En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/B/11

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 118-123).

les dunes.


Cinq heure du soir, 1er septembre, Dunkerque.

Chère amie, je suis à Dunkerque et je n’ai pas encore tes lettres. Je suis arrivé, le bureau des lettres restantes était fermé, il ne s’ouvrira que dans deux heures. Juge de mon impatience. Pour tromper cet ennui dont je suis plein, je t’écris. Ce sera une autre manière de m’occuper de toi, moins charmante pour moi, mais aussi douce.

Mes aventures ont commencé ce matin. Depuis Gand (ma dernière apparition à Gand, cela va sans dire) je faisais route dans une manière de cabriolet-coucou dont le cocher, pauvre diable de picard laissé à Gand par des anglais, était charmé de s’en revenir en France avec un voyageur. Moi, la chose m’accommodait au mieux. Les diligences et la poste vont trop vite ; les petites journées, les lents voyages, les chemins de traverse, les itinéraires improvisés par la fantaisie, selon l’église ou la tour qu’on aperçoit à l’horizon, voilà ce qu’il me faut. Je fais, aussi moi, ma course au clocher, mais à ma façon.

Je cheminais donc paisiblement avec mon cocher picard, espèce de personnage grotesque assez amusant, dont je te parlerai peut-être plus au long si le papier ne me manque pas un beau jour comme la terre à Regnard dans son voyage de Laponie. Je comptais bien rentrer en France en cet équipage, mais à Furnes, je ne sais quel accident est arrive au coucou qui exigeait un grand jour de réparation. J’avais trop hâte d’être à Dunkerque pour attendre. Je me suis décidé à quitter mon picard et à chercher place dans la redoutable patache que les naturels du pays appellent diligence, car il n’y a pas encore de grande route entre Furnes et Dunkerque ; on la fait en ce moment. — Autre événement. « La diligence » était pleine. Aucun moyen d’y pénétrer. Le cabriolet était envahi, et les six places de l’intérieur occupées par six derrières flamands des mieux conditionnés. Comment faire ? On m’offrait bien une vieille chaise pour courir la poste ; mais, pour courir la poste, il faut deux choses, une chaise d’abord, un chemin ensuite ; la chaise était bien là, mais on ne pouvait m’achever le chemin que dans deux mois. Or, en regardant l’horrible enchevêtrement de fondrières, de ravins, de mares, de puits et de pièges à loup qu’ils appellent en ce moment la route, on ne peut comprendre comment cette phrase magnifique : courir la poste, a pu germer dans un pareil sillon.

Mon parti a été bientôt pris. Je ne demandais pas mieux que de marcher, il n’y a que sept lieues de Furnes à Dunkerque par les dunes. Je me suis résolu à les faire à pied. Il le fallait d’abord, et puis je devais avoir constamment la mer sous les yeux, et puis mon harnais de coutil, trempé par l’orage d’Ostende, avait grand besoin pour se sécher complètement d’un souffle de vent et d’un rayon de soleil. Enfin ce n’est rien que sept lieues. — J’ai donc confié mon petit bagage au conducteur afin de m’alléger d’autant. Ici, autre incident.

La diligence pleine de voyageurs était en même temps gonflée de paquets. La bâche de cuir, bouclée sur l’impériale, contenait à grand’peine un énorme ventre d’effets et faisait effort comme le gilet d’un bourgmestre. C’est donc dans la diligence qu’il fallait insérer mon paquet. Le conducteur se risque à le glisser timidement dans le cabriolet. Sur ce, une grande dame réclame, une grande dame sèche, maigre, laide, coquette, vêtue de puce en marveillante, laquelle avait quelque chose d’indéfinissable dans le regard et d’indéfrisable dans le tour. Cette respectable voyageuse soutenait qu’elle avait des jambes que ce paquet gênait et molestait. Cris dans la diligence. Un monsieur soutient la dame. Un monsieur rouge et galant, en pantalon couleur amadou, boutonné et décolleté, en redingote d’hiver et en cravate d’été, ayant quelque chose de Colin et je ne sais quoi de Pierre le Grand. Ce mélange de tartarie et de bergerie lui donnait des droits sur le cœur de la dame et n’était pas sans grâce dans le cabriolet de la patache. Et puis il y avait une secrète affinité entre ce pantalon amadou et les jambes de la voyageuse. Il ne manquait qu’un briquet. Qui sait ? c’est peut-être mon paquet qui en a fait l’office. Ce qui est certain, c’est que l’étincelle a jailli.

Ils ont fait rage, les braves gens. Mais le conducteur a tenu bon. La pièce de trente sous, qui amollit les bedeaux, endurcit les conducteurs. Mon paquet s’est maintenu triomphalement sous les pieds de tout le monde, et la grande dame indéfrisable a dû se résigner, avec une rougeur pudique, à avoir des chemises d’homme entre les jambes.

J’ai assisté à cette scène orageuse avec impassibilité. J’étais sûr des vertus de ma pièce de trente sous ; et la bonne dame ne se doutait pas que j’avais employé ce moyen machiavélique pour mener à bien mon intrigue.

Enfin ils se sont mis en route de leur côté, et moi du mien.

J’ai été cinq heures à faire les sept lieues. Parti de Furnes à dix heures et demie du matin, je suis arrivé à Dunkerque à quatre heures et demie, et je me suis arrêté une heure en route. J’ai fait là, vraiment, une admirable promenade, sur le sable, entre deux marées, par un beau temps de nuée et de soleil.

Devant moi et derrière moi les dunes se fondaient dans les brumes de l’horizon avec les nuages dont elles ont la forme. La mer était parfaitement gaie et calme, et l’écume des vagues, blanche et pailletée au soleil, faisait tout le long du rivage comme une frange de vermicelles et de chicorées cent fois plus délicatement sculptées que tous les plafonds maniérés du dix-huitième siècle. Quand la mer veut faire du rococo, elle y excelle. Les architectes Pompadour lui ont pillé ses coquillages.

De temps en temps une mouette blanche passait, ou bien un grand cormoran qui nageait puissamment dans l’air avec ses ailes grises à pointes noires. Et puis au loin il y avait des voiles, de toute forme, de toute grandeur, de toute complication, les unes éclatantes de blancheur sur les obscurs bancs de nuées de l’horizon, les autres sombres sur les clairs du ciel. Quelques-unes sont venues complaisamment passer tout près de moi, côtoyant la dune avec une douce brise qui les enflait mollement et m’apportait les voix des matelots. C’était, dans la solitude où j’étais, de ravissantes apparitions que ces belles voiles si bien coupées, si bien étagées, si bien modelées par le vent, si bien peintes par le soleil, et j’admirais qu’on pût faire quelque chose d’aussi charmant, d’aussi fin, d’aussi gracieux, d’aussi délicat, avec de la toile à torchon.

Quelquefois je me tournais vers la terre, qui était belle aussi. Les grandes prairies, les clochers, les arbres, la mosaïque des champs labourés, la coupure droite et argentée d’un canal où glissaient lentement d’autres voiles, le bêlement des vaches qu’on voyait au loin, sur le pré, comme des pucerons sur une feuille, le bruit des charrettes sur la route qu’on ne voyait pas, tout m’arrivait à la fois, aux yeux, aux oreilles et à l’esprit. Et puis, je me retournais, et j’avais l’océan. C’est une belle chose qu’un pareil paysage doublé par la mer.

Par moments je rencontrais un pauvre toit de chaume dont la cheminée, ébréchée par les grands vents, fumait entre les dunes, et puis un groupe d’enfants qui jouaient. Car c’est un des côtés charmants du voyage dans cette saison. À la porte de chaque chaumière il y a un enfant. Un enfant debout, couché, accroupi, endimanché, tout nu, lavé ou barbouillé, pétrissant la terre, pataugeant dans la mare, quelquefois riant, quelquefois pleurant, toujours exquis. Je songe parfois avec tristesse que toutes ces délicieuses petites créatures feront un jour d’assez laids paysans. Cela tient à ce que c’est Dieu qui les commence et l’homme qui les achève.

L’autre jour, c’était charmant. Figure-toi cela, chère amie. Il y avait, sur le seuil d’une masure, un petit qui tenait ses deux sabots dans ses deux mains et me regardait passer avec de beaux grands yeux étonnés. Tout à côté il y en avait un autre, une petite fille grande comme Dédé, qui portait dans ses bras un gros garçon de dix-huit mois, lequel serrait dans les siens une poupée. Trois étages. En tout, trente-deux pouces de haut.

Tout cela rit et joue au soleil, et réjouit l’âme du voyageur.

Tu comprends, mon Adèle, que mon voyage sur les dunes ne m’a pas ennuyé. J’allais ainsi, regardant et songeant, montant et descendant sans cesse, les talons enfouis dans le sable, arrachant de temps en temps un épi d’ivraie quand il n’y avait ni maison dans la dune ni voile en mer. Tout en rêvant ainsi, à tout et à rien, je me suis figuré que la grande dame qui ne voulait pas de mon paquet était madame Trollope faisant son voyage de Belgique.

Deux navires ont passé assez près de moi pour que j’aie pu lire leur estampille. C’est la Persévérance de Dunkerque et le chasse-marée C. 76.

Je marchais depuis deux heures environ, lorsque tout à coup j’ai vu à ma gauche un pauvre amas de chaumières, et dans la dune même une sorte de masure ouverte dont la façade portait cette inscription : episserie et liquides. J’ai reconnu la France.

J’étais en France, j’étais en présence d’un épissier français. Di tanti pa-alpiti !

En ce moment d’émotion, un douanier m’a accosté en me priant poliment de passer au bureau. La visite a été bientôt faite. Je n’avais aucun bagage. J’ai exhibé mon passe-port et l’on m’a laissé passer. Or, j’avais ma contrefaçon dans mon portefeuille.

Je me suis arrêté dans le cabaret du hameau. J’avais soif, j’ai bu là quelques verres de bière. Comme c’est une espèce de petit port d’échouage, j’espérais aussi trouver là l’occasion que je cherche depuis Anvers de m’embarquer un peu, car il me faut une petite excursion en mer pour compléter mon voyage. J’ai échoué. Pas un pêcheur dans ce port de mer, des rouliers.

Voici une conversation de rouliers que j’ai recueillie tout en buvant mon pot de bière. Je te l’envoie pour servir de pendant au dialogue de commis-voyageurs que je t’ai déjà sténographié. Figure-toi quatre sarraux bleus qui boivent. — Chien de temps ! pouvoir pas charger ! C’est que je mange ici, mes chevaux mangent, je mange ! — Qu’est-ce que tu veux ? il n’y a pas de vent ! Il y a là des navires en vue depuis six semaines. Pas de vent. Ils sont encloués. Comment faire pour charger ? Il faut que le vent change. — Je donnerais six écus pour que le vent change. — Je crois bien. Les navires ne peuvent pas entrer. — J’ai envie d’aller à Saint-Quentin. — Saint-Quentin ! tu mangeras plus de soixante-dix francs sur cette route-là, c’est moi qui te le dis. — C’est chiennant, vraiment chiennant, là, quoi !

Lis ceci, bien entendu, avec les c’te, les guia, les quoné, qui donnent la couleur. Moi, je faisais une réflexion. Ainsi voilà des auberges qui s’emplissent, des bourses qui se vident, des rouliers arrêtés, des affaires engorgées, des commerces obstrués, des marchands inquiets, de la gêne, des faillites peut-être. À cause de quoi ? à cause de ce navire qui est là-bas, stagnant à l’horizon. Et de quoi dépend ce navire ? d’un souffle de vent, d’un nuage.

Qu’on rie maintenant des poëtes qui ont l’esprit dans les nuages ; il me semble que les gens d’affaires feraient bien de l’y avoir quelquefois.

Nos pauvres gâcheurs de sociétés qui ne rêvent que l’utile et qui raillent comme poésie et comme inutilités la lune, les nuages et Dieu, ne songent pas que la lune règle les marées, que les nuages gouvernent le commerce, et que Dieu suspend de toutes parts leurs spéculations aux fantaisies de l’eau et du vent.

À quatre heures et demie j’étais à Dunkerque. Je t’ai dit ma déconvenue. J’attends encore. J’ai visité la ville qui est insignifiante. Il y a une assez belle tour du quatorzième siècle dont on gâte le sommet en ce moment avec une stupide balustrade d’X à jour pris dans la maçonnerie pleine. Rien de plus laid.

Du reste, j’ai retrouvé mon bagage en bon état, nonobstant le piétinement furieux de madame Trollope.


Me voici donc de retour en France. Du 10 au 15 je serai à Paris. Je cherche une occasion d’embarquement ; après quoi je tournerai bride. Ce sera une grande joie de vous revoir tous, mon Adèle, et toi avant tous.

J’ai passé dix-sept jours en Belgique. En dix-sept jours j’ai vu, et fouillé, je crois, assez profondément, le Hainaut, le Brabant, les deux Flandres. J’ai fait une petite excursion dans la Campine. À classer les villes selon l’art, j’en ai vu cinq du second ordre, Mons, Lier, Audenarde, Courtrai, Furnes ; huit du premier, Bruxelles, Malines, Gand, Bruges, Louvain, Ypres, Tournai, et par-dessus toutes Anvers, ce magnifique groupe d’édifices, qui, vu géométralement, a la forme d’un arc tendu dont l’Escaut serait la corde ; Anvers, ce pistolet que Napoléon voulait tenir toujours chargé sur le cœur de l’Angleterre ; Anvers, cette noble capitale de l’art flamand qui peut dire : — Ici sont les os de Pierre-Paul Rubens, sénateur de cette ville.

Je suis sorti de France par le champ de bataille de Denain, j’y suis rentré par le champ de bataille des Dunes. Tout le règne de Louis XIV tient entre ces deux parenthèses.


Sept heures sonnent, je cours chercher tes lettres.
8 heures du soir.

Merci, mon Adèle bien-aimée, merci surtout de tout ce qu’il y a de bon et de charmant dans la manière dont tu effaces ce que tu appelles tes petits reproches. Encore deux semaines au plus, pas même deux semaines, et nous nous reverrons.

Remercie bien ton bon père pour moi. Il sait, je pense, combien je l’aime. Il ne pouvait me faire plus de plaisir que de m’écrire ces quelques lignes, si gracieuses et si bien venues du cœur. Dis-lui, puisqu’il veut bien s’y intéresser, que le voyage m’a fait du bien. Mes yeux vont mieux. Je deviens un homme. Je lis sans lunettes !

Je vais écrire à ma Didine qui recevra sa lettre séparément et dont les deux gentilles petites lettres m’ont rendu heureux. Charge-toi de dire à mes deux petits lauréats bien-aimés, Charles et Toto, combien j’ai été heureux de leurs prix. Je leur écrirai aussi très prochainement. — Je suis ravi de tous les détails que me donne Charlot, ravi que Toto n’ait plus mal à la tête, et que les écoliers aient caché, pas avec leurs visages, je pense, ce qu’il y avait d’incomplet dans la magnifique décoration de M. Morin. Dis ceci à Charlot, et embrasse-les bien tous les deux, ainsi que ma pauvre Juju. Baise aussi mam’selle Dédé qui est bien aimable d’avoir écrit à son petit papa.

La lettre pour Didine suivra de près celle-ci. À bientôt, mon Adèle bien-aimée. Du 10 au 15 je serai à Paris. Je vous embrasse tous. J’ai lu d’abord mon petit paquet à la poste même, avidement, en demandant au commis si c’était là tout ; et puis je suis allé tout relire sur la mer même, au bout de l’estacade, avec un charmant petit vent du soir qui me tournait doucement les feuillets entre les mains. Quand la lanterne s’est allumée à côté de moi, je cherchais encore à lire.

Je t’embrasse, mon Adèle. C’est maintenant à Gisors qu’il faut m’écrire.

Je pars, je ne pense pas pouvoir mettre cette lettre à la poste avant Calais ou Boulogne.

Et ce pauvre Fossombroni ! Quel malheur !