En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Voyages et excursions/1844

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 483-488).
1844.




NEMOURS ET MONTARGIS.




nemours.


2 octobre.

Nemours n’est pas dans la montagne, mais il a des collines et des ravins ; Nemours n’est pas dans la plaine, mais les lignes y sont tranquilles et l’horizon y est calme ; Nemours n’est point dans la forêt, mais il a des arbres ; Nemours n’est point au bord de la mer ni au bord d’un lac, mais il a de l’eau ; Nemours n’a pas un palais ruiné comme Heidelberg ou Tancarville, mais il a un vieux fort du treizième siècle avec tour carrée et châtelet flanqué de quatre tourelles, aujourd’hui logis de fermier ; les poules jouent dans les fossés, les pigeons nichent dans les mâchicoulis, et, de même que le soldat se fait laboureur, le donjon s’est fait colombier. C’est une loi ; tout ce qui vieillit s’apaise. Nemours n’a pas une cathédrale comme Amiens ou Chartres, mais la paroisse est une de ces magnifiques églises de campagne, qui sont, dans leur genre et toute proportion gardée, aussi rares, aussi complètes, et on pourrait presque dire aussi belles que les cathédrales. Nemours n’a pas de vieilles rues à maisons sculptées comme Nuremberg, Rouen, Vitré ou Ernani, ni d’admirables places à devantures gothiques comme Francfort ou Bruxelles ; mais les rues, la place et les maisons de Nemours, quoique un peu bien défigurées et engluées de badigeons variés, ont conservé la disposition, la dimension, l’irrégularité et la gaîté du moyen-âge.

Le Loing, qui passe à Nemours, a le sommeil d’un étang et la vie d’une rivière ; les truites y fourmillent, les joncs y poussent, la rive y miroite. Aucun bateau à vapeur ne vient tuer le poisson, couper les roseaux et briser le miroir.

Nemours a des rochers comme Fontainebleau, des ombrages comme Montmorency, une ruine comme Montfort-l’Amaury, une flèche comme Saint-Denis, des moulins comme Chaudfontaine, des tanneries comme Louviers, des maisons au bord de l’eau comme Saint-Goar. Ce qui est dispersé ailleurs est réuni à Nemours. Seulement c’est un groupe de choses modestes et paisibles, vieillies et riantes, dont aucune ne vous émerveille, dont aucune ne vous ennuie. Rien n’y est sublime, tout y est charmant. À l’âge de l’ambition, des soucis et des affaires, Nemours n’a rien à vous dire. Cela est trop doux, trop serein, trop retiré, trop solitaire. Il faut être à Nemours jeune et amoureux, et courir avec la joie des anges dans le cœur sur ces beaux gazons pleins de papillons et de fleurs, ou vieux et pensif, et se chauffer au soleil sur le seuil de ces humbles maisons que baigne une eau endormie. Nemours a tout à la fois le rayonnement des premières années et la paix des derniers jours. C’est un de ces lieux comme on en rêve pour commencer la vie ou pour la finir.

Autrefois la forêt de Fontainebleau venait jusqu’à Nemours. Nemus, Nemoris vicus, dit l’étymologie. Aujourd’hui Nemours est hors des bois. Pourtant un ravissant paysage continue d’envelopper la ville. Les hommes ont abattu les arbres, mais ils n’ont pu tuer la verdure.

L’église, commencée au treizième siècle et terminée au seizième, est d’une masse admirable. C’est une flèche sur porche à jour appuyée à un immense pignon, derrière lequel se prolonge et se développe une grande nef avec transept ébauché, entourée d’une foule de chapelles très basses qui forment au dehors autant de petits châtelets à tourelles et à toits pointus. De robustes arcs-boutants à larges écartements rattachent puissamment ces châtelets à la nef. Tout cet ensemble est d’une forme hardie, simple, sévère et superbe. La couleur n’est pas moins belle que la forme. Les siècles ont répandu leur harmonie sur la pierre des murailles et sur l’ardoise de la flèche. Un vaste cadran à plaque métallique rehausse le grès noir du clocher. L’église, malheureusement grattée et badigeonnée à l’intérieur, a quelques vitraux précieux. Les lancettes de l’abside sont de belles verrières du quinzième siècle.

Le château que j’ai revu depuis que j’ai commencé d’écrire ces lignes est un peu moins champêtre que je ne croyais. Il appartient à la ville qui le loue à divers fermiers et en tire parti comme elle peut. On a fait des caves une prison, du rez-de-chaussée une salle de danse, et du premier étage un théâtre ; ce qui n’empêche pas les poules et les pigeons. Les pauvres prisonniers gémissent en bas, la pochette fredonne à l’entresol, le vaudeville roucoule à côté du colombier. Une sécherie de laines occupe les combles. N’y a-t-il pas quelque chose de profondément triste dans cette niaise manie d’utilité qui possède les conseils municipaux et qui fait ainsi d’un antique manoir historique je ne sais quel édifice arlequin ?

Aux portes de la ville se dresse une élégante flèche du douzième siècle. C’est Saint-Pierre-les-Nemours. Les collines qui bordent l’horizon, toutes couronnées d’un entablement de grès et d’un bouquet de pins, ont une forme gothique et rappellent de vieux fonds de tableaux flamands. Le grès explique et justifie toutes les roches invraisemblables de Van Eyck et d’Otto Venius.

De même que j’aime les anciennes villes, j’aime les anciennes auberges, les hôtelleries, comme disaient nos pères. On descendait de voiture dans la rue devant la porte où l’hôte vous accueillait en souriant. La première pièce où l’on entrait, c’était la cuisine. Le feu flambait dans la haute cheminée ; la braise empourprait les fourneaux ; de belles poteries, des faïences bleues, de vastes plats du Japon resplendissaient çà et là sur le mur sombre et enfumé. Un tournebroche gigantesque grinçait devant le feu ; et la broche chargée de viandes tournait lentement au-dessus d’une longue lèche-frite, vous montrait tour à tour la venaison, la volaille et le gibier, et semblait vous dire : choisis. On choisissait en effet, et cette belle joyeuse flamme de fagot et de sarment, tout en cuisant le souper, réchauffait le voyageur. — Aujourd’hui on descend « à l’hôtel » ; l’auberge, fi donc ! on entre dans une cour ; un monsieur, qui est le garçon, vient vous recevoir d’un air dédaigneux pour le voyageur pauvre, ironique pour le riche. On vous fait monter un perron, puis un escalier orné de bronzes, et vous voilà dans une chambre où il y a des rideaux de calicot rouge et un secrétaire en acajou. Vous demandez du feu ; on vous apporte avec cérémonie un morceau de bois vert et mouillé qui ne brûle pas dans une cheminée qui fume. Au bout de cinq minutes vous éteignez la bûche et vous ouvrez la fenêtre. Ce feu vous coûtera quarante sous. Vous demandez à souper. Le monsieur, qui est le garçon, vous apporte sur un petit guéridon branlant un poulet qu’on a déjà servi et un fricandeau qui a déjà servi. Ce fricandeau, ce poulet, ce guéridon et ce monsieur vous coûteront quatre francs. — Ceci est l’hôtel. Je préfère l’auberge.


L’écu de France, à Nemours, est une auberge.

Hier, j’étais sorti de la ville comme le soleil se couchait et j’avais été voir quelques grès bizarres qui sont au bord de la route de Montargis. Quand je suis rentré à Nemours, la nuit était tombée et la lune se levait. Quelques nuages qui couraient dans le ciel voilaient la lune par instants et jetaient sur l’horizon de vagues ombres. Des jeunes filles accoudées au parapet du pont chantaient doucement. J’entendais le froissement de la rivière dans les roseaux. L’église et le château profilaient sur un ciel pâle leurs silhouettes gigantesques qui tremblaient dans l’eau parmi de longues lames d’argent. Une lueur brillait dans l’église et découpait vivement sur la masse ténébreuse de l’abside les verrières lumineuses avec leurs fenestrages noirs. Toute la ville se taisait. Tout cela n’était ni une ville, ni une église, ni une rivière, ni de la couleur, ni de la lumière, ni de l’ombre ; c’était de la rêverie.

Je suis resté longtemps immobile, me laissant doucement pénétrer par cet ensemble inexprimable, par la sérénité du ciel, par la mélancolie de l’heure. Je ne sais ce qui se passait dans mon esprit et je ne pourrais le dire ; c’était un de ces moments ineffables où l’on sent en soi quelque chose qui

s’endort et quelque chose qui s’éveille.
montargis.


3 octobre.

Montargis m’est apparu égayé par un jour de foire, attristé par un jour de pluie. Les chèvres, les bœufs, les vaches baissaient leur tête oblique liée par une corde et tirée par un bouvier, les paysans endimanchés, les paysannes juchées sur leur charrette, encombraient les rues et les places. Partout le bruit, le mouvement, le choc des enchères, les éclats de rire ; partout les boutiques en plein vent, les étoffes déployées, les vaisselles étalées à terre, les passequilles et les bimbeloteries ; partout aussi la boue, l’ondée et les parapluies ouverts. Çà et là des tréteaux ; une vieille femme debout sur un cabriolet, ornée d’une perruque jaune et d’un turban rouge à gland d’argent, offrait aux marchands de bœufs ébahis une poudre merveilleuse et montrait des vers solitaires dans des fioles ; un saltimbanque coiffé de chiendent cabriolait sur des chaises cassées ; les bateleurs étaient en verve ; la foule était en joie ; mais tous les paillasses du monde ne valent pas un rayon de soleil.

La ville, entourée de verdure, baignée d’un côté par le Loing, de l’autre par le canal, est jolie. Il reste quelques tours de la vieille enceinte du treizième siècle dont les bourgeois ont fait des terrasses et des tonnelles pour leurs jardinets. Çà et là, le canal, bordé de tanneries, rappelle Louviers et Amiens. L’église qu’on nomme, je crois, Sainte-Marguerite, est un assez beau vaisseau du quinzième siècle. L’abside va jusqu’au seizième. Des gens d’esprit ont remplacé les anciennes verrières par d’affreuses vitrailles de couleur dans le goût du café turc.

J’étais curieux de voir le château, ce magnifique château de Montargis, célèbre dans toute l’Europe, dont la grand’salle dépassait en longueur et en largeur la salle des pas-perdus du palais de justice de Paris. Je suis monté sur la colline par un escalier entre deux maisons ; j’ai franchi une haute porte-donjon du douzième siècle à archivolte romane ; j’ai traverse plusieurs cours, et je suis arrivé ainsi jusqu’à une claire-voie de bois peinte en gris fermant une allée d’arbres bas et touffus. J’ai poussé la claire-voie, et je suis entré dans l’allée. Au bout de l’allée j’ai trouvé une maison, une grande maison triste et blanchâtre, tapissée de figuiers, composée d’un seul étage avec un pavillon à toit pointu et une terrasse d’où l’on voit la ville et la plaine ; du reste solitaire, lézardée, délabrée, close, barricadée et déserte. Le jardin, plein de hautes herbes, envahi par la ronce et l’ortie, avait comme la maison quelque chose de farouche et de sauvage. Je cherchais des yeux à travers les branchages les hautes tours, les mâchicoulis sculptés, les créneaux formidables du château de Montargis. Rien ne m’apparaissait. Enfin, à force de fureter dans les broussailles, j’ai découvert je ne sais quels tronçons informes, des pans de murs rongés de mousse ; j’ai fait quelques pas dans la fougère mouillée, et j’ai aperçu par une brèche sous des buissons le caveau circulaire, noir et voûté d’une tour. La tour a été rasée. J’ai fait quelques pas encore, et je me suis trouvé sur une vaste esplanade toute couverte de ciguë et de bouillon-blanc. Un fossé dégradé borde cette esplanade dont le contour ondule et dessine vaguement au regard le plan géométral d’un grand édifice ; des renflements arrondis indiquent la place des tours. J’avais sous les yeux le château de Montargis.