En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre V

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 48-51).


LETTRE V.
Givet.


Les deux Givet. — Dissertation sur les architectes et les cruches à propos des clochers flamands. — Givet le soir. — Paysage. — La tour du petit Givet. — Jose Gutierez. — Ce qu’on peut voir sur l’impériale de la diligence Van Gend.


Dans une auberge sur la route, 1er août.

C’est une jolie ville que Givet, propre, gracieuse, hospitalière, située sur les deux rives de la Meuse, qui la divise en grand et petit Givet, au pied d’une haute et belle muraille de rochers dont les lignes géométriques du fort de Charlemont gâtent un peu le sommet. L’auberge, qu’on appelle l’hôtel du Mont-d’Or, y est fort bonne, quoiqu’elle soit unique et qu’elle puisse par conséquent loger les passants n’importe comment, et leur faire manger n’importe quoi.

Le clocher du petit Givet est une simple aiguille d’ardoise ; quant au clocher du grand Givet, il est d’une architecture plus compliquée et plus savante. Voici évidemment comment l’inventeur l’a composé. Le brave architecte a pris un bonnet carré de prêtre ou d’avocat. Sur ce bonnet carré il a échafaudé un saladier renversé ; sur le fond de ce saladier devenu plate-forme il a posé un sucrier ; sur le sucrier, une bouteille ; sur la bouteille, un soleil emmanché dans le goulot par le rayon inférieur vertical ; et, enfin, sur le soleil, un coq embroché dans le rayon vertical supérieur. En supposant qu’il ait mis un jour à trouver chacune de ces idées, il se sera reposé le septième jour.

Cet artiste devait être flamand.

Depuis environ deux siècles, les architectes flamands se sont imaginé que rien n’était plus beau que des pièces de vaisselle et des ustensiles de cuisine élevés à des proportions gigantesques et titaniques. Aussi, quand on leur a donné des clochers à bâtir, ils ont vaillamment saisi l’occasion et se sont mis à coiffer leurs villes d’une foule de cruches colossales.

La vue de Givet n’en est pas moins charmante, surtout quand on s’arrête vers le soir, comme j’ai fait, au milieu du pont, et qu’on regarde au midi. La nuit, qui est le plus grand des cache-sottises, commençait à voiler le contour absurde du clocher. Des fumées suintaient de tous les toits. À ma gauche, j’entendais frémir avec une douceur infinie de grands ormes au-dessus desquels la clarté vespérale faisait vivement saillir une grosse tour du onzième siècle qui domine à mi-côte le petit Givet. À ma droite une autre vieille tour, à faîtage conique, mi-partie de pierre et de brique, se reflétait tout entière dans la Meuse, miroir éclatant et métallique qui traversait tout ce sombre paysage. Plus loin, au pied de la redoutable roche de Charlemont, je distinguais, comme une ligne blanchâtre, ce long édifice que j’avais vu la veille en entrant et qui est tout simplement une caserne inhabitée. Au-dessus de la ville, au-dessus des tours, au-dessus du clocher, surgissait à pic une immense paroi de rochers qui se prolongeait à perte de vue jusqu’aux montagnes de l’horizon et enfermait le regard comme dans un cirque. Tout au fond, dans un ciel d’un vert clair, le croissant descendait lentement vers la terre, si fin, si pur et si délié, qu’on eût dit que Dieu nous laissait entrevoir la moitié de son anneau d’or.

Dans la journée, j’avais voulu visiter cette vénérable tour qui tenait jadis en respect le petit Givet. Le sentier est âpre et occupe autant les mains que les pieds ; il faut un peu escalader le rocher, lequel est de granit fort beau et fort dur.

Arrivé, non sans quelque peine, au pied de la tour, qui tombe en ruine et dont les baies romanes ont été déformées, je l’ai trouvée barricadée par une porte ornée d’un gros cadenas. J’ai appelé, j’ai frappé, personne n’a répondu. Il m’a fallu redescendre comme j’étais monté. Cependant mon ascension n’a pas été tout à fait perdue. En tournant autour de la vieille masure, dont le parement est presque complètement écorcé, j’ai remarqué, parmi les décombres qui s’écroulent chaque jour en poussière dans la ravine, une assez grosse pierre où l’on pouvait distinguer encore des vestiges d’inscription. J’ai regardé attentivement ; il ne restait plus de l’inscription que quelques lettres indéchiffrables.

Voici dans quel ordre elles étaient disposées :

LO    QVE          SA    L    OMBRE
PARA   S        MO   DI   S   L
ACAV        P             SOTROS      

Ces lettres, profondément creusées dans la pierre, semblaient avoir été tracées avec un clou ; et, un peu au-dessous, le même clou avait gravé cette signature restée intacte : — iose gvtierez, 1643. J’ai toujours eu le goût des inscriptions. J’avoue que celle-ci m’a beaucoup occupé. Que signifiait-elle ? En quelle langue était-elle ? Au premier abord, en faisant quelques concessions à l’orthographe, on pouvait la croire écrite en français et y lire ces choses absurdes : Loque sale. — Ombre. Parasol. — Modis (maudis) la cave. Sot. Roße. Mais on ne pouvait former ces mots qu’en ne tenant aucun compte des lettres effacées, et d’ailleurs il me semblait que la grave signature castillane, Jose Gutierez, était là comme une protestation contre ces pauvretés. En rapprochant cette signature du mot para et du mot otros, qui sont espagnols, j’en ai conclu que cette inscription devait être écrite en castillan, et, à force d’y réfléchir, voici comment j’ai cru pouvoir la restituer :

LO QUE EMPESA EL HOMBRE
PARA SIMISMO DIOS LE
ACAVA PARA LOS OTROS

— Ce que l’homme commence pour lui, Dieu l’achève pour les autres. —

Ce qui me semble vraiment une fort belle sentence, très catholique, très triste et très castillane. Maintenant qu’était ce Gutierez ? La pierre était évidemment arrachée de l’intérieur de la tour. 1643, c’est la date de la bataille de Rocroy. Jose Gutierez était-il un des vaincus de cette bataille ? Y avait-il été pris ? L’avait-on enfermé là ? Lui avait-on laissé le loisir d’écrire dans son cachot ce mélancolique résumé de sa vie et de toute vie humaine ? — Ces suppositions sont d’autant plus probables qu’il a fallu, pour graver une aussi longue phrase dans le granit avec un clou, toute cette patience des prisonniers qui se compose de tant d’ennui. Et puis, qui avait mutilé cette inscription de la sorte ? — Est-ce tout simplement le temps et le hasard ? — Est-ce un mauvais plaisant ? — Je penche pour cette dernière hypothèse. Quelque goujat, de méchant perruquier devenu mauvais soldat, aura été enfermé disciplinairement dans cette tour et aura cru faire montre d’esprit en tirant un sens ridicule de la grave lamentation de l’hidalgo. D’un visage il a fait une grimace. — Aujourd’hui le goujat et le gentilhomme, le gémissement et la facétie, la tragédie et la parodie, roulent ensemble pêle-mêle sous le pied du même passant, dans la même broussaille, dans le même ravin, dans le même oubli !

Le lendemain, à cinq heures du matin, cette fois fort bien placé tout seul sur la banquette de la diligence Van Gend, je sortais de France par la route de Namur et je gravissais la première croupe de la seule chaîne de hautes collines qu’il y ait en Belgique ; car la Meuse, en s’obstinant à couler en sens inverse de l’abaissement du plateau des Ardennes, a réussi à creuser une vallée profonde dans cette immense plaine qu’on appelle les Flandres ; plaine où l’homme a multiplié les forteresses, la nature lui ayant refusé les montagnes.

Après une ascension d’un quart d’heure, les chevaux déjà essoufflés et le conducteur belge déjà altéré se sont arrêtés d’un commun accord et avec une unanimité touchante devant un cabaret, dans un pauvre village pittoresque répandu des deux côtés d’un large ravin qui déchire la montagne. Ce ravin, qui est tout à la fois le lit d’un torrent et la grande rue du village, est naturellement pavé du granit du mont mis à nu. Au moment où nous y passions, six chevaux attelés de chaînes montaient ou plutôt grimpaient le long de cette rue étrange et affreusement escarpée, traînant après eux un grand chariot vide à quatre roues. Si le chariot eût été chargé, il eût fallu vingt chevaux ou plutôt vingt mules. Je ne vois pas trop à quoi peut servir ce chariot dans ce ravin, si ce n’est à faire faire des esquisses improbables aux pauvres jeunes peintres hollandais qu’on rencontre çà et là sur cette route, le sac sur le dos et le bâton à la main.

Que faire sur la banquette d’une diligence à moins qu’on ne regarde ? — J’étais admirablement situé pour cela. J’avais sous les yeux un grand morceau de la vallée de la Meuse ; au sud, les deux Givet gracieusement liés par leur pont ; à l’ouest, la grosse tour ruinée d’Agimont, se composant avec sa colline et jetant derrière elle une immense ombre pyramidale ; au nord, la sombre tranchée dans laquelle s’enfonce la Meuse et d’où montait une lumineuse vapeur bleue. Au premier plan, à deux enjambées de ma banquette, dans la mansarde du cabaret, une jolie paysanne assise en chemise sur son lit s’habillait près de sa fenêtre toute grande ouverte, laquelle laissait entrer à la fois les rayons du soleil levant et les regards des voyageurs quelconques juchés sur les impériales des diligences. Au-dessus de cette mansarde et de cette paysanne, dans le lointain, comme couronnement aux frontières de France, se développaient sur une ligne immense les formidables batteries de Charlemont.

Pendant que je contemplais ce paysage, la paysanne leva les yeux, m’aperçut, sourit, me fit un gracieux signe de tête, ne ferma pas sa fenêtre, et continua lentement sa toilette.