En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Voyages et excursions/1867

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 531-536).
1867.




EN ZÉLANDE.


18 août. — Nous partons aujourd’hui pour Anvers. De là pour la Zélande.


19 août. — Middleburg. Toute la vieille ville est intéressante. Nous visitons le vieux couvent des Templiers où est la salle des états provinciaux. Magnifiques tapisseries, représentant des batailles navales, devenues grises en vieillissant. Musée et collections. Église. — Splendide hôtel de ville gothique flamboyant. Nous en visitons l’intérieur. Belles tapisseries. Visite au palais de justice. Le procureur du roi m’a prié de signer sur le livre de justice ; j’ai écrit :


Justitia veritas est,
neque severitas.


À 3 heures nous partons pour Domburg en char-à-bancs. Vu les dunes. — Vu de loin le polder de West-Chapel, qui couvre toute l’île de Walchesen. Ce polder a coûté si cher de construction et d’entretien qu’à l’heure qu’il est on a calculé que les sommes dépensées et cristallisées représentent la construction du polder tout en argent massif.


21 août. — Zierykzée est une ravissante ville du vieux type zélandais. Canaux. Moulins. Prairies. Grands arbres. Une vieille barque échouée au fil de l’eau. Portes de ville du quatorzième siècle d’un très pur style. Maisons de la Renaissance. Le plus charmant soleil couchant sur ce vieux tableau hollandais.

Avant le dîner nous visitons la ville. Nous commençons par l’hôtel de ville, construit au quatorzième siècle, achevé au dix-huitième, charmant édifice mixte. Le clocher, bulbeux et hérissé, est du plus joli goût fantasque. À l’intérieur, force salles du 18e siècle du style Louis XV le plus exquis ; plusieurs magistrats, les uns présidents, les autres procureurs, m’attendent et me montrent leur chambre de conseil ou de jugement. De là nous allons à l’orphelinat, admirablement bien tenu. Il y a là une salle Louis XV complète, avec une élégante cheminée à trumeau de glace et à cadre d’or tarabiscoté, et une magnifique tenture de cuir à fond d’or. — Rien de charmant comme les petits lits des enfants les uns à côté des autres. Propreté vertueuse des dortoirs.

L’église, toute moderne, est laide. L’ancienne, dont il reste un magnifique tronçon de tour, a été brûlée vers 1834. On l’a rebâtie dans le goût Louis XVIII. Pour cela on a démoli bêtement la ruine qui était superbe. Comme j’allais passer devant cette basilica sans y entrer, les magistrats qui nous guident me disent que l’organiste est à son buffet dans l’église, et m’attend pour me faire entendre l’orgue. Nous entrons. Très bel orgue. Je remercie et je félicite l’organiste. Le clocher, tronqué mais debout, est superbe. C’est une splendide masure de campanule. Il est isolé de l’église. On va l’utiliser, et des maçons le gâtent. J’en fais l’observation au secrétaire de la ville, M. Hermerins, et je le prie de défendre l’édifice contre l’architecte. Je monte dans la tour avec Victor et un des magistrats. Sommet. Nous venons de franchir presque en courant 278 marches. Je respire sur le haut.

Admirable paysage. À nos pieds Zicrykzée, pittoresque échiquier de rues et de maisons à devantures peintes et sculptées et à pignons en escaliers, avec les tourelles aiguës des porte-forteresses, et le beffroi bosselé de l’hôtel-de-ville ; au delà une plaine couverte de cultures vertes et jaunes, marquant les différences des semailles et des moissons ; au fond, de toutes parts, la mer. C’est la mer du Nord. Le canal de Zierykzée à l’Escaut coupe ce pêle-mêle d’une ligne droite, qui, toute lumineuse, ne gâte rien. Victor et moi grimpons sur le parapet pour mieux voir. Cette plateforme ajoutée à la ruine est, du reste, absolument laide et maussade comme architecture.


22 août. — À neuf heures du matin, deux voitures viennent nous chercher, un char à bancs appartenant à M. Van Maenem, et une calèche appartenant à …[1]. Je monte dans la calèche et nous partons pour Browershaven, qui est à cinq lieues au bord de la mer. Nous sortons par une porte de la ville du seizième siècle à double pignon volute. Au sommet du pignon de gauche on aperçoit une épée, la pointe vers le ciel, qu’y a plantée au seizième siècle un capitaine espagnol, nommé Mondragon, en s’emparant de la ville. Les vaincus ont respecté l’épée du vainqueur, et la montrent aux étrangers. Nous passons devant une autre porte, plus ancienne (du quatorzième siècle), à deux tours pointues, l’une s’appelle Marie et l’autre Anne. Le maître de la calèche la conduit lui-même. M. Van Maenem est assis à côté de lui sur le siège. Il nous montre de loin la dune où l’on a trouvé il y a cent ans un esquimau noyé dans sa pirogue. Hier nous avons vu dans un compartiment de l’hôtel-de-ville cette pirogue suspendue près du plafond. Elle est en écorce et ressemble à un long poisson. Au milieu un mannequin figure l’esquimau noyé. Le mannequin est vêtu des habits du mort en peau de phoque et tient des deux mains les deux avirons.


Il est assis dans la pirogue qui se ferme autour de sa ceinture. Cet homme avait été ainsi apporté du pôle par l’océan.

Nos excellents chevaux nous entraînent rapidement à travers les arbres, les prairies, les pâturages, les villas et les métairies et les jolis villages lavés, balayés et peints à neuf ; les cochons sont débarbouillés, le fumier est propre. Les belles maisons de campagne abondent.

Au seizième siècle, la mer était là, et une bataille navale s’y livra entre les espagnols et les hollandais. Rien d’étrange pour la pensée comme la vision d’un choc de navires furieux se canonnant dans l’ouragan et dans les écumes, superposée à ce paysage de jardins et de maisons blanches où l’on entend bêler les brebis. En cinq quarts d’heure, nous sommes à la petite ville de Browershaven. Le bourgmestre me reçoit à la descente de voiture devant l’hôtel de ville. C’est un homme d’environ cinquante ans à la figure douce et intelligente. Il a le ruban du Lion de Hollande à sa boutonnière.

Browershaven veut dire havre des brasseurs. Le bourgmestre nous montre l’hôtel de ville. Au rez-de-chaussée grande salle où il y a un très beau lustre de cuivre avec figurines. Au mur un tableau du 17e siècle représente un cachalot échoué. Ce cachalot est venu expirer il y a deux cents ans sur la dune de Browershaven. Nous montons un escalier à vis de Saint-Gilles ; nous arrivons au grenier. J’aperçois une espèce de longue poutre sur tréteaux, d’environ neuf pieds de long, très délabrée, garnie de deux clous à un bout et d’un tourniquet avec une corde à l’autre bout. Le tout est percé de trous.


C’était le chevalet d’extension. On y couchait l’accusé la tête retenue par les deux grands clous, le corps lié de cordes et les pieds noués ensemble par une plus grosse s’enroulant au tourniquet. On faisait effort sur le tourniquet, et à chaque tour les membres du patient criaient. On allongeait le misérable jusqu’à ce qu’il avouât.

À côté sont d’autres engins du supplice, deux pierres enchaînées qu’on nommait les pierres de la Loi. Ces pierres pèsent ensemble plus de cent livres.

Dans le même coin il y a une ceinture de fer avec vis et écrou, plus deux chapeaux de fer qui ressemblent à deux boucliers. Tout cela était destiné à la femme adultère amnistiée par Jésus. On lui mettait la ceinture au ventre, les pierres au cou et le chapeau sur la tête. Ainsi accablée sous deux cents livres de fer, on la faisait marcher nue dans la ville à grands coups de fouet. On infligeait le même supplice aux huguenotes. L’hérésie au mari était punie des mêmes peines que l’hérésie à Dieu. Tous ces engins sont aujourd’hui rongés de rouille. Toutes ces lois et tous ces préjugés aussi.

En sortant de l’hôtel de ville, le bourgmestre nous a conduits chez lui où nous avons été reçus par sa vieille mère très vénérable. On a versé du vin du Rhin. Beaucoup de notables étaient là. J’ai bu à la santé de la vieille dame et à la prospérité de la vieille ville. Puis nous sommes partis. En traversant les rues de la ville et le port, j’ai remarqué que les maisons et les navires étaient pavoisés. M. Van Maenem s’est penché et m’a dit : — Savez-vous pourquoi la ville et le port sont pavoisés ? — J’ai répondu : — Sans doute, comme à Guernesey, pour quelque fête locale. — Pour vous, m’a répondu M. Van Maenem.

Après un silence le maître de la voiture m’a dit : — Monsieur, il y a trois ans, cette même calèche et ces mêmes chevaux ont fait faire la même promenade au roi. — M. Van Maenem a repris : — Il y a trois ans, cette voiture a porté le roi de la petite Hollande. Aujourd’hui elle porte le roi de la grande république universelle. — J’ai dit à M. Van Maenem : — Pas de roi. — C’est juste, a-t-il repris, le chef. — Ni roi, ni chef. — Et j’ai ajouté : Égalité.

À 11 heures nous sommes rentrés à Zierikzée.

À 2 heures nous partons pour Dordrecht.

L’approche de Dordrecht au soleil couchant est charmante. Petites maisons. Beaux villages. Barques. Grands moulins, dont quelques-uns ont un rez-de-chaussée percé de part en part qui laisse voir la silhouette de la charpente intérieure et des mécanismes. À 5 heures, nous arrivons à Dordrecht.

Le pasteur qui prêche dans la principale église est venu me faire visite, et ayant encore une heure avant le dîner, nous sommes tous allés voir la cathédrale.

La cathédrale est du quatorzième siècle, mais retouchée et abâtardie. Quatre cadrans posés sur le faîte en 1605 défigurent le clocher. L’intérieur est d’une grande majesté gothique. Au chœur, belle grille en cuivre. — Stalles. Admirable boiserie de la Renaissance, si vermoulue qu’il n’y faut plus toucher, un bijou pour les femmes, un chef-d’œuvre pour les hommes. La chaire est du plus riche style Louis XV, marbre blanc, et chêne. Le pinacle est à jour et superbe. Sur l’invitation des pasteurs, j’y suis monté. C’est la première fois que je monte dans une chaire, ce qui n’est pas monter en chaire.

Nous avons tous dîné gaîment et médiocrement. — Après le dîner je suis allé voir seul dans la nuit le port plein de grands navires et les canaux qui font de la ville une quasi Venise, avec le nord au lieu du midi.


[Retour à Bruxelles le 24 août.]


29 août. — Séjour à Chaudfontaine et excursions. — Promenade à Tilff en panier attelé de deux petits chevaux blancs. — Nous avons passé, en sortant de Chaudfontaine, devant un estaminet portant cette enseigne :

café tenu par la veuve sépulcre.

Nous avons côtoyé l’usine de la Vieille-Montagne, puis nous nous sommes engagés à gauche dans une charmante vallée où coule l’Ourthe qui se jette dans la Vesdre un peu plus loin.

Tilff est un joli village au bord de l’eau sous les grands arbres. Il y a deux auberges, l’Hôtel des Étrangers, dans une vieille maison échevine à tourelle, et l’Hôtel de l’Amirauté, au bord de la rivière avec une très jolie salle à manger dans le plus charmant goût Louis XV ! Elle est conservée telle qu’elle était en 1755.


2 septembre. — Je viens de voir dans cette solitude un Suivez-moi jeune homme perfectionné. Aux deux bouts des rubans sont brodés des hameçons.


4 septembre. — Il y a aujourd’hui vingt-quatre ans[2]. — À 4 heures, trombe. La vallée de Chaudfontaine a disparu dans la nuée. Les plus grands arbres du jardin de l’hôtel sont brisés. Le ravage est partout. La maison neuve où est le Café du Midi a eu son toit arraché et jeté dans la rivière. Une fenêtre ouverte a suffi, le vent s’est engouffré, et le toit s’est envolé.

  1. Le nom est reste en blanc.
  2. Allusion à la mort de Léopoldine.