En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXXVI

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 390-393).


LETTRE XXXVI.
Zurich.


Il pleut. — Description d’une chambre. — Reflet du dehors dans l’intérieur. — Le voyageur prend le parti de fouiller dans les armoires. — Ce qu’il y trouve. — Amours secrètes et aventures honteuses de Napoléon Buonaparté. — Le livre. — Les estampes. — 1814. — 1840. — Choses curieuses. — Choses sérieuses. — Il pleut.


Septembre.

J’ai quitté l’hôtel de l’Épée. Je suis venu me loger dans la ville, n’importe où. Je n’ai plus la mauvaise auberge, mais je n’ai plus la vue du lac. Il y a des moments où je regrette en bloc le méchant dîner et le magnifique paysage.

Avant-hier, c’était un de ces moments-là. Il pleuvait. J’étais enfermé dans la chambre que j’habite ; — une petite chambre triste et froide, ornée d’un lit peint en gris à rideaux blancs, de chaises à dossier en lyre, et d’un papier bleuâtre bariolé de ces dessins sans goût et sans style qu’on retrouve indistinctement sur les robes des femmes mal mises et sur les murs des chambres mal meublées. J’avais ouvert la fenêtre, qui est une de ces hideuses fenêtres d’il y a cinquante ans qu’on appelait fenêtres-guillotines, et je regardais mélancoliquement la pluie tomber. La rue était déserte ; toutes les croisées de la maison d’en face étaient fermées ; pas un profil aux vitres, pas un passant sur ce pavage de petits cailloux ronds et noirs que la pluie faisait reluire comme des châtaignes mûres. La seule chose qui animât le paysage, c’était la gouttière du toit voisin, espèce de gargouille en fer-blanc figurant une tête d’âne à bouche ouverte, d’où la pluie tombait à flots ; une pluie jaune et sale qui venait de laver les tuiles et qui allait laver le pavé. Il est triste qu’une chose prenne la peine de tomber du ciel sans autre résultat que de changer la poussière en boue.

J’étais retenu au gîte ; le gîte était médiocrement plaisant. Que faire ? La Fontaine a fait le vers de la circonstance. Je songeais donc. Par malheur, j’étais dans une de ces situations d’âme que vous connaissez sans doute, où l’on n’a aucune raison d’être triste et aucun motif d’être gai ; où l’on est également incapable de prendre le parti d’un éclat de rire ou d’un torrent de larmes ; où la vie semble parfaitement logique, unie, plane, ennuyeuse et triste ; où tout est gris et blafard au dedans comme au dehors. Il faisait en moi le même temps que dans la rue, et, si vous me permettiez la métaphore, je dirais qu’il pleuvait dans mon esprit. Vous le savez, je suis un peu de la nature du lac ; je réfléchis l’azur ou la nuée. La pensée que j’ai dans l’âme ressemble au ciel que j’ai sur la tête.

En retournant son œil, — passez-moi encore cette expression, — on voit un paysage en soi. Or, en ce moment-là le paysage que je pouvais voir en moi ne valait guère mieux que celui que j’avais sous les yeux.

Il y avait deux ou trois armoires dans la chambre. Je les ouvris machinalement, comme si j’avais eu chance d’y trouver quelque trésor. Or, les armoires d’auberge sont toujours vides ; une armoire pleine, c’est l’habitation permanente. N’a pas de nid qui passe. Je ne trouvai donc rien dans les armoires.

Pourtant, au moment où je refermais la dernière, j’aperçus sur la tablette d’en haut je ne sais quoi qui me parut quelque chose. J’y mis la main. C’était d’abord de la poussière, et puis c’était un livre. Un petit livre carré comme les almanachs de Liège, broché en papier gris, couvert de cendre, oublié là depuis des années. Quelle bonne fortune ! Je secoue la poussière, j’ouvre au hasard. C’était en français. Je regarde le titre : — Amours secrètes et aventures honteuses de Napoléon Buonaparté, avec gravures. — Je regarde les gravures : — un homme à gros ventre et à profil de polichinelle, avec redingote et petit chapeau, mêlé à toutes sortes de femmes nues. Je regarde la date : — 1814.

J’ai eu la curiosité de lire. Ô mon ami ! que vous dire de cela ? Comment vous donner une idée de ce livre imprimé à Paris par quelque libelliste et oublié à Zurich par quelque autrichien ? — Napoléon Buonaparté était laid ; — ses petits yeux enfoncés, son profil de loup et ses oreilles découvertes lui faisaient une figure atroce. — Il parlait mal ; n’avait aucun esprit et aucune présence d’esprit ; marchait gauchement, se tenait sans grâce et prenait leçon de Talma chaque fois qu’il fallait « trôner ». — Du reste, sa renommée militaire était fort exagérée ; il prodiguait la vie des hommes ; il ne remportait des victoires qu’à force de bataillons. (Reprocher les bataillons aux conquérants ! ne croiriez-vous pas entendre ces gens qui reprochent les métaphores aux poëtes ?) — Il a perdu plus de batailles qu’il n’en a gagné. — Ce n’est pas lui qui a gagné la bataille de Marengo, c’est Desaix ; ce n’est pas lui qui a gagné la bataille d’Austerlitz, c’est Soult ; ce n’est pas lui qui a gagné la bataille de la Moskowa, c’est Ney[1]. — Ce n’était qu’un capitaine du second ordre, fort inférieur aux généraux du grand siècle, à Turenne, à Condé, à Luxembourg, à Vendôme ; et, même de nos jours, son « talent militaire » n’était rien, comparé au « génie guerrier » du duc de Wellington. De sa personne, il était poltron. Il avait peur au feu. Il se cachait pendant la canonnade à Brienne. (À Brienne !) — Il avait vices sur vices. — Il mentait comme un laquais. — Il était avare au point de ne donner que dix francs par jour à une femme qu’il entretenait dans une petite rue solitaire du faubourg Saint-Marceau. (L’auteur dit : J’ai vu la rue, la maison et la femme.) Il était jaloux au point d’enfermer cette femme, qui ne sortait presque jamais et vivait séparée du monde entier, sans une créature humaine pour la servir, en proie au désespoir et à la terreur. Voilà ce que c’était que l’amour de Napoléon Buonaparté ! — Il avait en outre, — car ce jaloux féroce était un libertin effronté, Othello compliqué de don Juan, — il avait en outre, dans tous les quartiers de Paris, de petites chambres, des caves, des mansardes, des oubliettes louées sous des noms supposés, où il attirait sous divers prétextes des jeunes filles pauvres, etc., etc., etc. De là des troupeaux d’enfants, petites dynasties inédites, reléguées aujourd’hui dans des greniers ou ramassant des loques et des haillons au coin des bornes sous une hotte de chiffonnier. Voilà ce que c’étaient que les amours de Napoléon Buonaparté ! — Qu’en dites-vous ? La première histoire rappelle un peu Geneviève de Brabant au fond de son bois ; la seconde est renouvelée du Minotaure. J’en ai entrevu bien d’autres et de pires, mais je n’ai pas eu le courage d’aller plus loin. Je n’ai jamais de bien longues rencontres avec ces livres que l’ennui ouvre et que le dégoût ferme.

Vous riez de cela ? Je vous avoue que je n’en ris pas. Il y a toujours dans les calomnies dirigées contre les grands hommes, tant qu’ils sont vivants, quelque chose qui me serre le cœur. Je me dis : Voilà donc de quelle manière la reconnaissance contemporaine a traité ces génies que la postérité entoure de respect, les uns parce qu’ils ont fait leur nation plus grande, les autres parce qu’ils ont fait l’humanité meilleure ! Soyez Molière, on vous accusera d’avoir épousé votre fille ; soyez Napoléon, on vous accusera d’avoir aimé vos sœurs. — La haine et l’envie ne sont pas inventives, direz-vous ; elles répètent toujours à peu près les mêmes niaiseries, lesquelles deviennent inoffensives à force d’être répétées. Qu’est-ce qu’une calomnie qui est un plagiat ? — Sans doute, si le public le savait ; mais est-ce que le public sait que ce que l’on dit aujourd’hui du grand homme d’aujourd’hui est précisément ce qu’on disait hier du grand homme d’hier ? L’envie et la haine n’inventent rien. D’accord. Mais la foule ignore tout. Les grands hommes ont dédaigné tout cela, direz-vous encore. Sans doute ; mais qui vous dit qu’ils n’ont pas souffert autant qu’ils ont dédaigné ? Qui sait tout ce qu’il y a de douleurs poignantes dans les profondeurs muettes du dédain ? Qu’y a-t-il de plus révoltant que l’injustice, et quoi de plus amer que de recevoir une grande injure quand on mérite une grande couronne ? Savez-vous si cet odieux petit livre dont vous riez aujourd’hui n’a pas été officieusement envoyé en 1815 au prisonnier de Sainte-Hélène, et n’a pas fait, tout stupide qu’il vous semble et qu’il est, passer une mauvaise nuit à l’homme qui dormait d’un si profond sommeil la veille de Marengo et d’Austerlitz ? N’y a-t-il pas des moments où la haine, dans ses affirmations effrontées et furieuses, peut faire illusion, même au génie qui a la conscience de sa force et de son avenir ? Apparaître caricature à la postérité, quand on a tout fait pour lui laisser une grande ombre ! Non, mon ami, je ne puis rire de cet infâme petit libelle. Quand j’explore les bas-fonds du passé, et quand je visite les caves ruinées d’une prison d’autrefois, je prends tout au sérieux, les vieilles calomnies que je ramasse dans l’oubli et les hideux instruments de torture rouillés que je trouve dans la poussière.

Flétrissure et ignominie à ces misérables valets des basses-œuvres qui n’ont d’autre fonction que de tourmenter vivants ceux que la postérité adorera morts !

Si l’auteur sans nom de cet ignoble livre existe encore aujourd’hui dans quelque coin obscur de Paris, quel châtiment ce doit être pour cet immonde vieillard, dont les cheveux blancs ne sont qu’une couronne d’opprobre et de honte, de voir, chaque fois qu’il a le malheur de passer sur la place Vendôme, Napoléon, devenu homme de bronze, salué à toute heure par la foule, enveloppé de nuées et de rayons, debout sur son éternelle gloire et sur sa colonne éternelle !

Depuis que j’avais fermé ce volume, tout s’était assombri ; la pluie était devenue plus violente au dehors, et la tristesse plus profonde en moi. Ma fenêtre était restée ouverte, et mon regard s’attachait machinalement à la grotesque gouttière de fer-blanc qui dégorgeait avec furie un flot jaunâtre et fangeux. Cette vue m’a calmé. Je me suis dit que, la plupart du temps, ceux qui font le mal n’en ont pas pleine conscience, qu’il y a chez eux plus d’ignorance et d’ineptie encore que de méchanceté ; et je suis demeuré là immobile, silencieux, recueillant les enseignements mystérieux que les choses nous donnent par les harmonies qu’elles ont entre elles, le coude appuyé sur ce stupide pamphlet d’où s’était épanchée tant de haine et de calomnie, et l’œil fixé sur cette bouche d’âne qui vomissait de l’eau sale.

  1. En 1814, on se servait contre Buonaparté des noms si justement renommés des lieutenants de Napoléon ; aujourd’hui tout est à sa place ; Desaix, Soult, Ney, sont de grandes et illustres figures ; Napoléon est dans sa gloire ce qu’il était dans son armée, l’empereur.