ligues actuelles qui nous intéressent davantage, nous excusant d’en oublier qui nous sont cependant sympathiques : la Ligue anticatholique, la Ligue antialcoolique, la Ligue contre le tabac, etc., la Ligue pour la nationalisation du sol, pour la réforme foncière, pour la terre franche, etc., les Ligues des réfractaires à la guerre, de la volonté de Paix, de l’objection de conscience, etc. (Voir ces divers mots). L’énumération des Ligues modernes, nées pour la défense des intérêts et des opinions, remplirait à elle seule plusieurs pages et déborderait le cadre de cet article. Chaque jour en voit éclore de nouvelles dans les domaines les plus variés. Assurément les Ligues d’avant-garde n’ont pour elles ni l’argent, ni l’oreille de la presse et des autorités. Beaucoup font néanmoins d’excellent travail, grâce au dévouement inlassable de ceux qui les propagent et les soutiennent. Regrettons que leur multiplication excessive divise parfois des efforts qui auraient intérêt à s’associer. Le manque de coordination dans la lutte contre l’adversaire commun, l’émiettement en chapelles, clans et sous-clans infimes, la dispersion à l’extrême des bonnes volontés qui s’offrent, voilà une des causes principales de la faiblesse actuelle des mouvements individualistes et libertaires. Non qu’il faille aboutir à la centralisation, ni à l’uniformité : un accord volontairement consenti entre les différentes tendances suffirait ; l’ardeur de chacun cessant de s’affaiblir en querelles intestines, il deviendrait possible à tous de diriger leurs armes contre l’ennemi du dehors. Evitons aussi d’être injuste envers les hommes et les groupements, qui, sans nous donner satisfaction entière, contribuent à réaliser en pratique quelques-unes de nos aspirations ; n’éloignons pas, sous prétexte de rigide orthodoxie, ceux qui nous témoignent une franche sympathie et acceptent de seconder notre action. Lorsqu’on répudie contrainte, mensonge, hypocrisie, il faut s’élever assez haut pour rendre justice à tous indistinctement. — L. Barbedette.


LIMITE n. f. (lat. limes, limitis, chemin de traverse, puis lisière, frontière de limus, oblique). Tout ce qui borne, tout ce qui marque la fin, le point extrême d’une activité, d’un sentiment, d’une pensée, d’une action, d’une influence, tout ce qu’on ne peut dépasser, dans un domaine quelconque, s’appelle limite. D’où les innombrables sens attachés à ce mot et son emploi continuel dans le langage courant, et dans la politique, les sciences, etc. (ligne commune, démarcation entre deux États, deux propriétés, deux zones, etc… ; en mathématiques : grandeur limite, méthode des limites, en algèbre : limite des racines d’une équation, en arithmétique : limites d’un problème, en astronomie : points limites, etc.). Il est des limites qui semblent imposées par la nature ; ni le corps, ni l’esprit, ne sont capables d’un effort continu, d’une tension que ne coupe aucun repos ; la vie si longue soit-elle comporte des limites ; il n’est pas jusqu’à la joie qu’une possession trop prolongée ne transforme en ennui. Notre science a des limites et encore très rapprochées malheureusement ; de même notre puissance d’action. Mais comme disait Mme Neck, « les limites des sciences sont comme l’horizon, plus on en approche, plus elles reculent ». Dans le domaine de la pensée et de l’examen critique des choses, nos moyens sont les seules limites dont nous ne connaissions la légitimité. Pour nous, « la raison n’est pas la raison quand on lui impose des limites » (T. Delord).

Cependant, aux limites que nous oppose la nature, la société en ajoute d’autres innombrables ; la masse des lois n’est dans l’ensemble qu’un vaste réseau de prohibitions, de défenses, un véritable répertoire de « gestes limites », qui visent à ne permettre aux individus qu’une activité mentale et physique amoindrie, diminuée, toujours soumise aux caprices des autorités. Sans parler du bagnard, du prisonnier, de tous les enchaînés, que l’on a réduit à n’être que des morts vivants. Les frontières, les patries, les douanes, etc. (voir ces mots) autant de limites, inventées pour le seul profit de ceux qui commandent. Et une morale, qui est souvent le comble de l’immoralité, prétend ligoter les consciences et régenter nos plus secrets désirs. Prêtres et gendarmes s’associent pour que les chefs soient obéis, pour que les travailleurs continuent de produire sans répit, pour que les peuples se déchirent, parce qu’il a plu aux maîtres d’établir des classes sociales, des frontières que la nature ignore et que la raison condamne Mais le troupeau est si aveugle qu’un long temps s’écoulera sans doute avant qu’il comprenne et se décide à briser les clôtures dérisoires où ses exploiteurs l’ont parqué.

Ne point nuire à la légitime activité d’autrui, ne point créer de douleur inutile, voilà les seules limites, que le sage reconnaisse et qu’il assigne à son activité. Ni opprimé, ni oppresseur, ni esclave, ni maître, telle est sa maxime. Il respecte les pensées indépendantes, les volontés libres de ceux qui l’entourent. « Loin de condamner l’énergique affirmation d’un moi qui veut vivre et se parfaire, nous y voyons le secret ressort de bien des existences utiles et la condition du progrès. Être plus et mieux, telle est déjà l’inconsciente mais suprême règle du moindre animalcule, telle doit être la loi voulue de l’activité humaine. Plus fort que le raisonnement, l’instinct de conservation l’impose, et le suicide même est une sanglante preuve de notre invincible besoin d’être heureux.

Mais pourquoi accumuler les ruines, pourquoi de la souffrance d’autrui faire la rançon de notre propre joie ? Dans la cité humaine, comme dans le monde des plantes, l’harmonie totale n’est-elle pas rendue possible par la seule diversité individuelle et collective ? Et pour chacun l’union librement voulue ne serait-elle pas souvent préférable à la lutte ? La réponse n’est pas douteuse : pour enrichir son être et le parfaire, nul besoin d’écraser les autres… L’impuissance à sortir de l’horizon borné du moi, à briser ses étroites barrières pour comprendre la vie universelle et sympathiser avec elle, voilà croyons-nous la racine cachée de l’égoïsme qui paralyse et appauvrit. » (La Cité Fraternelle). Mais naturellement ce n’est pas des stériles batailles politiques que l’homme peut attendre la suppression des limites artificiellement dressées par les chefs, ce n’est pas de son impuissant bulletin de vote que le citoyen doit espérer rien de pareil. Une longue éducation des esprits, une lente formation des volontés aboutiront seules à libérer les cerveaux. Et que chacun travaille, pour lui-même et en lui-même d’abord, à démolir les murailles de la prison où la société prétend l’enfermer ; qu’il apprenne à n’avoir d’autre maître que son propre esprit, ouvert enfin à la lumière des vérités supérieures que cachent soigneusement ceux qui instruisent les enfants ou les hommes pour le compte des Églises et des États. « Libération sociale et morale sont affaires de volonté ; égoïsme des chefs, veulerie du troupeau voilà les pourvoyeurs des ergastules anciennes ou modernes. A chacun de se sauver lui-même et d’aider au salut de ses frères, autant qu’il est en son pouvoir. Pour briser les barreaux de la cage où la nature nous enferma, un effort plus ardu semble exigé des hommes ; car l’acier des lois cosmiques est dur et la lime de nos connaissances a souvent besoin d’être réparée. » (Par delà l’Intérêt). Cependant même lorsqu’il s’agit de la nature, ne parlons pas trop rapidement des limites qui s’imposent à notre savoir ou à notre vouloir. Lumières magiques, tapis volant, vision ou audition lointaine, élixir de longue vie, transmutation des métaux, etc. tous les vieux contes qui charmèrent nos ancêtres, la science les réalise graduellement. « Où s’arrêtera notre espèce dans sa prodigieuse ascension ? écrit L. Barbedette, dans Face à l’Éternité. Maîtresse de notre globe, elle en modifiera les conditions à son gré, pour peu que tardent les causes, et rien ne les montre prochaines, de sa propre disparition. Après les chaleurs des tropiques, elle a vaincu les glaces polaires ; desséchant les marais, irriguant les déserts, creusant des ports, perçant des isthmes, elle est devenue la suprême dominatrice et de la terre et des océans. Ni les entrailles du sol, ni les hautes régions atmosphériques n’échappent à ses investigations ; vapeur, électricité, machines de toutes sortes la servent avec docilité. C’est une incomparable odyssée que la sienne ; ne doutons pas de son triomphe final sur les éléments. Progressive diminution de la lumière et de la chaleur solaire, manque d’air ou d’eau, absence de ressources alimentaires ne la trouveront point désarmée. Physique, chimie, mécanique réaliseront, d’ici quelques millénaires, des prodiges supérieurs à ce que conçoit la plus délirante imagination. Et devant la biologie, à peine adolescente, s’ouvrent des espoirs illimités ; contre les gaz toxiques, les poisons, l’asphyxie, le feu peut-être, on prémunira aussi facilement qu’on vaccine contre la maladie. Sans parler des races surhumaines que fera sortir de la nôtre soit la science eugénique, soit l’évolution spontanée ». Les forces humaines sont infiniment supérieures à ce que nous croyons, mais pour que les peuples se résignent à leur triste sort, les pontifes et savants officiels ne cessent de répéter que notre science comme notre action ne sauraient franchir certaines limites imposées par le créateur. Ils humilient notre volonté et notre raison, pour encourager les faibles à se soumettre aux ordres des puissances surnaturelles, qui parlent par la bouche des chefs naturellement.


LIQUIDATION n. f. (de liquider, rad. liquide). L’action de liquider, de fixer ce qui est indéterminé et incertain de toute espèce d’affaires et de comptes prend le nom de liquidation.

Les opérations auxquelles donne lieu la cessation d’un commerce prennent aussi le nom de liquidation. On désigne aussi, sous ce vocable, la vente à bas prix de certaines marchandises ou produits en vue de terminer rapidement une situation qu’on a hâte de liquider, de mettre au net.

Le règlement, en bourse, des négociations par livraison de titres achetés, ou bien le paiement des différences constituent une liquidation.

La liquidation est un terme employé en jurisprudence visant la propriété générale. Elle a pour but de fixer les droits qui appartiennent soit à des particuliers, soit à des collectivités par rapport à certaine richesse possédée en commun et qu’il importe d’attribuer respectivement aux destinataires légaux.

Toute société après sa cessation, sa dissolution, doit être nécessairement liquidée.

En sociologie, il s’agit souvent aussi de liquidation — théorique pour le moins — de la société actuelle et de son remplacement pur une organisation nouvelle de liberté, de propriété et de justice.

La liquidation, à travers les âges, est toujours du domaine de l’actualité et s’y rapporte selon l’état de connaissance de l’époque. — E. S.


LISIÈRE n. f. (Il aurait, selon Diez le sens de lisière, de liste, bande, bordure). Le bord d’un objet, d’une chose, voilà sa lisière ; ainsi l’on parle de la lisière d’un champ, d’une forêt, d’une étoffe. Et, par extension, ce terme désigne, au moral, la partie soit initiale soit terminale du système philosophique, social, religieux, politique ou autre ; dans le même sens, il s’applique au monde des sentiments, des désirs, des passions, des habitudes de l’activité réfléchie : on dira d’un homme qu’il est à la lisière de la sagesse ou de la folie ou du crime. Mais ce vocable peut encore désigner les frontières que codes et décalogues prétendent tracer entre le bien et le mal, entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Singulière prétention qu’ont les autorités sociales et religieuses ; une duperie de mots au demeurant. « Parce que les dirigeants rêvaient de prestige ou de rapine, n’a-t-on pas vu récemment des millions d’hommes s’entretuer, au nom de l’honneur national et de la liberté ? Dans la bouche des autorités qui commandent aux consciences, les ambitions de la Haute Banque ne se transforment-elles pas chaque jour en devoir moral ? Une savante alchimie du langage suffit à rendre vertueuse une action coupable et mauvaise une action généreuse : houille, fer, pétrole, acquièrent un prix surnaturel et qui meurt pour leur conquête reçoit la couronne des héros ou des saints ; mais c’est un affreux gredin celui qui sème, parmi les hommes, des idées de fraternité. Comme le changement de couleur des verres de lunette modifie l’aspect d’un objet, les louanges ou le blâme dont on les couvre, font varier pour nous la physionomie d’un sentiment et d’une action » (Le Règne de l’Envie). Tracer des lisières artificielles, qu’il est interdit de franchir, s’avère le travail préféré des moralistes officiels, des législateurs, et aussi des éducateurs que les pouvoirs publics chargent de préparer des générations obéissantes et aveugles.

Cette triste besogne, Stephen Mac Say en donne un véridique et saisissant tableau dans La Laïque contre l’Enfant : « Il n’existe pas, en dépit des tirades démocratiques, d’atelier laïque où se ferait l’apprentissage de la liberté, mais des prisons dont les geôliers n’ont point la licence de laisser grandes ouvertes les portes et se permettent tout juste le risque d’allonger d’un « oubli » la promenade. Et si les instituteurs abandonnent à l’entrée le fouet du dompteur et veulent, en grands frères, éveiller un à un ces petits êtres, le désordre de la cage aura tôt fait de les dénoncer à la vindicte des chefs… L’esprit ne peut se mouvoir que dans le cadre fermé, exclusif, de cette salle de classe, milieu factice et claustral qui comprime, refoule vers les sources, sous la pesée écrasante de son silence, toute la vie bouillonnante qui entre… Enchaîner sous prétexte de délivrance les instituteurs seront, qu’ils le veuillent ou non, les complices de ce paradoxe criminel. Ils ne feraient pas impunément l’expérience de rendre cet essaim vibrant à la vibrance du dehors. Et ce sont les programmes enjoignant, dans leur détail même, les matières, stipulant les haltes permises, les insistances nécessaires et ne souffrant pas qu’on porte atteinte au déroulement préconçu. Et l’emploi du temps les secourt, fige la dernière élasticité, qui prescrit jusque dans les heures de chaque jour la science obligée du répertoire immuable. Les instituteurs n’auront guère entamé le code du savoir parce qu’ils auront osé l’omission d’un passage plus nocif ou bousculé l’ordre du spectacle. Et ce petit jeu de passe-passe et d’interversion n’ira pas loin d’ailleurs. Car toute une hiérarchie de chefs est là qui surveille leurs évolutions. Ce sont d’abord les directeurs dont ils ont à subir le contrôle immédiat et que, d’ordinaire, l’âge et l’intérêt ne prédisposent guère à tolérer qu’on sorte de l’ornière. Ensuite les inspecteurs primaires, les « commis-voyageurs en pédagogie », aux apparitions espacées quelquefois mais dont la visite possible est toujours une menace : les inspecteurs « chargés, disent les textes officiels, de renseigner l’inspecteur d’Académie sur la façon dont les programmes, les règlements sont appliqués et dont les divers enseignements sont dirigés ». Ils assistent à la classe, questionnent les enfants — leurs interrogations portent sur l’ensemble du programme. Et comme il leur faut un moyen de contrôle rapide, ils tablent sur la quantité et se prononcent sur des apparences. C’est en effet sur les réponses obtenues, sur l’aspect de l’école et l’attitude du maître qu’ils étayent leurs rapports. Gare aux négligences, aux lacunes voulues, découvertes ou soupçonnées, qu’au besoin même révélera l’élève ! De l’impression qu’emportent les inspecteurs dépend le jugement des hauts dignitaires. L’avancement en est influencé, les récompenses en découlent… comme aussi le blâme et la mise à l’index. » Pour étayer la vérité de ce qu’affirme Stephen Mac Say, la « Fraternité Universitaire » pourrait sortir des dossiers effroyables, relatant le martyre des éducateurs laïques qui voulurent faire vibrer leur classe à l’ambiance des préoccupations les plus hautes de la conscience humaine.

En tous domaines, dans celui de la pensée comme de l’activité sociale, ce ne sont que lisières, dressées intentionnellement par la société afin de domestiquer les individus. Ne soyons pas étonnés que les pouvoirs publics pourchassent tout esprit d’indépendance, même et surtout chez les membres de l’enseignement… Mais nous ne pouvons, quant à nous, accepter qu’on légitime les lisières qui retiennent les hommes en tutelle, de l’enfance au tombeau : « Emile n’aura ni bourrelets, ni lisières. » disait J.-J. Rousseau. Mais l’éducation générale et les mœurs les tiennent prêts pour l’enfant dès sa naissance. Il reprend avec eux le sentier de la tradition, de l’esclavage et de l’impuissance. Des lisières sans nombre canalisent sa vie vers l’obédience et l’esprit de groupe. Et tout se ligue autour de lui, tout conspire ensuite pour l’y maintenir… Écartons du jeune âge les lisières, ouvrons-lui les voies fécondes de l’expérience et de la liberté, c’est la pressante besogne de ceux que l’individualité soucie…