En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/12

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 124-128).

calais. — boulogne.


Bernay, 4 septembre, 5 heures du soir.

Je commence, chère amie, par te remercier encore, car tes lettres et tout le bon petit entourage qui les accompagnait me font société depuis trois jours. Je les ai relues toutes bien des fois, et il me semblait que je revoyais tous vos bons et gracieux visages. C’était comme une charmante apparition de la maison qui galopait avec moi sur la grande route. Je te remercie, mon Adèle. J’ai écrit hier à ma Didi, elle aura ma lettre demain, à peu près vers cette heure-ci.

Puisque mon itinéraire vous amuse, je continuerai de t’envoyer cette odyssée chant par chant. Elle touche à sa fin et je t’assure que j’en suis charmé. Mon Ithaque est au bout.

Ma dernière lettre fermée, j’ai quitté rapidement Dunkerque. Je n’ai vu Gravelines que la nuit, mais la ville m’a paru de médiocre intérêt. Adieu les belles vieilles rues flamandes. Plus de pignons, plus de tourelles, plus de clochers. Le toit des maisons de Gravelines et la tour de l’église faisaient une silhouette misérable sur le ciel. C’est un relais pour les messageries. Je m’étais endormi sur l’impériale de la diligence ; la secousse de la voiture qui s’arrêtait m’a réveillé. Il pleuvait. Les lanternes des postillons jetaient de belles lueurs sous les pieds des chevaux.

Au petit jour, j’étais à Calais. Je m’y suis arrêté pour déjeuner, et j’ai repris là ma vie de petites journées et de petites voitures.

Calais est une de ces villes qui s’usent vite ; aussi lui met-on tous les jours des pièces de maisons neuves et de façades blanches. En somme, la ville n’a plus rien de sa vieille physionomie. Le beffroi est pourtant un assez amusant galimatias de petits clochetons, de petits pilastres et de petits arcs-boutants. Il en sort un petit carillon nain qui fait son duo comme il peut avec la grande voix de l’océan. L’église, qui est gothique et d’une assez belle époque, aurait du caractère si le clocher ne faisait l’effet d’une lorgnette à moitié rentrée en elle-même. Elle ne contient rien, hors un tableau remarquable de la Flagellation et un maître-autel en marbre qui est du dix-septième siècle par la date et du seizième par le style.

Je n’ai pas visité la citadelle de Calais, ni celle de Dunkerque. Dans mon voyage, je n’ai visité aucune citadelle, quoique la route en fût infestée. Jusqu’au jour où je ferai la guerre, une citadelle ne sera pour moi qu’une colline déformée, coupée au cordeau, taillée à pans droits, murée et gazonnée géométriquement et passée à l’état classique. Or, j’aime la courbe comme Dieu la fait, l’herbe où elle pousse, le buisson où le vent le sème, la pente capricieuse, la verdure libre, et Shakespeare. J’aime le roc, je hais le mur ; j’aime le ravin, je hais le fossé ; j’aime l’escarpement, je hais le talus.

À Anvers tout le monde vous demande : Avez-vous visité la citadelle ? je répondais : Oui, la cathédrale.

Si l’on me demande : Avez-vous bu de bonne bière dans votre voyage de Belgique ? je répondrai : Oui, en France. J’ai bu d’excellente bière en effet à l’hôtel Dessin, à Calais. En Belgique, toute leur bière, bière blanche de Louvain, bière brune de Bruxelles, a un arrière-goût odieux. Les anglais la trouvent trop houblonnée. Va pour houblonnée, mais c’est mauvais. Quant à leur vin (aux belges), il sent la violette. Il y entre plus d’iris que de raisin. C’étaient, en vérité, de détestables boissons. Je me réfugiais de l’une dans l’autre, mais, à tout prendre, j’aimais encore mieux de la bière blanche que du vin bleu.

De Calais à Boulogne, on ne rencontre que diligences anglaises avec leurs quatre chevaux menés à grandes guides au galop et leur cocher juché obliquement sur la voiture comme une plume sur l’oreille d’un procureur.

La première que j’ai vue s’intitulait l’Opposition. Un instant après, il en a passé une autre qui s’appelait the Telegraph, et qui avait à son sommet un grand voyageur maigre, lequel gesticulait beaucoup. Je présume que ce monsieur portait à Londres quelque nouvelle importante.

Le trajet de Calais à Boulogne est une ravissante promenade. La route court à travers les plus beaux paysages du monde. Les collines et les vallées s’enflent et s’abaissent en ondulations magnifiques.

Sur les hauteurs on a des spectacles immenses. À perte de vue des étages de champs et de prés cousus les uns aux autres ; de grandes plaines rousses, de grandes plaines vertes, des clochers, des villages, des bois qui présentent de cent façons leurs grands trapèzes sombres, et toujours, tout au fond, à l’occident, un bel écartement de collines que la mer emplit comme un vase.

La route descend, tout change, on est dans le petit, dans le limité, dans le charmant ; trois arbres vous bornent l’horizon. Ou bien c’est une ferme avec son tas de fumier et sa charrette aux quatre roues boueuses et rouillées ; ou bien un cimetière plein de ciguë en fleur, dont le vieux mur fait ventre sur la route. On est sous une allée basse de gros pommiers dont les branches égratignent joyeusement la voiture ; on passe près d’une haie d’où sortent comme des doigts crochus ces racines qui empoignent si bien la terre et qu’Albert Dürer aimait tant. On remonte, et l’on retrouve le ciel, la terre. la mer, l’infini. Vraiment, je suis ébloui, chaque jour, de toutes les merveilles que Dieu fait avec du vert et du bleu.

À peu près à moitié chemin, du sommet d’une côte très élevée que la route gravit, j’ai vu au loin comme un long serpent de brume avec des écailles de soleil çà et là posé sur l’horizon tout au fond de la mer et se détachant sur un nimbe de brume moins sombre. C’était l’Angleterre. Un ramasseur de mythes eût vu là un symbole. Moi, je n’y ai vu tout bonnement qu’une belle falaise, qui est noire de loin et qui de près serait blanche, Albion.

L’entrée, ou pour mieux dire, la descente à Boulogne est admirable. On laisse à gauche une vieille forteresse dont les tours, qui avaient une couronne de créneaux, n’ont plus qu’une couronne de grands arbres. C’est encore fort beau. Il est fâcheux seulement que les architectes de l’endroit bâtissent là, sur ces vieux arbres et sur ces vieilles tours, je ne sais quoi de bête et de hideux qui a des colonnes.

La forteresse passée, on s’enfonce dans une rue presque à pic qui te ferait crier de peur, mon Adèle, mais qui est fort pittoresque, et, tout en descendant, on voit par-dessus les toits la ville qui est gracieusement adossée à de hautes dunes d’où elle regarde tous les soirs le soleil se coucher dans l’océan. Il y a dans cette descente un mélange amusant de cris de femmes dans les voitures, de jurements de cochers, et de mâts et de vagues au loin, et de cheminées qui fument et de vitres qui brillent. C’est une sensation très compliquée et charmante.

Quand nous retournerons ensemble à Boulogne, chère amie, je ne te conduirai pas à l’hôtel du Nord. L’hôtel du Nord est une médiocre auberge à grand fracas, où l’on paie fort cher un maigre gîte et où les garçons sont d’une impudence rare. J’ai été indigné de leurs façons avec une famille de pauvres voyageurs fourvoyée là, laquelle, fort inquiète du haut prix probable des repas, s’ingéniait pour n’en faire qu’un par jour. Sur quoi, ricanements odieux des garçons. Je n’ai pu m’empêcher de les en très fort rudoyer, sans violer mon incognito, bien entendu. Décidément, je hais de plus en plus chaque jour les grands hôtels, les grandes villes, les grands seigneurs et les grands laquais. Tout cela est insolent, vide et creux. Or, lesdits garçons d’auberge, avec leurs airs britanniques, n’étaient même pas des laquais, comme j’ai eu l’honneur de le leur dire. Ce n’étaient que de pauvres rustres picards vernis de je ne sais quel cirage anglais.

Je me suis longtemps promené au bord de la mer à Boulogne. Toujours du sable, et pas de galets par conséquent, mais pas de coquillages non plus, ce qui me fâche très fort, mon Toto. Depuis Ostende le sable de la mer te fait banqueroute.

J’ai vu la place où s’est si affreusement abîmée, il y a deux ans, cette frégate Amphitrite qui croyait, en quittant l’Angleterre, porter des femmes à Botany-Bay et qui n’apportait que des cadavres au cimetière de Boulogne. Pauvres femmes ! ont-elles perdu au change ? je ne sais. Car il paraît que les hommes, qui ne sont que des voleurs en Angleterre, deviennent des anthropophages à Botany-Bay. As-tu lu l’horrible histoire de ce Broughton dans les journaux ? Triste chose ! nous nous perdons dans nos perfectionnements. Voilà maintenant la civilisation qui fait des sauvages.

À l’endroit où l’Amphitrite s’est brisée, j’ai trouvé aussi moi un cadavre, une pauvre mouche naufragée. Je te l’envoie. L’océan s’est amusé à la jeter sur la dune. Il n’avait pas eu beaucoup plus de peine avec la frégate.

N’est-ce pas, ma Didi, qu’elle est encore bien jolie, la pauvre mouche ?

La côte est magnifique à Boulogne. Je l’ai longtemps étudiée de la pointe de l’estacade. Ce n’est plus la dune basse et bossue d’Ostende. C’est une haute et noble colline de terre brune, verdie par l’herbe çà et là, où les vagues ont façonné d’énormes degrés et qui descend jusqu’à la mer comme un escalier de Titans. La ville n’en atteint qu’à grand’peine le sommet. Quelques pauvres toits de hameau se pelotonnent au loin dans les mamelons de cette grande dune. Il y a aussi quelques moulins qui se cachent, tournés vers la terre et adossés aux renflements de la côte. Mais ils ont beau s’abriter, le vent de mer les prend en passant par le bout de l’aile et les fait tourner furieusement.

Au moment où j’étais à l’extrémité de l’estacade, le paquebot à vapeur venait de sortir du port. On ne le distinguait plus au loin qu’à la petite nuée noire qui sortait de sa cheminée. Au point opposé du ciel, au faîte le plus reculé de la dune, je voyais fumer en même temps le toit d’une misérable masure. D’un côté c’était une admirable machine qui changera la face du monde ; de l’autre, c’était la marmite d’un paysan. Cela ne faisait que deux fumées sur l’horizon.

Je songeais, en cet instant-là, à tous ces amis que je viens de perdre et qui s’en sont allés aussi comme des fumées ; les uns superbement comme le navire, les autres modestement comme la cabane. J’étais triste et accablé. Vois, chère amie, sans compter mon pauvre Eugène, qui était bien plus qu’un ami, cela fait quatre en moins de cinq mois. Fontaney, si intelligent, Maynard, si éclatant et si noble, d’Arnay, ce pauvre doux enfant si gracieux, et enfin il y a quelques jours à peine Fossombroni, si jeune, si modeste et si spirituel ; tous bons, généreux, dévoués, tous morts ayant à peine commencé à vivre. J’excepte Fontaney, qui avait souffert et par conséquent vécu.

Où sont-ils maintenant ? pensent-ils à nous qui songeons à eux ? nous regrettent-ils et nous désirent-ils ? Ils savent maintenant comme je les ai réellement aimés ; Maynard surtout, qui avait l’injustice d’en douter quelquefois, seul tort que je puisse lui reprocher. Hélas ! pauvre amie, comme cet arbre des vivants est rudement secoué autour de nous ! comme les feuilles tombent ! comme les branches cassent !

J’étais là, en présence de l’océan et de la face de Dieu, et j’étais plein de ces pensées. J’en suis plein encore. Je continuerai dans un autre moment. Laisse-moi finir ici ma lettre. Je ne veux pas t’attrister.

Je t’embrasse tendrement, mon Adèle.