En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Voyages et excursions/1849

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 489-491).
1849.




LA SOMME ET L’OISE.




8 septembre. — Compiègne. — Loué un cabriolet 15 francs par jour.


9 septembre. — Parti pour Amiens à midi. — Cheval blessé. Une heure à Montdidier. — Vu les églises, le jacquemart. Statue de Parmentier, en habit de l’institut, une pomme de terre à la main, le tout en bronze y compris la pomme de terre. Décidément pour n’être pas ridicule en bronze, il faut avoir pensé ou combattu.

À Moreuil à 6 heures du soir. Affreux gîte. Dîné et couché à Moreuil.

Vers faits en dormant dans la nuit du 9 au 10 à Moreuil : (sur l’empereur, — moment où l’on délibérait sur lui après Waterloo)

Les rois ne savaient plus que faire du Titan.
effrayant captif
Quel captif pour ces nains que le maître du monde !

Ils songeaient, le cœur plein d’une angoisse profonde.
Et, tout tremblants encor de l’avoir vu tomber.
L’œil fixé tour à tour sur le colosse et l’onde.

Cherchaient un océan qu’il ne pût enjamber.


10 septembre. — À 6 heures à Ailly-le-Haut-Clocher. — Vieille auberge blanche vis-à-vis la poste. Le gîte paraît passable. C’est la fête du pays. Peu de choléra. Une paysanne met son corset devant ma fenêtre. Petite pluie. Les meuniers ont replié les toiles des ailes des moulins, signe de mauvais temps.


11 septembre. — Abbeville. — Pluie. Parti à 4 heures pour Saint-Valery-sur-Somme. Arrivé à 6 heures. Logé au Père Adam. Bon gîte.

Charmant trajet d’Abbeville à Saint-Valery-sur-Somme. Le soleil reparaît. Prés trempés et étincelants. Vaches et troupeaux dans les pâturages. Calme profond. Gouffre de lumière dans les nuages. À mi-chemin vieille maison presque enfouie dans des arbres immenses. Portes et volets clos. Tout fermé excepté deux mansardes dont les vitres flamboient comme des yeux. A l’air d’un hibou dans son trou.

Mon cocher malade. À Ailly-le-Haut-Clocher, des ivrognes qui étaient dans l’auberge se sont réveillés au milieu de la nuit et l’ont fait lever. Ils se sont attablés en buvant et en chantant. Vers quatre heures du matin est passé un violon qui revenait d’Abbeville avec un hercule du nord. Ils ont arrêté le violon, l’ont fait boire, et le tapage a recommencé compliqué de musique. L’hercule se vantait de cogner deux hommes l’un contre l’autre. Un des ivrognes est venu tambouriner à la porte de ma chambre, voulant y entrer en payant, disait-il. Il est tombé devant le seuil et s’y est endormi. Tout ce vacarme a rendu mon cocher malade.

À mesure qu’on approche de la mer les prix baissent, le déjeuner coûte 45 sous à Compiègne, 35 sous à Amiens, 30 sous à Abbeville, 25 sous à Saint-Valery, le vin en sus.

Saint-Valery-sur-Somme est un des plus charmants lieux de la côte et ne le cède ni au Tréport, ni au Bourg-d’Ault, ni à Étretat. C’est ici que Guillaume de Normandie s’embarqua en 1066 sur une flottille de quatre cents voiles pour aller prendre l’Angleterre. Après les conquérants il y a eu les voleurs. J’ai traversé là-haut en arrivant un hameau appelé Pinchefalise. Lisez pince-valise. Sur la porte de l’église on lit ceci écrit à la craie : Votons tous pour Louis-Napoléon Bonaparte.


12 septembre. — Parti à une heure pour le Tréport. L’hôte du Père Adam est un alsacien compatriote du maréchal Ney sous lequel il a servi. Il s’appelle François Vidnosller, on le nomme dans le pays M. François. Sa femme est anglaise.

Arrivé au Tréport à 6 heures. Descendu ou plutôt monté à l’Hôtel de la ville de Calais, le même où je logeai en 1835.


13 septembre. — Parti pour Dieppe à 3 h. 1/2. La mer était admirable au Tréport, la même mer que lorsque je la vis pour la première fois il y a quatorze ans : la mer moutonnante. Immensi tremor oceani. D’immenses panaches blancs jetés sur les flots. On a déplacé la croix de pierre. On a dressé une batterie côtière de cinq pièces de canon. Le vieux musoir a été refait. J’ai revu l’église. On l’a assez mal restaurée. Il n’y a plus d’ex-voto. Une glace sur le maître-autel. C’est la seule que j’aie jamais vue dans une église.

Une bourgeoise venue de Paris ne voulait pas laisser sa fille âgée de sept ans jouer en se baignant avec la fille d’un pêcheur âgée de cinq ans. Hélas ! où les petits enfants sont-ils égaux, si ce n’est devant l’océan et devant Dieu ?

Arrivé à Dieppe à 7 heures du soir. Hôtel du nord. Dîné et couché. (Force puces.)


15 septembre. — Revu Beauvais, inconnu et admirable.


16 septembre. — Parti à midi. Il y a à Beauvais une maison en charpente. Les intervalles remplis de faïences peintes et de poteries les plus curieuses du monde ; lors du siège de la ville par Charles le Téméraire (1472) un boulet traversa les grandes verrières de la cathédrale et tomba aux pieds des chanoines. Le passage du boulet est marqué par des verres bleus. Un autre boulet en fonte s’incrusta dans le mur d’une vieille maison où il est encore visible. Entre Beauvais et Clermont, j’ai lu ce vers charbonné sur la porte d’une chaumière :

Guillot et son mulet, c’est la même personne.

À Clermont, l’église et la vieille porte de Nointel sont criblées des boulets et des mitrailles de Charles le Téméraire. J’y ai vu affiché pour le même dimanche soir 16 7bre, au profit des pauvres, Napoléon II ou Les deux destinées, scène par Victor Hugo, jouée par M. Gustave, amateur.

Une prisonnière se peignait et lissait ses cheveux derrière les barreaux de la prison. (Il y a à Clermont une maison centrale pour femmes.)


17 septembre. — Parti pour Saint-Leu à une heure 1/2 par le chemin de fer[1]

  1. La famille de Victor Hugo habitait alors Saint-Leu-Taverny.