En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/5

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 87-91).
mons. — louvains. — malines.


Bruxelles, 18 août.

Je suis encore à Bruxelles, mon Adèle. En attendant la diligence, je te commence une lettre que je finirai à Louvain ou à Malines. Tu vois combien c’est un bonheur pour moi de me rapprocher de toi par la pensée en t’écrivant.

Je t’ai promis de te reparler de Mons. C’est en effet une ville fort curieuse. Pas un clocher gothique à Mons, car l’église chapitrale de Sainte-Waudru n’a qu’un petit clocheton d’ardoise insignifiant ; en revanche, la silhouette de la ville est chargée de trois beffrois dans ce goût tourmenté et bizarre qui résulte ici du choc du nord et du midi, de la Flandre et de l’Espagne.

La plus haute de ces trois tours, bâtie sur l’emplacement de l’ancien château, et, je pense, vers la fin du dix-septième siècle, a un toit vraiment étrange. Figure-toi une énorme cafetière flanquée au-dessous du ventre de quatre théières moins grosses. Ce serait laid si ce n’était grand. La grandeur sauve.

Autour de ce genre de clochers, imagine des places et des rues irrégulières, tortues, étroites souvent, bordées de hautes maisons de brique et de pierre à pignons taillés du quinzième siècle et à façades contournées du seizième, et tu auras une idée d’une ville de Flandre.

La place de l’hôtel de ville à Mons est particulièrement jolie. L’hôtel de ville a une belle devanture à ogives du quinzième siècle, avec un assez curieux beffroi rococo, et de la place on aperçoit en outre les deux autres clochers.

Comme je devais partir à trois heures du matin, je ne me suis pas couché pour voir cet ensemble au clair de lune. Rien de plus singulier et de plus charmant, sous un beau ciel clair et étoilé, que cette place si bien déchiquetée dans tous les sens par le goût capricieux du quinzième siècle et par le génie extravagant du dix-huitième ; rien de plus original que tous ces édifices chimériques vus à cette heure fantastique.

De temps en temps un carillon ravissant s’éveillait dans la grande tour (la tour des théières) ; ce carillon me faisait l’effet de chanter à cette ville de magots flamands je ne sais quelle chanson chinoise ; puis il se taisait, et l’heure sonnait gravement. Alors, quand les dernières vibrations de l’heure avaient cessé, dans le silence qui revenait à peine, un bruit étrangement doux et mélancolique tombait du haut de la grande tour, c’était le son aérien et affaibli d’une trompe, deux soupirs seulement. Puis le repos de la ville recommençait pour une heure. Cette trompe, c’était la voix du guetteur de nuit.


Moi, j’étais là, seul éveillé avec cet homme, ma fenêtre ouverte devant moi, avec tout ce spectacle, c’est-à-dire tout ce rêve, dans les oreilles et dans les yeux. J’ai bien fait de ne pas dormir cette nuit-là, n’est-ce pas ? Jamais le sommeil ne m’aurait donné un songe plus à ma fantaisie.

Eh bien ! ce rêve est fortifié. Mons est une citadelle ; et une citadelle plus forte qu’aucune des nôtres. Il y a huit ou dix enceintes avec autant de fossés autour de Mons. En sortant de la ville on est rejeté, pendant plus d’un quart d’heure, de passerelles en ponts-levis, à travers les demi-lunes, les bastions et les contrescarpes. Ce sont les anglais qui ont mis cette chemise à la ville pour le jour où nous aurions le caprice de nous en vêtir.

Cette Flandre est belle d’ailleurs. De grandes prairies bien vertes, de frais enclos de houblon, des rivières étroites coulant à pleins bords ; tantôt un herbage plein de vaches, tantôt un cabaret plein de buveurs. On voyage entre Paul Potter et Teniers.

Quant à la propreté flamande, voici ce que c’est : toute la journée, toutes les habitantes, servantes et maîtresses, duègnes et jeunes filles, sont occupées à nettoyer les habitations. Or, à force de lessiver, de savonner, de fourbir, de brosser, de peigner, d’éponger, d’essuyer, de tripoliser, de curer et de récurer, il arrive que toute la crasse des choses lavées passe aux choses lavantes ; d’où il suit que la Belgique est le pays du monde où les maisons sont les plus propres et les femmes les plus sales.

Ceci soit dit en exceptant, bien entendu, les belles dames, avec lesquelles je ne veux me faire d’affaires en aucun pays.

Du reste, cette espèce de propreté malpropre donne, quand on oublie les femmes, des résultats charmants. Ainsi, grâce aux plaques de cuivre luisantes comme l’or qui les garnissent ici, je viens de m’apercevoir, pour la

première fois depuis que j’existe, que les colliers des chevaux

de charrette ont la forme d’une lyre.

Mets des cordes à la place de la tête du cheval, et Viennet pourra se servir de cet instrument.

À propos des chevaux, il paraît qu’ils sont tort méchants en Flandre, ou les flamands fort prudents ; car on ne les ferre, dans tous les villages où j’ai passé, que dans un travail des plus solides, non en chêne, mais en granit. (Ils ont ici un granit bleu assez laid qu’ils mettent à toute sauce.) J’ai été contrarié de cette mode, moi qui aime tant à rencontrer en route le beau groupe compliqué du cheval et du maréchal ferrant.

À quelques lieues de Mons, avant-hier, j’ai vu pour la première fois un chemin de fer. Cela passait sous la route. Deux chevaux, qui en remplaçaient ainsi trente, traînaient cinq gros wagons à quatre roues chargés de charbon de terre. C’est fort laid.


Lier, 19 août, 9 heures du soir.

J’ai passé Louvain, j’ai passé Malines, je suis à Lier, et je continue ma lettre. Je pense avec bien de la joie que ton père est près de toi, mon Adèle, depuis hier et que ma Didine a son grand-papa en attendant le petit.

Je suis amplement dédommagé de toutes les sottes villes de la Flandre française. Louvain, qui est comme situé au fond d’une cuvette, est une charmante cité très complète. L’hôtel de ville, qui est admirable, a la forme d’une châsse gigantesque. C’est un colossal bijou du quinzième siècle. On le peint en jaune gris. L’hôtel de ville de Mons est en gris bleu. Ils ont pour cette dernière couleur cet affreux granit bleu qui leur sert de prétexte. — Nous raccordons, disent-ils. — Ces pauvres welches ont la rage de badigeonner.

La grande église à demi écroulée de Louvain fourmille de belles choses. Les chapelles regorgent de peintures merveilleuses et de sculptures parfaites. Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales. Tout cela est disposé au hasard, sans ordre, pêle-mêle, tohu-bohu. Ce sont des chaos que ces églises belges, mais des chaos qui contiennent des mondes.

La cathédrale de Malines est badigeonnée de blanc à l’intérieur et encombrée des fantaisies étranges de l’art au dix-huitième siècle. En revanche, l’extérieur est prodigieux. La tour terrifie. J’y suis monté. Trois cent soixante-dix-sept pieds de haut, cinq cent cinquante-quatre marches ! Presque le double des tours de Notre-Dame. Cette œuvre monstrueuse est inachevée. Elle devait être surmontée d’une flèche de deux cent soixante pieds de haut, ce qui lui eût fait passer de plus de cent pieds la grande pyramide de Gisèh. Les hollandais en ont été jaloux, une tradition du pays dit que ce sont eux qui ont emporté en Hollande les pierres destinées à parfaire la grande tour.

À chaque face de cette tour, il y a un cadran de fer doré de quarante-deux pieds de diamètre. Tout cet énorme édifice est habité par une horloge ; les poids montent, les roues tournent, les pendules vont et viennent, le carillon chante. C’est de la vie, c’est une âme.

Le chant du carillon se compose de trente-huit cloches, toutes frappées de plusieurs marteaux, et des six gros bourdons de la tour qui font les basses. Ces six bourdons sont d’accord, excepté le maître bourdon, qui est maintenant fêlé, et qui pèse dix-huit mille huit cents livres. La plus petite de ces six cloches pèse trois mille quatre cents. Le cylindre de cuivre du carillon pèse cinq mille quatre cent quarante-deux livres. Il est percé de seize mille huit cents trous d’où sortent les becs de fer qui vont mordre d’instant en instant les fibres du carillon.

À de certains jours, un homme s’assied là à un clavier que j’ai vu, comme Didine se met au piano, et joue de cet instrument. Figure-toi un piano de quatre cents pieds de haut qui a la cathédrale tout entière pour queue.

J’admire, depuis que je suis en Flandre, la ténuité et la délicatesse des meneaux de pierre auxquels s’attachent les verrières des fenêtres. Cette cathédrale de Malines a une vraie chemise de dentelle. À Malines le chemin de fer passe. Je suis allé le voir. Il y avait là dans la foule un pauvre cocher de coucou, picard ou normand, lequel regardait piteusement les wagons courir, traînés par la machine qui fume et qui geint. — Cela va plus vite que vos chevaux, lui dis-je. — Beau miracle ! m’a répondu cet homme. C’est poussé par une foudre. — Le mot m’a paru pittoresque et beau.

Outre les wagons, ils ont ici une espèce de voiture singulière. C’est une brouette avec un chien devant et une femme derrière. Le chien tire, la femme pousse.

Je suis toujours ici dans le plus profond incognito, ce qui me plaît beaucoup. Je viens de lire dans un journal belge que M. Victor Hugo visite en ce moment Rochefort.

Après-demain je serai à Anvers et j’aurai tes lettres. J’aurai de vos nouvelles à tous. Ce sera bien de la joie. Depuis deux jours je me retiens, car je touche à Anvers, et je brûle d’y être, mais je ne veux rien laisser derrière moi. Il y a deux Rubens admirables à Malines, et j’en vais voir d’autres à Lier et à Turnhout. Je t’embrasse, mon Adèle, ainsi que ton père et nos chers petits. Je vous aime tous. Je continue à cuire au soleil.

N’oublie pas que c’est désormais à Dunkerque, poste restante, qu’il faut m’écrire.