En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/9

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 105-111).

tournai. — Ypres.


Courtrai, 27 août, 7 heures du soir.

Hier j’étais à Tournai, je suis parti, j’ai traversé Courtrai, j’ai vu Menin, j’ai visité Ypres, et je reviens à Courtrai. Tu le vois, chère amie, je vais et je viens, je ne veux laisser échapper aucune de ces vieilles villes. Partout où il y a une cathédrale, un hôtel de ville ou un Rubens, j’accours. Cela me fait faire des zigzags sans fin. Mon voyage dessine à travers la Belgique une extravagante arabesque. C’est que, dans ce pays-ci, de six lieues en six lieues il y a une ville comme on en trouve en France toutes les soixante lieues.

Avant de quitter Tournai, j’ai été revoir la cathédrale, qui est vraiment d’une rare beauté. C’est une église romane presque comparable à celle de Noyon, et qui a, de plus que Noyon, un ravissant jubé de la Renaissance tout en marbre de diverses couleurs, avec deux étages de bas-reliefs, l’un de l’Ancien, l’autre du Nouveau Testament, lesquels s’expliquent fort curieusement, ceux d’en bas par ceux d’en haut, le symbole par le fait, la prophétie par l’accomplissement, Isaac portant le bois de son bûcher par Jésus portant sa croix, Jonas dévoré par la baleine et revomi au bout de trois jours par Jésus descendant au tombeau et en ressortant aussi le troisième jour, etc. Tout ce jubé est fouillé du ciseau le plus tendre et le plus spirituel.

C’est une antique ville que Tournai. Presque toutes les églises sont du onzième au treizième siècle. J’y ai vu des maisons romanes. Te rappelles-tu, mon Adèle, celle que nous vîmes ensemble à Tournus dans ce beau voyage de 1825 qui est le plus doux souvenir de ma vie ?

Mais je reprends mon journal. Au portail nord de la cathédrale de Tournai, qui est roman, il y a une singularité que je n’ai vue que là. Ce sont deux fenêtres à plein cintre fermées que le sculpteur a figurées dans la pierre. Les volets avec leurs ferrures et leurs verrous sont fort soigneusement travaillés. Du reste, ce portail est dans un état de délabrement déplorable. Le gros clocher qui monte à gauche se lézarde du haut en bas.

Je ne te parle que d’architecture, chère amie, car vraiment mes aventures sont nulles, et les conversations de table d’hôte sont partout les mêmes. — Comprenez-vous M. Raymond ? il s’obstine à jouer aux dominos ! Il perd chaque fois, ce qui fait qu’il paie l’estaminet tous les soirs à trois personnes. — On vend à Liège des redingotes à vingt-cinq francs, en drap. — En drap ! est-il possible ? — En vérité oui, du drap de Luxembourg à trois francs soixante-quinze, cinq aunes, dix-huit francs quinze sous, doublure et fournitures, deux francs, vingt francs quinze, façon, deux francs, vingt-deux francs quinze, commission, cinq sous, vingt-trois francs, deux francs de bénéfice, et allez ! — Etc. — Voilà ma conversation d’hier au soir à Menin.

Menin a des souvenirs. Elle a eu l’honneur d’être assiégée par Louis XIV. Voilà tout. C’est une femme laide et commune qui a eu par hasard un bel amoureux. Rien du reste de remarquable sur la façade des maisons ni sur la face des habitants. J’y ai retrouvé de ces brouettes de Bruxelles tirées par un chien et poussées par une femme. Le sire de Canaples, qui craignait tant les puces pour ses chiens, n’eût pas attelé les siens à ces haquets-là.

Je dessine, je rêve et j’étudie, laissant parler les belges autour de moi. J’admire comme ils parlent flamand en français. Ils ont un n’est-ce pas ? qu’ils mettent à toute sauce. Les femmes disent ce n’est-ce pas avec beaucoup de grâce. Elles sont décidément fort jolies en général. Mais il paraît que les plus belles sont celles de Bruges. Un stupide livre que j’ai acheté et qui s’intitule le Guide du voyageur en Belgique et en Hollande appelle les femmes de Bruges les circassiennes de la Belgique.

On vit assez bien dans les auberges, à la bière près. Pourtant ils ont la rage de mettre du sucre et de la farine dans tout. Vous demandez une omelette, résignez-vous à du flan.

À Tournai, comme à Bruxelles, comme à Anvers, comme à Gand, les modes de Paris, les marchandises de Paris, et même, on dirait, les marchands de Paris, s’étalent dans les boutiques qui, là aussi, s’appellent magasins.

Je me promenais le soir dans les rues croyant avoir devant les yeux les étincelantes devantures des boulevards parisiens. Les étranges maisons ! Du seizième siècle par le toit et de la rue Vivienne par la boutique ; sombres et tragiques par une moitié, fades et bêtes par l’autre ; le rez-de-chaussée lit le Constitutionnel, le grenier lit la Bible ; en bas c’est M. Ternaux, en haut c’est Philippe II ; en bas le gaz rit et flamboie dans le magasin à grandes vitres, levez les yeux et vous croirez voir trembler encore confusément sur le vieux pignon le rouge reflet des bûchers du duc d’Albe.

Je faisais, moi, sur ces métamorphoses, cent réflexions amères qui te paraîtront tragi-comiques. — C’est bien la peine d’être une maison du seizième siècle pour faire une pareille fin ! commencer par un fronton de la Renaissance et finir par une boutique du Palais-Royal ! être, près du ciel, un pignon taillé en escalier ou sculpté en volutes et, près du ruisseau, un magasin de guingamps et de cotonnades ! quelle dégradation ! comment a pu aboutir à quelque chose de si misérable une façade, formosa superne ?

Ceci, chère amie, est du latin d’Horace, qui échoit naturellement à Charlot.

Si ces réflexions se peignaient sur mon visage, elles devaient bien égayer les braves bourgeois brabançons. Car, pour le bourgeois de tout pays, la boutique blanchie, la grande vitre et le comptoir d’acajou sont un progrès. Passe pour les boutiques, pourvu qu’on n’applique pas ce progrès aux églises. Or, elles ont déjà la vitre blanche, la muraille blanche, j’attends un de ces matins l’autel d’acajou.

Le badigeonnage belge a trois nuances : le gris, le jaune et le blanc. Il est tricolore, comme il convient à un état constitutionnel. Le blanc s’applique aux églises, le gris aux hôtels de ville, le jaune aux maisons de campagne et aux édifices de fantaisie où le belge vient folâtrer le dimanche. Je voyais tout à l’heure en arrivant à Ypres, à droite de la route, une façon de gros château qui avait l’air d’être taillé dans une motte de beurre. Le propriétaire, un bon flamand rond, l’admirait du milieu d’une couche de concombres parmi lesquels sa grosse figure s’épanouissait.

Le trajet de Menin à Ypres est fort agréable. Ce sont partout de ces gracieux petits enclos verts que les peintres flamands aiment tant. Et puis le chemin traverse un bois, et il est bordé çà et là de longues colonnades de ces beaux peupliers d’Italie dont l’écorce vous regarde
passer avec de grands yeux. J’ai refait ce trajet au retour avec grand plaisir. Une route revue à l’envers, c’est presque une nouvelle route.

Ypres est une ville que j’aimerais habiter. On y trouve les maisons de bois mêlées aux maisons de brique. C’est une sorte de rencontre inattendue de la Flandre et de la Normandie.

L’hôtel de ville est une merveille. C’est un édifice gigantesque qui tiendrait tout un côté de la place Royale et qui n’est pas moins grand par le style que par la masse. Un charmant petit hôtel de la Renaissance s’accoude gracieusement à ce sévère palais du treizième siècle. — L’église est fort belle, à étudier surtout. Elle est pleine de sculptures de la Renaissance et j’y ai vu un saint-Martin de Rubens qui est une chose prodigieuse. Joins à cela cent maisons exquises dans la ville. Sur la façade de l’hôtel de la Châtellenie où j’ai déjeuné, il y a sept figures en médaillons qui sont admirables et qui représentent avec les plus beaux traits humains du monde les sept astres observés au seizième siècle : Luna, Mercurius, Venus, Sol, Mars, Jupiter, Saturnus. À Ypres, comme dans toute la Belgique au reste, les maisons sont datées. J’aime cette mode. Sur une vieille façade, j’ai vu la date 1616, ainsi écrite :

Cela m’a fait songer à l’année de la mort de Shakespeare.

Shakespeare est mort cette année-là, 1616, le 23 avril. Ce jour-là est mort aussi Michel Cervantes. Coïncidence remarquable ! — Dieu a soufflé à la même heure ces deux flambeaux ; avec eux s’est éteinte, à l’aurore du dix-septième siècle, la dernière lueur du seizième.

Il y a à Courtrai une magnifique érection de la croix de Van Dyck. Le clocher de l’église principale est beau, quoique coiffé en beffroi. Avec deux tours sur un pont, c’est tout ce que j’ai remarqué dans la ville.

Au moment où je t’écris ceci, on tambourine sur la place le manège du sieur Alfred, premier écuyer de monsieur Franconi. Te figures-tu ce que peut être de sa personne le sieur Alfred, premier écuyer de monsieur Franconi ? — Je viens de faire un médiocre souper. — Demain, chère amie, je repars pour Gand, car je veux revoir Gand la superbe espagnole, qui a fait faire un beau vers à Boileau.


28. — 6 heures du soir. — Gand.

Me revoici à Gand, mon Adèle. Comprends-tu cela ? il fait froid maintenant. Je gèle le 28 août, j’étouffais le 25. La transition est brusque et le climat bizarre.

Je viens de parcourir toute la ville, voyant et revoyant. La cathédrale (Saint-Bavon), dont je t’ai déjà parlé, a une crypte comparable à la crypte de Tournus que nous avons vue ensemble, tu t’en souviens peut-être. C’est un beau et noble souterrain. Van Eyck y est enterré. J’y ai trouvé çà et là des tombes brisées et profanées au temps du duc d’Albe. Les soupiraux jettent sur ces tombes un jour blafard qui se charge de brume en passant sous les piliers trapus du onzième siècle. Comme les lucarnes se croisent, il y a autour de chaque pilier de longs rayonnements de lumière vague et de grandes roues d’ombre. L’effet est sinistre.

J’admirais dans la haute église de gigantesques flambeaux de cuivre de la Renaissance. On m’a conté leurs aventures. Ces flambeaux étaient dans la cathédrale de Saint-Paul de Londres avant l’incendie de 1666. Ils ont appartenu à Charles Ier, Cromwell les a vendus à un évêque de Gand. Que de réflexions là dedans ! Leur église est brûlée, leur maître est mort, leur vendeur est mort, leur acheteur est mort ; eux ils sont restés parce qu’ils sont beaux, et on ne les remarque que pour leur beauté. L’histoire passe, l’art reste.

L’art est comme la nature, simple et profond, un et divers. Fouillez et refouillez une cathédrale, c’est touffu comme un bois. Sous la forêt d’arbres il y a la forêt d’arbustes, sous la forêt d’arbustes la forêt d’herbes, sous la forêt d’herbes la forêt de mousses ; à toutes les profondeurs vous trouvez des beautés, et vous admirez l’architecte, le poëte, le Dieu.

Et puis pour l’art rien n’est laid, rien n’est impur, c’est ce qu’on n’a pas encore voulu comprendre de nos jours. Les objets de la nature les plus repoussants lui donnent des motifs admirables. Nous estimons une araignée

chose hideuse, et nous sommes ravis de retrouver sa toile

en rosace sur les façades des cathédrales, et son corps et ses pattes en clef de voûte dans les chapelles.

Gand est plein de maisons du plus beau goût. La plus remarquable est sur un quai. C’est une maison gothique de la dernière époque qui marque la transition du quinzième au seizième siècle. Un navire du temps est sculpté sur la porte. Ainsi on peut retrouver sur l’église de Tournai la serrurerie du onzième siècle, sur la maison de Gand la marine du seizième. L’art conserve tout.

En sortant de la ville par la porte d’Anvers, au milieu de quelques bastions de brique ruinés qui sont l’ancienne citadelle espagnole, on trouve les décombres de l’abbaye de Saint-Bavon. C’est un curieux débris, du quinzième et même du dix-huitième siècle par un bout, roman et presque romain par l’autre. Il y a dans le mur de véritable opus reticulatum à l’état barbare. Pardon, mon Adèle, demande ce que veut dire ce latin à ton père, qui sait tant de choses et qui les sait si bien, Charlot ne t’expliquerait pas ceci.

En creusant dans la salle derrière le cloître, on a mis à nu un fort beau pavé en mosaïque de terre cuite. J’y ai distingué des aigles, des coqs, des cerfs, des lions, force rinceaux byzantins, des hommes à cheval et jusqu’à des fleurs de lys, quelques-unes du temps de Charles VII, d’autres plus anciennes. — Du reste, pas de tombeaux. — Il pousse dans l’enclos que font ces vieux murs écroulés des coquelicots doubles qui m’ont paru des fleurs bien civilisées pour un lieu si sauvage. J’en ai cueilli un que je t’envoie, mon Adèle bien-aimée.

Sais-tu qui a acheté ce cloître à la Révolution ? Sais-tu qui l’a revendu pierre à pierre, morceau à morceau, plomb, fer, bois et brique ? Sais-tu qui a dévasté, ruiné, démantelé, volé et dépouillé sous le ciel cette magnifique abbaye ? C’est Maës, ce même vieux Maës dont je te parlais dans ma dernière lettre, cet homme assassiné il y a deux ans pour ses richesses, pour ses richesses mal acquises, ce vieil avare qui en amassant son trésor mal gagné amassait son châtiment. Mon guide, un homme quelconque qui demeure par là et qui exploite l’abbaye, m’avait dit en entrant que c’était ce Maës qui avait fait cette ruine. J’ai parcouru toute la dévastation en silence, sans répondre un mot au concierge, et puis tout à coup, après plus d’une heure d’examen, je me suis levé d’une pierre où je m’étais assis et je n’ai pu m’empêcher de dire à haute voix : « La providence est juste ! » Mon guide, qui ne m’a entendu prononcer que ces quatre mots, a dû me prendre pour un fou.

Il y avait en 93 deux espèces de monstres, les uns tuaient les hommes, les autres tuaient les monuments ; les uns voulaient du sang, les autres de l’or. Les premiers étaient féroces et souvent désintéressés, les seconds étaient cupides et toujours lâches. Ce Maës était de cette dernière espèce, la plus méprisable à mon gré.

Ainsi ce misérable nous a pris à tous ce beau couvent pour se donner à lui, imbécile et inutile, la maison dont je t’ai parlé et que le maître lui a rudement reprise. Dieu soit loué ! il a écrasé cet homme sous son or.

Gand est encore tout plein de Charles-Quint. Ce don Carlos était fort libertin dans sa jeunesse, n’en déplaise aux contradicteurs de Hernani. Il paraît qu’il aimait particulièrement les jolies bouchères, car à Gand on appelle encore les bouchers les enfants du prince. C’est du reste toute une histoire. Châtre familles seules avaient de père en fils le droit de boucherie à Gand, les familles Van Melle, Vanloo, Minne et Deynoodt. Elles tenaient ce droit de Charles-Quint qui croyait avoir des rejetons dans ces familles. C’est une curieuse chose qu’un roi qui fait de ses bâtards des bouchers. Quelle bonne page bête et pâteuse Dulaure eût fait là-dessus !

Ce matin j’ai quitté Courtrai, qui en flamand s’appelle Kortrik. La route jusqu’à Gand est, comme toutes les routes de la Belgique occidentale, une promenade en plaine avec un horizon de velours vert à droite et à gauche.

Entre Menin et Ypres on rencontre par intervalles des tas de briques qui rompent l’uniformité de la prairie et ont un certain air de ruines babyloniennes. Je ne les ai plus retrouvés sur la route de Gand. En revanche, dans ces environs-ci, les propriétaires des maisons de campagne font un énorme abus de bustes de magistrats du temps de Louis XIV. Ils les juchent sur les piliers de leurs portes en guise de lions. Remplacer des crinières par des perruques, c’est bien flamand. Cela se fait pourtant ailleurs qu’en Flandre.

J’ai trouve ici des journaux. J’ai voulu les lire ; ce sont les journaux du cru, ils sont tout tapissés de vers néerlandais. Cela est fort agréable à l’œil. On croirait voir des dessins de cailloux et de rocailles dans une grotte rococo. La grotte, c’est le Messager de Gand.

Voici une lettre interminable, n’est-ce pas ? Écris-m’en de pareilles, et je serai heureux. Il faut pourtant finir, la poste part à neuf heures du soir. Adieu, mon Adèle bien-aimée, adieu, ma Didine, mon Charlot, et les autres, tous mes petits enfants bien-aimés. Je vous embrasse tous et je prie Dieu pour vous. Mes plus tendres amitiés à ton père.

Ton Victor.

Parle de moi à nos amis, à Louis, à Robelin, à Gautier, à Granier, Masson, Brindeau, à tous.

Je serai demain à Bruges.