En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/2

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 80-82).
la somme. — arras.


Arras, 13 août, 6 heures du soir.

J’ai calculé que tu recevrais ma première lettre au moment même où je t’écris la seconde. C’est un bonheur pour moi de songer que j’occupe ta pensée à l’instant précis où la mienne est fixée sur toi.

Me voici à Arras, prêt à pénétrer dans la Belgique. Hier matin, j’ai suivi en bateau à vapeur les bords de la Somme d’Amiens à Abbeville. Au moment où je m’embarquais, le soleil se levait dans une brume épaisse au milieu de laquelle se détachait la silhouette immense de la cathédrale, sans aucun détail dans la masse, par le profil seulement. C’était superbe.

Rien de plus joli que les bords de la Somme. Ce n’est qu’arbres, prés, herbages, et villages charmants. Mes yeux ont pris là un bain de verdure. Rien de grand, rien de sévère ; mais une multitude de petits tableaux flamands qui se suivent et se ressemblent ; l’eau coulant à rase-bord entre deux berges de roseaux et de fleurs, des îles exquises, la rivière gracieusement tordue au milieu d’elles, et partout de petites prairies heureuses à herbe épaisse, avec de belles vaches pensives sur lesquelles un chaud rayon de soleil tombe entre les grands peupliers. De temps en temps on s’arrête aux écluses ; et, pendant que ce petit travail se fait, la machine à vapeur geint comme une bête fatiguée.

On côtoie ainsi Picquigny qui a un beau clocher, et le grand château presque royal à façade de brique et de pierre qui appartient à M. de Boubers. Il y a aussi à droite en descendant, dans une île, des ruines qui m’ont paru remarquables, quoique ruinées un peu trop bas pour le voyageur qui passe en bateau derrière les hautes herbes. Ces herbes et ces roseaux, du reste, font un effet charmant. Quand le sillage du bateau vient les secouer en touchant le bord, elles se mettent à saluer les passants de la façon la plus gracieuse du monde et la plus empressée.

J’ai revu Abbeville avec grand plaisir ; et à quatre heures je suis parti pour Doullens où j’arrivais à neuf heures du soir.

Une belle surprise pour qui ne connaît pas bien cette route, c’est Saint-Riquier, merveilleuse abbaye du quinzième siècle, presque en ruine, qui vous apparaît tout à coup à trois lieues d’Abbeville. J’ai mis pied à terre, bien entendu, et j’ai passé une heure à tourner dans les nefs autour des statues qui sont très nombreuses et la plupart admirables. Quelques-unes sont encore peintes de leur enluminure du seizième siècle. Dans la chapelle de la Vierge, il y a une Maris Stella sculptée en console que j’aurais voulu pouvoir dessiner. Malheureusement le temps me manquait. La vierge dans une étoile, les autres astres à l’entour, le vaisseau brisé, la mer furieuse, le port dans le fond, tout cela est ravissant. On répare en ce moment cette magnifique abbaye, mais mal.

Il y a sur la place du village un fort beau beffroi à quatre tourelles engagées. J’aurais bien désiré dessiner au moins cela, mais il fallait passer.

La route jusqu’à Doullens serpente sur les ondulations des grandes plaines, ce qui ennuie en général tout le monde et ce qui me plaît fort. De temps en temps on rencontre un vieux moulin vermoulu à ailes rouges. Les toiles sont coupées de manière à dessiner une étoile au centre de la croix que font les ailes. Il y a là-dessous quelque bonne et douce superstition. Maris Stella. — (Fais-toi expliquer ce latin par Toto.)

Doullens n’a rien fait pour son paysage qui est charmant. C’est une assez plate et insignifiante ville, coupée d’eau vive, enfoncée dans les arbres, environnée de belles collines. Pauvre tableau richement encadré. Il y a une citadelle à bastions, zigzags et contrescarpes, ce qui m’est fort égal. Vauban dans le paysage est fort bête. Je ne tolère les triangles et les carrés des forteresses modernes que dans Van der Meulen.

J’attendais mieux d’Arras. Je n’en suis qu’à demi content. Il y a bien deux places curieuses à pignons en volutes dans le style flamand-espagnol du temps de Louis XIII. Mais pas d’églises. — Je me trompe, un ignoble clocher comme celui de Saint-Jacques du Haut-Pas. J’ai voulu entrer dans cette église. Aucun moyen de l’ouvrir. Elle était triplement verrouillée. J’ai comparé cette sotte église revêche à une femme laide, et prude par-dessus le marché. Mais aussi que diable allais-je essayer d’entrer là ?

Sur l’une des places, la petite, il y a un charmant hôtel de ville du quinzième siècle accosté par un délicieux logis de la Renaissance. La façade serait admirable si les architectes du cru n’avaient eu l’idée de l’enjoliver, ce qui la fait ressembler à un décor gothique de l’ancien Ambigu. Maintenant ils refont la tour du beffroi. Comme ils vont coiffer ce pauvre édifice !

Je me laisse aller, chère amie, au bonheur de causer avec toi, et je m’aperçois que ma page est pleine. Il y a longtemps que mon dîner est froid, mais qu’importe. Il faut pourtant finir cette longue lettre. Écris-moi, mon Adèle. Donne ceci à Didine. Et puis donne-lui aussi mille baisers, ainsi qu’aux autres, et gardes-en les trois quarts pour toi. Oh ! qu’il me tarde déjà de vous revoir tous, et toi surtout. Je t’aime, va.

V.

Mes amitiés à nos bons amis, à notre Louis, à Robelin, à Châtillon, etc.