En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXIII

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 239-250).


LETTRE XXIII.
Mayence.


L’auteur définit le chemin de fer. — Particularités du chemin de fer de Mayence à Francfort. — Dévastations sauvages et progrès hideux du « bon goût ». — L’auteur compare entre elles Cologne, Francfort et Mayence. — La cathédrale de Mayence. — Édifice à double abside. — Plan géométral. — Les clochers. — Portes de bronze. — Fac-simile de l’inscription. — Voyage attentif et curieux de l’auteur à travers les tombeaux des archevêques-électeurs. — Dénombrement. — Détails. — Rapprochements. — Singulière histoire de l’astrologue Mabusius. — M. Louis Colmar, pendant de M. Antoine Berdolet. — Jean et Adolphe de Nassau, pendants de Adolphe et Antoine de Schauenbourg. — Il y a quarante-trois tombeaux. — Fastrada, femme de Charlemagne. — Son épitaphe. — Fac-simile. — 794. — Le bon vieux suisse qui raconte ces histoires. — Ameublements différents des deux absides. — Magnifique menuiserie rococo. — Salle capitulaire. — Cloître. — Le bas-relief énigmatique. — Frauenlob. — La fontaine de la place du marché. — Inscriptions. — Mayence du haut de la citadelle. — De quelle façon les femmes sont curieuses à Mayence. — Adlerstein. — Ce que c’est que le point noir qu’on voit là-bas.


Mayence, septembre.

Mayence et Francfort, comme Versailles et Paris, ne sont plus aujourd’hui qu’une même ville. Au moyen âge il y avait entre les deux cités huit lieues, c’est-à-dire deux journées ; aujourd’hui cinq quarts d’heure les séparent, ou plutôt les rapprochent. Entre la ville impériale et la ville électorale, notre civilisation a jeté ce trait d’union qu’on appelle un chemin de fer. Chemin de fer charmant, qui côtoie le Mein par instants, qui traverse une verte, riche et vaste plaine, sans viaducs, sans tunnels, sans déblais ni remblais, avec de simples assemblages de bois sous les rails ; chemin de fer que les pommiers ombragent paternellement ainsi qu’un sentier de village ; qui est livré, sans fossés ni grilles, de plain-pied, à la bonhomie saturnienne des gamins allemands, et tout le long duquel il semble qu’une main invisible vous présente l’un après l’autre les vergers, les jardins et les champs cultivés, les retirant ensuite en hâte et les enfonçant pêle-mêle au fond du paysage comme des étoffes dédaignées par l’acheteur.

Francfort et Mayence sont, comme Liège, d’admirables villes dévastées par le bon goût. Je ne sais quelle propriété corrosive ont l’architecture blafarde, les colonnades de plâtre, les églises-théâtres et les palais-guinguettes, mais il est certain que toutes les pauvres vieilles cités fondent et se dissolvent rapidement dans ces affreux tas de maisons blanches. J’espérais voir à Mayence le Martingsburg, résidence féodale des électeurs-archevêques jusqu’au dix-septième siècle ; les français en avaient fait un hôpital, les hessois l’ont rasé pour agrandir le port franc. Quant à l’hôtel des marchands, bâti en 1317 par la fameuse ligue des cent villes, splendidement décoré des statues de pierre des sept électeurs portant leurs blasons, au-dessous desquels deux figures colossales soutenaient l’écu de l’empire, on l’a démoli pour faire une place. Je comptais me loger vis-à-vis, dans cette hôtellerie des Trois-Couronnes, ouverte dès 1360 par la famille Cleemann, à coup sûr la plus ancienne auberge de l’Europe ; je m’attendais à une de ces hôtelleries comme en décrit le chevalier de Gramont, avec l’immense cheminée, la grande salle à piliers et à solives, dont le mur n’est qu’un vitrage maillé de plomb et, au dehors, la borne à monter sur mule. Je n’y suis pas même entré. La vieille auberge Cleemann est à présent une espèce de faux hôtel Meurice, avec des rosaces en carton-pierre aux plafonds, et aux fenêtres ce luxe de draperies et cette indigence de rideaux qui caractérisent les hôtelleries allemandes.

Quelque jour, Mayence fera de la maison de Bona Monte et de la maison Zum Jungen ce que Paris a fait du vénérable logis du pilier des halles. On détruira, pour le remplacer par quelque méchante façade ornée d’un méchant buste, le toit natal de ce Jean Gensfleisch, gentilhomme de la chambre de l’électeur Adolphe de Nassau, que la postérité connaît sous le nom de Gutenberg, comme elle connaît, sous le nom de Molière, Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre du roi Louis XIV.

Cependant les vieilles églises défendent encore ce qui les entoure ; et c’est autour de sa cathédrale qu’il faut chercher Mayence, comme c’est autour de sa collégiale qu’il faut chercher Francfort.

Cologne est une cité gothique encore attardée dans l’époque romane ; Francfort et Mayence sont deux cités gothiques déjà plongées dans la renaissance, et même, par beaucoup de côtés, dans le style rocaille et chinois. De là, pour Mayence et Francfort, je ne sais quel air de villes flamandes qui les distingue et les isole presque parmi les villes du Rhin.

On sent à Cologne que les austères constructeurs du Dôme, maître Gérard, maître Arnold et maître Jean, ont longtemps empli toute la ville de leur souffle. Il semble que ces trois grandes ombres aient veillé pendant quatre siècles sur Cologne, protégeant l’église de Plectrude, l’église d’Annon, le tombeau de Théophanie et la chambre d’or des onze mille vierges, barrant la route au faux goût, tolérant à peine les imaginations presque classiques de la renaissance, gardant la pureté des ogives et des archivoltes, sarclant les chicorées de Louis XV partout où elles se hasardaient, maintenant dans toute la vivacité de leurs profils et de leurs arêtes les pignons taillés et les sévères hôtels du quatorzième siècle ; et qu’elles ne se soient retirées, comme le lion devant l’âne, qu’en présence de l’art bête et abominable des architectes parisiens de l’empire et de la restauration. À Mayence et à Francfort, l’architecture Rubens, la ligne gonflée et puissante, le riche caprice flamand, l’épaisse et inextricable végétation des grillages de fer chargés de fleurs et d’animaux, l’inépuisable variété des encoignures et des tourelles ; la couleur, le phénomène ; le contour joufflu, pansu, opulent, ayant plus de santé encore que de beauté ; le mascaron, le triton, la naïade, le dauphin ruisselant, toute la sculpture païenne charnue et robuste, l’ornementation énorme, hyperbolique et exorbitante, le mauvais goût magnifique, ont envahi la ville depuis le commencement du dix-septième siècle, et ont empanaché et enguirlandé, selon leur poétique fantasque, la vieille et grave maçonnerie allemande. Aussi ce ne sont partout que devantures historiées, ouvrées et guillochées ; frontons compliqués de pots à feu, de grenades, de pommes de pin, de cippes et de rocailles, offrant des profils de buissons d’écrevisses, et pignons volutes à trois marteaux comme la perruque de cérémonie de Louis XIV.

Vues à vol d’oiseau, Mayence et Francfort, ayant l’une sur le Rhin, l’autre sur le Mein, la même position que Cologne, ont nécessairement la même forme. Sur la rive qui leur fait lace, le pont de bateaux de Mayence a produit Castel, et le pont de pierre de Francfort a produit Sachshausen, comme le pont de Cologne a produit Deutz.

Le dôme de Mayence, de même que les cathédrales de Worms et de Trêves, n’a pas de façade, et se termine à ses deux extrémités par deux chœurs.



Ce sont deux absides romanes, ayant chacune son transept, qui se regardent et que réunit une grande nef. On dirait deux églises soudées l’une à l’autre par leur façade. Les deux croix se touchent et se mêlent par le pied. Cette disposition géométrale engendre en élévation six campanules, c’est-à-dire sur chaque abside un gros clocher entre deux tourelles, ainsi que le prêtre entre le diacre et le sous-diacre, symbolisme que reproduit, comme je l’ai déjà dit ailleurs, la grande rosace de nos cathédrales entre ses deux ogives.

Les deux absides dont la réunion compose la cathédrale de Mayence sont de deux époques différentes, et, quoique presque identiques en dessin géométral, aux dimensions près, présentent, comme édifice, un contraste complet et frappant. La première et la moins grande date du dixième siècle. Commencée en 978, elle a été terminée en 1009. La seconde, dont le gros clocher a deux cents pieds de haut, a été commencée peu après, mais elle a été incendiée en 1190, et depuis lors chaque siècle y a mis sa pierre. Il y a cent ans, le goût régnant a envahi le dôme ; toute la flore de l’architecture Pompadour a mêlé ses jets de pierre, ses falbalas et ses ramages aux dentelures byzantines, aux losanges lombards et aux pleins cintres saxons, et aujourd’hui cette végétation bizarre et grimaçante couvre la vieille abside. Le gros clocher, cône large, trapu, ample à sa base, superbement chargé de trois riches diadèmes fleuronnés, dont les diamètres décroissent de sa base à son sommet, taillé partout à roses et à facettes, semble plutôt bâti avec des pierreries qu’avec des pierres. Sur l’autre grosse tour, grave, simple, byzantine et gothique, qui lui fait face, des maçons modernes ont érigé, probablement par économie, une coupole également pointue, appuyée à sa base sur un cercle de pignons aigus ressemblant à la couronne de fer des rois lombards, coupole en zinc, parfaitement nue, sans dorure et sans ornement, d’un profil légèrement renflé, qui rappelle l’ancienne coiffure pontificale des temps primitifs. On dirait la sévère tiare de Grégoire VII regardant la tiare splendide de Boniface VIII. Haute pensée, posée, construite et sculptée là par le temps et le hasard, ces deux grands architectes.

Tout ce vénérable ensemble est badigeonné en rose ; tout, du haut en bas, les deux absides, la grande nef et les six clochers. La chose est faite avec recherche et goût. On a décerné le rose pâle au clocher byzantin, et le rose vif au clocher Pompadour.

Comme la chapelle d’Aix, la cathédrale de Mayence a ses portes de bronze ornées de têtes de lions ; celles d’Aix-la-Chapelle sont romaines. Quand j’ai visité Aix et que j’ai vu ces portes, j’y ai, vous vous en souvenez, vainement cherché la fêlure qu’y fit, dit-on, et qu’y dut faire en effet le coup de pied du diable lorsqu’il s’en alla furieux d’avoir avalé l’âme d’un loup au lieu de l’âme d’un bourgeois ayant pignon sur rue. Aucune histoire de ce genre ne recommande les portes du dôme de Mayence. Elles sont du onzième siècle, et ont été données par l’archevêque Willigis à l’église, aujourd’hui démolie, de Notre-Dame, où on les a prises pour les enclaver dans un majestueux portail roman de la cathédrale. Sur les deux battants d’en haut sont écrits en caractères romains les privilèges accordés à la ville en 1135 par l’archevêque Adalbert, second électeur de Cologne. Au-dessous est gravée sur une seule ligne cette légende plus ancienne (sic) :

Si l’intérieur de Mayence rappelle les villes flamandes, l’intérieur de sa cathédrale rappelle les églises belges. La nef, les chapelles, les deux transepts et les deux absides sont sans vitraux, sans mystère, badigeonnés en blanc du pavé à la voûte, mais somptueusement meublés. De toutes parts surgissent à l’œil les fresques, les tableaux, les boiseries, les colonnes torses et dorées ; mais les vrais joyaux de cet immense édifice, ce sont les tombeaux des archevêques-électeurs. L’église en est pavée, les autels en sont faits, les piliers en sont étayés, les murs en sont couverts ; ce sont de magnifiques lames de marbre et de pierre, plus précieuses quelquefois par la sculpture et le travail que les lames d’or du temple de Salomon. J’ai constaté, tant dans l’église que dans la salle capitulaire et le cloître, un tombeau du huitième siècle, deux du treizième, six du quatorzième, six du quinzième, onze du seizième, huit du dix-septième et neuf du dix-huitième ; en tout quarante-trois sépulcres. Dans ce nombre, je ne compte ni les tombeaux-autels, difficiles à aborder et à explorer, ni les tombeaux-pavés, sombre et confuse mosaïque de la mort, de jour en jour plus effacée sous les pieds de ceux qui vont et viennent.

J’omets également les quatre ou cinq tombeaux insignifiants du dix-neuvième siècle.

Toutes ces tombes, cinq exceptées, sont des sépultures d’archevêques. Sur ces trente-huit cénotaphes, dispersés sans ordre chronologique et comme au hasard sous une forêt de colonnes byzantines à chapiteaux énigmatiques, l’art de six siècles se développe, végète et croise inextricablement ses rameaux, d’où tombent, comme un double fruit, l’histoire de la pensée en même temps que l’histoire des faits. Là, Liebenstein, Hompurg, Gemmingen, Heufestein, Brandebourg, Steinburg, Ingelheim, Dalberg, Eltz, Stadion, Weinsberg, Ostein, Leyen, Hennenberg, Tour-et-Taxis, presque tous les grands noms de l’Allemagne rhénane, apparaissent à travers ce sombre rayonnement que les tombeaux répandent dans les ténèbres des églises. Toutes les fantaisies d’époque, d’artiste et de mourant se mêlent à toutes les épitaphes. Les mausolées du dix-huitième siècle s’entr’ouvrent et laissent échapper leur squelette emportant dans ses longs doigts sans chair des mitres d’archevêques et des chapeaux d’électeurs. Les archevêques contemporains de Richelieu et de Louis XIV rêvent couchés au bas de leurs sarcophages et appuyés sur le coude. Les arabesques de la renaissance accrochent leurs vrilles et perchent leurs chimères dans les délicats feuillages du quinzième siècle et font entrevoir, sous mille complications charmantes, des statuettes, des distiques latins et des blasons coloriés. Des noms sévères, Mathias Burhecg, Conradus Rheingraf (Conrad, comte du Rhin), s’inscrivent, entre le moine tonsuré qui figure le clergé, et l’homme d’armes morionné qui figure la noblesse, sous la pure ogive à triangle équilatéral du quatorzième siècle ; et, sur la lame peinte et dorée du treizième siècle, de gigantesques archevêques qui ont des monstres apocalyptiques sous les pieds couronnent de leurs deux mains à la fois des rois et des empereurs moindres qu’eux. C’est dans cette hautaine attitude que vous regardent fixement avec leurs yeux de momie égyptienne Siegfried, qui couronna deux empereurs, Henri de Thuringe et Wilhelm de Hollande, et Pierre Aspeld, qui couronna deux empereurs et un roi, Louis de Bavière, Henri VII et Jean de Bohême. Les armoiries, les manteaux héraldiques, la mitre, la couronne, le chapeau électoral, le chapeau cardinal, les sceptres, les épées, les crosses abondent, s’entassent et s’amoncellent sur ces monuments, et s’efforcent de recomposer devant l’œil du passant cette grande et formidable figure qui présidait les neuf électeurs de l’empire d’Allemagne et qu’on appelait l’archevêque de Mayence. Chaos, déjà à demi submergé dans l’ombre, de choses augustes ou illustres, d’emblèmes vénérables ou redoutables, d’où ces puissants princes voulaient faire sortir une idée de grandeur et d’où sort une idée de néant.

Chose remarquable, et qui prouve jusqu’à quel point la révolution française était un fait providentiel et comme la résultante nécessaire, et pour ainsi dire algébrique, de tout l’antique ensemble européen, c’est que tout ce qu’elle a détruit a été détruit pour jamais. Elle est venue à l’heure dite, comme un bûcheron pressé de finir sa besogne, abattre en hâte et pêle-mêle tous les vieux arbres mystérieusement marqués par le Seigneur. On sent, ainsi que je crois l’avoir déjà indiqué quelque part, qu’elle avait en elle le quid divinum. Rien de ce qu’elle a jeté bas ne s’est relevé, rien de ce qu’elle a condamné n’a survécu, rien de ce qu’elle a défait ne s’est recomposé. Et observons ici que la vie des états n’est pas suspendue au même fil que celle des individus ; il ne suffit pas de frapper un empire pour le tuer, on ne tue les villes et les royaumes que lorsqu’ils doivent mourir. La révolution française a touché Venise, et Venise est tombée ; elle a touché l’empire d’Allemagne, et l’empire d’Allemagne est tombé ; elle a touché les électeurs, et les électeurs se sont évanouis. La même année, la grande année-abîme, a vu s’engloutir le roi de France, cet homme presque dieu, et l’archevêque de Mayence, ce prêtre presque roi.

La révolution n’a pas extirpé ni détruit Rome, parce que Rome n’a point de fondements, mais des racines ; racines qui vont sans cesse croissant dans l’ombre sous Rome et sous toutes les nations, qui traversent et pénètrent le globe entier de part en part, et qu’on voit reparaître à l’heure qu’il est en Chine et au Japon, de l’autre côté de la terre.

Le Jean de Troyes de Cologne, Guillaume de Hagen, greffier de la ville en 1270, raconte, dans sa Petite Chronique manuscrite, malheureusement lacérée pendant l’occupation française, et dont il ne reste plus que quelques feuillets dépareillés à Darmstadt, qu’en 1247, sous le règne de ce même archevêque de Mayence Siegfried, dont le tombeau fait dans la cathédrale une si redoutable figure, un vieux astrologue, nommé Mabusius, fut condamné à la potence comme sorcier et devin, et conduit, pour y mourir, au gibet de pierre de Lorchhausen, lequel marquait la frontière de l’archevêque de Mayence, et faisait face à un autre gibet qui marquait la frontière du comte palatin. Arrivé là, comme l’astrologue refusait le crucifix et s’obstinait à se dire prophète, le moine qui l’accompagnait lui demanda en raillant en quelle année finiraient les archevêques de Mayence. Le vieillard pria qu’on lui déliât la main droite, ce qu’on fit ; puis il ramassa un clou patibulaire tombé à terre, et, après avoir rêvé un instant, il grava avec ce clou, sur la face du gibet qui regardait Mayence, ce polygramme singulier :

Après quoi il se livra au bourreau, pendant que les assistants riaient de sa folie et de son énigme. Aujourd’hui, en rapprochant l’un de l’autre les trois nombres mystérieux écrits par le vieillard, on trouve ce chiffre formidable : quatrevingt-treize.

Et, ceci est à noter aussi, ce gibet menaçant qui, dès le treizième siècle, portait sur sa plinthe sinistre la date de la chute des empires, portait en même temps sa condamnation à lui-même et la date de son propre écroulement. Le gibet faisait partie de l’ancien pouvoir. La révolution française n’a pas plus respecté la permanence des gibets que la permanence des dynasties. Comme rien n’est plus de marbre, rien n’est plus de pierre. Au dix-neuvième siècle, l’échafaud aussi a perdu sa majesté et sa grandeur ; il est de sapin, comme le trône.

Ainsi qu’Aix-la-Chapelle, Mayence a eu un évêque, un seul, nommé par Napoléon, digne et respectable pasteur, dit-on, qui a siégé de 1802 à 1818, et qui est enterré, comme les autres, dans ce qui fut sa cathédrale. Cependant, il faut en convenir, en présence du majestueux néant des électeurs archiépiscopaux de Mayence, c’est un néant bien pauvre et bien petit que celui de M. Louis Colmar, évêque du département du Mont-Tonnerre, dans sa tombe ogive en style troubadour, laquelle serait un admirable modèle de pendule gothique pour les bourgeois riches de la rue Saint-Denis, si l’on y avait ajusté un cadran au lieu d’un évêque. Du reste, ainsi que je le disais tout à l’heure, ce chétif évêque, qui avait en lui cela de grand qu’il était un fait révolutionnaire, a tué l’archevêque souverain. Depuis M. Louis Colmar il n’y a plus qu’un évêque à Mayence, aujourd’hui capitale de la Hesse rhénane.

J’ai trouvé là aussi un couple arcadien d’archevêques frères, enterrés vis-à-vis l’un de l’autre, après avoir régné sur le même peuple et gouverné les mêmes âmes, l’un en 1390, et l’autre en 1419. Jean et Adolphe de Nassau se regardent dans la nef de Mayence comme Adolphe et Antoine de Schauenbourg dans le chœur de Cologne.

J’ai dit que l’un des quarante-trois tombeaux était du huitième siècle. Ce monument, qui n’est pas d’un archevêque, est celui que j’ai cherché d’abord et qui m’a arrêté le plus longtemps, car il s’accouplait dans ma pensée au grand sépulcre d’Aix-la-Chapelle. C’est la tombe de Fastrada, femme de Charlemagne. La tombe de Fastrada est une simple lame de marbre blanc aujourd’hui enchâssée dans un mur. J’y ai déchiffré cette épitaphe, écrite en lettres romaines avec les abréviations byzantines :

FASTRADANA PIA CAROLI CONIVX VOCITATA
CHRISTO DILECTA IACET HOC SVB MARMORE TECTA
ANNO SEPTENGENTESIMO NONAGESIMO QVARTO.

Puis viennent ces trois vers mystérieux :

QVEM NVMERVM METRO CLAVDERE MVSA NEGAT
REX PIE QVEM GESSIT VIRGO LICET HIC CINERESCIT.
SPIRITVS HÆRES SIT PATRIE QVÆ TRISTIA NESCIT.

Et au-dessous le millésime en chiffres arabes :

Hugo, Le Rhin : inscription en chiffres romains sur la tombe de Fastrada, femme de Charlemagne, indiquant la date de sa mort : 794.
Hugo, Le Rhin : inscription en chiffres romains sur la tombe de Fastrada, femme de Charlemagne, indiquant la date de sa mort : 794.

C’est en 794, en effet, que Fastrada, déposée d’abord dans l’église de Saint-Alban, s’est endormie sous cette lame. Mille ans après, car l’histoire mêle quelquefois aux grandes choses une effrayante précision géométrique, en 1794, la compagne de Charlemagne s’est réveillée. Sa vieille ville de Mayence était bombardée, son église de Saint-Alban croulait dans l’incendie, sa tombe était ouverte. On ne sait ce que ses ossements sont devenus à cette époque. La pierre de son tombeau a été transportée dans la cathédrale.

Aujourd’hui, un pauvre bon vieux suisse en perruque aventurine, vêtu d’une espèce d’uniforme d’invalide, raconte cela aux passants.

Outre les tombeaux, les châssis à statuettes, les tableaux-volets à fond d’or, les bas-reliefs d’autels, chacune des deux absides a son ameublement spécial. La vieille abside de 978, ornée de deux charmants escaliers byzantins, s’arrondit autour d’une magnifique urne baptismale en bronze du quatorzième siècle. Sur la face extérieure de cette vaste piscine sont sculptés les douze apôtres et saint Martin, patron de l’église. Le couvercle a été brisé pendant le bombardement. Sous l’empire, époque de goût, on a coiffé la vasque gothique d’une espèce de casserole.

L’autre abside, la plus grande et la moins ancienne, est occupée et, pour ainsi dire, encombrée par une grosse boiserie de chœur en chêne noir où le style tourmenté et furieux du dix-huitième siècle se déploie et s’insurge contre la ligne droite avec tant de violence, qu’il atteint presque la beauté. Jamais on n’a mis au service du mauvais goût un ciseau plus délicat, une fantaisie plus puissante, une invention plus variée. Quatre statues, Crescentius, premier évêque de Mayence en 70 ; Boniface, premier archevêque en 755 ; Willigis, premier électeur en 1011, et Bardo, fondateur du dôme en 1050, se tiennent gravement debout sur le pourtour du chœur, dominé au-dessus du dais asiatique de l’archevêque par le groupe équestre de saint Martin et du pauvre. À l’entrée du chœur se dressent, dans toute la pompe mystérieuse du grand prêtre hébraïque, Aaron, qui représente l’évêque du dedans, et Melchisédech, qui figure l’évêque du dehors.

L’archevêque de Mayence, comme les princes-évêques de Worms et de Liège, comme les archevêques de Cologne et de Trèves, comme le pape, réunissait dans sa personne le double pontife. Il était à la fois Aaron et Melchisédech.

C’est une sombre et superbe halle romane que la salle capitulaire qui avoisine le chœur, et qui répète avec la splendide menuiserie Pompadour l’antithèse des deux gros clochers. Là, rien qu’un grand mur nu, un pavé poudreux bossué par les reliefs des tombes, un reste de vitrail à la fenêtre basse, un tympan colorié figurant saint Martin, non en cavalier romain, mais en évêque de Tours ; trois grandes sculptures du seizième siècle, qui sont le Crucifiement, la Sortie du tombeau, et l’Ascension ; autour de la salle un banc de pierre pour les chanoines, et, au fond, pour l’archevêque président, une large sellette aussi en pierre, qui rappelle cette sévère chaise de marbre des premiers papes qu’on garde à Notre-Dame-des-Doms d’Avignon. Et, si l’on sort de cette salle, on entre dans le cloître, cloître du quatorzième siècle qui, de tout temps, a été un lieu austère, et qui est aujourd’hui un lieu lugubre. Le bombardement de 94 est là, écrit partout. De grandes herbes humides, parmi lesquelles moisissent des pierres argentées par la bave des reptiles ; des arcades-ogives aux fenestrages brisés ; des tombes fêlées par les obus comme des carreaux de vitre ; des chevaliers de pierre armés de toutes pièces, souffletés à la face par des éclats de bombe, et n’ayant plus que cette balafre pour visage ; des haillons de vieille femme séchant sur une corde, des cloisons en planches rapiéçant çà et les murailles de granit ; une solitude morne, un accablement profond coupé par le croassement intermittent des corbeaux : — voilà, aujourd’hui, le cloître archiépiscopal de Mayence. Une des assises d’un contre-fort, frappée par un boulet, a glissé tout entière dans son alvéole sous le choc, mais n’est pas tombée et apparaît encore là aujourd’hui comme une touche de clavecin sur laquelle se poserait un doigt invisible. Deux ou trois statues tristes et terribles, debout dans un coin sous la pluie et le vent, regardent en silence cette désolation.

Il y a, sous les galeries du cloître, un monument obscur, un bas-relief du quatorzième siècle, dont j’ai cherché vainement à deviner l’énigme. Ce sont, d’un côté, des hommes enchaînés dans toutes les attitudes du désespoir ; de l’autre, un empereur accompagné d’un évêque et entouré d’une foule de personnages triomphants. Est-ce Barberousse ? Est-ce Louis de Bavière ? Est-ce la révolte de 1160 ? Est-ce la guerre de ceux de Mayence contre ceux de Francfort en 1332 ? N’est-ce rien de tout cela ? — Je ne sais. J’ai passé outre.

Comme j’allais sortir des galeries, j’ai distingué dans l’ombre une tête de pierre sortant à demi du mur et ceinte d’une couronne à trois fleurons d’ache, comme les rois du onzième siècle. J’ai regardé. C’était une figure douce et sévère en même temps, une de ces faces empreintes de la beauté auguste que donne au visage de l’homme l’habitude d’une grande pensée. Au-dessous, la main d’un passant avait charbonné ce nom : Frauenlob. Je me suis souvenu de ce Tasse de Mayence, si calomnié pendant sa vie, si vénéré après sa mort. Quand Henri Frauenlob fut mort, en 1318, je crois, les femmes de Mayence, qui l’avaient raillé et insulté, voulurent porter son cercueil. Ces femmes et ce cercueil chargé de fleurs et de couronnes sont ciselés dans la lame un peu plus bas que la tête. J’ai regardé encore cette noble tête. Le sculpteur lui a laissé les yeux ouverts. Dans cette église pleine de sépulcres, dans cette foule de princes et d’évêques gisants, dans ce cloître endormi et mort, il n’y a plus que le poëte qui soit resté debout et qui veille.

La place du marché, qui entoure deux côtés de la cathédrale, est d’un ensemble copieux, fleuri et divertissant. Au milieu se dresse une jolie fontaine trigone de la renaissance allemande ; ravissant petit poëme, qui, d’un entassement d’armoiries, de mitres, de fleuves, de naïades, de crosses épiscopales, de cornes d’abondance, d’anges, de dauphins et de sirènes, fait un piédestal à la vierge Marie. Sur l’une des faces on lit ce pentamètre :

ALBERTUS PRINCEPS, CIVIBVS IPSE SUIS.
lequel rappelle, avec moins de bonhomie, la dédicace écrite sur la fontaine élevée par le dernier électeur de Trèves, près de son palais, dans la ville neuve de Coblentz : Clemens Vinceslaus, elector, vicinis suis. À ses concitoyens est constitutionnel. À ses voisins est charmant.

La fontaine de Mayence a été bâtie par Albert de Brandebourg, qui régnait vers 1540 et dont je venais de lire l’épitaphe dans la cathédrale : Albert, cardinal prêtre de Saint-Pierre-aux-Lions, archichancelier du saint-empire, marquis de Brandebourg, duc de Stettin et de Poméranie, électeur. Il a érigé ou plutôt reconstruit cette fontaine en souvenir des prospérités de Charles-Quint et de la captivité de François Ier, comme le constate cette inscription en lettres d’or ravivées récemment :

DIVO KAROLO V CÆSARE SEMP. AVG. POST VICTORIA
GALLICAM REGE IPSO AD TICINV SVPERATO AC CAPTO
TRIVPHANTE FATALIQ RVSTICORV PER GERMNIA COSPI
RATIONE PROSTRATA ALBER. CARD. ET ARCHIEP. MOG.
FONTE HVNC VETVSTATE DILAPSV AD CIVIV SVORVM
POSTERITATISQVE VSVM RESTITVI CVRAVIT.

Vue du haut de la citadelle, Mayence présente seize faîtes vers lesquels se tournent gracieusement les canons de la confédération germanique ; les six clochers de la cathédrale, deux beaux beffrois militaires, une aiguille du douzième siècle, quatre clochetons flamands, plus le dôme des Carmes de la rue Cassette répété trois fois, ce qui est beaucoup. Sur la pente de la colline que couronne la forteresse, un de ces ignobles dômes coiffe une pauvre vieille église saxonne, la plus triste et la plus humiliée du monde, accostée d’un charmant cloître gothique à meneaux flamboyants où les kaiserlicks font boire leurs chevaux dans des sarcophages romans.

La beauté des riveraines du Rhin ne se dément pas à Mayence ; seulement les femmes y sont tout à la fois curieuses à la façon des flamandes et à la façon des alsaciennes. Mayence est le point de jonction de l’espion-miroir d’Anvers et de l’espion-tourelle de Strasbourg.

La ville, si blanchie qu’elle soit, a gardé en beaucoup d’endroits son honorable aspect de cité marchande de la hanse rhénane. On lit encore sur des portes pro celeri mercaturæ expeditione. Dans deux ou trois ans on y lira Roulage accéléré.

Du reste, une vie profonde, qui sort du Rhin, anime cette ville. Elle n’est pas moins hérissée de mâts, pas moins encombrée de ballots, pas moins pleine de rumeur que Cologne. On marche, on parle, on pousse, on traîne, on arrive, on part, on vend, on achète, on crie, on chante, on vit enfin dans tous les quartiers, dans toutes les maisons, dans toutes les rues. — La nuit, cet immense bourdonnement se tait ; et l’on n’entend plus dans Mayence que le murmure du Rhin et le bruit éternel des dix-sept moulins à eau amarrés aux piles englouties du pont de Charlemagne.

Quoi qu’aient fait les congrès, ou, pour mieux dire, à cause de ce qu’ont fait les congrès, le vide laissé à Mayence par la triple domination des romains, des archevêques et des français, n’est pas comblé. Personne n’y est chez soi. M. le grand-duc de Hesse n’y règne que de nom. Sur sa forteresse de Castel il peut lire : cura confœderationis conditum ; et il peut voir un soldat blanc et un soldat bleu, c’est-à-dire l’Autriche et la Prusse, se promener nuit et jour, l’arme au bras, devant sa forteresse de Mayence. La Prusse ni l’Autriche n’y sont pas non plus chez elles ; elles se gênent et se coudoient. Évidemment ceci n’est qu’un état provisoire. Il y a dans le mur même de la citadelle une ruine à demi engagée dans le rempart neuf, — une espèce de piédestal tronqué qu’on appelle encore maintenant la pierre de l’Aigle, Adlerstein. C’est le tombeau de Drusus. Une aigle en effet, une aigle impériale, une aigle formidable et toute-puissante, s’est posée là pendant seize cents ans, puis s’est éclipsée. En 1804, elle a reparu ; en 1814, elle s’est envolée de nouveau. — Aujourd’hui, à l’heure même où nous sommes, Mayence aperçoit à l’horizon, du côté de la France, un point noir qui grossit et qui s’approche. C’est l’aigle qui revient.