En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Voyages et excursions/1859

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 493-495).
1859.




EXCURSION À SERK[1].


L’île de Serk est en deux morceaux : le grand Serk et le petit Serk, et éveille l’idée d’une bête quelconque, d’une immense hydre de Théramène couchée sur le ventre et le mufle dans l’eau au milieu de la mer. Le grand Serk serait le corps, le petit Serk serait la tête ; la Coupée, trait d’union du grand Serk et du petit Serk, serait le cou. Cou mince et tortueux comme une ondulation de ténia. Un sentier étroit, qu’un patagon couché en travers déborderait de la tête et des pieds, profondément encaissé çà et là, serpentant sur le haut de la Coupée, la ravine dans toute sa longueur et figure le creux de la nuque.

À droite et à gauche de ce sentier, l’abîme. La mer à quatre cents pieds de profondeur. À droite on voit Guernesey, à gauche Jersey. Du côté de Guernesey, la pente, quoique abrupte et assez féroce, est praticable en s’accrochant aux ronces ; du côté de Jersey, chute à pic. Du côté de Guernesey, l’anse que forme le rétrécissement de l’isthme a une plage de sable, et, toute sauvage qu’elle est, l’aspect d’une petite baie ; du côté de Jersey, c’est le fond d’un puits.


26 mai. — Nous débarquons à deux heures quarante minutes au havre Gosselin.

Un titan qui aurait coupé une pelletée de terre sur le bord de l’île de Serk y aurait laissé une entaille, à pic de trois côtés et du quatrième côté ouverte sur la mer. Cette entaille, c’est le havre Gosselin. Figurez-vous encore le dedans d’une gigantesque hotte de prison. À droite et à gauche deux murailles perpendiculaires, pour fond un plan légèrement incliné. Sur ce plan du fond serpente un sentier encombré de ronces et de pierres tranchantes et roulantes. C’est par là que nous montons. C’est âpre. Les gens du pays dédaignent cette escalade. Au moment où nous arrivons deux hommes descendent en courant le sommet déclive de la muraille de droite. Nous les suivons des yeux. Que vont-ils faire quand ils arriveront à l’escarpement ? ils y arrivent. Le premier arrivé se baisse et nous apercevons une corde qui rampe d’anfractuosité en anfractuosité et pend jusqu’à une échelle de bois dont le pied se perd dans la mer. L’homme saisit la corde des deux mains, et descend rapidement en posant ses pieds sur les saillies du roc comme sur les marches d’un escalier. « Son camarade le suit. » Un moment après ils sont remontés par le même chemin. Ils étaient descendus pour tripoter quelque chose dans un bateau.

L’entrée du havre Gosselin est farouche. La mer est toute semée de blocs qui ont l’air de monstres buvant. L’îlot des marchands fait là un gros tas d’ombre.

Les deux murs verticaux du havre portent çà et là des espèces de consoles naturelles, rondes et à culs-de-lampe, qui ressemblent à des nids d’oiseaux. Des pâquerettes et des digitales pourprées penchent leur cou hors de ces encorbellements. Ce sont des nids de fleurs.

Tout en haut, le plus ravissant ravin du monde. Une mare. Des canards, des forêts vierges d’orties. Sous les arbres, un coin mystérieux où le vent a tracé parmi les hautes herbes je ne sais quel cercle qui figure vaguement la trace de la ronde des fées.


27 mai. — Dix heures du matin. À l’auberge Vaudin. — Il pleut. Nous sommes forcés d’ajourner nos excursions. Elle ne se rend pas tout de suite, cette île charmante. Elle pleurniche un peu à notre arrivée. Elle a l’air de dire : je ne veux pas qu’on me voie. Et puis voici un rayon de soleil qui perce la pluie chaude et fine. Un doux nenni avec un doux sourire.


30 mai. Sept heures du matin. — À la Coupée. Un abîme en trois précipices. Je m’accoude au balcon du gouffre. J’assiste au déjeuner des mouettes et au bain de mer des cormorans.

Entrée de la Coupée. Tranchée à vif dans le roc, deux murs de brèche rougeâtre. — Fleurs en été dans les fentes : marguerites, sainfoin, gazon de Mahon.

Dans l’escarpement, d’immenses ventres de granit rose ou noir, les uns gonflés, les autres rentrant, comme s’ils retenaient leur souffle, avec des trous de bêtes pour nombrils.


30 mai. 3 heures. — Le Creux. Cirque, murs à pic. Énorme fer à cheval de granit. Au bas des murailles, tout autour du Creux, des espèces de porches. Goulet étroit d’un côté. Jetée cyclopéenne en pierres brunes reliée par seize poutres verticales que réunit au sommet une longue étrave de bois. — Cette jetée barre le port. Au fond, dix-sept pieux à cabestans. En avant de ces pieux, talus de roche. Pavage informe, couvert de barques échouées (en ce moment il y en a sept). À droite au fond, un des porches a été creusé jusqu’à percer le roc. On l’a voûté. C’est l’entrée de l’île. Je l’ai comparé à un trou de taupe.

Dans un coin une source muselée aujourd’hui d’un robinet où filtre goutte à goutte une eau, la meilleure de l’île.

Au fond, les rochers imitent des proues de navire engagées dans l’herbe et le lierre. Une en haut, énorme, l’autre en bas, moindre avec un rostre.


2 juin. — Vu le Gouliot, c’est-à-dire les caves près le havre Gosselin. — Vu la grotte que j’ai nommée grotte Charles.

Toute l’île est un miracle d’une lieue de long. Les souffles en s’épanouissant à la surface de la mer font de grands éventails de rides sur l’eau.

Les oiseaux de mer se plaignent sur des modes bizarres ; les uns sifflent ; les autres miaulent ; d’autres font le bruit d’un homme qui crache.


7 juin, 1 heure et demie. — Tempête qui approche. Je suis sur le cap Dicart. Tout le ciel fond gris comme une grande ardoise. En travers, du sud au nord, un immense nuage blanchâtre transversal. Au point où il touche l’horizon, un vaste écrasement de vapeur rouge, sorte de lueur sinistre diffuse. La mer, autre ardoise énorme. De petits nuages noirs, près de terre, volent en sens contraire du grand, comme s’ils ne savaient que devenir. Les oiseaux se cachent. Feux de peloton dans la nuée.

Pas de vent, pas de vagues ; pas une voile en mer. On sent de la trahison dans l’infini.

La mère Vaudin passe et me dit : Il y a une petite barque qui vient de partir pour Guernesey. C’est grande pitié.

Le nuage crève. De grandes araignées de pluie s’écrasent autour de moi sur le rocher.

  1. De 1859 à 1869, Victor Hugo part toujours de Guernesey, où il a habité jusqu’à son retour en France, mais parfois il reste plusieurs jours à Bruxelles avant de se mettre en voyage.